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L’ouvrage intitulé « The Future Ready Organization » propose d’associer la transformation des modèles d’organisation et le concept de capacités dynamiques pour appréhender ce que sera l’entreprise du XXIème siècle. Ecrit par Gyan Nagpal, consultant et responsable d’un think sur le Leadership à Singapour, ce livre ouvre des perspectives intéressantes sur la manière d’appréhender les capacités dynamiques et de tenter d’opérationnaliser ce concept, aujourd’hui clé pour la recherche en sciences de gestion.

L’économie fondée sur les connaissances comme le développement rapide des technologies digitales et de l’intelligence artificielle font de la transformation des organisations une préoccupation majeure des grandes entreprises. Il s’agit bien de transformation et non de gestion du changement car le modèle d’entreprise est remis en cause. En effet, de nombreuses dimensions constitutives de l’entreprise sont questionnées comme l’existence d’une hiérarchie stable, de spécialisations ainsi que des frontières organisationnelles clairement délimitées. L’exercice de la fonction managériale est aussi questionné.

Ces nouveaux modèles d’organisation restent encore à inventer. C’est ce que propose d’aborder cet ouvrage en s’appuyant sur le concept de « capacités dynamiques » introduit par David Teece. Initialement, le concept de « capacités dynamiques » ne vise pas à remettre en cause le modèle de l’entreprise, mais permet d’aborder leur nécessaire adaptation à un environnement turbulent via l’orchestration flexible des ressources. Dans cet ouvrage, les capacités dynamiques servent à redéfinir ce qu’est l’entreprise au XXIème siècle. L’auteur part d’un point de vue micro sur la gestion des talents et les politiques de gestion des ressources humaines des entreprises. Cet ouvrage présente ainsi l’avantage de tenter d’opérationnaliser le concept de capacités dynamiques en s’intéressant aux nécessaires évolutions des politiques de ressources humaines, sujet trop peu abordé tant du point de vue académique que professionnel. L’auteur esquisse la profondeur des évolutions organisationnelles, culturelles et cognitives que ces transformations impliquent pour les grandes entreprises. Il illustre son propos à partir de cas issus des GAFA et d’entreprises qui illustrent l’économie de plateformes comme Uber ou Airbnb.

Le premier chapitre analyse les transformations associées à la gestion des talents. L’auteur définit ce qu’il considère comme des talents : des individus qui ont des idées, plus ou moins disruptives, porteuses de création de valeur et qui sont en capacité de les opérationnaliser. Sans utiliser le terme, les aptitudes décrites sont de fait très proches de celles utilisées pour décrire les entrepreneurs et les intrapreneurs, comportements clés que l’on retrouve dans l’article écrit par David Teece et publié en 2007 dans Strategic Management Journal pour identifier les individus capables de « ressentir et d’apprécier les signaux du marché » (les concepts de « sensing » et « seizing » selon David Teece).

Comment identifier et gérer ces talents ? A partir d’une série de cas concrets, l’auteur souligne dans le premier chapitre deux évolutions majeures que les entreprises doivent prendre en compte.

Tout d’abord, les talents ne sont pas nécessairement à l’intérieur de l’entreprise. Il ne s’agit donc pas toujours de salariés de l’entreprise. Il peut s’agir d’individus qui travaillent chez un partenaire industriel, un sous-traitant, un consultant ou encore d’individus plus éloignés de l’entreprise comme des étudiants. Cela conduit à modifier une dimension essentielle des politiques de ressources humaines dans les entreprises : la gestion des talents ne doit plus seulement se focaliser sur l’identification et la valorisation des compétences au sein de la firme. La gestion des talents doit être tournée autant vers l’interne que l’externe à l’entreprise.

Ensuite, les talents ne sont pas seulement identifiés à travers l’expérience professionnelle des individus et leurs positions managériales mais aussi en fonction de leurs activités extraprofessionnelles. Ainsi, pour Apple, l’identification d’un individu, qui était à la fois geek de technologies et musicien a rendu possible de développer le projet I tunes. C’est bien la combinaison entre des compétences acquises dans des activités professionnelles et extraprofessionnelles qui permet de constituer les talents. Cela entraine une deuxième modification majeure des politiques RH en obligeant à revoir complétement les grilles de compétences et à remettre en cause les approches linéaires de gestion des carrières généralement mises en place au sein des grandes entreprises.

Ce premier chapitre souligne ainsi que de nombreux directeurs RH des grandes entreprises ont une approche dépassée de la gestion des talents. Tournée exclusivement vers l’interne et structurée autour d’un lien contractuel de long terme entre l’individu et l’entreprise, la politique RH des entreprises ne permet pas de répondre aux défis futurs de l’entreprise. L’auteur conclut ainsi que le problème fondamental pour opérationnaliser le concept de capacités dynamiques dans les grandes entreprises repose sur une inadéquation entre les politiques de RH et les nouveaux enjeux de l’entreprise.

Le chapitre suivant met en perspective les changements clés dans la manière dont les individus appréhendent le travail et comment ces changements vont impacter la gestion des talents par l’entreprise. L’auteur aborde tout d’abord la mobilité des individus. La loyauté du salarié vis-à-vis d’une entreprise n’est plus la clé de la construction de son parcours professionnel. Ceci est tout d’abord la conséquence d’un changement d’aspiration individuelle par rapport au monde professionnel. Ensuite, c’est le résultat de la réorganisation des entreprises au cours des années 1980 et 1990 focalisée sur la productivité et donc le recours accru au contrôle au détriment de l’autonomie des individus. L’entreprise n’est alors plus le lieu de la réalisation professionnelle des individus car elle propose un cadre trop limitatif des activités. Enfin, l’auteur souligne un phénomène paradoxal. En raison de l’augmentation des qualifications dans l’économie de la connaissance, les personnes talentueuses ne constituent plus une ressource rare mais une ressource difficile à capter par l’entreprise. Il est en effet difficile de leur donner envie de travailler dans des structures trop rigides. L’identification des talents est aussi devenue complexe car elle est multiforme. La manière de recruter doit donc profondément évoluer dans les entreprises. Il faut identifier les bonnes personnes au bon moment et au bon endroit (et cet endroit n’est pas forcément localisé dans l’entreprise) pour réaliser les projets clés. Il faut aussi trouver les modèles contractuels et les incitations pour leur donner envie de travailler pour l’entreprise, le plus souvent de manière temporaire. C’est autant un changement organisationnel que d’état d’esprit.

Pour répondre à ces défis, l’auteur propose dans les trois chapitres suivants une redéfinition des capacités dynamiques de l’entreprise à partir des catégories suivantes : les capacités internes (« internal capabilities »), les capacités en réseau (« network capabilities ») et enfin les capacités externes (« external capabilities »). Cela revient in fine à adopter une gestion des talents dans une stratégie d’écosystème.

Les capacités internes de l’entreprise ont vocation à être de taille plus réduite qu’aujourd’hui et à se focaliser sur des profils qui permettent une gestion à long terme de l’entreprise afin de préserver l’équilibre entre exploration et exploitation. Il s’agit donc de profils qui sont capables d’orchestrer l’ensemble des ressources (internes et externes à l’entreprise) pour créer de la valeur à court terme et qui sont capables de redesigner les produits pour le futur. Il faut aussi des profils clés par grande fonction : RD, systèmes d’information, marketing, finances, ressources humaines. L’entreprise doit recruter des référents et spécialistes dans chaque domaine mais en petit nombre. Leur rôle est de favoriser autant que possible une simplification du fonctionnement de l’entreprise, une flexibilité accrue des modes d’actions et une automatisation des activités à chaque fois que cela est possible. Les manageurs n’ont pas la vocation à contrôler les performances sur des indicateurs prédéfinis mais à s’assurer de la possibilité d’utiliser de manière agile les ressources internes et externes de l’entreprise pour contribuer à la création de valeur. Ces individus doivent être recrutés sur des contrats de longue durée à condition de leur proposer des projets intéressants et une autonomie de travail, deux dimensions clés de la motivation professionnelle aujourd’hui.

Les capacités externes (« external capabilities ») et des capacités en réseau (« network capabilities »). Elles représentent de fait une alternative au développement des capacités internes.

Les capacités externes représentent un enjeu majeur en raison de la croissance des personnes choisissant le statut d’indépendants et qui ne souhaitent plus travailler dans le cadre rigide d’une grande organisation. Aux Etats-Unis, 40 % des actifs ont adoptées ce statut. Généralement, les indépendants ont adopté des méthodes flexibles de travail et créent rapidement de la valeur. Pour les entreprises, le recours aux indépendants implique parfois de passer par un intermédiaire qui permet de réduire les coûts de transaction et d’identifier rapidement les compétences idoines. On retrouve aussi dans cette logique les plateformes de crowdsourcing qui permettent de mobiliser une variété de profils et d’expertises alors que des économies de plateformes comme Uber, permettent de recruter des personnes qui n’ont pas nécessairement des qualifications élevées mais organisent de manière flexible leur temps de travail.

Les capacités en réseau renvoient aux liens structurels mis en place par l’entreprise avec d’autres entités comme des coopérations, partenariats et filiales communes. Ces liens permettent d’accéder à de nouvelles compétences et à de nouveaux marchés et/ou de réduire des coûts de développement des projets. Ces modalités sont déjà largement mobilisées par les entreprises. Toutefois, selon l’auteur, l’enjeu dans le futur est de gérer des situations de coopétition plus fréquentes en raison de l’instabilité des stratégies d’entreprises, qui devront continuellement se remettre en cause.

Les derniers chapitres ouvrent les perspectives sur une gestion dynamique de ces 3 types de capacités. Cela entraine non seulement une refonte complète de la fonction RH mais aussi plus largement de repenser autant l’organisation physique des activités que la stratégie de l’entreprise. A titre d’illustration, la gestion des locaux de l’entreprise ne doit pas seulement être appréhendée en fonction des capacités internes de l’entreprise mais aussi pour animer la dynamique entre les 3 composantes : capacités internes, capacités externes et capacités en réseaux. Ensuite, que dire de la culture d’entreprise ? Celle-ci glisse progressivement vers une culture d’écosystème facilitant les dynamiques de collaborations entre des personnes travaillant pour l’entreprise mais sous des statuts très différents.

Si l’auteur propose une approche très opérationnelle des capacités dynamiques, elle n’est pas sans incidence sur la recherche en sciences de gestion : de fait, aujourd’hui, de nombreux concepts ont été élaborés en rapport avec l’existence d’organisations dites classiques caractérisées par frontières clairement délimitées, et une définition parfois extensive des connaissances clés maitrisées à l’intérieur des frontières des entreprises. Tout cela est ainsi remis en partie en cause et implique pour les chercheurs, non pas de céder à des effets de mode, mais de renouveler leur approche pour analyser ces nouvelles formes de réalité. Bien entendu, les chercheurs ne sont pas démunis : les concepts de « communautés » et de « communautés de communautés » permettent déjà de s’interroger sur la notion d’organisation, mais il semble bien qu’à l’avenir les sciences de gestion vont devoir se montrer plus créatives pour aborder ces évolutions économiques.