Corps de l’article

Introduction

Les Québécois manifestent de plusieurs manières leur solidarité à l’égard des personnes en situation particulière de détresse. L’une d’elles consiste à souscrire un engagement de parrainage en faveur de réfugiés et de personnes en situation semblable qui se trouvent à l’étranger.

MIDI, 2014 : 1

Par son ampleur et ses conséquences inégalées depuis la Seconde Guerre mondiale, le conflit en Syrie a mis en évidence la complexité des réalités des réfugiés. Historiquement, le Québec s’engage à accueillir une proportion de personnes réfugiées via l’Accord Canada-Québec relatif à l’immigration (Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, MIDI, 2013). Ainsi, chaque année, il contribue à en prendre en charge dans le cadre du programme de réinstallation du Haut-Commissariat des réfugiés, tandis qu’il est responsable du programme de parrainage privé sur son territoire depuis 1997 (MIDI, 2014). Or, la visibilité qu’a connue le conflit syrien a donné une impulsion significative au programme de parrainage privé de personnes réfugiées, appelé aussi « parrainage collectif » au Québec. Entre 2015 et 2017, la province a accueilli 11 251 réfugiés syriens, dont la majorité via le programme de parrainage collectif (81 %), soit 9 064 parrainés pour 2 187 réfugiés pris en charge par l’État (MIDI, 2017b), alors que, dans le reste du Canada, la proportion de parrainés est de 36 % (IRCC, 2017). Cet essor du parrainage collectif témoigne d’un fort élan de solidarité vis-à-vis des personnes réfugiées (MacCallum, 2016). Les parrains les prennent en charge pour une période de douze mois, leur assurent soins, logement et aide à l’installation. Ces parrains peuvent être des groupes de deux à cinq personnes de la société civile ou des organisations communautaires ou religieuses (Comité de suivi, 2016).

Ce programme a été maintes fois présenté comme un modèle à travers le monde, particulièrement pour sa capacité à mobiliser la communauté, assurant des ressources additionnelles à l’État et permettant un soutien social plus large pour les réfugiés (Garnier et al., 2018 ; Minsky, 2016).

But the underlying core, how to mobilize communities, how to get them engaged and tap into that compassion within all of us is really what Canada has figured out how to do very well.

Jennifer Bond, chair of the Global Refugee Sponsorship Initiative and professor at the University of Ottawa, dans Minsky, 2016

Toutefois, d’autres soulèvent les limites du programme, en particulier l’évolution du modèle de parrainage privé au sein de grandes tendances néolibérales, où cette privatisation pourrait éventuellement délester l’État de ses responsabilités. En effet, les coûts de réinstallation défrayés par l’État se privatiseraient, les parrains assumant une large part des frais et des ressources afin d’assurer l’établissement des personnes réfugiées parrainées. Cette tendance est d’autant plus inquiétante que le nombre de réfugiés parrainés dépasse le nombre de réfugiés pris en charge par l’État, tandis que le principe d’additionnalité qui fondait le programme n’a pas été maintenu, à savoir que les réfugiés parrainés devraient s’ajouter à ceux pris en charge par le gouvernement et non s’y substituer (Beiser, 2009 ; Bélanger McMurdo, 2016 ; CCR, 2018 ; Hyndman, Payne et Jimenez, 2016 ; Labman, 2016 ; Silvius, 2016). Comme le soulignent Hyndman et al. à cet égard : « Civil society’s involvement cannot be limited to the apolitical substitution of the government’s international obligations towards refugees (i.e. resettlement cannot replace asylum) or the privatization of costs » (Hyndman et al., 2016 : 17).

Nous estimons que la mise en oeuvre du programme de parrainage collectif crée une tension entre la décentralisation (de l’État) et la solidarité (citoyenne). Le programme de parrainage collectif permet une démocratisation des solidarités, la création de liens sociaux et un réseau de soutien citoyen et communautaire précieux afin de favoriser l’établissement des personnes réfugiées. Néanmoins, cette implication citoyenne ne devrait pas remplacer les responsabilités gouvernementales, et l’État devrait assurer un soutien aux nouveaux arrivants ainsi qu’à ceux qui les accueillent. L’hospitalité devient alors une responsabilité partagée entre les instances gouvernementales, les organisations et la société civile — responsabilité que l’on pourrait qualifier de « système multisolidaire » (Paugam, 2011). Cette complémentarité comporte son lot de bénéfices, mais aussi de défis.

Adoptant une approche qualitative et microsociale, notre recherche-action[1] réalisée entre 2016 et 2017 se penche sur l’expérience des personnes réfugiées syriennes parrainées au Québec. Compte tenu de l’arrivée importante de personnes réfugiées depuis 2015, mais aussi de la responsabilité des parrains vis-à-vis de l’intégration des personnes réfugiées, comment les parrains interprètent-ils leurs responsabilités et quelles sont les modalités de soutien aux personnes qu’ils accueillent ? Le principal objectif de la recherche est de documenter le processus d’établissement des personnes réfugiées syriennes parrainées par le privé au Québec ; leurs trajectoires de migration, les attentes des parrainés et celles des parrains, de même que l’accès et l’utilisation des ressources de soutien (réseau social, ressources communautaires et publiques). Plus de 50 participants et collaborateurs ont été rencontrés, dont une vingtaine de personnes réfugiées et autant de parrains et marraines. Les résultats mettent en lumière une forte hétérogénéité des expériences de parrainage, tantôt positives, tantôt ambiguës.

Le but de cet article est de porter un regard critique sur la mise en oeuvre du programme de parrainage collectif des personnes réfugiées et de relever la diversité des expériences, et ce, tant du point de vue des parrains que de celui des personnes réfugiées parrainées. Cet article se concentre, dans une perspective microsociale, sur le type de relations qui se nouent entre les parrains et les personnes réfugiées, sur le soutien (ou l’absence de soutien) que peuvent recevoir les personnes réfugiées par l’intermédiaire de ce réseau social particulier, et sur les expériences de parrainage de manière globale. Nous conclurons par des réflexions sur les enjeux, mais aussi sur l’apport du programme de parrainage collectif, tout en soulevant l’importance de la complémentarité des rôles et responsabilités des gouvernements, des organismes, des parrains et de la société civile au coeur de l’hospitalité.

Un contexte favorable à l’accueil et à l’intégration des personnes réfugiées ?

Victoria Esses, directrice du Centre for Research on Migration and Ethnic Relations, et ses collègues (2017) soulignent combien « la crise globale des réfugiés » donne lieu à des réponses contrastées des pays d’accueil. Pour un grand nombre d’entre eux, l’accent mis sur la sécurité et la « cohésion sociale » justifie des fermetures de frontières, tandis que le contexte mondial peut créer des dérives xénophobes (Eid, 2017 ; Piché, 2017 ; Esses, Hamilton et Gaucher, 2017). Pour Victor Piché (2017), bien que la mort du jeune Alan Kurdi ait marqué le début de la couverture médiatique de masse de la « crise migratoire syrienne » à l’été 2015, le dispositif restrictif et répressif qui la sous-tend est à l’oeuvre depuis le début des années 2000. L’élément nouveau est toutefois le « déclenchement de réactions extrêmes illustrées ici à la fois par le ton apocalyptique et par l’avalanche de propos anti-immigration d’une violence inouïe » (Piché, 2017 : 6).

A contrario, le Canada et le Québec ont manifesté un élan de solidarité envers les populations syriennes affectées par ce conflit. Historiquement, la politique d’immigration des deux paliers de gouvernement intègre des engagements humanitaires, et bien que les taux d’admission de personnes réfugiées n’aient pas sensiblement augmenté (ce taux représente environ 10 % du volume total d’immigration depuis plus de 10 ans au Québec et au Canada), le programme de parrainage collectif a connu une visibilité hors du commun depuis la vague des réfugiés vietnamiens dans les années 1970 et 1980. Au Québec, en quelques mois, les personnes réfugiées parrainées, toutes régions du monde confondues, sont passées de moins de 400 personnes par an en moyenne entre 2005 et 2014 à près de 3 000 en 2015, et à 4 200 en 2016 (MIDI, 2017a). À noter qu’au Québec, la majorité des réfugiés parrainés réside à Montréal et à Laval (8 450/9 064, 94 %, période 2015-2017. MIDI, 2017b). Notre recherche s’est concentrée sur cette population. Au moment d’écrire ces lignes, plus de 12 000 personnes réfugiées parrainées ont été admises par le gouvernement du Québec, mais les délais administratifs du gouvernement fédéral occasionnent plus de trois ou quatre ans d’attente avant leur arrivée ; le gouvernement n’ayant pas réajusté ses cibles en fonction des demandes de parrainage (Thibault et TCRI, 2017 ; Porter, 2018).

La nouvelle Politique québécoise en matière d’immigration, d’intégration et d’inclusion (MIDI, 2015) « préconise une vision de l’intégration fondée sur l’engagement partagé entre l’ensemble de la société et les personnes immigrantes » (2015 : 1) et fait état de « responsabilités partagées » entre les différents acteurs. En continuité avec cette politique, le partage des responsabilités relativement à l’intégration des personnes réfugiées est l’une des caractéristiques centrales du programme de parrainage collectif. Les parrains – appelés « garants » par le gouvernement – sont responsables d’offrir aux personnes réfugiées les conditions de soutien de base, mais aussi de leur assurer un accompagnement au cours de leurs démarches d’intégration. Il s’agit d’une entente financière et morale similaire au parrainage d’un membre de sa propre famille.

Cela dit, face à ces responsabilités partagées entre différents acteurs, des chercheurs ont critiqué la tendance néolibérale qui réduit les responsabilités gouvernementales au sein du programme de parrainage et, plus globalement, des politiques migratoires[2] (Hyndman, Payne et Jimenez, 2016 ; Silvius, 2016 ; Bélanger McMurdo, 2016). La présence de nouveaux acteurs contribuant à la mise en oeuvre des politiques d’immigration amène une transformation du rôle de l’État, qui délègue une part de ses responsabilités à des tierces parties. La présence accrue du secteur privé dans la gestion de la migration génère des questionnements quant à l’intégrité du système, le processus n’étant plus garanti à chacune de ses étapes par la responsabilité publique du gouvernement (Pellerin, 2011 ; Reitz, 2013). Chercheuse en droit et spécialiste des enjeux légaux concernant la réinstallation des personnes réfugiées, Shauna Labman (2016) avance que les programmes de réinstallation — pris en charge par l’État et le parrainage privé — pourraient se retrouver dans une impasse s’ils se voyaient soumis à des intérêts divergents. Ces programmes devraient être considérés comme complémentaires. De même, elle souligne l’interdépendance entre les gouvernements et les parrains, tout en constatant parallèlement une malléabilité interprétative importante dans leurs relations et leurs rôles respectifs.

Par ailleurs, les parrains ont des profils diversifiés qui peuvent refléter des conditions d’accueil et de soutien inégales, selon qu’il s’agit d’organisations religieuses ou non confessionnelles, ou de regroupements d’individus sans soutien institutionnel (Silvius, 2016 ; Comité de suivi pour la coordination de l’accueil des réfugiés syriens, 2016). Le rapport du Comité de suivi de l’accueil des réfugiés syriens à Montréal note que les 17 organismes parrainant dans la métropole se distinguent par le nombre de parrainages (entre 1 et 391), par leurs capacités d’organisation et par leurs connaissances des ressources. De fait, « les collectivités les moins expérimentées [qui ont réalisé un parrainage] connaissent mal les ressources communautaires auxquelles elles pourraient avoir accès » (2016 : 26). Le rapport fait toutefois état du fait que l’ensemble de ces 17 regroupements « sont très motivés et arrivent à générer une action bénévole très efficace » (Ibid.).

Dans un autre ordre d’idées, des chercheurs ont comparé les caractéristiques des processus d’établissement selon les profils des réfugiés. Une recherche canadienne montre une utilisation moindre des services publics et un accès plus rapide à l’emploi des réfugiés parrainés comparativement aux réfugiés pris en charge par l’État. Cependant, à moyen terme, leur niveau de revenus était équivalent, soit généralement sous le seuil de la pauvreté et très en deçà des niveaux des autres catégories d’immigration (Hyndman, Payne et Jimenez, 2016 ; Kustec, 2012). Aussi, on constate au plan statistique des caractéristiques sociodémographiques distinctes entre les catégories de personnes réfugiées : pour les réfugiés parrainés, en comparaison avec les réfugiés pris en charge par l’État, les familles sont généralement moins nombreuses, elles sont généralement plus scolarisées et la moitié maîtrise l’anglais (IRCC, 2016 ; Fimbry et Josselin, 2017). Or, il apparaît que ces caractéristiques sociodémographiques ne traduisent pas nécessairement une moindre vulnérabilité ou moins d’obstacles à l’intégration. Par exemple, être scolarisé n’exclut pas les difficultés d’intégration au marché du travail, surtout si la personne n’a pas en main ses diplômes. Le processus de reconnaissance est alors très complexe, voire impossible (Blain et al., 2018a).

Cet article s’appuie sur la conceptualisation de l’hospitalité proposée par la sociologue urbaine Anne Gotman (1997, 2010, 2011), une approche socioculturelle qui conjugue le lien social et la dimension systémique. Son concept d’hospitalité vise notamment à faire dialoguer la recherche et l’action publique en cernant les différentes dynamiques d’exclusion, de ségrégation ou de discrimination. Pour Gotman, l’hospitalité s’est transformée au cours de l’histoire, et, tandis qu’au sens propre elle relève de l’individu, « de la sphère du don, des obligations librement consenties », au sens figuré, elle fait dorénavant « référence aux politiques publiques » (Gotman, 2010 : 7). Dans la « société technocratique », « l’accueil » devient la forme moderne de l’hospitalité, elle est conditionnée par des structures — sociales, culturelles, politiques, économiques. En ce sens, nous portons un regard tant sur les liens sociaux que sur les conditions de l’accueil. Différentes dimensions des processus d’inclusion sont engagées au sein de l’hospitalité : de la responsabilité des États aux conditions d’accueil, en passant par les dimensions relationnelles, humaines et citoyennes (Paugam, 2011 ; Gotman, 1997, 2010, 2011). Cette imbrication des solidarités permet une contribution collective où chacun des acteurs prend part à un « système multisolidaire » (Paugam, 2011). Les organisations et les personnes qui s’engagent dans le processus de parrainage de personnes réfugiées offrent dans ce modèle une contribution importante complémentaire aux engagements gouvernementaux à leur égard (MIDI, 2014 ; Labman, 2016).

Démarche méthodologique et populations à l’étude

Cette recherche-action prend en compte l’expérience subjective des acteurs impliqués (Rodriguez et al., 2006). La démarche a été enrichie à toutes ses étapes par la participation d’un « comité de recherche[3] » formé par des membres d’organismes d’accueil et d’établissement, des intervenants, des citoyens engagés et des personnes réfugiées. Une telle méthode permet de mettre les différents acteurs en dialogue et, ainsi, de mobiliser leurs savoirs expérientiels au service du changement social. Inclure ces acteurs clés dans le processus de recherche permet d’améliorer considérablement l’analyse en l’envisageant comme un processus collectif, et permet de concevoir des stratégies ayant un impact sur leur réalité. Plus de 50 participants et collaborateurs ont été rejoints principalement entre l’automne 2016 et l’été 2017.

Le corpus principal est composé d’entrevues individuelles et de groupe auprès de 19 réfugiés syriens (12 entretiens auxquels plus d’un membre de la famille pouvait contribuer) et de 22 parrains (9 entretiens individuels avec 11 parrains et 2 groupes de discussion avec 11 parrains). Tant pour les personnes réfugiées que pour les parrains, les entretiens avaient une structure similaire. Ils portaient sur le vécu avant la migration, le processus d’établissement (attentes, soutien reçu/offert, ressources consultées) et les défis et facteurs facilitants pour le parrain ou le nouvel arrivant, pour se conclure sur des pistes pour améliorer le soutien. Pour des raisons d’éthique, nous n’envisagions pas de rencontrer des « duos » parrainés/parrains, mais visions plutôt à mettre en dialogue leurs points de vue respectifs.

Parmi les personnes réfugiées (19), âgées de 25 à 53 ans, un peu plus de femmes (11) que d’hommes (8) ont été rejointes. Les durées d’exil avant d’atteindre le Canada varient de 2 à 48 mois et la majorité des migrants ont transité par le Liban. La plupart occupaient un emploi rémunéré avant l’exil : entrepreneurs, enseignante, fonctionnaire, employé dans une banque, pharmacien, travailleur en usine, etc. Ils sont de confession chrétienne ou musulmane. Au moment de l’entretien, ils étaient établis au Canada depuis 5 à 19 mois et habitaient Laval ou Montréal. Presque tous (16) avaient une certaine connaissance du français ou étaient inscrits en francisation et plusieurs (10) avaient une connaissance fonctionnelle de l’anglais. Les entretiens ont été réalisés en français (6), en anglais (1) ou avec un interprète arabophone (5).

Les parrains (22) étaient soit membres d’organisations religieuses (5), d’organismes à but non lucratif (3) ou de groupes de 2 à 5 personnes (14). Trois de ces groupes de 2 à 5 personnes ont réalisé le parrainage avec l’appui d’organismes parrains. Beaucoup plus de femmes (18) que d’hommes (4) ont témoigné de leurs expériences. Une majorité d'entre eux avaient déjà des expériences personnelles de migration liées à leur travail, à une mission humanitaire à l’étranger ou parce qu’ils sont eux-mêmes immigrants ou réfugiés.

Ce corpus est complémenté par des données secondaires recueillies lors de quatre entrevues non dirigées auprès d’intervenants (portant sur leur lecture des défis et des éléments facilitant des expériences de parrainage, ainsi que sur des pistes d’intervention). À cela s’ajoutent des séances d’observations durant des activités avec des réfugiés parrainés, des parrains et des prestataires de services, et lors de rencontres avec l’équipe de recherche et les collaborateurs de la communauté engagés dans l’action auprès de réfugiés et de parrains.

Une analyse de contenu thématique et transversale a été réalisée depuis une perspective interprétative et critique (Paillé et Mucchielli, 2008 ; Rodriguez del Barrio et Drolet, 2007) à partir des transcriptions dénominalisées (projet de recherche approuvé par le Comité d’éthique à la recherche de l’Université de Montréal). Malgré les limites inhérentes à la méthodologie qualitative retenue (non-représentativité, biais potentiel en lien avec le recrutement des participants), nous avons recueilli une diversité de perspectives à même de refléter la complexité des expériences de parrainage.

L’hospitalité : accueil, soutien et intégration

Pour les réfugiés qui arrivent, il faut qu’ils sentent que c’est un pays qui leur offre quelque chose. Que le gouvernement ne les laisse pas (à eux-mêmes).

Anwar[4], R12, à Montréal depuis un an et demi

Préambule : configurations de parrainage

Avec comme connaissance préalable l’existence d’une diversité de groupes de parrainage (Silvius, 2016 ; Comité de suivi, 2016), les données de la recherche laissent voir qu’au-delà des définitions administratives du parrainage, ses configurations peuvent être plus complexes que le simple lien parrains/parrainés.

Concernant le portrait d’ensemble du processus de parrainage collectif, nos résultats montrent de grandes disparités selon qui l’initie, les modalités de soutien et leur évolution dans le temps. Le processus de parrainage mobilise beaucoup d’énergie des parrains et génère une multiplicité d’alliances possibles qui se combinent pour répondre aux exigences du programme et aux besoins pour l’accueil des réfugiés. Des proches parents, des membres de la famille étendue, parfois des amis vivant au Canada apparaissent souvent comme les principaux initiateurs des projets de parrainage. Ils se mobilisent activement pour répondre à la situation critique vécue par leurs proches. Ils impliquent souvent des organisations ou des groupes de personnes qui souhaitent s’engager dans le projet de parrainage ou le soutenir, que ce soit pour assurer l’admissibilité au parrainage, pour rassembler les ressources financières, pour s’impliquer dans le soutien quotidien à long terme ou autres. Comme l’observe Jacques (P05) : « il y avait déjà une population assez considérable de Syriens qui étaient ici à Montréal depuis quand même plusieurs années. Et donc, dans plusieurs cas, ces personnes-là ont de la famille qui veut les faire venir ici ». D’autre fois, le projet est porté par une organisation ou des groupes de 2 à 5 personnes. Il y a de grandes organisations, qui ont accumulé beaucoup d’expérience dans le parrainage privé avant la crise syrienne, et de petites organisations, notamment des églises chrétiennes ou des regroupements d’individus qui se sont créés dans un mouvement de solidarité.

Des parrains peuvent aussi s’engager dans une formule de parrainage que l’on pourrait qualifier de « mixte », en s’associant à des personnes ou groupes de personnes pour coordonner et financer le projet. En effet, au cours de la mise en oeuvre du processus de parrainage, d’autres acteurs peuvent se joindre aux parrains (ou garants) pour accompagner les personnes réfugiées au quotidien (des personnes impliquées dans l’organisation garante, des bénévoles, un membre de la famille du groupe de parrains, etc.). À cet égard, certains évoquent la présence d’une « triade » informelle où l’organisme accepte d’être le garant, tandis qu’un membre de la famille ou une connaissance de la personne réfugiée, voire parfois un groupe de 2 à 5 s’allie à l’organisme afin de contribuer au parrainage d’une famille ou d’une personne. Cet aspect définitoire peut générer des répercussions sur la compréhension des rôles et des attentes ainsi que sur la capacité, pour les personnes réfugiées, de formuler une demande d’aide. À noter que ce défi avait été identifié avant la refonte du programme (Thibault et TCRI, 2017) et que depuis 2018 le ministère de l’Immigration (MIDI) du Québec explicite les rôles respectifs entre les garants et les autres accompagnants. Soulignons que, selon des groupes de parrains, le processus d’établissement des personnes réfugiées parrainées peut être facilité par la présence d’autres membres de leur famille, même élargie — pensons seulement aux aspects linguistiques ou culturels.

Motivations et attentes

La mobilisation pure, là, dans le vrai sens du terme, c’est clair que ça ne laisse indifférent personne. […] Ce qui porte les gens, c’est ça. C’est de voir […] une attitude de pur dévouement

Alice, P01, organisme parrain

Qu’est-ce qui a fait naître l’idée du parrainage ? Du point de vue des parrains et marraines, plusieurs éléments se dégagent, avec en toile de fond la dimension humaine et la responsabilité morale qui se traduit en capacité d’agir. Pour plusieurs, c’est la combinaison de l’exposition à une couverture médiatique de plus en plus importante sur le conflit syrien, mais aussi la visibilité accrue du programme de parrainage collectif, de même que de nombreux échanges et interpellations — parfois avec des personnes directement touchées par la guerre en Syrie, via des réseaux sociaux ou religieux — qui ont contribué à l’éclosion et à la concrétisation du projet de parrainage.

En abordant rétrospectivement les motivations des parrains, la majorité d'entre eux considèrent que ce projet s’inscrit en continuité avec diverses formes d’engagement ayant marqué leurs parcours personnels, professionnels, citoyens ou spirituels. Certains évoquent un engagement de longue durée — professionnel ou bénévole — envers la justice sociale ; d’autres décrivent cet engagement comme la mise en action de leur foi ; tandis que certains parrains, ayant vécu eux-mêmes le refuge, expriment le souhait d’aider à leur tour. Par ailleurs, les notions de responsabilité morale et de solidarité apparaissent dans leurs discours, à la fois comme des facteurs pour amorcer le projet de parrainage et pour décrire leur rôle vis-à-vis des personnes parrainées. Face à la vulnérabilité du statut de réfugié, ces parrains considèrent avoir le devoir de les soutenir et de les accompagner.

Les parrains ne connaissaient pas les personnes parrainées avant de démarrer le projet. Alors, c’est entièrement de façon bénévole, dans un élan de solidarité pour venir en aide aux Syriens pris dans le conflit

Julie, P04, groupe de 2 à 5

D’abord, on est une communauté religieuse qui a travaillé aussi à l’étranger, en Afrique. Ensuite, le siège social de la communauté est ici dans un quartier multiethnique à plus de 50 % de gens d’ailleurs. Et de par notre vocation [religieuse], on travaille avec les gens démunis

Rose, P03, organisme parrain

Malgré leur enthousiasme, avant de démarrer formellement le projet de parrainage, le manque d’expérience de la plupart des parrains interviewés a pu susciter des réticences, comme le note Rose (P03, organisme parrain) : « Notre premier réflexe a été "mon Dieu, on ne connaît pas ça, on va dire non" ». Néanmoins, la persistance du conflit et ses conséquences humanitaires les ont convaincus d’entrevoir les conditions dans lesquelles le projet pourrait se réaliser, bien que certains se trouvaient « complètement dans l’embarras de l’inconnu » (David, P07, organisme parrain).

Du côté des personnes réfugiées, face à la détérioration de la situation en Syrie et grâce à l’ouverture du Canada, l’idée du parrainage collectif a surtout été suggérée par des amis ou membres de la famille (parfois eux-mêmes en situation de migration forcée). Dans d’autres cas, l’information était communiquée par des institutions religieuses. Les réseaux sociaux ont également contribué à la prise de contact entre des organismes parrains et des personnes réfugiées.

Le soutien. Regards croisés

Nous autres, on s’était dit, on est là pour les accueillir, pour les accompagner et on va faire tout ce qui est humainement possible pour leur faciliter l’arrivée et l’intégration dans leur nouveau pays d’accueil

Diane, P08, organisme parrain

Le programme de parrainage collectif des personnes réfugiées implique différents niveaux de responsabilités de la part des parrains, allant du soutien économique (logement, subsistance) au soutien à l’intégration de manière plus large (démarches administratives pour l’assurance maladie, inscription à l’école des enfants, orientation ou accompagnement pour obtenir des ressources de santé, etc.). Les parrains signent une entente d’engagement de douze mois. Pendant cette période, l’État assure un certain nombre de services (francisation, accès aux services de la santé, éducation, etc.).

Or, la recherche a permis de constater la diversité des interprétations de ces engagements, se traduisant par un soutien variable de la part des organismes de parrainage et des parrains ; le soutien étant également modulé par les capacités des parrains et leur connaissance des ressources. Nous avons ainsi identifié une hétérogénéité des expériences de parrainage, avec des degrés variables de préparation à l’accueil et de soutien à l’établissement des personnes réfugiées. Certains parrains sont mobilisés autour d’un projet planifié, alors que d’autres mettent davantage en place le parrainage dans une optique de transition d’urgence et s’attendent à ce que les personnes réfugiées parrainées soient rapidement autonomes. Cette variabilité dans l’interprétation des engagements et dans les capacités de soutien ne dépend pas, parmi les personnes que nous avons rencontrées, du fait qu’il s’agisse d’un organisme ou d’un groupe de 2 à 5. Les cas de figure pouvaient se présenter, peu importe le type de parrainage.

Les parrains

On se sentait vraiment dans le vide

Sonia, P06

En complément des services gouvernementaux, le rôle des parrains dans l’accueil et l’établissement des personnes réfugiées est au coeur du programme. Mais les parrains — peu importe les types de parrainage — ne disposent pas toujours de l’information nécessaire pour assurer l’accès des personnes réfugiées à toutes les ressources. Ils doivent déployer beaucoup d’énergie (souvent sous-estimée au départ) pour répondre aux besoins des personnes parrainées et trouver des solutions aux difficultés rencontrées par celles-ci. La nature de l’aide apportée est variable, bien que centrée principalement sur les besoins essentiels. Par ailleurs, les parrains et organismes de parrainage peuvent aussi être démunis économiquement, comme le soulignait Sylvius (2016). Affichant un degré d’organisation variable, ils comptent sur des collectes de fonds, des dons, un réseau de soutien (amis, collègues, bénévoles) et des ressources personnelles. Certains arrivent à dégager des montants supérieurs aux minimums exigés : « money is not the issue » (David, P07). Pour d’autres, le montant mensuel alloué semble insuffisant pour couvrir l’ensemble des besoins de la famille, comme en témoigne un organisme parrain :

Mais il y a des familles qui viennent et qui n’ont pas d’argent pour… que pour un mois. Il y a des gens qui commencent tout de suite le travail, on essaie de notre mieux… Alors, les familles qu’on trouve qui ont besoin vraiment d’argent, c’est nous qui les aidons

Hilal, P05, organisme parrain

Par ailleurs, certains parrains interprètent leur rôle en complémentarité avec des services de soutien à l’intégration, comme ceux qu’offrent les organismes communautaires d’aide à l’établissement des personnes immigrantes. D’autres tentent de prendre en charge le plus de démarches possibles, ne sachant pas que les personnes réfugiées pourraient avoir accès à des services de façon complémentaire.

Nous on était là pour les aider dans les premières étapes : inscrire aux allocations familiales, les parents à la francisation, les enfants en classe d’accueil, le numéro d’assurance sociale. Toutes les démarches inimaginables qui sont à faire. Ça, c’est une critique que j’ai par rapport aux ressources… on n’a pas eu de liste des ressources qui étaient disponibles, on les a découvertes par nous-mêmes

P04, groupe de 2 à 5 avec l’appui d’un organisme parrain

De leur côté, les personnes réfugiées peuvent apprendre l’existence de ces ressources par elles-mêmes après plusieurs mois d’établissement — la langue est, à cet égard, une barrière à l’accessibilité. Officiellement, les personnes réfugiées ont accès — comme tout immigrant résident permanent — à l’ensemble des services[5]. Une des particularités de l’accueil des personnes réfugiées au Canada et au Québec — une fois leur statut de réfugié déterminé — est qu’ils ont accès à la résidence permanente, ce qui leur permet de bénéficier de l’ensemble des services offerts à la population et d’accéder relativement rapidement à la citoyenneté[6]. Mais l’interprétation variable des rôles des parrains ou les limites de leurs connaissances quant à l’existence d’organismes de soutien entraînent un accès inégal.

Les besoins d’accompagnement et de soutien concernent tant les personnes réfugiées que leurs parrains. Certains parrains se sont sentis isolés et auraient souhaité obtenir du soutien afin, par exemple, de connaître les étapes et les démarches pour mener à bien leur projet. D’autres, au contraire, soulignent combien l’appui et les conseils d’autres organisations ou de personnes ayant déjà parrainé leur ont été précieux :

On a un grand soutien de [cet organisme]. Qui nous a aidés sur toutes les lignes. Il y avait des réponses à toutes nos questions. Fait que là on était très bien… organisés

David, P07, organisme parrain

À l’instar des expériences relatées dans le reste du Canada, le soutien et l’accompagnement des parrains apparaissent centraux afin de donner à ces derniers les outils et les orientations nécessaires pour accueillir les personnes réfugiées (Tito et Cochand, 2017 ; Silvius, 2016 ; Beiser, 2009). Ce soutien permet aussi de faire face à la vulnérabilité, aux insécurités et aux défis. Notre recherche soulève également l’importance de l’entraide entre parrains et l’utilisation des réseaux sociaux pour favoriser le réseautage. Par ailleurs, au Québec, la création en octobre 2016 du Réseau des organismes et groupes de parrainage au Québec (ROGPRAQ) visait cet objectif (Thibault et TCRI, 2017) et permettra notamment de « prendre des moments pour apprendre de nos actions. Pour discuter ensemble, pour voir quelles sont les pratiques porteuses… » (Alice, P01).

Les parrainés. Récits exemplaires

En portant la voix de personnes réfugiées en guise de témoignage, deux cas illustrent la variabilité du soutien : une famille pour qui le soutien fut minime, et l’autre pour laquelle il a dépassé ses attentes. Parmi la diversité des possibles, ces situations exemplaires rendent compte de l’importance, dans la vie des personnes accueillies, du soutien — ou de son absence —, de la présence et de l’engagement des parrains.

Vignette 1. Un soutien minime, mais de l’espoir. Situation d’Anas, ingénieur, et Rasha, secrétaire, et de leurs trois enfants. En exil au Liban durant deux ans, parrainés par un grand organisme, au Québec depuis huit mois.

Bien qu’il s’agisse d’une situation très particulière, cette famille est l’illustration exemplaire d’un cas où le soutien a été minime, notamment sur le plan économique. À Montréal depuis huit mois, ils vivent avec « le minimum » ; ils reçoivent des allocations de francisation, des allocations gouvernementales pour les enfants, et un montant mensuel d’argent de la part de l’organisme qui les a parrainés — or, ce « paiement » provient de leurs propres fonds. En effet, la famille a dû vendre ses biens en Syrie afin d’être en mesure de transférer une somme d’argent à l’organisme sous forme de « frais à payer », ainsi que la somme requise pour subvenir à leurs besoins durant une année. Une fois immigrés au Québec, ils reçoivent chaque mois de l’organisme un montant pour leurs besoins : « L’argent que tu envoies c’est en fait l’argent que [l’organisme parrain] va te donner, mais à chaque mois » (Anas, R06)[7].

À cela s’ajoute le peu d’accompagnement reçu dans le cadre de leur établissement. C’est un ami de Montréal (immigré de la Syrie) qui les a d’abord accueillis, puis des voisins ont apporté un soutien significatif (mise en contact avec des organismes communautaires, francisation, accès à un centre de santé, etc.). Le couple avait cherché de l’aide auprès de l’organisme parrain avant même leur arrivée au pays, mais l’avocat de l’organisme leur avait répondu : « Tu peux nous demander de l’aide, vraiment si tu n’as personne […]. Mais c’est dans la pire des situations qu’on pourra t’envoyer quelqu’un ». Et il leur avait conseillé de compter plutôt sur leurs amis mentionnés dans « le formulaire d’immigration » (Anas).

La difficulté de communication avec l’organisme a occasionné une rupture dans le soutien reçu. Par exemple, Rasha nous explique qu’elle a su, un mois après leur arrivée, que l’organisme parrain avait distribué du matériel pour la maison à des personnes réfugiées, mais que comme ils n’avaient pas été mis au courant, « ils n’ont rien demandé [alors], ils n’ont rien reçu » (Rasha, R06). Notons que la famille reçoit un soutien d’une banque alimentaire d’une église de leur quartier. Ceci dit, la famille a rencontré sur son chemin des personnes qui « ont joué un facteur important [pour les aider] à dépasser les difficultés [et] bâtir une nouvelle vie avec de nouvelles habitudes » (Anas). La famille demeure optimiste quant à son avenir, même si elle est craintive quant aux perspectives d’emploi.

Vignette 2. Un soutien exceptionnel, qui dépassait les attentes. Situation de Firas, employé de l’État, et Ranim, mère au foyer, et de leurs deux enfants. En exil en Jordanie durant trois ans, parrainés par un « groupe de 2 à 5 », au Québec depuis dix mois.

La famille de Ranim et Firas a reçu un soutien dépassant leurs attentes. Cette situation est impressionnante en matière de soutien apporté par les parrains. Ils sont parrainés par un « groupe de 2 à 5 », tandis qu’une personne de Toronto (que la famille réfugiée n’a jamais rencontrée) prend en charge une grande partie des coûts financiers. Arrivés à Montréal, ils sont accueillis par un groupe de personnes mobilisées autour de leur installation.

En arrivant, on a trouvé 20 personnes, c’était comme dans un rêve. C’est vrai. Puis on portait les enfants, on prenait [fils cadet], on courait pour prendre le ballon, et le café était prêt même avant d’arriver. […] Il y avait trois voitures pour mettre les valises dedans. Et on nous disait de ne rien faire parce qu’on était fatigués. Tu rentres à la maison, tout est… il y avait tout ce qu’il fallait dans la maison. [Il manquait seulement] ce que nous les Arabes on a l’habitude d’acheter

Ranim, R09

Cet accueil crée un sentiment de bien-être instantané : « donc à peine arrivés ici, c’était comme chez nous, on est entrés dans la cuisine, on a fait du café, on a mis les pâtisseries, et tout le monde était un peu étonné de ce qui se passait » (Ranim). L’engagement des parrains et des personnes impliquées a surpassé cet accueil initial. La conjointe d’un des parrains parlant arabe a pu jouer un rôle clé dans l’interprétariat. Le groupe avait tout prévu ; il a réussi à obtenir une place dans une école spécialisée pour le fils cadet (qui avait des besoins spécifiques) ; chaque « besoin » a été pris en charge par une personne du groupe (ex. : dentiste, soins de santé, inscriptions, etc.). Le logement que la famille occupe depuis son arrivée a été choisi avec soin afin de faciliter ses déplacements. Les enfants ont été inscrits dans un camp de jour dès leur arrivée et à des activités sportives durant l’année scolaire.

Les parrains sont très présents dans leur vie et cela semble être bien reçu par la famille. La famille paraît également confiante par rapport à la transition au « 13e mois », une fois l’engagement des parrains terminé. Firas a passé quelques entrevues pour des emplois, mais il explique avoir dû refuser une offre en raison d’un conflit d’horaire avec la francisation, ce qui indique l’absence de pression économique grâce au soutien des parrains. Il a bon espoir de trouver un emploi lorsqu’il sera prêt.

La famille a vécu des difficultés au cours de son établissement, tout comme de nombreux nouveaux arrivants (solitude, séparation de la famille, apprentissage de la langue, etc.). Mais dans son cas, le soutien des parrains et leur capacité à la mettre en lien avec des ressources adéquates, ainsi que le fait d’avoir bénéficié de l’interprétariat a joué en sa faveur. Que cela soit pour la francisation, l’éducation et le soutien des enfants, le transport ou l’accès aux soins de santé, le soutien était constant. Par ailleurs, les parrains ont organisé des rencontres régulières afin de favoriser l’autonomie graduelle de la famille : « C’est maintenant nous qui prenons tous nos rendez-vous, nous n’avons plus besoin que quelqu’un nous aide » (Ranim, R09).

Des relations qui se créent, mais aussi des défis

Qu’est-ce qu’on peut faire pour mieux faire ? C’est déjà très bien, c’est déjà mieux que mieux. L’amour est très important, surtout quand on arrive en sortant de la haine un peu. On trouve cet amour… j’en pleurais, moi… c’était… c’est très important. Et puis… vous faites tout ce qu’il faut, même mieux

Maryam, R11, femme de la Syrie

Lorsque les conditions sont réunies, le parrainage permet la création de relations inédites, marquantes sur les plans de l’amitié, de l’attachement, de la confiance. Les récits montrent aussi des défis : difficultés de communication, sentiment d’intrusion, relations inégalitaires, barrières culturelles, etc. Tant du côté des personnes réfugiées que des parrains, cette relation dépasse l’engagement contractuel par ses implications et ses investissements affectifs.

On est très heureux de les avoir dans nos vies, donc le lien d’attachement est super fort et la responsabilité elle est naturelle, elle vient de soi

Julie, P04

Bâtir une relation de confiance au-delà des frontières

Pouvoir nouer une relation avant la migration au Québec, même par correspondance sporadique, représente un moment clé pour plusieurs parrains, qui permet de nombreux bénéfices : connaissances des réalités de la famille, sensibilisation à leurs conditions prémigratoires, développement d’un lien et réponses aux questions émergentes. Des parrains soulignent combien ces contacts peuvent également être éprouvants émotionnellement — exacerbés dans l’attente de la migration des personnes réfugiées soumises à des conditions de vie précaires, voire dangereuses. Cette relation à distance soulève d’ailleurs l’importance d’appuyer certains parrains sur le plan psychosocial, car ils sont confrontés à des situations de guerre et de violence combinées à un sentiment d’impuissance et à de longs délais d’attente (Notes d’observation, activités auprès de parrains, mars 2018. Voir aussi Thibault et TCRI, 2017). Tout au long du processus, avant et après l’établissement au Québec, il faut « apprendre à se connaître et se faire confiance » (Thibault et TCRI, 2017), créer « un lien de confiance » « où des fois on ne connaît pas toujours le fond de leur pensée, tu sais. Mais c’est normal, ils ont vécu… ils ont tout un vécu. Ils ne nous connaissent pas tant que ça, ils voient bien qu’on les aide, ils voient bien qu’on est toujours là et tout ça, mais il y a comme un petit bout… » (Diane, organisme de parrainage, P08). D’où l’importance de baliser les rôles respectifs et les attentes dans un contexte où des enjeux de communication interculturelle peuvent émerger.

Les paradoxes de la relation d’aide

Une fois établis au Québec, au coeur de ces nouvelles relations qui se créent, des défis peuvent apparaître, particulièrement en lien avec l’ambiguïté des rôles ou avec l’inconfort ressenti dans ce qui peut s’apparenter à des « relations d’aide ». Certaines personnes réfugiées se sentent « mal à l’aise » ou peuvent refuser de demander de l’aide financière et matérielle, arguant que d’autres ont davantage de besoins qu’eux. Également, certains ont des réticences à demander de l’aide à leurs proches, considérant qu’ils en ont déjà fait beaucoup. Par exemple, Soufia (R01) dira : « nous étions chez nos proches […] je ne voulais pas être trop à leur charge […] nous avons acquis ce qu’on a pu ». Un organisme parrain (P01) soulève l’importance d’éviter une posture « paternaliste » vis-à-vis des personnes réfugiées. La capacité pour les personnes réfugiées de se positionner éventuellement dans une relation de réciprocité, voire d’entraide, apparaît comme facilitante.

Sur le fil délicat d’une relation à construire, un « surinvestissement » des parrains pourrait aussi causer un sentiment d’envahissement. Le psychiatre et chercheur Morton Beiser (2009) évoque des formes d’intrusion de certains parrains dans la vie des réfugiés, où malgré leurs bonnes intentions : « sometimes they forgot that refugee families, like all other families, need and value privacy » (Beiser, 2009 : 565). Ce cas de figure a été vécu par Farah et Ghalib (R10, arrivés au Québec depuis environ six mois, parrainés par un groupe de « 2 à 5 »), qui témoignent du surinvestissement des parrains qui se retrouvent chez eux tous les jours. Le couple évoque aussi un moment de « déprime » par lequel ils sont passés, qui n’était pas étranger à cette situation.

Au début, elle [du groupe de parrains] essayait un peu de trop… de poser des questions sur des choses qui ne la regardent pas, de contrôler un peu, de poser beaucoup de questions sur la religion, ce qui a beaucoup dérangé. Même parfois de s’imposer. Mais une fois que les choses ont été dites, là maintenant ça va très, très bien

Ghalib, R10

Pour Beiser (2009), ce potentiel d’intrusion (intrusiveness) est l’un des inconvénients du programme de parrainage collectif et il recommande que cela soit pris en considération dans la pratique et les politiques publiques.

Quelques groupes de parrains ont souligné l’importance de rapports égalitaires, voire de réciprocité avec les familles réfugiées, de leur offrir des choix (logement, emploi), tout en accordant une importance particulière à leur autonomie (ex. : gestion des finances personnelles). Ce souci d’autonomie et de réciprocité fonde une relation de confiance entre le parrain et les personnes parrainées, et redonne de la dignité : « Parce que, dans le fond, le plus autonome qu’ils sont, le moins ils dépendent de nous, le mieux c’est pour eux. Ça ne veut pas dire qu’on est moins amis et puis qu’on s’aime moins » (Diane, P08).

Un réseau précieux

Le programme de parrainage collectif de personnes réfugiées permet de mettre en contact une personne réfugiée et sa famille avec un organisme de parrainage, avec des personnes engagées au coeur de l’organisme, ou bien avec des groupes de 2 à 5 et leurs réseaux de soutien respectifs, tous mobilisés autour de l’accueil et de l’intégration. À cet égard, la complémentarité des responsabilités entre le gouvernement et la société civile apparaît profitable (Paugam, 2011). Ce constat va dans le sens de l’importance d’un réseau de soutien élargi, une plus-value amplement documentée concernant l’intégration professionnelle (Blain et al., 2018b ; Chicha et Charest, 2008). Au-delà d’une « prise en charge », ce modèle d’immigration permet la mise en relation de personnes de la société civile avec des nouveaux arrivants. Comme l’évoque Martin (P08, organisme de parrainage) : « Il faut ouvrir ça aux citoyens, il ne faut pas que ça reste l’affaire d’une Église ». Outre certains défis et ambiguïtés que peut représenter ce programme, notre recherche a permis d’entendre de nombreux témoignages sur l’apport de ce lien privilégié qui peut potentiellement être créé.

D’ailleurs, pour certains parrains et marraines, leur rôle dépasse le lien parrain-parrainé : ils considèrent les personnes parrainées comme des amis, voire des membres de leur famille.

C’est toujours nos familles, ils ont un problème c’est notre problème. Peu importe. C’est nos frères, nos soeurs, nos enfants, pour le restant de leur vie ici, là

David, P07

Du côté de certaines personnes réfugiées, ce soutien humain a fait une différence et a contribué plus largement à leur sentiment d’appartenance, comme en témoigne Ranim :

Et puis après notre arrivée, leur amour, ils nous ont entourés, ils nous ont aimés, s’occuper de nous, de tous les détails… […] ça a aidé cette chose-là, à aimer le Québec, le Canada en général. Et tout leur amour, c’est ça qui m’a touchée

Ranim, R09

Conclusion

Confrontés à la crise de la sécurité sociale […] nous voyons sans cesse ressurgir, sous la forme d’un appel médiatisé à la générosité, un enthousiasme pour la solidarité privée. Cette dernière serait même parfois parée de vertus jugées supérieures à la solidarité publique, souvent perçue comme bureaucratique et impersonnelle. […] Quel type de relation peut-on alors concevoir entre solidarité publique et solidarité privée ?

Paugam, 2011 : 963

Cet article vise à faire état de la diversité des expériences de parrainage de personnes réfugiées. Par ces témoignages, nous cherchions à rendre compte de réalités parfois occultées. Dans un contexte de partage des responsabilités entre les parrains et le gouvernement, l’interprétation du rôle des parrains et l’hétérogénéité des configurations des formes de parrainage peuvent soulever des défis. L’imbrication des responsabilités entre le gouvernement, des organisations et des groupes de parrains peut engendrer une plus-value afin de favoriser l’inclusion des personnes réfugiées. Néanmoins, ce partage de responsabilités peut causer des enjeux précarisant les acteurs en présence, particulièrement les personnes réfugiées, mais également les parrains.

Les résultats de notre recherche laissent voir que la mise en oeuvre du programme de parrainage collectif est en tension entre la décentralisation de l’État et la solidarité citoyenne. D’une part, le programme de parrainage collectif, en déplaçant une portion des responsabilités, a consolidé et appuyé l’émergence de nouvelles solidarités, de proximités, dans le soutien à l’établissement. Cette décentralisation a permis une véritable implication communautaire et citoyenne. D’autre part, le programme de parrainage collectif a, dans certains cas, brouillé les points de repère par rapport aux responsabilités partagées, particulièrement les responsabilités gouvernementales dans un contexte de décentralisation teinté par une vision néolibérale, où des causes humanitaires pourraient paraître « déchargées » aux organismes « privés » et à la société civile (Hyndman, Payne et Jimenez, 2016 ; Silvius, 2016 ; Bélanger McMurdo, 2016). Les parrains et les marraines apparaissent comme les « angles morts » du programme de parrainage actuel, pouvant eux-mêmes se trouver démunis face à l’ampleur des responsabilités liées au soutien à l’intégration de personnes et de familles vulnérables. Les témoignages recueillis convergent sur la nécessité de reconnaître et d’apporter du soutien aux parrains à toutes les étapes du processus, incluant les démarches préliminaires et les contacts prémigratoires. Nos résultats mettent en lumière l’importance du maintien des responsabilités gouvernementales en ce qui concerne l’accueil des personnes réfugiées ainsi que de la complémentarité entre les deux programmes de réinstallation des personnes réfugiées (Beiser, 2009 ; Labman, 2016 ; Silvius 2016), voire du principe d’additionnalité tel que préconisé à ses débuts entre les programmes de réfugiés pris en charge par l’État et les parrainés (Beiser, 2009 ; Bélanger McMurdo, 2016 ; CCR, 2018 ; Hyndman, Payne et Jimenez, 2016 ; Labman, 2016 ; Silvius, 2016).

Le programme de parrainage collectif peut être un modèle à suivre au niveau international, par l’implication sociale qu’il représente et la mobilisation d’acteurs de la société civile et d’organisations communautaires et religieuses. La vague de solidarité se poursuit, et pourrait aller bien au-delà des cibles du gouvernement. En contraste avec les archétypes déshumanisés de réfugiés véhiculés par les médias, en rupture avec une vision de l’humanitaire qui dépersonnalise ses « bénéficiaires » (Malkki, 1996), la solidarité et le lien social contribuent à « l’humanisation » de la personne réfugiée (Rakopoulos, 2016)[8].

L’implication d’organismes et de membres de la société civile constitue un apport précieux par l’engagement qu’elle exige, par les liens qu’elle crée, et par le déploiement d’un réseau de soutien élargi pouvant favoriser l’inclusion des personnes réfugiées. Par ailleurs, la recherche relève l’importance de la complémentarité des rôles entre les différents acteurs dans le soutien à l’intégration des nouveaux arrivants (rôles du gouvernement, des institutions, des organismes communautaires, des bénévoles, de la société civile). La recherche reconnaît également le risque que la personne réfugiée tombe entre les mailles d’un filet de soutien clairsemé, ce qui soulève une fois de plus l’importance de l’imbrication des conditions structurelles, organisationnelles et relationnelles dans l’hospitalité et l’accueil (Paugam, 2011 ; Gotman, 1997, 2010, 2011). Cela nous amène également à souligner le rôle privilégié des organismes communautaires, qui, dans un esprit de décentralisation des responsabilités du gouvernement, sont mandatés pour répondre aux besoins des personnes réfugiées et immigrantes et faciliter leur accès aux différentes ressources (Chicha et Charest, 2008 ; Shields, 2013 ; Fourot, 2013). Dans ce contexte, la collaboration entre les organisations communautaires, les communautés, les familles, le secteur privé et les services publics est essentielle (Joy et Shields, 2013 ; Shields, 2013 ; Reichhold, 2010 ; Blain et al., 2018a et 2018b).

Des chercheurs ont pointé un paradoxe, au niveau structurel, dans le discours sociopolitique, qui se base sur la vulnérabilité des personnes réfugiées comme condition de leur réinstallation, mais qui, en parallèle, s’attend à ce que l’intégration de ces mêmes personnes réfugiées, après quelques mois ou années de transition, soit similaire aux autres catégories d’immigration (Garnier et al., 2018). Ce paradoxe trouve écho dans d’autres cas de figures, en santé mentale par exemple, où les critères de vulnérabilité conditionnent l’accès aux ressources, tandis que les approches sont basées sur l’empowerment et l’autonomie (Rodriguez et al., 2006). Notre équipe a montré l’importance d’un accompagnement individualisé et des réseaux d’entraide, dont les réseaux sociaux, non seulement pour les personnes parrainées, mais également pour leurs parrains. Le programme ne devrait pas évacuer les besoins spécifiques des personnes qui accueillent et accompagnent (les parrains), et des personnes réfugiées qui s’établissent, et ne devrait pas non plus sous-estimer le temps requis pour s’adapter à la nouvelle société, apprendre la langue et se faire reconnaître. Ce qui met également en évidence l’intérêt de développer des stratégies et des activités afin de favoriser l’aide et l’entraide, ainsi que la création de liens de réciprocité, tant pour les personnes réfugiées que pour les parrains. L’imbrication des niveaux et des types de responsabilités représente un enjeu de taille au coeur du programme de parrainage collectif, mais il est aussi à même de refléter un fort potentiel de solidarité.