Corps de l’article

1. Problématique

1.1. Mise en contexte

Dans un contexte où les multitextes prennent de plus en plus de place en classe de français, l’utilisation de ces nouveaux outils par les enseignants rend pertinentes l’analyse et la comparaison des approches qui en découlent (Bray, Adamson et Mason, 2010). Or, l’influence grandissante du champ de recherche associé à la littératie médiatique multimodale met en évidence certains défis, particulièrement en ce qui concerne ce qui se passe dans la classe de littérature. Certains des dispositifs didactiques utilisés par les enseignants misent surtout sur l’utilisation de moyens numériques en lien avec une oeuvre littéraire traditionnelle « imprimée ou numérisée » (Fraisse, 2012, p. 27-30). C’est le cas du blogue, généralement perçu comme un moyen pour que les élèves puissent d’abord rendre compte de leur lecture (Brillant Rannou et Le Baut, 2017). Cependant, l’objet de notre recherche met l’accent sur le dispositif didactique qui accompagne la création de l’élève, résultat d’un travail complémentaire entre sa lecture, son écriture, des images et parfois du son, tel un hyperlecteur (Brillant Rannou et Le Baut, 2017) constituant un sujet multimodal (Ouellet, 2016). Celui-ci utilise différents modes de façon complémentaire, qu’ils soient numériques ou non (Grégoire et Ouellet, 2015; Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012).

D’une part, la valeur littéraire des oeuvres numériques « lues » par les élèves n’est pas remise en question (Bouchardon, 2014; Monjour, Vitali-Rosati et Wormser, 2016) puisqu’elles participent à un éclatement des formes traditionnelles : l’utilisation de multitextes favorise plutôt une situation « d’expérience littéraire » (Bouchardon, 2018, p. 8-10). D’autre part, la littérarité des multitextes produits par les élèves semble peu remise en question au moment de leur utilisation par les enseignants. En effet, du point de vue des pratiques d’enseignement, différents dispositifs didactiques ont été expérimentés et implantés sans qu’ils soient validés par la recherche au moment de leur implantation (Karsenti et Fievez, 2013). Cependant, parce que les oeuvres numériques instaurent des changements de perspective dans l’enseignement de la littérature, il est pertinent de dépasser la description et l’analyse de dispositifs didactiques particuliers, afin de comparer des innovations pédagogiques (Law, 2010). Inspirés par Saemmer (2010) et Zuern (2010), nous avons voulu savoir de quelle façon ces deux dispositifs didactiques axés sur la multimodalité, la bande-annonce littéraire et la tablette numérique (iPad), permettent aux enseignants de français d’accompagner l’expérience littéraire des élèves. De ce fait, nous avons cherché à connaître le lien entre le rôle d’accompagnateur des enseignants et la richesse de l’expérience vécue par les élèves.

1.2. Questions de recherche

Des travaux menés dans les dernières années ont permis de décrire et d’analyser respectivement le rôle de la bande-annonce littéraire (Ouellet, 2015) et de la tablette numérique (Ouellet, 2016) dans l’enseignement de la littérature. Toutefois, sans viser une forme de hiérarchie, il nous apparaît important de mettre au jour une distinction entre ces démarches innovantes (Law, 2010), mais souvent considérées, comme bien d’autres dispositifs numériques, sous l’angle uniformisant de la multimodalité.

Précisément, on peut se demander quelles sont les distinctions et les similitudes entre les dispositifs didactiques fondés sur l’expérience littéraire du sujet, c’est-à-dire sa réception-création de multitextes. Quels sont les effets de ces dispositifs sur l’expérience littéraire des élèves ? Quels rôles ont joué les enseignants lors de ces situations respectives ? En outre, nous nous sommes demandé quels sont les avantages et les inconvénients de ces deux types d’accompagnement.

2. Cadre théorique

Pour l’étude de ces dispositifs, nous avons convenu de considérer comme étant « littéraires » une pluralité de genres appartenant à de « nouvelles formes littéraires numériques » (Lacelle et Lieutier, 2014). Ainsi, aborder l’enseignement de la littérature dans ce contexte nous mène à légitimer son utilisation en classe de français : on sait que ce corpus en mutation entraîne nécessairement une reconfiguration des dispositifs didactiques (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2018).

2.1. L’expérience littéraire du sujet multimodal

Le modèle du sujet lecteur et scripteur, auteur de la singularité de l’oeuvre (Rouxel et Langlade, 2004), apparaît encore pertinent, mais il prend une autre dimension. En effet, une « nouvelle qualité de littérarité » (Simanowski et al., 2010, cités par Bouchardon, 2018, p. 8) semble convenir au sujet confronté au besoin de construire du sens lors de la réception du multitexte. Celui-ci favorise l’actualisation d’une réalité alternative que l’on peut associer à une forme de déstabilisation ou de « défamiliarisation » (Bouchardon, 2018, p. 9). Par la mise en place d’une forme ou d’un genre inhabituel, le multitexte prépare le sujet au mode imaginaire. Ceci lui permet de distinguer le fictif de la réalité, mais aussi de les combiner : il sait que ce qu’il lit n’est pas la réalité et il décide de son plein gré d’y participer, et même de le construire, par des hypothèses et des prospections qui forment un tout cohérent : « Faits réels et fiction entretiennent un rapport fonctionnel qui amène le spectateur tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre […]. Enfin, la notion de temps réel provoque une fusion entre la mise en intrigue et sa réception » (Chambefort, 2018, cité par Bouchardon, 2018, p. 13).

De cette façon, le sujet crée une expérience opposant littérature et numérique. C’est ce mouvement opéré par le sujet qui constitue sa lecture littéraire : l’assemblage des modes textuels, visuels, gestuels et sonores contribue à la construction du sens. Ce mouvement fait aussi apparaître le caractère hautement polysémique des multitextes, particulièrement s’ils sont numériques : leur grande variabilité leur confère un énorme potentiel de réception-création non linéaire (Lebrun et Lacelle, 2012). Pour le sujet multimodal, l’expérience littéraire est rendue possible par la réception-création, en choisissant parmi une pluralité de sens possibles.

2.1.1. La réception subjective des multitextes

La réception d’une oeuvre multimodale implique un mode de lecture différent (Hobbs, 2007). Par exemple, des travaux ont démontré que le cinéma (Lacelle, 2009), le forum et le blogue (Moinard, 2015) convoquent la capacité du spectateur/lecteur à classer puis choisir une multitude d’informations non textuelles pour construire une cohérence d’ensemble. D’autres recherches sur les séries télé (Vrydaghs, 2015) et les expositions virtuelles (Lebrun, 2012) montrent l’étendue possible des contributions narratives que peut apporter un sujet placé en position de compléter un multitexte comme le ferait un réalisateur de cinéma : il choisit des extraits, des séquences, de la musique, etc. L’activité du sujet lecteur du roman augmenté est également un bon exemple de ce travail narratif (Brehm et Beaudry, 2016).

La perspective développée par l’école de Constance et son « horizon d’attente » (Jauss, 1978) apparaît comme le paradigme qui explique encore le mieux le parcours de ce sujet (Saemmer, 2015, 2018). Le fait que le sujet soit soumis à l’influence de communautés interprétatives (Fish, 1980/2007) lui donne quand même la plus grande part de responsabilité dans la réalisation de l’expérience littéraire. Il reste celui qui procède à l’actualisation du texte : il combine diverses informations, concrétise des liens potentiels et les fait tenir ensemble. Pour Thérien (2007) et Schaeffer (2000), il s’agit d’un processus cognitif qui permet de rendre cohérente la réception. La sélection d’informations pertinentes par le sujet apparaît donc comme l’une des opérations fondamentales dans ce processus. C’est ce travail sur les éléments choisis par un sujet qui constitue l’assise de son activité. C’est également ce qui permet de rendre visible ou audible la concrétisation imageante du sujet, telle qu’elle avait d’abord été définie en didactique de la littérature (Rouxel et Langlade, 2004). Ainsi, la construction du sujet multimodal s’appuie sur une forme de « polysémie numérique », car « le numérique introduit un écart entre les attentes de l’utilisateur fondées sur ses gestes et les possibles offerts » (Bouchardon, 2018, p. 11).

La relation texte-image est également au centre de l’actualisation opérée par le sujet. Différents travaux, notamment ceux de Kress et Van Leeuwen (1996) et de Lebrun et Lacelle (2012) ont montré la façon dont les sujets font des allers-retours entre le texte et les images. Ainsi, l’interaction entre le texte et l’image s’appuie sur la complémentarité de ces deux formes sémiotiques (Unsworth, 2006). De plus, l’hybridité de ces nouvelles formes « vient libérer la littérature des conventions génériques et permet l’exploitation des modes de création et de réception » (Lacelle et Lieutier, 2014, p. 57). Le sujet multimodal, libéré des conventions, constitue le pivot de cette relation entre le texte et les images.

2.1.2. La création subjective de multitextes

Pour l’enseignant, proposer à ses élèves de produire un document multimodal est l’occasion de les amener vers des apprentissages « individualisés et différenciés » (Lebrun et Lacelle, 2012, p. 25). Or, en considérant la vision proposée par Danto (1981), il apparaît que le lieu d’appropriation privilégié réside toujours dans la mise au jour de l’expérience esthétique exprimée par une forme d’écriture subjective. Toutefois, en partant de la notion de sujet scripteur et du processus d’écriture (Delcambre, 2007), la production du sujet relève davantage d’une forme de création multimodale (Brillant Rannou, 2017; Brunel et Rinck, 2016) que d’une écriture au sens strict. En ce sens, on considère que l’expérience littéraire est fondée à la fois sur l’activité « sensorielle ou gestuelle » du sujet pendant qu’il construit cette expérience, et sur la révélation du sens contenu dans l’oeuvre produite (Bouchardon, 2018).

Pour l’apprentissage visé en classe de français, cet acte créateur individuel ne serait pas suffisant : il apparaît qu’il faut également considérer la « création à médiatiser », que l’on associe à la littérature numérique, plutôt que la production d’un « document personnel » par les élèves. En effet, le potentiel du numérique ne serait que partiellement utilisé lorsqu’il se rapporte strictement à une forme numérisée ou virtuelle (Fraisse, 2012; Lacelle et Lieutier, 2014). Ici encore, la potentialité de la création multimodale apparaît comme une libération des formes et des exercices d’« écriture » : écriture collaborative, productions médiatiques, utilisation des images, etc. Finalement, la pleine utilisation didactique de la littérature numérique repose en grande partie sur sa médiatisation et sa diffusion.

Tout comme la lecture de multitextes, le processus de production par les élèves implique également un exercice scolaire plus complexe que la rédaction. Toutefois, la possibilité qu’a un enseignant de concrétiser l’imaginaire de ses élèves pourrait constituer un outil puissant pour développer ses apprentissages langagiers.

2.2. Le dispositif didactique : un dispositif d’accompagnement du sujet

D’abord, la didactique du français comporte une dimension réflexive associée au processus de l’apprentissage, plus précisément en cherchant « à mieux comprendre […] et à mieux guider l’action pédagogique de l’enseignant » (Simard, 1993, p. 60-62). Tel que défini par Halté (1998), un dispositif didactique devrait donc avoir pour but son « enseignabilité » (p. 50-51). Concrètement, il désigne un ensemble de moyens et d’activités mis en place par l’enseignant et visant un apprentissage (Astolfi, Ginsburger-Vogel et Toussaint, 1997, cités par Février, 2009, p. 58).

Pour les élèves, cet apprentissage peut être favorisé par des stratégies unificatrices par exemple, qui exploitent la relation texte-image et leur caractère indissociable. Une intervention structurante va aussi contribuer aux apprentissages des élèves. Selon Lebrun et Lacelle (2012), « il faut […] les aider à faire des liens entre les documents d’origines diverses, […]. Ce qui est vrai d’une lecture/production intertextuelle classique (traditionnelle) l’est encore plus lorsqu’entre en cause la multimodalité » (p. 86). En ce sens, nous reprenons l’un des défis de l’enseignement rappelé par Canvat (2002) : « il n’y a apprentissage que s’il y a appropriation par le sujet de connaissances qu’il a lui-même élaborées (et l’apprentissage étant un acte libre d’un sujet, l’interpellation de cette liberté devient, dès lors, fondamentale), mobilisables en cas de besoin (“transférables”) » (p. 78). Le dispositif didactique devrait donc favoriser une forme de liberté créatrice facilitant l’engagement des élèves.

Toutefois, pour Glasman et al. (2016), il ne faut pas confondre la réussite des élèves avec la réussite d’un dispositif :

Qu’est-ce que les élèves font d’un dispositif ? Au-delà de son organisation et même de sa conduite au jour le jour par les professionnels, ce qui est décisif c’est surtout ce que les élèves font d’un dispositif, comment ils se l’approprient, l’utilisent, parfois le subvertissent, le détournent, le font servir à des fins qui n’étaient pas celles prévues.

p. 28

Le processus d’apprentissage ne dépend donc pas uniquement des pratiques enseignantes, mais aussi de la façon dont les élèves traitent avec ce qui leur est proposé (Massol, 2017; Talbot, 2012).

Pour Weisser (2010), « l’élève apprend à partir d’éléments prélevés dans le Dispositif, mais il apporte à sa Situation un certain nombre de compléments moins contrôlés par l’enseignant, il “y met du sien” » (p. 292). Pour l’enseignement, l’enjeu consiste alors à bien accompagner les élèves (Perraudeau, 2006). C’est pourquoi la notion d’accompagnement nous apparaît indissociable d’un dispositif didactique axé sur la multimodalité : elle présuppose un dosage équilibré entre l’encadrement fait par l’enseignant et la liberté créatrice des élèves. En ce sens, il convient de mettre l’accent sur leur autonomie à mener à bien certaines tâches, à s’autoréguler et à prendre des décisions (Buckingham, 2005). De plus, cette perspective donne un rôle majeur au sens critique des sujets et à la compétence multimodale en général, c’est-à-dire leur capacité à analyser et à communiquer en utilisant l’écrit, l’image et l’audio en ayant recours, tant dans la réception que dans la production, à des supports médiatiques variés (Fastrez, 2010; Lebrun et Lacelle, 2012).

3. Méthodologie

La présente démarche permet « une cohabitation synergique des deux visions de l’étude de cas concernant d’une part l’existence d’une théorie existante (Yin, 1994) et d’autre part l’émergence de nouvelles propositions théoriques (Merriam, 1998) » (Alexandre, 2013). En somme, nous croyons possible de valider certaines notions bien connues du champ de la littératie médiatique multimodale et formuler quelques propositions au regard des résultats obtenus sur le terrain. Pour la présente recherche, nous voulions analyser l’interaction de facteurs clés ciblés dans la problématique : (A) le dispositif didactique utilisé par l’enseignant pour accompagner l’étude de la littérature; et (B) l’expérience littéraire vécue par les élèves. Nous avons choisi de mettre ces éléments respectifs en relation à partir de données qualitatives, et ce, dans le but de faire ressortir les points de convergence et de divergence d’une part, mais aussi ce qui apparaît comme des avancées et des limites des dispositifs étudiés d’autre part. Ces indicateurs rendent possible la comparaison des interventions éducatives (Lenoir, 2009). Nous avons considéré que la comparaison des dispositifs didactiques présentés plus haut nous permettrait de les approfondir davantage que l’analyse respective de chaque dispositif didactique pris isolément.

Une première méthode de collecte des données est constituée d’observations en classe réalisées par le chercheur lors des séances ordinaires tenues dans différents contextes. Les données tirées des observations au moyen de la grille d’observation (voir annexe 1) sont synthétisées et présentées sous forme de bilans à la fin de chaque séance utilisée pour ce texte.

Une autre source d’information de la recherche est constituée des créations d’élèves. Celles-ci nous permettent d’accéder à leurs représentations et « qui montre la façon dont l’apprentissage est construit » (Law, 2010, p. 300). L’analyse du contenu visait à approfondir le sens des écrits et des productions audiovisuelles des élèves. Pour ce faire, des unités d’analyse thématiques et conceptuelles (Miles et Huberman, 2003) ont été mises sur pied à l’intérieur d’un système de codification et d’un cadre d’analyse spécifiquement construit pour la recherche.

Les données obtenues avec ces deux méthodes ont été traitées à l’aide d’un processus de condensation des données qui nous a permis de formuler des propositions synthétisées (Paillé et Muchielli, 2012). À la fin du processus d’analyse, les deux instruments de recherche utilisés, l’observation et les créations d’élèves ont été mis en relation afin d’approfondir l’interaction entre le dispositif d’accompagnement et l’expérience vécue par les élèves.

3.1. L’échantillon

Le recrutement des cas « innovants » s’est effectué à partir des critères suivants :

(1) l’existence de preuve attestant de changements significatifs dans les rôles des enseignants et des élèves, dans les objectifs des programmes d’étude, dans les pratiques d’évaluation, et/ou dans les outils éducatif et l’infrastructure; (2) l’importance du rôle que joue la technologie dans la pratique; (3) l’existence de preuves attestant de résultats positifs mesurables chez les élèves; et (4) la durabilité et la transposabilité de la pratique.

Law, 2010, p. 297

Pour ce faire, depuis 2012, nous avons fait appel à des enseignants de français du secondaire utilisant des dispositifs didactiques novateurs et prêts à participer à la recherche de façon volontaire. Parmi ces volontaires, nous avons compté sur deux enseignants de classes ordinaires, un enseignant responsable d’une classe de premier cycle adapté composée d’élèves en difficulté d’apprentissage, ainsi que deux enseignants du programme d’éducation internationale. Au total, en incluant toutes les phases successives de ce projet de recherche, nous avons recruté un total de cinq enseignants de français dont les classes comptaient 112 élèves âgés de 13 à 16 ans. Pour cet article, nous présentons les résultats de deux groupes de 3e et 4e secondaires comptant 59 élèves au total. Les résultats que nous présentons dans cet article sont donc partiels, mais représentatifs de la démarche de recherche qui a été réalisée.

3.2. Déroulement des expérimentations, instruments de mesure et analyse des données

L’observation en classe a été effectuée à partir d’une grille construite par le chercheur et qui a été testée lors de rencontres préliminaires avec des enseignants et des élèves. Notre attention s’est portée sur des éléments fondamentaux au regard de la problématique de recherche : la structure du cours, l’organisation de la classe et des tâches, la différenciation et l’organisation des interactions entre les élèves. La grille que nous avons utilisée comportait également une catégorie spécifique aux attitudes, discours, actions, répétitions et fréquences remarqués lors des séances. Cette méthode nous a permis de décrire et d’analyser un grand nombre de comportements d’enseignants et d’élèves sans intervention de notre part lors de cinq séances tenues dans le cadre du déroulement normal de l’année scolaire. La grille d’observation s’est enrichie au fil des étapes successives dans les différentes classes. Chaque séquence d’observation en classe a été l’objet de plusieurs étapes de validation faites à partir de recherches portant sur les représentations d’enseignants (Trinquier, 2013), l’utilisation de la technologie en classe (Karsenti et Fievez, 2013) et sur l’enseignement de la littérature (Ouellet, 2012, 2016). Les données obtenues au moyen de la grille d’observation sont synthétisées et présentées sous forme de bilans à la fin de chaque étape de la recherche. L’analyse des données qualitatives a été possible par la synthèse progressive des données et le regroupement des situations analysées ainsi que par la mise en relation des indicateurs que nous avons sélectionnés (Alexandre, 2013). Finalement, des réalisations d’élèves ont aussi été analysées pendant et après la démarche.

4. Résultats

Dans les dispositifs que nous avons étudiés, les élèves ont été amenés à jouer les rôles de récepteurs ou de créateurs de multitextes. Les deux dispositifs retenus pour cet article sont des cas typiques des résultats obtenus : 1) des bandes-annonces que des élèves ont réalisées à partir de livres; et 2) des schémas représentant les relations entre les personnages que des élèves ont faits sur des tablettes numériques (iPad). Dans les deux cas, chaque séance représente une période normale d’un cours de 90 minutes. Le même nombre de séances, soit cinq, a fait partie des deux dispositifs analysés.

4.1. Un dispositif didactique à partir du roman graphique

Le premier dispositif a été analysé dans une classe dite « régulière » de 4e secondaire composée de 31 élèves. Il consiste à réaliser une bande-annonce à partir d’une oeuvre littéraire. La séquence que nous avons étudiée est composée de la lecture d’une bande dessinée ou d’un roman graphique, suivie par l’écriture d’un scénarimage, puis par la réalisation d’une bande-annonce de deux minutes par une équipe de deux ou trois élèves (Grégoire et Ouellet, 2015). Au total, ce projet a duré sept semaines, mais nous avons assisté à cinq séances intercalées, c’est-à-dire que les cours consacrés exclusivement au projet ont été entrecoupés de cours portant sur des notions de lecture, d’écriture et de communication orale devant être intégrées lors des différentes étapes de réalisation des bandes-annonces. Par exemple, l’enseignant nous a indiqué que certains cours avaient porté sur des notions grammaticales comme l’accord du verbe, la syntaxe et l’utilisation adéquate des signes de ponctuation. Ces éléments étaient particulièrement importants lors des différentes rédactions liées aux bandes-annonces.

4.1.1. L’accompagnement de l’enseignant : le scénarimage

Lors d’une première séance, l’enseignant prend 40 minutes pour expliquer aux élèves les notions et les codes appartenant au monde de la BD : ses caractéristiques, son type de narration, le rôle de l’ellipse, la relation entre le texte et les images, etc. Il insiste également sur le langage du cinéma : les caractéristiques d’une bande-annonce, les types de plans cinématographiques, le rôle de l’intrigue et les éléments liés aux personnages. Finalement, lors de cette première étape, le reste de la période est consacré au choix et à la lecture de la bande dessinée ou un roman graphique à partir des oeuvres présélectionnées par l’enseignant. Les BD sont disposées sur une table et les élèves sont invités à circuler autour de la table pour les feuilleter, poser des questions à l’enseignant sur l’histoire, les personnages, etc. Chaque titre comporte au moins deux exemplaires pour favoriser la consultation en équipe. Quand leur choix est fait, les élèves retournent s’asseoir à leur place pour commencer la lecture de l’oeuvre. Chaque équipe doit choisir une oeuvre différente des autres équipes. Ainsi, tous les membres d’une même équipe doivent lire la même oeuvre. Leur lecture devra être complétée à la maison.

À la deuxième rencontre, les élèves doivent avoir lu l’oeuvre complète de façon à pouvoir travailler en équipe à la mise en commun des interprétations. Pendant 45 minutes environ, l’enseignant circule dans la classe et passe de cinq à dix minutes avec chaque équipe. Les autres équipes d’élèves travaillent de façon autonome à partir des thèmes proposés dans le document explicatif qui a été distribué et qui a été conçu pour guider les discussions. Cela permet à l’enseignant de ne pas être toujours présent avec chaque équipe. C’est à ce moment que s’harmonisent ou se confrontent les interprétations individuelles faites par chaque lecteur en dehors de la classe. Peu de conflits surgissent : les oeuvres choisies par l’enseignant mènent rarement à des confrontations et les débats portent surtout sur des péripéties ciblées. Par exemple, tous les membres d’une équipe pensent avoir compris la même chose, mais ne s’entendent pas sur le sens des actions d’un même personnage. Certaines discussions sont animées et les élèves utilisent leur capacité de persuasion, invoquent des passages de l’oeuvre et cherchent à prouver leur interprétation en ayant recours à des passages importants pour les personnages. Finalement, toutes les équipes réussissent à s’entendre sur le sens de l’oeuvre que chaque membre devait lire individuellement. Dans la seconde partie du cours, l’enseignant distribue d’autres documents qui encadrent le travail à venir : la sélection et la justification des scènes par les élèves en vue du tournage de la bande-annonce. Le principal document est présenté comme un scénarimage, soit un « scénario imagé » que chaque équipe doit composer en vue de tourner ces scènes ou de trouver des séquences déjà existantes dans les médias. À titre d’exemple, l’enseignant présente une bande-annonce professionnelle d’un film connu. Puis il présente deux bandes-annonces réalisées par des élèves lors d’années précédentes et portant sur des oeuvres qui ne sont pas les mêmes que celles utilisées pour le projet en cours. L’une d’elles contient des images provenant de vrais films connus (p. ex. : Batman). L’autre bande-annonce comporte des séquences tirées de publicités bien connues (p. ex. : Pepsi-Cola). L’enseignant insiste sur certains thèmes et les élèves posent des questions portant sur les ressources auxquelles ils peuvent recourir. L’enseignant revient notamment sur le droit d’utiliser des oeuvres disponibles sur Internet et la possibilité de filmer les séquences choisies en étant eux-mêmes acteurs ou figurants dans leur bande-annonce.

La troisième rencontre à laquelle nous avons assisté est entièrement consacrée à l’écriture du scénarimage. Regroupés en équipes, les élèves consacrent l’essentiel de leurs discussions à la sélection et à la justification des scènes choisies. Chaque équipe doit compléter son document et le remettre à l’enseignant à la fin de la période. Nous remarquons que la plupart des équipes se partagent naturellement les tâches en fonction des forces ou des intérêts de chaque élève : certains prennent l’initiative d’écrire et d’autres proposent plutôt de dessiner. Lors de son passage dans chaque équipe, plusieurs interventions de l’enseignant portent sur le cadrage et le type de plans (p. ex. : plan américain) que devrait comporter le scénarimage. Il insiste également sur le peu d’importance qu’il accordera à la valeur esthétique des dessins proposés par les élèves « pourvu qu’on reconnaisse le personnage ». L’exemple suivant montre bien le travail effectué lors du scénarimage (voir figure 1).

Figure 1

Extrait du scénarimage de Paul a un travail d’été (Rabagliati, 2002)

Extrait du scénarimage de Paul a un travail d’été (Rabagliati, 2002)

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À la quatrième rencontre, l’enseignant remet sa correction des scénarimages aux élèves. Dans un premier temps, ceux-ci se regroupent en équipes afin d’intégrer ces commentaires et d’ajuster leur scénarimage au besoin. La même démarche est observée : l’enseignant laisse les équipes travailler de façon autonome et se déplace d’un sous-groupe à l’autre.

À la fin de la période, nous avons recueilli tous les scénarimages des élèves et nous sommes en mesure de présenter les objectifs qu’ils ont identifiés dans leur document. Il y avait un seul document par équipe pour un total de 16 scénarimages. Toutefois, une justification pouvait être mentionnée à plus d’une reprise dans un seul scénarimage. Notre attention s’est donc portée vers les occurrences, soit le nombre de fois où une justification est apparue sous diverses formes. À l’aide de codes thématiques, nous avons analysé l’ensemble des scénarimages produits par toutes les équipes de la classe pour en faire ressortir les éléments les plus saillants au regard de la problématique et des objectifs de recherche (Paillé et Muchielli, 2012). Le tableau 1 nous permet de rendre compte des justifications des élèves à propos des scènes qu’ils ont choisies dans l’ensemble de la classe.

Tableau 1

Justifications exprimées par les équipes d’élèves dans les scénarimages (n = 16)

Justifications exprimées par les équipes d’élèves dans les scénarimages (n = 16)

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Au fil des rencontres, les observations faites en classe ont permis de voir qu’une grande préparation précédait le travail de l’enseignant en classe. Son discours est apparu comme étant équilibré entre ce qui est explicité ou modélisé, et ce qui favorise la découverte des élèves. Utilisant parfois la modélisation pour commencer une étape d’écriture, en montrant des bandes-annonces par exemple, l’enseignant a aussi eu recours à des exposés magistraux rappelant clairement les objectifs de la séance et les contenus dont les élèves avaient besoin pour travailler de façon autonome.

4.1.2. La création des élèves : la bande-annonce

Entre la quatrième et la cinquième séance, une période de trois semaines a permis aux élèves de procéder au tournage puis au montage de leur bande-annonce. Pour les séquences où les élèves devaient se filmer, il était possible d’emprunter le matériel nécessaire à l’enregistrement vidéo aux services matériels/audiovisuels de l’école. Certaines équipes s’en sont prévalues. Cependant, la plupart des équipes ont préféré utiliser leur propre matériel ou celui de leurs parents : appareil photo numérique, téléphone intelligent, ordinateur personnel, etc. Dans cette même étape, les élèves pouvaient aussi chercher des séquences vidéos tirées de publicités, d’extraits de films et d’émissions de télévision. Avant de procéder, les élèves ont été sensibilisés au droit d’auteur et à la nécessaire mention des oeuvres utilisées dans le générique de leur bande-annonce. Une fois les tournages et les recherches terminés, l’enseignant a mené sa classe dans un laboratoire informatique de l’école afin de procéder au montage de leur film en utilisant le logiciel iMovie installé sur les ordinateurs du laboratoire informatique.

À la fin du processus, les élèves avaient en leur possession un document numérique contenant leur création, soit un fichier vidéo, contenant la bande-annonce du livre à présenter aux autres élèves de la classe. Quelques captures d’une bande-annonce typique permettent de constater que les élèves utilisaient en alternance des séquences qu’ils avaient eux-mêmes filmées, souvent des extraits de la BD, et des séquences empruntées à des vidéos existantes. Certaines équipes ont aussi utilisé des logiciels de présentation (p. ex. : PowerPoint).

La cinquième séance a été consacrée à la présentation de toutes les bandes-annonces (BA) en classe. Chaque équipe d’élèves devait présenter sa BA en se déplaçant à l’avant de la classe près de l’écran. L’enseignant opérait l’ordinateur et les documents (fichiers) que les élèves avaient remis avant le cours sur une clé USB ou par messagerie Internet. Suite à la projection de la BA, les membres de chaque équipe ont dû justifier leurs choix, puis répondre aux questions de l’enseignant et des élèves. Cette séance était nécessairement axée sur la communication orale et l’argumentation. Dans ses interventions, l’enseignant a mis l’accent sur les réussites des élèves, notamment sur la pertinence des scènes choisies et la cohérence narrative de la plupart des créations.

Figure 2

Couverture de l’oeuvre originale intégrée à la bande-annonce (équipe ABC)

Couverture de l’oeuvre originale intégrée à la bande-annonce (équipe ABC)

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Figure 3

Message conçu par un logiciel de présentation « PowerPoint » (équipe ABC)

Message conçu par un logiciel de présentation « PowerPoint » (équipe ABC)

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Figure 4

Passage tiré d’un message publicitaire d’une marque de voiture (équipe ABC)

Passage tiré d’un message publicitaire d’une marque de voiture (équipe ABC)

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Figure 5

Séquence filmée par les élèves avec la voiture de leurs parents (équipe ABC)

Séquence filmée par les élèves avec la voiture de leurs parents (équipe ABC)

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4.2. Un dispositif didactique misant sur la tablette numérique (iPad)

À cette étape de la recherche, nous avons étudié le dispositif didactique de la tablette numérique (iPad) dans deux contextes très différents, soit auprès d’une classe composée d’élèves en difficulté inscrits au premier cycle adapté (1CA), équivalent à la première secondaire, et d’une autre classe du programme d’éducation internationale (PEI) dont la plupart des élèves obtiennent généralement des notes au-dessus de la moyenne. Pour notre comparaison, nous avons choisi de n’utiliser que les résultats d’un seul groupe, soit celui du PEI d’un niveau davantage comparable (3e secondaire) à celui fait avec les bandes-annonces (4e secondaire). Nous avons également considéré que les observations des deux situations (1CA, PEI) étaient différentes. Le contexte de l’adaptation scolaire n’était pas exclusivement consacré à l’étude de la littérature : ces élèves avaient de grandes difficultés d’apprentissage ou de comportement. L’utilisation de la tablette visait en priorité à développer leurs compétences en communication afin de favoriser leur intégration scolaire et sociale. À tout le moins, nous avons été en mesure de constater que l’utilisation de la tablette numérique (TN) s’est avérée positive pour ces élèves au moment d’accompagner la lecture de romans jeunesse.

Le groupe de 3e secondaire du PEI utilisant la tablette numérique était composé de 28 élèves. L’utilisation de la TN visait à accompagner la lecture du roman jeunesse Maestro (Petit, 2011). Chaque séance que nous avons observée a porté sur un chapitre du roman. Des activités différentes ont été proposées par l’enseignante, mais ces activités n’étaient pas intégrées à un projet plus large comme avec le dispositif de la bande-annonce (BA). Ainsi, la TN a surtout été utilisée comme un appui à la lecture d’une oeuvre littéraire traditionnelle, c’est-à-dire imprimée sur du papier. La séquence que nous avons étudiée est composée de cinq séances couvrant la lecture complète du roman que les élèves devaient faire à la maison (Ouellet, 2015). Au total, cette lecture a duré cinq semaines, mais nous avons assisté à cinq séances intercalées, c’est-à-dire que les cours consacrés exclusivement à la lecture et à la compréhension de l’oeuvre ont été entrecoupés de cours portant sur des notions de lecture, d’écriture et de communication orale devant être intégrées en vue de l’évaluation à venir. Par exemple, l’enseignante nous a indiqué que certains cours avaient porté sur les genres et leurs structures en prévision du texte à produire ultérieurement : le compte-rendu, l’analyse et l’argumentation. La TN n’a pas fait partie de l’évaluation finale.

4.2.1. L’accompagnement de l’enseignant : la tablette numérique (iPad)

Lors de la première séance, l’enseignante tient l’oeuvre imprimée dans ses mains et lit une partie du premier chapitre à voix haute. Elle s’arrête parfois pour poser des questions aux élèves : « Pourquoi pensez-vous qu’il agit ainsi ? ». Elle donne parfois la signification des mots utilisés par l’auteur, notamment ceux liés au contexte géographique (l’action se déroule en Amérique du Sud). Cette lecture dure 15 minutes. Par la suite, elle donne des explications sur la description et le traitement des personnages, et donne des exemples tirés du roman. Elle écrit quelques notes au tableau. En prévision du prochain cours, elle demande aux élèves de porter attention à la psychologie des personnages.

Finalement, dans la dernière partie du premier cours, elle avance le chariot sur lequel sont branchées toutes les tablettes. À l’aide du tableau numérique installé devant la classe, elle prend quelques minutes pour rappeler les grandes lignes de l’application Compilatio qui est installée sur les tablettes même si les élèves l’ont déjà utilisée : quels menus déroulants il faut sélectionner, sur quel choix cliquer, etc. Cela prend quelques secondes. Puis elle montre des schémas, dont certains sont incomplets, en insistant sur les informations essentielles qui sont parfois manquantes. Avant de partir, elle insiste sur l’obligation d’avoir lu le chapitre suivant pour le prochain cours.

La deuxième séance se déroule sensiblement de la même façon, mais l’enseignante insiste surtout sur l’importance des personnages dans l’histoire et sur la notion de « message » dans l’oeuvre. Elle fait la lecture à voix haute de certains passages du chapitre que les élèves ont dû lire pour en faire ressortir des caractéristiques : le tempérament des personnages, les défis/épreuves qu’ils doivent surmonter et les lieux importants dans cette partie du roman. Une bonne partie du cours est consacrée au travail en équipe afin de se familiariser avec l’application et de commencer la réalisation d’un premier schéma.

La troisième rencontre à laquelle nous avons assisté débute par une partie plus magistrale qui porte sur la compréhension en lecture et l’étude des thèmes. De plus, l’enseignante donne des précisions concernant les repères historiques et culturels essentiels à la compréhension du roman. Pendant le reste de la période, soit environ 45 minutes, les élèves se replacent en équipes pour terminer leur schéma, car celui-ci doit être remis à la fin de la période pour être évalué de façon formative (voir figure 6).

Figure 6

Schéma partiel d’une équipe d’élèves « A » lors d’un premier exercice

Schéma partiel d’une équipe d’élèves « A » lors d’un premier exercice

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4.2.2. La création des élèves : le schéma des personnages

À la quatrième rencontre, l’enseignante utilise une bonne partie du cours pour donner ses commentaires suite à la remise des schémas partiels des équipes en se déplaçant dans la classe. Dans un premier temps, les élèves se regroupent en équipes afin d’intégrer ces commentaires et d’ajuster leur schéma. L’enseignante laisse les équipes travailler de façon autonome et répond aux questions de chaque sous-groupe. Plusieurs équipes lèvent la main pour manifester leur besoin, mais certaines ne le font pas et restent à leur place. Quelques équipes discutent avec leurs pairs des autres équipes de façon constructive, notamment sur l’utilisation du logiciel Compilatio et ses possibilités graphiques. Les questions de contenu sont davantage destinées à l’enseignante.

À la cinquième séance, l’accent est mis sur la communication orale, car les équipes doivent venir présenter à tour de rôle leur schéma (voir figure 7). Tous les membres de l’équipe se déplacent à l’avant de la classe et entourent le tableau numérique interactif (TNI). Au début du cours, toutes les équipes déposent leur document numérique sur le portail de l’école. Cette fonctionnalité leur permet ensuite de récupérer leur travail et de le projeter sur le TNI. Le processus semble acquis pour tous les élèves, mais une seule équipe doit recevoir l’assistance de l’enseignante pour déposer virtuellement son travail. Quand les présentations commencent, l’enseignante reste à son bureau et n’intervient pas pour faire fonctionner le TNI; les élèves savent comment le faire fonctionner, mais se limitent généralement aux fonctions de base de l’appareil.

Figure 7

Schéma de l’équipe d’élèves « A » lors de l’exercice final

Schéma de l’équipe d’élèves « A » lors de l’exercice final

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La projection des schémas est également axée sur l’argumentation puisque les membres de chaque équipe ont dû justifier leurs choix, puis répondre aux questions de l’enseignant et des élèves. Dans ses interventions à la suite de la présentation de chaque équipe, l’enseignante a mis l’accent sur les bonnes idées des élèves, entre autres sur les personnages choisis, les mots-clés et la disposition générale des composantes du schéma.

À la fin de la séquence, les élèves devaient faire un bilan portant sur l’ensemble du roman Maestro à l’aide des mêmes outils, soit la tablette numérique (TN) et l’application Compilatio. Ce schéma final a été fait en équipes de deux ou trois élèves. L’enseignante leur a déjà fait faire cet exercice : la mise en place a été relativement rapide. L’enseignante a quand même rappelé les questions que les élèves devaient se poser en réalisant leur schéma : « Quels sont les personnages principaux et secondaires ? Quel est leur trait de caractère dominant ? Quel est le lien entre eux ? ». Nous avons recueilli tous les schémas réalisés par les élèves et nous sommes en mesure de présenter les éléments qu’ils ont mis de l’avant dans leur document. Il y avait un seul document par équipe pour un total de 13 schémas. Pour faire un lien pertinent et comparable avec l’étude précédente portant sur les bandes-annonces, notre attention s’est également portée vers les occurrences, soit le nombre de fois où une justification est apparue sous diverses formes, et ce, peu importe qu’il s’agisse de la même équipe ou non. À l’aide de codes thématiques, nous avons analysé l’ensemble des documents produits par toutes les équipes de la classe pour en faire ressortir les éléments les plus saillants. Le tableau 2 nous permet de rendre compte des éléments invoqués par les élèves, parfois de façon très brève, à propos des caractéristiques qu’ils ont choisies pour illustrer les traits dominants de la personnalité des personnages ou de la relation qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Toutes les informations n’étaient pas explicites. Nous avons parfois procédé à l’analyse de contenu à partir d’aspects évoqués ou exprimés de façon indirecte ou schématique.

Tableau 2

Éléments exprimés par les équipes d’élèves dans les schémas (n = 13)

Éléments exprimés par les équipes d’élèves dans les schémas (n = 13)

Tableau 2 (suite)

Éléments exprimés par les équipes d’élèves dans les schémas (n = 13)

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De façon générale, les créations des élèves révèlent une grande attention envers les personnages du roman, et ce, conformément à l’objectif de l’enseignante. En considérant l’ensemble des rencontres, les observations faites en classe ont permis de voir qu’une certaine routine s’installait, tant chez l’enseignante que chez les élèves, et facilitait l’utilisation de la TN. L’enseignante était préparée avant chaque séance, mais les élèves semblaient prédisposés à un type d’enseignement moins directif et moins magistral. Néanmoins, quand cela s’est produit, les élèves sont restés concentrés sur les explications plus traditionnelles que leur donnait l’enseignante en classe. Son discours est apparu comme étant généralement bien dosé et favorisait la découverte intuitive des élèves. Le local était muni d’un TNI que l’enseignante était habituée d’utiliser. Les élèves ont aussi eu beaucoup de facilité à utiliser le TNI lorsqu’ils devaient se déplacer devant la classe pour expliquer au groupe ce qu’ils avaient produit. L’enseignante a aussi eu recours à des lectures théoriques dans un cahier imprimé et à des explications écrites au tableau. Elle a fréquemment écrit des mots-clés en lien avec les contenus dont les élèves avaient besoin pour travailler de façon autonome.

5. Discussion

Dans cette partie de l’article, nous ferons la comparaison des dispositifs didactiques observés. Pour ce faire, les indicateurs mentionnés au point 3 sont utilisés comme points de repère et nous ont permis de proposer une interprétation, puis une réflexion critique finale au regard des objectifs que nous nous étions fixés, soit d’approfondir le lien entre (A) le dispositif didactique mis en place par l’enseignante; et (B) l’expérience littéraire vécue par les élèves.

5.1. L’expérience littéraire des élèves : la réception et la création

Pour atteindre les objectifs mentionnés, nous avons mis en relation des éléments relevés lors des observations et des créations d’élèves avec la bande-annonce (BA) et avec la tablette numérique (TN). Ces deux dispositifs didactiques montrent des éléments de convergence et de divergence sur les plans littéraires et didactiques.

D’abord, en ce qui a trait aux aspects similaires, la description et la comparaison de ces deux dispositifs didactiques nous permettent d’avoir une meilleure idée de la façon dont les élèves utilisent l’intermodalité. Par exemple, au moment de « lire », ces sujets convoquent à la fois leur mémoire à long terme et leurs inférences sur les relations entre les personnages, et ce, tant dans les bandes-annonces que dans les schémas des relations entre les personnages réalisés avec l’iPad. Toutefois, une relation de type idéationnelle (Brehm et Beaudry, 2016) est davantage présente avec le dispositif BA chez les élèves qui utilisent la TN, en particulier celle dite de complémentarité « dans laquelle la lecture du texte et de l’image, véhiculant tous deux des informations différentes, se complètent » (p. 5-6). En ce sens, la création issue du dispositif BA relève davantage d’un sens ajouté du lecteur : certains personnages décrits ou montrés dans les créations d’élèves se révèlent plus comiques ou dramatiques que dans l’oeuvre originale. Dans ces deux dispositifs, l’élève agit en tant que sujet multimodal et crée une version dérivée de l’oeuvre première. Au plan littéraire, cette oeuvre dérivée se situe également au carrefour des axes participation/distanciation. D’une part, les sujets du dispositif BA ont adhéré plus facilement à un monde fictif. En ce sens, la réception de l’oeuvre pourrait se rapporter à une forme de participation. D’autre part, le dispositif TN est surtout associé à une forme de distanciation : le sujet est invité à prendre du recul et à considérer l’ensemble de l’oeuvre pour dégager un réseau conceptuel fondé sur le raisonnement et la déduction (Dufays, Gemenne et Ledur, 2005).

Concernant la création, les deux dispositifs, BA et TN, présentent des similitudes certaines. D’abord, la réalisation de la bande-annonce montre bien que le sujet multimodal a recours à une multitude de formes sémantiques, de langages et de discours médiatiques. Bref, qu’il utilise différentes sources, pour construire du sens et de la cohérence. Ce travail s’effectue selon ses « centres d’intérêt, valeurs et références individuels, les normes, croyances, imaginaires et attentes socialement partagés du lecteur » (Saemmer, 2015, p. 68). De la même façon, les élèves créateurs de schémas avec la TN se révèlent être de véritables concepteurs capables d’utiliser de façon complémentaire des informations de nature différentes : informations du texte, inférences à propos des personnages et organisation graphique de formes et de couleurs variées.

Les deux dispositifs étudiés ont aussi en commun de nous aider à mieux comprendre le sujet, la dimension polysémique des messages auquel il est soumis, ainsi que la construction symbolique que nous permettent de voir les multitextes qu’il crée (Saemmer, 2015). En effet, dans ce travail de création, nous retrouvons non pas une polysémie lectorale, mais bien une polysémie numérique, que formalise le sujet : la multiplication quasi exponentielle des reconfigurations possibles. Cette reconfiguration, remarquée dans les deux dispositifs, constitue une véritable « expérience littéraire » (Bouchardon, 2018) et phénoménologique (Brillant Rannou et Le Baut, 2017).

Une autre distinction peut être mise en évidence. Dans le dispositif TN, la création de schémas par les élèves repousse les limites du potentiel d’actions que comporte le numérique, car il s’appuie sur une caractéristique fondamentale de la littérature numérique, soit sa dimension interactive : l’élève peut « cliquer sur des éléments visuels et textuels, déplacer des lettres ou des mots, insérer lui-même des contenus ». Sa réalisation est « manipulable » (Saemmer, 2010, p. 414).

5.2. Des dispositifs didactiques qui misent sur l’accompagnement

Lors de cette comparaison des méthodes, notre attention s’est portée sur la structure du cours, l’organisation de la classe et des tâches, la différenciation et l’organisation des interactions entre les élèves (Law, 2010). Nous avons aussi donné un rôle important au discours des élèves « qui montre la façon dont l’apprentissage est construit » (Law, 2010, p 300) afin d’analyser les avancées et les limites des dispositifs étudiés.

D’abord, ces dispositifs s’appuient de façon similaire sur des objectifs explicites que les enseignants rappellent constamment. Or, les enseignants que nous avons observés utilisent

[d]es pratiques explicites ou directives […] dans certains contextes rencontrés […], mais aussi des approches beaucoup plus actives et socio-constructivistes dans d’autres circonstances, notamment lorsque les compétences visées ne sont pas des compétences élémentaires mais des compétences plus complexes.

Rey, Carette, Defrance et Kahn, 2012, cités par Talbot, 2012, p. 137-138

Un même enseignant peut donc adopter plusieurs types de comportements en fonction de la situation d’apprentissage dans laquelle il est engagé avec ses élèves. À partir de la typologie de Law (2010) quant au rôle des enseignants, il est possible de mettre en évidence certaines constantes et de proposer à notre tour un essai de typologie des deux comportements observés en alternance chez les deux enseignants. Ces rôles sont donc possibles à l’intérieur d’une même classe en situation de réception-création de multitextes. Il va sans dire que cet essai n’est pas exhaustif, et témoigne uniquement des différentes situations que nous avons analysées.

Tableau 3

Typologie des formes d’accompagnement des multitextes

Typologie des formes d’accompagnement des multitextes

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Dans les deux dispositifs didactiques, les enseignants ont inégalement occupé le rôle d’abord de développeur d’activités d’apprentissage ou de projet, puis d’utilisateur des moyens existants (voir tableau 3). Dans les deux contextes, nous avons assisté à une utilisation hybride des multitextes, entrecoupés de supports traditionnels monomodaux : roman imprimé, discours magistral et texte écrit à la main sur des feuilles sont les plus fréquents. En même temps, ces dispositifs valorisent de différentes façons l’aspect créatif au moyen de plusieurs espaces de liberté pour les élèves (Weisser, 2010). Les nombreuses périodes de travail en équipe, présentes dans les deux dispositifs, en témoignent.

L’accent mis sur la participation des sujets est ce qui distingue le plus les deux dispositifs. Contrairement au dispositif TN, le dispositif BA favorise l’émergence d’une véritable communauté discursive (Bernié, 2002), notamment par l’engagement de tous les élèves dans un mouvement discursif commun. Par la réalisation d’un objet médiatique complexe, reposant entre autres sur la remise en question de leurs choix auprès de l’enseignante et de leurs pairs, le dispositif BA mise davantage sur la responsabilité des élèves pour produire un objet esthétique cohérent et signifiant. Les notions abordées avec le dispositif TN sont également valables, mais la motivation des élèves est légèrement moindre. Axés sur la distanciation et l’analyse, les exercices ne sont pas intégrés à un objectif plus large, une création plus subjective, comme dans le projet des bandes-annonces.

Le dispositif BA est aussi plus complexe et requiert un engagement supérieur de l’enseignant qui doit développer ses propres outils. De plus, ce dispositif implique davantage de travail en dehors de la classe pour les élèves. Au contraire, les exercices du dispositif TN sont circonscrits à l’intérieur de la classe et ne reposent généralement que sur les fonctionnalités des applications disponibles sur la tablette numérique. L’engagement de l’enseignant et des élèves est quand même appréciable en raison notamment de la convivialité des exercices demandés et de l’utilisation assez simple de la tablette iPad. Néanmoins, les deux dispositifs didactiques proposent un accompagnement dynamique, généralement motivant et relativement efficace. Dans les deux cas, la grande implication de l’enseignant est nécessaire. Finalement, sur le plan didactique, ce qui fait la grande force de ces deux dispositifs numériques, c’est la vitesse et l’efficacité avec lesquelles les élèves ont généré de tels discours multimodaux, surtout si on les compare avec des supports plus traditionnels comme des productions textuelles essentiellement monomodales.

Conclusion

Une telle comparaison a permis d’approfondir deux cas typiques des situations d’apprentissage (Vigour, 2005). Précisément, nous avons cherché à mieux comprendre la nature des multitextes que les enseignants et les élèves utilisent lors de la réception et de la création. Les dispositifs didactiques que nous avons observés misent naturellement sur des contributions singulières et sur leur mise en commun : « individualité et collectivité n’entrent pas en opposition, […] le sujet circule à l’intérieur d’un tout auquel il contribue sans se fondre » (Brillant Rannou et Le Baut, 2017, p. 4).

Les dispositifs que nous avons comparés montrent que l’expérience littéraire des élèves est tributaire du degré d’autonomie que l’enseignant peut leur laisser. Simultanément, l’accompagnement de type « modèle créatif » ne saurait se passer d’un encadrement plus directif, où intuitions et déductions des élèves peuvent compter sur la présence rassurante de l’enseignant. En considérant qu’un dispositif est fondé sur l’accompagnement des multitextes, l’élève devrait être envisagé comme un sujet multimodal, soit un non-expert qui mise sur la combinaison de plusieurs modes sémantiques de façon complémentaire, principalement les modes textuel, sonore et visuel. C’est également ce sujet multimodal qui concrétise l’équilibre entre la participation et la distanciation. L’expérience littéraire vécue par le sujet s’appuie sur la polysémie des oeuvres multimodales et ne peut se passer de sa diffusion : l’élève est un médiateur qui s’approprie une oeuvre de façon subjective pour diffuser son dérivé. Ainsi, il serait peut-être plus approprié d’utiliser l’intermodalité ou la transmodalité (Brillant Rannou et Le Baut, 2017) pour définir son action.