Corps de l’article

Le présent volume de la revue R2LMM accueille une sélection d’articles produits à la suite des réflexions partagées par un groupe international de chercheurs et de chercheuses dans le cadre du colloque « Multimodalité et espaces numériques : créer, communiquer, enseigner » qui a eu lieu en 2018 sur le campus de Pontevedra de l’Université de Vigo en Espagne.

L’objectif de cette publication est de contribuer à une réflexion plus ample, menée lors des dernières décennies, sur le renouvellement du champ de la didactique et la redéfinition des espaces et pratiques d’enseignement-apprentissage depuis l’avènement du numérique. Elle se penche sur les interactions entre les domaines en contact avec les arts, les humanités et la multimodalité numérique ainsi que sur le lien social que certains processus de création prévoient et programment.

Les contributions ici rassemblées examinent les manières dont les productions des créateurs et créatrices sémionautes explorent, analysent, agencent, combinent aussi bien les codes que les langages, les discours et la connaissance, tout en programmant des interactions possibles avec des communautés de récepteurs et réceptrices susceptibles de participer en retour au processus de création de ces productions.

Elles contribuent ainsi à une meilleure compréhension de la façon dont les jeunes générations de publics scolaires et universitaires se sont emparées de l’espace numérique pour proposer de nouvelles formes d’expression multimodales, ouvertes et collaboratives, et partager de nouvelles formes de sociabilité.

Elles abordent par ailleurs la question des effets de ces pratiques et de leur support technique sur les catégories et les genres traditionnels ou institués, leurs limites s’étant déplacées et leurs langages hybridés, en même temps que se sont multipliées les cultures et les formes de communication et d’échanges multimodaux.

Les articles qui constituent ce numéro ont trait aux postures, stratégies et méthodologies permettant d’interpréter les créations numériques et les dispositifs de cocréation qu’elles augurent, qui supposent des compétences d’ordre cognitif, affectif, pragmatique, sémiotique ou textuel. Ils proposent des éléments de réponse à des questionnements et défis, connus pour certains, mais que la généralisation du numérique actualise et appelle à (re)penser : l’intégration des nouvelles formes de littératie en classe et leur propension à se constituer ou se décliner en enseignables légitimes pour des disciplines définies (cours de littérature, de langues, de communication, en relation avec les arts); les postures didactiques et les usages scolaires susceptibles d’en advenir; l’impact des créations numériques sur le renouvellement et l’opérationnalité des pratiques de classe et les pratiques de lecture/spectature et d’écriture/production auxquelles elles peuvent donner lieu; l’élaboration d’outils d’étayage pour l’appréhension de la spécificité des esthétiques/poétiques et régimes de construction du sens des productions artistiques numériques multimodales; la co-construction d’une compétence médiatique fondée sur une posture socialement et politiquement responsable.

Afin de mieux situer sa contribution à la réflexion commune partagée dans ce volume, Brahim Azaoui propose une mise au point solide et éclairante sur la transdisciplinarité et la polysémie du terme multimodalité, selon une perspective à la fois diachronique et synchronique, pour faire le point sur l’évolution du terme et évoquer les épistémologies que sa plasticité convoque et met en tension. Il s’intéresse ensuite à la multimodalité dans le contexte particulier des interactions didactiques, en s’interrogeant sur la relation entre l’intégration des TICE et l’action multimodale enseignante, plus spécifiquement du point de vue du comportement proxémique, avec pour ligne d’horizon la formation enseignante.

Sylvie Lorenzo et Xavier Lorenzo s’intéressent à la multimodalité du point de vue de la construction et de l’engagement du sujet/producteur multimodal. C’est à partir de l’univers des fanfictions audiovisuelles et des fanviddings, pratiques peu étudiées dans le domaine des fanstudies dont ils remontent la filiation, marquée par un certain logocentrisme, qu’ils procèdent à une analyse sémiotique dense et stimulante de narrations audiovisuelles portant sur le personnage de John Snow dans la célèbre série Game of Thrones.

Magali Brunel aborde l’univers des fanfictions pour analyser leur potentiel en termes de compétences littéraires. Son approche reprend et prolonge des aspects centraux de la recherche en didactique de la littérature ayant trait notamment au sujet lecteur/scripteur/auteur et aux communautés de lecteurs. Elle déploie son questionnement au cours d’une expérimentation menée dans le cadre d’une recherche collaborative qui consiste en la création d’une plateforme de fanfiction.

Claude Puidoyeux examine ce que la LittéraTube fait aux classiques de la littérature dans la chaîne de la transmission qui conduit à la constitution d’une culture littéraire d’un public « adulescent ». L’analyse théorico-critique minutieuse et étayée d’une capsule vidéo portant sur Madame Bovary lui sert à mettre en tension vulgarisation et réappropriation littéraire. Elle en cartographie la dynamique complexe où production et réception sont solidaires, grâce à une approche d’où ressort à la fois une mise en (dés)ordre de la (re)connaissance tissée par un réseau de références culturelles et par un langage et un discours singuliers, et leur intérêt pour l’enseignement de la littérature aujourd’hui.

Vanessa Despallens et Vincent Capt décrivent et exposent de façon claire et détaillée les enjeux et les limites du processus de didactisation d’un projet pensé à partir du BookTubing envisagé à la fois comme lieu exemplaire d’une pratique sociale, basée sur les lectures et les expériences des lecteurs partagées par les adolescents, et comme lieu commun à l’enseignement de deux disciplines : le français et l’éducation aux médias. Dans cette perspective, l’analyse sur laquelle se base leur modèle didactique dégage des « lois du genre » concernant les aspects rhétoriques et sémiotiques de la mise en scène et de la performance multimodales de la figure du BookTubeur (en l’occurrence, trois Booktubeuses), tout en en dégageant les possibles effets sur le sentiment d’appartenance à une communauté de lecteurs/lecture.

Sébastien Ouellet procède à l’évaluation et à la comparaison de deux dispositifs didactiques destinés à accompagner l’expérience littéraire des élèves dans la création, d’une part, de bandes annonces et, d’autre part, de schémas rendant compte de la relation entre les personnages sur une tablette numérique (iPad) à partir d’oeuvres littéraires. Ces expérimentations, axées sur la manifestation multimodale de dynamiques d’appropriation des oeuvres par les élèves, reprennent et approfondissent des problématiques en prise avec la formation du sujet multimodal et avec le rôle de l’enseignant dans cette entreprise.

Enfin, Sílvia Araújo et Radia Hannachi présentent les résultats d’une expérimentation visant la production numérique, individuelle et collective, de textes mono et multimodaux par des élèves universitaires, afin de mesurer l’opérationnalité de l’usage raisonné d’un ensemble d’applications et d’outils informatiques sur le développement des compétences langagières, cognitives et techniques convoquées dans une progression d’apprentissages liés à la littératie multimodale.

Ce numéro se conclut par un texte du professeur Jean-François Boutin, deuxième essai de la nouvelle rubrique du même nom dans R2LMM. L’auteur appelle, à la suite d’un mouvement amorcé notamment dans le monde savant anglo-saxon depuis une décennie, l’éducation à entreprendre désormais le virage du posthumanisme, et ce, aussi bien d’un point de vue épistémologique que dans une perspective pragmatique d’enseignement/apprentissage de la littératie contemporaine - multimodale et (multi)médiatique.

Enfin, nous retrouvons également dans ce numéro 10 un article hors thème de Amélie Vallières portant sur l’écriture d’un récit de jeu vidéo.