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En février 1964 se tient le deuxième colloque organisé au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Laval par la revue Recherches sociographiques, qui porte sur le thème « Littérature et société canadiennes-françaises ». Comme l’écrivent les organisateurs, Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau, dans l’avant-propos de la publication qui en découle : « Notre vaste interrogation de la société canadienne-française débutait par un examen de notre littérature[1]. » Le colloque réunit des intervenants chargés de dresser l’état des lieux de la littérature canadienne-française, mais aussi d’engager « un débat méthodologique qui pourrait donner lieu à de fructueux dialogues entre les visées de l’esthétique et celles de la sociologie[2]. » Deux femmes sont invitées au débat : Jeanne Lapointe, de l’Université Laval, et Eva Kushner, de l’Université Carleton à Ottawa. Ni l’une ni l’autre ne sont des spécialistes de la littérature canadienne-française, ni l’une ni l’autre ne pratiquent une approche de la critique qui s’approcherait de la sociologie, approche à laquelle elles sont alors, à vrai dire, plutôt hostiles. La présente étude s’interroge sur la présence là, à cet événement, de ces deux femmes, invitées à la toute dernière séance – la même séance pour les deux –, en vue de parvenir à une sorte d’arrêt sur image et de saisir la position institutionnelle qu’occupent alors Jeanne Lapointe et Eva Kushner, en miroir l’une de l’autre.

Le colloque lui-même

Dans le premier numéro de la revue Recherches sociographiques, revue fondée en 1960 par le Département de sociologie de l’Université Laval, les directeurs annonçaient : « L’équipe de la revue espère […] organiser de temps en temps des sessions de travail sur les problèmes posés par la description sociographique[3]. » En 1962, dans l’avant-propos des actes du premier colloque, « Situation de la recherche sur le Canada français », les organisateurs ajoutaient : « Nous avons pensé que la première de ces rencontres devait tout naturellement donner lieu à un bilan d’ensemble de la situation de la recherche sur le Canada français[4]. » Trois cents personnes, professeurs et étudiants, de Montréal, Ottawa et Québec, assistent et participent à ces assises dont les actes sont publiés en 1962 dans les pages de la revue.

Bien que l’on puisse faire remonter l’histoire de la sociologie aux premiers travaux de Léon Gérin sur « L’habitant de Saint-Justin », et bien que l’École des sciences sociales ait été fondée par le père Georges-Henri Lévesque en 1938, on ne peut pas parler de la sociologie en tant que discipline du savoir institué avant la création du Département de sociologie et de morale sociale – c’est alors son nom – en 1943, et même, si j’ose l’avancer, avant l’élimination de la notion de « morale sociale » comme programme d’action, ce qui advient en 1951, quand le Département, alors sous la direction de Jean-Charles Falardeau, devient le Département de sociologie tout court, mettant en valeur la conception scientifique (plutôt que morale) du travail universitaire fondé sur un objet et une approche théorique et méthodologique générale qui définissent son identité. En 1961, sous l’impulsion de Fernand Dumont, qui en est alors le directeur, le Département devient le Département de sociologie et d’anthropologie, appellation qui sera la sienne jusqu’en 1970[5]. Fernand Dumont aurait alors voulu, s’il y avait eu suffisamment de professeurs compétents disponibles, inclure également la psychosociologie, ce qui n’advient pas cependant. Spécialiser et concentrer aura ainsi été le travail de Falardeau ; ouvrir à de nouveaux enjeux sans revenir en arrière, celui de Dumont. Il y a donc encore pas mal de mouvement, voire de remous, qui agite la sociologie à la date qui nous intéresse.

Au cours de ces années, les sociologues de l’Université Laval restent néanmoins fidèles à une sociologie de l’action, qui aurait pour objectif non seulement de produire un savoir sur le monde environnant, mais de le comprendre et de le transformer. Or, le monde environnant cette sociologie est le Canada français et c’est donc sur ce terrain que s’ancre la démarche sociologique. Dans sa communication au premier colloque, « Situation de la recherche », Fernand Dumont s’interrogeait sur l’idée de société globale et mettait en valeur les mécanismes particuliers qui, selon lui, contribuent à la former (la société globale) puis à la maintenir. Il s’agit : a) des idéologies ; b) de l’appareil scolaire ; c) de l’État et de ses élites ; d) des classes sociales. La conclusion du premier colloque énonce donc déjà ce que sera le vaste programme de la sociologie lavallienne des années 1960, programme qui donnera notamment la collection d’ouvrages portant sur Les Idéologies au Canada français[6] (idéologies au pluriel), dont la conception même s’oppose à la vision que Marcel Rioux de l’Université de Montréal entretient à la même époque sur l’idéologie unique. Chez Rioux, le pluriel désigne la succession de ces idéologies uniques[7] ; chez Dumont, les idéologies cohabitent comme les classes sociales.

Pourquoi la littérature ?

Mais pourquoi fallait-il donc que le deuxième colloque de la revue Recherches sociographiques portât sur la littérature plutôt que sur l’un ou l’autre des quatre thèmes qu’avait évoqués Dumont en guise de conclusion au colloque précédent ? Car même si, depuis plusieurs années, les sociologues responsables de l’organisation du colloque avaient élu domicile dans l’espace littéraire, Falardeau comme chercheur, « pour tenter d’y élucider le drame de l’arrivée en ville[8] », Dumont plus étroitement comme écrivain, j’ai toujours été un peu étonnée du fait que nul ne paraît trouver étrange que cette « vaste investigation de la société canadienne-française début[ât] par un examen de notre littérature » et encore plus par le fait qu’elle vise la « saisie d’une totalité sociale par la littérature[9] ».

Revenons à la liste des participants, car il faut bien reconnaître l’autre caractère singulier de ce colloque qui, tout en portant sur la littérature canadienne-française, omet d’en inviter les spécialistes, si l’on excepte Paul Wyczynski de l’Université d’Ottawa, qui prononce une interminable conférence d’ouverture où il fait l’état des travaux réalisés et en cours. Il y en avait pourtant quelques autres qu’on aurait pu inviter, depuis les plus âgés, comme Séraphin Marion (à la retraite depuis peu, mais encore actif), David M. Hayne, en poste à l’Université de Toronto depuis 1950, Gérard Tougas, dont L’Histoire de la littérature canadienne-française vient de paraître en 1960, ou encore Albert Le Grand, qui dirige alors plusieurs mémoires et thèses sur le sujet à l’Université de Montréal, jusqu’aux plus jeunes, Gérard Bessette et Monique Bosco par exemple qui ont l’un et l’autre soutenu une thèse dans ce domaine et qui sont en poste à ce moment-là, le premier à Kingston, la seconde à l’Université de Montréal[10]. Les organisateurs n’ont invité personne du Département d’études canadiennes de l’Université Laval, ni Luc Lacourcière, dont l’édition critique des poésies d’Émile Nelligan avait paru une dizaine d’années plus tôt[11], ni Marcel Trudel, qui avait publié un ouvrage sur L’Influence de Voltaire au Canada. En réalité, à l’exception de Paul Wyczynski, et sans doute Léopold Lamontagne alors doyen de la Faculté des lettres de l’Université Laval – mais peut-on ne pas inviter le doyen de la Faculté des lettres ? –, ne figure au programme du colloque aucun spécialiste d’histoire littéraire, dont Jean-Charles Bonenfant dira d’ailleurs qu’elle devrait être remplacée par une sociologie de la littérature du XIXe siècle qui s’intéresserait à la production, à la distribution et à la réception, mais pas aux oeuvres elles-mêmes, qui ne peuvent être qu’insignifiantes.

En revanche, ont été invités plusieurs spécialistes de littérature française, notamment le médiéviste Benoit Lacroix, le rhétoricien Georges-André Vachon (encore professeur au Collège Sainte-Marie) ainsi qu’Eva Kushner qui vient alors de publier une thèse remarquée sur la littérature française contemporaine, bien qu’elle travaille aussi à un ouvrage sur la poésie de Rina Lasnier[12]. De tous les autres (sauf évidemment des sociologues), on peut dire qu’ils sont réunis par un trait commun : ce sont des critiques littéraires, parmi les plus en vue, qui commentent les oeuvres contemporaines dans les médias (revues, journaux, radio et télévision). Tels sont Michel Van Schendel et Gilles Marcotte, ni l’un ni l’autre encore présents à l’université, Clément Lockquell et Jeanne Lapointe, tous deux professeurs à l’Université Laval, mais de littérature française[13], et connus, pour ce qui concerne la littérature canadienne, d’abord comme critiques. Le premier termine tout juste son mandat de doyen à la Faculté de commerce de l’Université Laval, mais il signe depuis plusieurs années la page littéraire du Soleil. De Jeanne Lapointe, Chantal Théry et Claudia Raby écrivent qu’elle forme alors « avec Robert Élie et Jean Le Moyne […] un remarquable trio de critiques littéraires à la radio puis à la télévision de Radio-Canada, de 1955 à 1960[14] ». Il en est de même des quelques écrivains, Hubert Aquin, Claude Jasmin, Jean Filiatrault, tous trois fort actifs dans les médias. On reconnaît là les réseaux propres à Cité libre, à Liberté et à Radio-Canada.

Cet étrange aréopage révèle à la fois les profondes ruptures épistémologiques qui séparent encore aujourd’hui les sociologues et les historiens, et les tout aussi profondes affinités qui réunissent les sociologues et les critiques autour de l’actualité littéraire. Il permet également de préciser les enjeux réels du colloque, au fond très peu préoccupé de littérature. Car aucune communication n’interroge un auteur singulier. À celui-ci on substituera des thèmes généraux : l’amour, la religion, la révolte. On ne trouve rien non plus sur la nation, le sentiment national et le nationalisme. Tout au plus lira-t-on les quelques remarques sur l’aliénation, énoncées par Marcel Rioux à partir des théories de Jacques Berque. Les communications ne remontent pas au-delà de la génération de La Relève. Sur cette génération, les organisateurs se sont expliqués. En 1959, Jean-Charles Falardeau avait publié dans Cité libre une « Lettre à [s]es étudiants » dans laquelle il racontait les effets de la crise économique, le chômage, la montée des droites nationalistes, la guerre. Il écrit : « Ni nos parents, ni nos professeurs de collège, ni nos professeurs d’université n’avaient su ou n’avaient voulu nous donner d’explications aux événements ni de réponse à nos interrogations[15]. » Fernand Dumont s’expliquera quelques années plus tard : « La génération des années 30 aura fait apparaître notre culture, notre société comme un immense naufrage historique. […] nous devons à la jeunesse de Garneau, de Laurendeau, d’Élie, de Le Moyne, de Gagnon, de bien d’autres », d’avoir fait l’effort de commencer « à parler enfin au niveau des consciences vivantes[16] ». C’est donc à cet état de crise – crise sociale, crise morale, que traduiraient les écrivains depuis 1930 – que les sociologues s’intéressent et ils ont visiblement convoqué celles et ceux des critiques qui partagent leur préoccupation. Les écrivains et les critiques invités au colloque, parmi lesquels Jeanne Lapointe et Eva Kushner, les deux seules femmes de ce groupe[17], font partie de ceux et de celles chez qui les organisateurs ont vu « les promesses d’une parole neuve[18] » située « au niveau des consciences vivantes ».

Questions de méthode. Eva Kushner

C’est à la dernière séance du colloque, intitulée « Les conflits et la complémentarité des méthodes », que la question méthodologique est le plus clairement posée. Car l’un des enjeux du colloque est de saisir la manière d’envisager l’oeuvre littéraire. Dès l’introduction, les organisateurs avaient clairement annoncé que leur « sociologie ne cherch[ait] pas à réduire la littérature à un quelconque sous-produit des dynamismes sociaux[19] », que la société n’était pas pour eux un décor, mais un obstacle à l’écrivain qui devait la « contourner ou [la] lever pour réaliser son oeuvre[20] ». La question qui se pose à eux, donc, est la suivante : si la littérature ne peut être ramenée à un phénomène de représentation, comment peut-on la lire d’un point de vue sociologique ?

La séance ouvre sur une communication de Clément Lockquell intitulée « Intuition et critique littéraire », dans laquelle le critique entend émettre « quelques réflexions sur la valeur critique de l’intuition et quelques vues sur l’intuition comme instrument de création[21] ». Celui-ci se trouve donc à prendre le contrepied de la méthode. « Mon propos comporte deux intentions : valoriser l’intuition comme un instrument de pénétration d’une oeuvre, et considérer l’intuition critique comme un moyen de création supplémentaire[22]. » Il conclut : « Il semble […] que l’intention de la critique impressionniste soit plus ambitieuse et plus périlleuse que l’entreprise de la critique dite scientifique. À plus de libertés, plus grands dangers[23]. »

Le commentaire d’Eva Kushner est intitulé « Critique créatrice, critique responsable ». Eva Kushner a vingt ans de moins que Clément Lockquell (elle est de la même génération que Dumont) et elle est en début de carrière. Née à Prague en 1929, arrivée à Montréal en 1949, elle a étudié la philosophie puis la littérature à l’Université McGill où elle a soutenu sa thèse en 1956 avant d’être embauchée à l’Université Carleton en 1961, comme professeure de littérature française et de littérature comparée, disciplines auxquelles elle consacrera l’essentiel de sa carrière. Dans un hommage qu’il lui consacre, Wladimir Krysinski affirme qu’elle fut la première spécialiste de littérature comparée au Canada, à une époque où, écrit-il, « la nécessité du comparatisme s’imposait et cette nécessité devait se matérialiser institutionnellement[24] », notamment en opposition au structuralisme émergent et à la nouvelle critique en vogue. Dès ses débuts, le travail de Kushner met en oeuvre un postulat majeur, selon lequel l’historicité de la littérature est une valeur épistémologique, une matrice interprétative et la source d’un dialogue culturel qui agit comme médiateur entre les identités locales et universelles. C’est de ce point de vue qu’elle répond à Lockquell. Elle commence donc par encenser l’intuition puis elle écrit : « [L]’intuition comme instrument de création ne laisse pas de nous inspirer quelque inquiétude[25]. » Parce qu’elle ne mène pas à la connaissance, l’intuition « ne saurait se substituer à la connaissance historique[26] ». Elle ajoute que le critique doit « effectue[r] l’analyse de son propre univers et recense[r] ses responsabilités devant l’oeuvre qu’il critique et la société pour laquelle il écrit[27] ». Son système de référence est d’abord essentiellement français et comprend les noms de Raymond Queneau, Henri Pichette, Paul Éluard, Aimé Césaire auxquels elle ajoute, à la fin de son intervention, Gatien Lapointe et Jacques Godbout, mais pas Rina Lasnier sur laquelle elle a pourtant commencé à travailler et avec laquelle elle entretient déjà une riche correspondance. Tout cela pour conclure que, si l’intuition a une fonction critique, c’est celle « de discerner les créateurs en herbe, de les faire connaître et dans une certaine mesure de les révéler à eux-mêmes[28]. » Bref, l’intuition reste une critique et n’atteint pas au savoir.

Questions de méthode. Jeanne Lapointe

La proposition de Fernand Dumont, intitulée « La sociologie comme critique de la littérature », ouvre sur une sévère critique des approches sociologiques de la littérature qu’il qualifie d’« accablantes[29] » et il pose la nécessité « de remettre en question cette bizarre connivence d’une sociologie primaire et d’une critique trop pressée de conclure à la transcendance[30]. » Il énonce alors quelques propositions selon lesquelles : a) la fonction critique rejoindrait spontanément la méthode sociologique dans son effort de compréhension de l’oeuvre littéraire ; b) que néanmoins, la littérature apparaît toujours fondée dans son originalité propre ; c) et que la méthode peut être inversée, c’est-à-dire que la littérature peut prétendre, à son tour, expliquer la sociologie. Rapprocher sociologie et critique littéraire « implique[rait donc] un renouvellement de nos conceptions de l’une et de l’autre[31] ». Pour illustrer sa communication, il rejette lui aussi dans l’insignifiance toute la littérature canadienne d’avant 1930, cite tour à tour les critiques français contemporains (Lucien Goldmann, Albert Béguin, Maurice Nadeau) et plusieurs écrivains français (de Pascal et Corneille jusqu’à Apollinaire et Léon-Paul Fargue) avant de conclure : « [S]ociologie et littérature nous apparaissent comme les deux explorations rigoureusement complémentaires qui nous donneront peut-être un jour ce qui serait, dans toute l’extension du terme, une anthropologie[32]. » On voit là, dans cette dernière phrase, ce qui a pu entraîner l’adhésion de Jeanne Lapointe qui, bien avant d’autres, a postulé que l’oeuvre littéraire n’était que problème, que remise en question perpétuelle d’un état historique de société, et qui apprécie visiblement la volonté de Dumont d’éviter toute approche fondée sur un quelconque déterminisme.

Son commentaire ouvre d’ailleurs sur la célébration d’« un certain oecuménisme intellectuel[33] » qu’elle apprécie sans doute parce que, comme l’écrit Claudia Raby, « les objectifs du colloque rejoignent la pratique citélibriste quant à la conception du produit culturel comme outil d’examen social[34]. » Le commentaire de Jeanne Lapointe doit donc être situé en regard de sa pratique de la critique en revue, dans cette revue-là faut-il préciser, plus peut-être que sur la pratique d’une analyse littéraire inscrite dans les domaines du savoir, eux-mêmes liés aux enjeux de la recherche. Car, contrairement à Eva Kushner, Jeanne Lapointe n’a jamais soutenu de thèse. Son parcours scolaire fut en effet semé des embûches qui entravaient alors la formation scolaire des filles et c’est de manière continue qu’après son baccalauréat, elle a pu parfaire sa formation d’abord à l’École des sciences sociales, puis en linguistique à la Sorbonne et à l’École libre des Hautes Études. En février 1964, après avoir siégé quelques années à la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, dite Commission Parent, elle revient à l’enseignement de la littérature à l’Université Laval, où elle a déposé quelques années plus tôt, à la Commission du programme de la Faculté des arts, un remarqué rapport intitulé « Humanisme et humanités » (1958), dans lequel elle défendait le libre exercice de la pensée critique. Comme critique littéraire, sa pratique est plus proche alors de celle de Lockquell que de celle de ses autres collègues, y compris dans cet exercice qu’elle partage avec lui qui mène à la rencontre et la formation des jeunes écrivains. Ainsi en est-il du rôle joué par Lockquell auprès de Gatien Lapointe, et de Jeanne Lapointe auprès des femmes surtout, Marie-Claire Blais et Anne Hébert notamment.

Il y a donc une très nette forme de reconnaissance et de légitimation quand Dumont, sociologue bardé de diplômes et formé en Europe, soumet sa proposition méthodologique à son aînée (lui est né en 1927; elle en 1915), à son aînée sans titre et sans grade, mais dont le jugement semble lui importer plus que tout. Lapointe accepte en retour d’explorer des terrains dont elle est moins familière et, le souligne encore Claudia Raby, cet effort « fera advenir des interrogations chez Lapointe qui devra réévaluer sa méthode et ses critères à la lumière de nouvelles perspectives[35] ». C’est dans un article intitulé « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination », qu’elle publiait dans Cité libre en 1954[36], que Lapointe a jeté les fondements d’une lecture à saveur sociologique sur lesquels elle revient dans son commentaire, car elle doute de sa pertinence : « [P]our la littérature canadienne, écrit-elle, le nombre réduit des oeuvres permet une exploration complète ; mais justement, dans un nombre d’oeuvres aussi restreint, les fréquences de thèmes sont-elles vraiment concluantes ou ne s’agit-il que de hasards[37] ? » Après avoir posé rapidement que l’individu (ou l’unicité), l’insolite, le non-référentiel sont irréductibles à l’analyse sociologique qui ne s’intéresserait qu’à « ce que les écrivains eux-mêmes considèrent comme des banalités », elle propose de déployer une « symbolique des structures conscientes et inconscientes [des oeuvres], sorte de musée imaginaire des formes littéraires, où se trouverait cernée d’un peu plus près l’essence de la littérature[38] ». Par le caractère itératif envisagé (la symbolique), le syntagme « structures conscientes et inconscientes » renvoie ici à ce qui est encore une forme de structuralisme orthodoxe qui assimile les structures symboliques de l’oeuvre littéraire au système de la langue (un modèle proche de celui de Lucien Goldmann), mais qui, ouvrant sur la notion d’inconscient, va la conduire à terme sur la voie de la psychanalyse[39] en tant que mode d’appréhension de l’oeuvre littéraire, qu’elle va déployer plus avant dans les décennies qui suivent, jusqu’à la fondation du Cercle de littérature et psychanalyse vers 1968. Revenant sur les travaux réalisés au cours des années qui suivent immédiatement le colloque « Littérature et société canadiennes-françaises », Nicole Gagnon témoigne de la démarche qui était alors celle d’un Fernand Dumont en quête d’une méthode d’analyse qui lui permettrait non de « préserver l’esprit de la contamination idéologique par l’objectivation [mais] atteindre “ce à quoi rêvent les collectivités”[40] » et que la seule approche qui répondait à cette interrogation était la psychanalyse.

L’université en mutation

L’organisation du colloque, la liste des participants et la nature des communications montrent combien l’université est alors en transformation. Entre Jeanne Lapointe et Eva Kushner, il y a un monde, dont ni l’une ni l’autre ne sont responsables, mais qui indique mieux que tout commentaire que je pourrais ajouter combien la Deuxième Guerre mondiale a modifié tant l’accès des femmes au savoir que les modes de constitution de ce savoir. Ces deux femmes sont séparées par une génération (elles ont près de quinze années de différence), comme le sont également leurs confrères Lockquell et Dumont (qui ont près de vingt ans de différence). Les plus âgés, Lockquell et Lapointe, ont un parcours scolaire en dents de scie. Le premier, parce que d’un milieu modeste, n’a pas bénéficié des avantages garantis aux prêtres réguliers, jésuites (comme Georges-André Vachon) ou dominicains (comme Benoit Lacroix). Il est membre d’une communauté vouée à l’enseignement, les Frères des écoles chrétiennes qui sont aussi ceux qui ont pris en charge la formation secondaire préuniversitaire, seule autre voie d’accès à l’université hors du cours classique ; c’est ce qui le mènera au décanat de la Faculté de commerce de l’Université Laval[41]. Bien que d’un milieu aisé, Jeanne Lapointe, parce qu’elle est une femme, se voit elle aussi entravée dans sa formation scolaire[42] et, étant tout de même parvenue à la formation supérieure, entre comme professeure à l’Université Laval par le biais des cours d’été de français, offerts à la francophonie d’Amérique en période de guerre. On le voit, la trajectoire universitaire des deux aînés passe par les marges de l’université. Or, ce sont ces deux-là que les sociologues ont invités à discuter de méthode.

Les plus jeunes, Kushner et Dumont, témoignent d’une université moderne. Leur parcours scolaire est conforme aux standards actuels : baccalauréat, licence, maîtrise, doctorat en suite continue (pourtant le parcours n’a pas dû être simple, ni pour l’une, dans l’immédiat après-guerre ; ni pour l’autre, d’origine modeste[43]). Telle est également leur carrière professionnelle, marquée par une grande stabilité. L’habitus professionnel qui en découle les entraîne aux questions de méthode et à la réflexion épistémologique. Dans l’organisation du colloque, il y a quelque chose de pervers à demander à l’universitaire avec doctorat et poste régulier, qui est aussi une des plus jeunes intervenantes, de commenter la proposition du journaliste-professeur, qui est aussi l’un des plus âgés. Clément Lockquell n’avait aucune chance. En revanche, demander à la critique-professeure de commenter la proposition de l’universitaire avec doctorat, lui confère à elle un prestige et une autorité qu’elle avait peut-être déjà, disons à Cité libre et peut-être même dans l’espace public, mais qu’elle aura certainement désormais dans son milieu propre, celui des études littéraires à l’université.

Ces quatre universitaires ont en commun de partager une forme d’exil, exil géographique, culturel et social, que Fernand Dumont nomme lui-même « l’échappée sur le songe de la culture[44] », c’est-à-dire qu’ils ont quitté leur quartier, leur village, leur classe, leur pays ou leur genre et accepté tant la distance que la rupture avec leur milieu d’origine ou au moins avec ses valeurs. Leur engagement dans la recherche montre néanmoins une forme de solidarité avec les petits, les obscurs et les sans-grade, ouvriers et paysans pour Dumont[45], écrivains en devenir pour Lockquell et Lapointe, femmes pour Lapointe en particulier. Peut-on lire de la même manière l’intérêt que Kushner porte aux écrivains québécois, sa patrie d’adoption, et son engagement dans la littérature comparée, témoin d’une forme d’universalisme qu’on peut dès lors concevoir comme une des formes de résolution des conflits issus de la Seconde Guerre mondiale ? Tous les quatre se sont en tout cas reconnus mutuellement et ils travaillent conjointement, quoiqu’ils n’en soient pas tous également conscients, à la modernisation de l’université en tant qu’institution de recherche.

Rien ne marque mieux l’effet de rupture qu’entraîne ce colloque dans les études littéraires que la réception critique qu’en font les journaux, au quotidien. Car nous sommes encore à l’époque où les journaux et revues témoignent de ces rencontres universitaires de la même manière qu’ils rendent compte d’une représentation théâtrale ou d’un événement mondain. Jean Marcel, lui-même futur professeur à l’Université Laval, affirme : « On ne dira jamais assez combien ce colloque aura été important dans l’histoire des études sur les lettres québécoises[46]. » Tout en soulignant l’intérêt des travaux historiques dans ce domaine, citant pour l’occasion les écrits de Paul Wyczynski et Réginald Hamel, travail essentiel mais insuffisant à ses yeux, il note que « le colloque révèle que sur le plan de la sociologie littéraire, la critique québécoise n’a pas encore commis de travaux sérieux[47] ». De son point de vue, le colloque « nous a donné […] l’occasion d’établir ce que l’on pourrait appeler la première véritable synthèse des vues sur nos lettres et notre littérature[48] ». Ce jugement, prononcé avec compétence et acuité, n’empêche cependant pas l’auteur de ne porter qu’une attention distraite aux questions de méthode, s’attardant peu aux propos de Jeanne Lapointe, qu’il confond avec Jeanne Sauvé, et ignorant entièrement l’intervention d’Eva Kushner. Les autres comptes rendus publiés dans les journaux et les revues à propos du colloque in situ ou de sa version publiée[49] sont à l’avenant. Rares sont ceux et celles qui ont assisté à plus d’une séance (c’est-à-dire à plus d’une demi journée) de discussion et de délibération. Les journalistes relèvent certains éléments d’interprétation, citant au passage une phrase entendue, un titre mentionné, et, tel Guy Robert, ils relaient le projet d’une lecture nouvelle de la littérature canadienne-française : « [D]es travaux comme celui-ci nous sont absolument nécessaires et, quand ils sont conduits dans cette perspective, ils ne peuvent être que les bienvenus[50]. » Les enjeux scientifiques échappent cependant à la description journalistique, qui ne prend pas acte de la cohérence des corpus étudiés, cohérence créée par une périodisation qui introduit l’idée d’une modernité littéraire née de la fracture causée par la Crise économique des années 1930, et encore moins des propositions méthodologiques qu’elle s’abstient de discuter. Tout au plus trouvera-t-on un commentaire général sur les propositions de Fernand Dumont, qui à titre d’organisateur attire davantage l’attention, et dont Roger Duhamel écrira qu’elles sont parfois « plus ingénieuses que convaincantes[51] ». Il est vrai que ces choses ne sont pas du ressort de la presse, mais par là précisément elles témoignent d’une université en mutation, une université qui, comme l’écrit Marcel Fournier, remet en question toute la « tradition lettrée[52] », en renonçant aux conférences publiques et autres activités mondaines, pour se concentrer sur la recherche de pointe, qui a éliminé les grands récits de synthèse au profit des discussions épistémologiques, qui en a terminé avec toutes les approches dogmatiques ou moralistes qui avaient caractérisé les humanités universitaires jusque-là. Pour rendre compte de ces nouvelles avenues, il faudra une presse d’un autre genre. Le colloque advient donc comme un premier interprétant, juste avant la fondation, l’année suivante, de la revue Études françaises, première des revues universitaires consacrées à la recherche littéraire[53].

De ce point de vue, le colloque « Littérature et société canadiennes-françaises » aura contribué à sortir la recherche sur la littérature canadienne de son ronron, à la propulser dans la modernité scientifique, en mettant à profit l’hétérodoxie de ses marges les plus iconoclastes. Les intervenants plus âgés sont issus des lieux qui, marginalisés par l’institution, vont néanmoins la révolutionner en ouvrant l’enseignement universitaire aux femmes et aux diplômés de l’école publique, mais aussi en favorisant la carrière littéraire de plusieurs nouveaux écrivains. Les intervenants plus jeunes vont ancrer les études littéraires dans la réflexion épistémologique et les questions de méthode, en puisant ce qu’il faut puiser aux disciplines proches, comme la sociologie et la psychanalyse, aux corpus étrangers, ce que fait la littérature comparée, en se concentrant sur la production contemporaine au détriment de la réflexion historique. Au confluent de ces deux modèles, portant en elles le devenir de ces recherches littéraires, qu’elles contribueront à développer et à diffuser, mais pas tellement dans une approche sociologique, se trouvent deux femmes, Jeanne Lapointe et Eva Kushner, qui sont en fait les deux seules spécialistes alors présentes à avoir été invitées pour discuter des enjeux méthodologiques que soulève l’analyse des corpus littéraires contemporains et, par là, à la différence de leurs collègues masculins, elles se tournent vers l’avenir. Tout le reste, pourrait-on dire, n’a été que diplomatie.