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Depuis le début des années 2000, l’immigration est devenue un objet d’intérêt, de revendications, de débats et de productions scientifiques dans les francophonies minoritaires canadiennes. Au Nouveau-Brunswick, l’émergence de l’État social dans les années 1960, et l’adoption de la Loi sur l’égalité entre les deux communautés de langue officielle et de la Loi sur les langues officielles ont placé l’Acadie dans une logique d’ayant droit[1] de ressources de protection en faveur de sa vitalité linguistique auprès des différents paliers gouvernementaux. Concrètement, il s’agit de réclamer des services en français, une autonomie institutionnelle et une dualité linguistique dans des secteurs névralgiques comme l’éducation et la santé afin d’assurer la reproduction et la vitalité communautaire (Landry, 2015).

Récemment, la demande de ressources pour protéger la vitalité communautaire de l’Acadie du Nouveau-Brunswick et des communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) du pays s’est déplacée vers le terrain de l’immigration vue comme principale solution à des défis démographiques, linguistiques et économiques.

Cette nouvelle fonction assignée à l’immigration d’expression française représente une nouvelle phase de l’évolution de la trajectoire politico-identitaire de l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Cette dernière, qui a réussi à assurer sa survie grâce à une logique de distinction/distanciation par rapport à la majorité anglophone (britannique et irlandaise), mais aussi par rapport aux Québécois, ainsi que grâce à la mobilisation d’un arsenal juridique, veut intégrer la diversité en provenance de la francophonie internationale. Elle est appuyée dans cette démarche par les gouvernements fédéral et provincial qui, tenus par leurs obligations juridiques de protection des communautés de langues officielles en situation minoritaire (CLOSM), ont mis en place des politiques publiques visant à promouvoir et à favoriser l’établissement de nouveaux immigrants francophones en son sein.

Aussi, l’Acadie du Nouveau-Brunswick est-elle devenue une communauté d’accueil, sans masse critique d’immigrants[2], créée par le droit[3] et par les politiques publiques d’immigration francophone. Reste à savoir si le politique et le juridique peuvent faire advenir le social ou, du moins, lui donner une consistance sociétale vu les défis auxquels l’Acadie est confrontée en matière d’attractivité, de rétention et d’intégration[4] de « ces immigrants » en français.

Pour le dire de manière lapidaire, une communauté d’accueil minoritaire francophone créée artificiellement par le droit et par des politiques publiques d’immigration peut-elle devenir une communauté d’accueil au sens sociétal, c’est-à-dire une société capable d’accueillir et d’intégrer une masse critique d’immigrants parce qu’elle dispose d’une volonté politique et d’une complétude institutionnelle en matière d’immigration ? Quelles sont les motivations des organismes et des élites acadiennes à accueillir d’autres minorités francophones immigrantes dans un contexte de taux de chômage élevé et de durcissement généralisé des frontières spatiales et identitaires envers les migrants ? Quelle est la pertinence et quel est le sens des politiques publiques d’immigration francophone dans une Acadie rurale sans masse critique d’immigrants ?

Pour répondre à ces questions, nous avons adopté une méthodologie qualitative composée de recherches documentaires appuyées par des entrevues semi-dirigées. Le travail documentaire porte essentiellement sur les politiques publiques d’immigration francophone. Il s’agissait de consulter des rapports gouvernementaux et d’organismes, ainsi que des ouvrages portant sur les politiques publiques d’immigration francophone dans les CFSM en général, et en Acadie du Nouveau-Brunswick en particulier.

Les entrevues ont été menées avec les acteurs suivants : le président de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick[5] (SANB), son directeur général, le responsable du Réseau en immigration francophone du Nouveau-Brunswick[6] (RIFNB) et 53 immigrants francophones en provenance principalement de la France, de la Belgique, de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb. Les immigrants originaires d’Afrique sont principalement des réfugiés congolais et des étudiants internationaux finissants en transition vers la résidence permanente.

Les questions ouvertes posées au président de la SANB et à son directeur général portaient sur les mesures concrètes mises en place par l’organisme afin de promouvoir l’immigration francophone à l’étranger et au sein des communautés acadiennes, sur les pouvoirs et les capacités d’agir de la SANB en matière d’immigration francophone, ainsi que sur les mesures que leur organisme souhaiterait mettre en place pour favoriser le succès des politiques publiques d’immigration francophone.

Quant aux immigrants francophones, nous leur avons posé des questions portant sur les motivations de leur choix de l’Acadie du Nouveau-Brunswick comme lieu de destination, sur leurs trajectoires migratoires, sur leurs rapports aux deux langues officielles et aux communautés acadiennes, et sur les défis qu’ils ont rencontrés et les opportunités qui se sont présentées sur le marché du travail provincial.

Quoique l’étude se soit déroulée à l’échelle de la province, Moncton a été notre espace témoin[7]. Nous y avons mené l’essentiel des entrevues. Les villes d’Edmundston, Fredericton, Saint-Jean et Bathurst ont été utilisées à titre contrastif afin de faire ressortir, s’il y a lieu, les régularités et les variations des caractéristiques sociodémographiques des immigrants considérés dans cette étude, ainsi que des pratiques de promotion et d’intégration des immigrants.

Les matériaux collectés (entrevues et données secondaires) ont été lus sous l’angle de notre question centrale de recherche : est-ce que la communauté d’accueil acadienne créée, non pas par un afflux considérable d’immigrants, mais par le droit et les politiques publiques d’immigration francophone, est une communauté d’accueil viable [8]?

Une précision de taille s’impose : les données qualitatives issues des entrevues sont utilisées de façon très marginale. Elles ont servi à confirmer nos analyses en raison de la concordance de leur contenu[9] avec des sources documentaires critiques (articles et chapitres de livres) portant sur les politiques publiques d’immigration francophone dans les CFSM.

Notre argumentaire comprend trois grandes étapes : dans un premier temps, nous décrirons de manière synthétique la création alarmiste et juridique de la communauté d’accueil de l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Nous verrons comment cette communauté d’accueil peine à acquérir une consistance sociétale à cause de son incomplétude institutionnelle en matière d’immigration. Pour terminer, nous mettrons en évidence à la fois l’échec réel et le succès symbolique des politiques publiques d’immigration francophone dans cette CFSM au caractère rural affirmé.

1. Création alarmiste et juridique d’une communauté d’accueil, et politiques publiques d’immigration francophone

1.1 Un argumentaire alarmiste

L’Acadie du Nouveau-Brunswick, comme la plupart des autres CFSM[10] du pays, est avant tout une communauté d’accueil créée par le droit, sous la pression de constats démographiques alarmants et de conditions institutionnelles favorables (Farmer, 2008). De manière générale, le contexte est celui d’une prise de conscience du déclin démographique des communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) confrontées au vieillissement de leurs populations, à une faible natalité, à l’exode de leurs jeunes dans les grands centres urbains, à des transferts linguistiques unidirectionnels vers l’anglais et à la menace de la disparition de la dualité linguistique dans un Canada multiculturel (Iacovino et Léger, 2013). Malgré cette réalité démographique, la perception de l’immigration comme source de vitalité des CFSM émerge seulement au début des années 2000 grâce à un travail scientifique[11] (production de rapports de recherche identifiant les bénéfices économiques et démographiques de l’immigration d’expression française dans les CFSM, et son rôle de renforcement de la dualité linguistique à travers le Canada) et idéologique[12].

Toutefois, contrairement au Québec et à l’Ontario, l’Acadie du Nouveau-Brunswick n’a pas de territoires nettement définis ni de réels pouvoirs de décision sur l’immigration, et elle n’accueille pas un nombre significatif d’immigrants francophones. Elle n’aurait donc pas pu devenir une communauté d’accueil juridique sans les interventions des gouvernements fédéral et provincial, et sans le leadership important de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA).

Le gouvernement fédéral a au moins deux raisons majeures de favoriser l’immigration francophone en Acadie du Nouveau-Brunswick et dans les CFSM, en général. D’une part, cette dernière participe d’une stratégie de régionalisation de l’immigration et, par conséquent, favorise l’atténuation du fameux syndrome Montréal-Toronto-Vancouver (MTV). D’autre part, encourager et mettre en oeuvre des politiques d’immigration francophone permet au gouvernement fédéral de remplir, en partie, ses obligations de protection de la vitalité linguistique des CFSM et de se conformer à la Loi sur les langues officielles dans sa version révisée de 1988[13].

Quant au gouvernement provincial, son soutien à l’immigration francophone s’explique par trois raisons clairement indiquées dans son Plan d’action pour favoriser l’immigration francophone au Nouveau-Brunswick (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2014). La première est d’ordre linguistique. Les partis conservateur et libéral ont, jusqu’à présent[14], cherché à préserver l’équilibre et la paix linguistiques de la seule province officiellement bilingue du pays. L’objectif est d’attirer 33 % d’immigrants francophones d’ici la fin 2020 (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2014).

Les deux autres raisons sont les mêmes que celles évoquées dans les politiques d’immigration en général : depuis le début des années 2000, l’immigration est devenue un mécanisme de construction provinciale[15] associé à la croissance démographique et à la revitalisation économique d’une province aux performances économiques moroses.

1.2 Le droit à la rescousse

Si ces constats démographiques et vitalitaires alarmants ont indéniablement favorisé la mobilisation des organismes acadiens et de certaines élites acadiennes en faveur de l’immigration, l’Acadie du Nouveau-Brunswick est devenue une communauté d’accueil non pas parce qu’une masse critique d’immigrants francophones s’y établissent et y trouvent des opportunités, mais grâce au droit.

La revendication d’avoir sa part d’immigrants francophones s’appuie sur un double soutien juridique : la Loi sur les langues officielles et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La première loi, qui a beaucoup évolué entre sa promulgation en 1969 et sa révision en 1988, va au-delà de la simple reconnaissance de l’égalité de statut du français et de l’anglais et de leur usage dans les institutions. Le gouvernement fédéral s’engage à prendre des mesures positives afin de promouvoir la dualité linguistique et l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire en exigeant la collaboration de tous les ministères et organismes fédéraux. Comme le souligne, avec justesse, Diane Farmer, « cette nouvelle disposition servira de levier dans l’évolution du dossier de l’immigration francophone à l’extérieur du Québec » (Farmer, 2008 : 124). Quant à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, entrée en vigueur le 28 juin 2002, elle reconnaît le rôle que joue l’immigration dans la revitalisation des CLOSM en général, comme en témoignent les dispositions suivantes :

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet : […]

b) d’enrichir et de renforcer le tissu social et culturel du Canada dans le respect de son caractère fédéral, bilingue et multiculturel ;

b1) de favoriser le développement des collectivités de langues officielles minoritaires au Canada ;

(3) L’interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doit avoir pour effet : […]

e) de soutenir l’engagement du gouvernement du Canada à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada : […].

Cette création juridique d’une communauté d’accueil sans masse critique d’immigrants représente un contexte inédit, puisque le champ d’études des dynamiques migratoires nous avait plutôt habitués à des dynamiques opposées : arrivée d’un nombre significatif d’immigrants dans un pays ou une communauté donnés, et mise en place de politiques d’intégration et, éventuellement, d’une législation afin d’encadrer le vivre-ensemble. Le juridique ne crée alors pas une communauté d’accueil, mais intervient plutôt en aval pour en tracer les balises.

1.3 Les politiques publiques d’immigration francophone en Acadie du Nouveau-Brunswick

La Loi sur les langues officielles et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ont transformé l’Acadie du Nouveau-Brunswick en ayant droit d’immigrants. Elles seront opérationnalisées par des politiques publiques mises en place par les gouvernements fédéral et provincial afin de favoriser l’attraction et la rétention d’immigrants francophones. Ces politiques ont pour objet la promotion de l’immigration francophone à l’étranger, la sélection d’immigrants francophones qualifiés, ainsi que leur rétention dans les communautés acadiennes.

1.3.1 Promotion et sélection

L’outil de promotion de l’immigration francophone à l’étranger le plus populaire est sans doute Destination Acadie. Divers organismes et institutions acadiennes des Maritimes[16] y participent[17]. Le but est d’attirer des immigrants francophones d’Europe et d’Afrique du Nord en les sensibilisant aux opportunités professionnelles qui s’offrent à eux dans un milieu de vie bilingue, bucolique, sécuritaire et paisible[18]. Parallèlement à Destination Acadie, la province promeut l’immigration francophone à travers Destination Canada, laquelle fait la promotion des opportunités économiques du Canada auprès de potentiels candidats à l’immigration. Des employeurs et des représentants de différents organismes francophones et acadiens hors Québec y participent.

Les gouvernements fédéral et néo-brunswickois ont mis en place différents mécanismes de sélection afin d’atteindre la cible de 33 % d’immigrants francophones d’ici 2020. Pour ce faire, la province dispose d’un pouvoir et d’un outil de sélection qu’est le Programme des candidats de la province. Fruit d’une entente conclue avec le fédéral en 1999, ce programme favorisait les immigrants investisseurs et les entrepreneurs. Depuis 2007, un tournant est amorcé puisque, comme le souligne avec justesse Mireille Paquet (2016), le gouvernement du Nouveau-Brunswick, dans le cadre de la construction de sa société provinciale centrée sur l’immigration[19], met de plus en plus l’accent sur le recrutement de travailleurs qualifiés capables de contribuer à la croissance économique. La province facilite largement la transition des étudiants internationaux vers la résidence permanente[20], car ceux-ci sont considérés comme de meilleurs potentiels immigrants (Belkhodja, 2012 ; Sall, 2018).

Pour attirer plus d’immigrants francophones à l’extérieur du Québec, appuyer et remplir ses obligations en matière de renforcement de la vitalité linguistique des francophonies minoritaires et acadiennes, le gouvernement fédéral attribue un nombre significatif de points aux potentiels immigrants francophones qui se dirigent vers les CFSM, dans le cadre de l’outil de sélection de l’Entrée express[21] en janvier 2015[22] (environ 30 points pour ceux qui disposent de solides compétences en français).

Depuis mai 2018, le gouvernement fédéral a lancé le projet pilote d’immigration au Canada Atlantique, qui permet à des employeurs désignés du Canada Atlantique de combler leurs besoins en main-d’oeuvre. Même si ce programme ne s’adresse pas spécifiquement à des immigrants francophones, la participation d’employeurs francophones est fortement encouragée afin d’augmenter les niveaux d’immigration francophone.

1.3.2 Rétention

À ces programmes d’attraction et de sélection d’immigrants francophones s’ajoutent des mesures visant leur rétention, celle-ci n’allant pas de soi. Le Nouveau-Brunswick perd de 52 % à 55 % de ses immigrants francophones et anglophones. Ces programmes de rétention sont assurés par divers organismes comme le Centre d’accueil et d’accompagnement francophone des immigrants du Sud-Est du Nouveau-Brunswick (CAFI), l’Association multiculturelle du Grand-Moncton (MAGMA), l’université de Moncton et la ville de Moncton. Le but est avant tout de favoriser l’accès à l’emploi pour les nouveaux arrivants et les étudiants internationaux au travers des salons de l’emploi et de formations visant à doter les immigrants de compétences interactionnelles et de qualités personnelles recherchées par les employeurs.

Enfin, soulignons qu’il existe un programme de mentorat des entrepreneurs immigrants francophones et anglophones qui offrent des cours sur l’environnement des affaires de la province, ainsi que des sessions de jumelage entre nouveaux arrivants et mentors en affaires ou à la retraite (Sall, 2015). La chambre de commerce du Grand Moncton a mis en place un programme d’incubateurs d’entreprises. Destiné aux nouveaux arrivants francophones dans un premier temps, ce programme est devenu accessible aux entrepreneurs immigrants dont l’anglais est la première langue officielle parlée (PLOP).

2. Échec des politiques et incomplétude institutionnelle en matière d’immigration

Malgré un engagement des différents paliers de gouvernements, ainsi qu’une pléthore de programmes destinés à favoriser l’attraction et la rétention d’immigrants d’expression française, les cibles sont loin d’être atteintes. Plusieurs facteurs sont évoqués pour expliquer l’échec des politiques publiques d’immigration francophone. Les immigrants, de manière générale, préféreraient vivre dans les grands centres urbains où se trouvent leurs compatriotes, leurs réseaux amicaux ou familiaux, et les biens et services dont ils ont besoin. Un autre élément explicatif, de nature économique, est avancé par Donald Savoie (2006) : le Nouveau-Brunswick et les Maritimes auraient été tellement désavantagés par leur entrée dans la Confédération canadienne que leur marché du travail est demeuré exigu, décourageant ainsi les immigrants post-confédération de les choisir comme terre d’immigration.

Si pertinentes soient-elles, ces hypothèses n’expliquent pas pourquoi les immigrants francophones qui éprouvent une aversion à l’égard des grands centres et qui ont choisi les Maritimes comme terre d’accueil peinent à rester. Aussi préférons-nous explorer l’hypothèse de l’incomplétude institutionnelle de l’Acadie du Nouveau-Brunswick comme facteur expliquant l’échec des politiques publiques d’immigration francophone.

2.1 Résultats mitigés

La cible de 33 % d’immigrants francophones[23] par année avait été fixée pour 2020 dans le but de respecter la composition linguistique de la province. En 2016-2017, à peine 11 % des immigrants du Nouveau-Brunswick avaient comme première langue officielle parlée le français (Commissariat aux langues officielles du Nouveau-Brunswick, 2017).

Nouveau-Brunswick

Résidents permanents d’expression française par catégorie d’immigration, 2006-2015

Nouveau-Brunswick
Source : Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, 2015

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S’agissant de l’immigration au Canada atlantique et en Acadie du Nouveau-Brunswick, nous avons affaire à de petits nombres qui ne peuvent pas changer la structure démographique de l’Acadie ou réduire, de manière significative, le déséquilibre linguistique actuellement en faveur de la majorité anglophone[24].

Trois petits mondes d’immigrants francophones se sont constitués en Acadie du Nouveau-Brunswick : le monde des étudiants internationaux, le monde des réfugiés congolais et le monde franco-belge (Sall, 2018). Il existe certes des niches d’emplois structurelles[25] et conjoncturelles[26] pour ces immigrants d’expression française. Toutefois, ces derniers font face à des barrières significatives d’accès à l’emploi et à l’extrême exiguïté du marché de l’emploi francophone. Ces barrières sont renforcées par le fait que les secteurs du marché du travail ayant émergé en raison de la dualité linguistique (éducation et santé) et étant contrôlés par la minorité acadienne sont fermés aux nouveaux arrivants (Sall, 2018), d’où la difficulté de les retenir dans la province.

2.2 Incomplétude institutionnelle en matière d’immigration

Mis à part les cibles non atteintes en matière d’attraction et de rétention, l’échec des politiques en immigration francophone s’expliquerait surtout par l’Incomplétude institutionnelle[27] de l’Acadie du Nouveau-Brunswick en matière d’immigration. Afin de mieux définir ce concept descriptif, il faut d’abord préciser ce que nous entendons par son contraire : la complétude institutionnelle en matière d’immigration. Cette dernière fait référence à la volonté politico-idéologique, et à la capacité sociétale et économique des pays ou des communautés d’accueillir et d’intégrer des immigrants en fonction des institutions sociales, politiques, économiques et communautaires dont ils disposent. La complétude institutionnelle en matière d’immigration devrait être considérée comme un type idéal, puisqu’en réalité, aucun pays ou communauté d’accueil ne l’atteint complètement. Toutefois, certains pays et communautés d’accueil se sont rapprochés du type idéal, pendant certaines périodes de leur développement historique. C’est le cas d’un pays comme l’Allemagne qui, malgré l’afflux de plus d’un million de réfugiés syriens, a pu mettre en place assez rapidement des structures d’accueil et des institutions éducatives destinées à favoriser l’intégration socioéconomique de ces derniers[28], ce que la Grèce, embourbée dans une crise économique aiguë, n’a pas pu réaliser.

L’atteinte de la complétude institutionnelle en matière d’immigration dépend essentiellement de facteurs, politico-idéologique et économique. À l’évidence, la complétude institutionnelle d’un pays ou d’une communauté d’accueil dépend largement de son niveau de développement économique et, plus précisément, des capacités d’absorption de son marché du travail. Toutefois, cette condition, si elle est nécessaire, est loin d’être suffisante. La volonté politique d’accueillir des immigrants jouerait un rôle très important dans l’atteinte de la complétude institutionnelle en matière d’immigration, comme en témoigne la situation de pays occidentaux riches, qui érigent des murs pour empêcher le plus possible l’accueil de migrants (Leblanc et Brugère, 2017).

En Acadie du Nouveau-Brunswick, l’incomplétude institutionnelle en matière d’immigration est involontaire, puisqu’elle découle des caractéristiques sociétales de cette communauté d’accueil en situation minoritaire. Cette incomplétude institutionnelle involontaire en matière d’immigration se situe à plusieurs niveaux : linguistique, identitaire et politique.

Au niveau linguistique, l’incomplétude institutionnelle en matière d’immigration se manifeste par la quasi-nécessité pour l’immigrant de maîtriser l’anglais afin d’assurer son intégration économique (FCFA, 2004) et de pouvoir fonctionner quotidiennement. Les immigrants francophones le savent et le disent : la maîtrise de l’anglais est la clé d’une intégration économique réussie (Sall, 2018 ; FCFA, 2004). Or, sans intégration économique, point d’intégration sociale ou culturelle des immigrants à leur nouvelle communauté d’accueil. En résumé, le message envoyé aux immigrants francophones en Acadie du Nouveau-Brunswick et dans les CLOSM en général est le suivant : en tant que francophones, vous devez vivre en français et vous intégrer aux communautés acadiennes, mais vous devez maîtriser l’anglais pour accéder à un emploi.

L’incomplétude institutionnelle en matière d’immigration est aussi identitaire. Le paradoxe de la trajectoire de transformation des communautés francophones et acadiennes minoritaires en communautés d’accueil d’immigrants francophones se manifeste par la volonté de protéger l’aspect minoritaire de l’identité collective tout en développant en même temps un discours d’inclusion de l’autre (Farmer, 2008 ; Gallant, 2010). De fait, malgré la mise en avant d’une représentation de l’identité collective en termes sociopolitiques et plus inclusifs, l’idée de la supériorité d’une identité acadienne, ethnique et diasporique, transmise par la filiation n’a pas disparu des discours, des représentations et des pratiques collectives, comme en témoignent les rassemblements visant à « réunir les descendants des familles dispersées par les déportations des années 1750, ainsi que par toutes les émigrations subséquentes » (Landry, 2015 : 122).

Une telle attitude ambiguë se traduit par une fermeture des secteurs du marché du travail (éducation et santé) contrôlés par les Acadiens, ainsi que par une traversée des frontières ethniques quasi impossible pour les immigrants racisés. En conséquence, les nouveaux arrivants constatent souvent avec amertume qu’il est extrêmement difficile de pénétrer les réseaux de sociabilités « tricotés serrés » (Lamoureux et al., 2008) des communautés acadiennes.

Certains immigrants, prenant conscience de cette ouverture symbolique combinée à une fermeture identitaire, n’hésitent plus à saisir les médias pour exprimer leur amertume et leur déception[29]. C’est le cas de cet immigrant belge qui, après cinq années de résidence au Nouveau-Brunswick, a décidé de quitter la province. Pour lui, l’accueil des immigrants francophones est chaleureux, mais ces derniers ne sont pas acceptés et inclus par l’Acadie du Nouveau-Brunswick : « Il y a, dit-il, les francophones qui voient un immigrant arriver [et se disent] : "Oh ! C’est un nouveau conquérant." Ils se protègent ! Il n’y a pas de trou où un [immigrant] peut entrer ». Quant à David, un enseignant originaire de l’Afrique subsaharienne et vivant en Acadie depuis le début des années 2000, il explique :

L’Acadie n’est pas encore prête à recevoir des immigrants. On n’est même pas nombreux et il y a déjà de la discrimination raciale et des gens qui nous accusent de voler leurs jobs. Quand on sera nombreux, qu’est-ce que cela va devenir ? Comme le dit un proverbe africain : si tu n’es pas assis, tu ne peux pas porter quelqu’un sur tes genoux. L’Acadie n’est pas encore assise sur ses genoux.

Enfin, pour Raffaele Iacovino et Rémi Leger (2011), l’incomplétude institutionnelle en matière d’immigration comporte une dimension politique. Pour ces deux auteurs, la transformation des CFSM en général, et de l’Acadie du Nouveau-Brunswick en particulier, en communautés d’accueil représente une fausse promesse de la part du gouvernement fédéral, faite à la fois aux CFSM et aux immigrants. Il en est ainsi puisque ces communautés minoritaires ne disposent pas d’une culture sociétale[30] permettant d’accueillir et d’intégrer un nombre significatif d’immigrants francophone en leur sein.

De plus, selon Iacovino et Léger (2011), le multiculturalisme canadien combiné à un cadre bilingue ne permet pas aux CFSM et à l’Acadie du Nouveau-Brunswick de disposer de pouvoirs législatifs[31] et d’un cadre normatif[32] obligeant les immigrants d’expression française à vivre et à s’intégrer en français.

Au regard de ce qui précède, le concept d’incomplétude institutionnelle de l’Acadie du Nouveau-Brunswick en matière d’immigration décrit de manière exhaustive les défis auxquels sont confrontées les politiques publiques en matière d’immigration francophone dans cette région du Canada. Concept à la fois descriptif et pluridimensionnel (linguistique, identitaire et politique), il semble nous démarquer des approches théoriques vitalitaire-utilitaire[33], identitaire[34], et du continuum attraction-accueil-intégration-rétention[35] qui ont été élaborées pour rendre compte des mobilisations et défis d’intégration des immigrants d’expression française dans les CFSM (Fourot, 2016).

3. Quand le symbolique compte plus que le substantif

Le concept d’incomplétude institutionnelle en matière d’immigration rend compte des défis quasi insurmontables auxquels sont confrontées les politiques publiques en Acadie du Nouveau-Brunswick. Dix ans après leur mise en oeuvre, force est de constater leur échec, comme en témoignent les chiffres anémiques concernant le recrutement et la rétention d’immigrants francophones dans une province au caractère rural affirmé et au marché du travail exigu dans lequel l’anglais prédomine.

Cependant, ces politiques ne sont jamais remises en cause. Des critiques, s’il en existe, se font plutôt de manière officieuse et discrète. S’il en est ainsi, c’est que les politiques publiques d’immigration francophone au sein des francophonies minoritaires auraient au moins deux fonctions latentes : elles visent un succès symbolique et elles assurent une forme de paix linguistique et de protection officielle du fait français dans les CFSM en général, et en Acadie du Nouveau-Brunswick en particulier.

3.1 Le succès symbolique[36]

Du point de vue symbolique, les politiques d’immigration francophone en Acadie du Nouveau-Brunswick ont largement atteint leurs objectifs. À ce jour, il n’existe pas de discours anti-immigration au sein des élites, des militants et des organismes acadiens. Au contraire, nous notons une mobilisation remarquable de la majorité des élites et des organismes qui font la promotion de l’immigration francophone à l’étranger, à travers Destination Acadie, et surtout auprès des communautés acadiennes. Comme le souligne le président de la SANB :

Mon rôle, comme porte-parole du peuple acadien du Nouveau-Brunswick, est d’arriver à Lamèque et de faire la promotion d’un discours inclusif qui va aider l’accueil et l’intégration des immigrants. Mon travail n’est pas seulement de convaincre quelqu’un de venir rester ici en Acadie, mais de transmettre le message de l’inclusion et de dire que les gens qui décident d’immigrer, c’est un déracinement quand même assez incroyable de leur part. Ils sont membres à part entière de nos communautés. […] L’Acadie n’est pas seulement une affaire de liens de sang. C’est pas parce que je suis un Arsenault que je suis acadien. Il y a plusieurs niveaux à l’Acadie. Je pense que le niveau historique, généalogique en est un qui est là. Mais l’Acadie d’aujourd’hui, ce n’est pas ça. L’Acadie d’aujourd’hui, ce sont des gens qui choisissent de vivre en français dans les provinces de l’Atlantique. Il faut essayer de briser les barrières.

Les politiques d’immigration font symboliquement de l’Acadie du Nouveau-Brunswick une communauté d’accueil juridique et politique fictive donnant l’impression d’une égalité sociétale entre la majorité anglophone et la minorité acadienne dans la gestion et les bénéfices supposés du fait migratoire. Or, grâce à ses ressources et à la quasi-nécessité de la maîtrise de l’anglais pour les immigrants francophones, la majorité anglophone agit socialement comme la seule communauté d’accueil viable pour ces derniers qui, souvent, n’ont pas développé un sentiment d’appartenance à l’Acadie du Nouveau-Brunswick. La majorité anglophone accueille un peu plus de 81 % des immigrants reçus dans la province. C’est elle qui dispose d’une complétude institutionnelle plus large grâce à la prédominance de l’usage de l’anglais sur le marché du travail.

3.2 Protection, paix linguistique et démocratie

Les politiques publiques d’immigration francophone en Acadie du Nouveau-Brunswick connaissent un succès symbolique évident. Elles constituent une forme de prolongement et d’approfondissement du bilinguisme officiel et de la dualité linguistique, et elles sont constitutives de la politique sur les langues officielles. À ce titre, elles ne sont pas centrées principalement sur l’intégration économique et sociale des immigrants[37], mais plutôt sur des visées de protection des minorités francophones et acadiennes contre les risques d’assimilation.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, sélectionner et orienter des immigrants francophones dans des CFSM et, plus particulièrement, en Acadie du Nouveau-Brunswick constitue une politique distributive du même type que celles développées dans le cadre de l’État de droit de type social. Il s’agit de distribuer des locuteurs francophones capables d’assurer la survie démographique et linguistique de ces communautés. Une telle politique de distribution d’immigrants francophones découle logiquement du constat statistique évident que la majorité des immigrants s’établissant dans la province ont comme première langue officielle parlée l’anglais. Il s’agit alors de maintenir un certain équilibre démographique et linguistique entre les deux communautés linguistiques officielles.

Il faut noter que cette protection des CFSM contre les risques d’assimilation et de disparition communautaire a été créée afin d’assurer une paix linguistique à travers le pays (Traisnel, 2012). À cause du militantisme de la FCFA et des militants acadiens, les gouvernements fédéral et provincial sont obligés de mettre en place des politiques d’immigration francophones afin de pacifier les rapports sociaux linguistiques et d’éviter d’être accusés de faire de l’« injustice migratoire » envers les CFSM.

Cependant, visant plus que la paix linguistique et la protection des communautés francophones et acadiennes contre les risques d’assimilation, l’immigration francophone en Acadie et dans les CFSM est devenue un enjeu de démocratie et de préservation de l’unité nationale. Il en est ainsi puisqu’elle est considérée comme une ressource, « une matière première » à la fois démographique et économique qui, comme le souligne Mireille Paquet (2016), rentre dans le cadre du mécanisme de construction des provinces, mais aussi des communautés francophones et acadiennes hors Québec.

Toutefois, cette démocratisation de l’immigration francophone dans les CFSM est quasi impossible en raison des « lois » ou des régularités du fonctionnement des flux migratoires que Ravenstein (1889) avait mises en évidence et qui sont toujours d’actualité. Parmi ces régularités : la prévalence du facteur économique comme motif d’immigration et la distance parcourue en lien avec le lieu de destination des immigrants. Ravenstein (1889) avait ainsi très tôt identifié la présence du facteur économique comme principal motif de départ en ces termes :

Bad or oppressive laws, heavy taxation, an unattractive climate, uncongenial social surroundings, and even compulsion (slave trade, transportation) all have produced and are still producing currents of migration, but none of these currents can compare in volume with that which arises from the desire inherent in most men to better themselves in material respects

Ravenstein, 1889 : 286

La recherche d’emploi étant une des régularités les plus évidentes du fonctionnement des flux migratoires, il n’est pas étonnant que l’Acadie du Nouveau-Brunswick, qui peine à retenir ses jeunes[38], rencontre des défis dans l’attraction et la rétention d’immigrants, vu l’extrême exiguïté de son marché du travail.

Quant à la distance parcourue en lien avec le lieu de destination, elle constitue une régularité toujours d’actualité. C’est connu. Il existe une affinité élective entre l’immigration internationale et les grandes métropoles. Ces dernières disposent de réseaux d’institutions, de produits, de services, de ressources communautaires (présence des membres de sa communauté) : autrement dit, d’un environnement recherché par l’étranger souvent habitué à la grande ville. Or, les villes de l’Acadie du Nouveau-Brunswick sont des villes rurales et périphériques, en déficit d’attractivité envers des immigrants souvent attirés par les grandes métropoles comme Montréal, Toronto et Vancouver (le MTV). D’où la persistance de la problématique de la rétention des immigrants francophones au sein des communautés acadiennes (Savoie, 2006).

Vu ces facteurs d’impossible démocratisation et d’incomplétude institutionnelle de l’Acadie du Nouveau-Brunswick en matière d’immigration, les politiques publiques d’immigration francophone n’ont pas pour priorité de favoriser l’intégration des immigrants. Elles ont des visées symboliques de préservation d’une paix linguistique et de reconnaissance d’un droit collectif aux CFSM et à l’Acadie du Nouveau-Brunswick : le droit d’avoir « sa part d’immigrants » afin de minimiser le déséquilibre linguistique en faveur de la majorité anglophone qui dispose d’une plus grande complétude institutionnelle en matière d’immigration.

Ce faisant, les politiques publiques d’immigration francophone permettent un élargissement du processus de reconnaissance des communautés francophones et acadiennes en situation minoritaire. Elles désindividualisent les droits linguistiques en leur attribuant une dimension collective : le droit de se préserver démographiquement passe alors par celui d’accueillir des immigrants d’expression française.

Conclusion : Quand le signifiant dépasse le signifié

L’Acadie du Nouveau-Brunswick est devenue une communauté d’accueil symbolique d’immigrants créée par des politiques publiques et par le droit. Malgré son incomplétude institutionnelle en matière d’immigration, elle se présente, officiellement du moins, comme une possibilité offerte aux immigrants d’expression française de vivre et de s’intégrer en français à l’extérieur du Québec. Ce faisant, ses ambitions de dualité se sont étendues à l’immigration considérée comme une ressource vitalitaire.

Ces politiques publiques d’immigration francophone dans cette CFSM rurale ont certes échoué, mais elles gardent toute leur importance d’un point de vue symbolique en promettant plus qu’elles ne peuvent, et en faisant des gouvernements fédéral et provincial des acteurs en quête de nouveaux locuteurs francophones qui seraient capables de renforcer la vitalité démo-linguistique de l’Acadie.

Toutefois, vu la dimension spatiale des inégalités de développement économique entre les Maritimes et le reste du Canada, vu aussi l’incomplétude institutionnelle de l’Acadie en matière d’immigration, pouvait-il en aller autrement ? Quand tout concourt à faire échouer l’action publique en immigration francophone, le seul espoir qui reste est le rêve d’une transformation, par la défiance des régularités de fonctionnement des flux migratoires. Aussi, ces politiques publiques d’immigration francophone ont créé une communauté d’accueil symbolique, mais elles continuent d’évoluer dans le symbolique en faisant fi de leurs résultats décevants.