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Parfois, il faut se méfier des titres. Il arrive que, sous une forme anodine, se cache un trésor contenant une mine d’informations, remarques et commentaires précieux pour qui se hasardera plus loin qu’un coup d’oeil rapidement jeté sur un titre. Cette personne découvrira que Codes, termes et traductions : enjeux disciplinaires est consacré à la traduction juridique, mais pas à n’importe laquelle : la traduction des codes, soit la « haute » traduction à laquelle pensait le grand comparatiste Rodolfo Sacco. Nul ne niera que la traduction d’un code, tel le Code Napoléon, en anglais, arabe, espagnol ou… en mandarin, recèle une montagne de difficultés. Mais elle présente aussi des conditions permettant de « comprendre la raison du discours juridique qui s’ouvre aujourd’hui à une mondialisation des échanges » (p. 1), avertissent les organisatrices d’un colloque international tenu à l’Université de Nantes – où elles enseignent, l’une, les langues étrangères appliquées (L.E.A.) et l’autre, le droit privé –, colloque dont découle cet ouvrage.

Cette rencontre s’inscrit dans le cadre d’un projet ambitieux de partenariat international de recherche et de formation en droit, « Training Multilingual Jurists », qui « est une initiative scientifique et internationale qui entend développer la recherche consacrée à la linguistique juridique » (p. 1). On y poursuivait la réflexion entamée en 2014, à la Louisiana State University (LSU, Bâton Rouge), sur le projet de traduction en français du Civil Code of Louisiana. Ces réflexions ont donné lieu à cette publication, qui correspond à des actes de colloque. Les auteures ont réparti les contributions en trois parties présentées sous forme de trois grandes questions : Pourquoi, pour qui et pour quoi traduire un code ? Quelle(s) méthode(s) pour traduire un code ? Comment transposer l’« esprit » du code à traduire ?

Si l’on fait abstraction du « code », ce sont là des questions existentielles pour tout traducteur de texte juridique. Les auteures et leur douzaine de collaborateurs apportent, dans chacune des parties de cet ouvrage de dimension modeste (172 p.), des réponses précises et argumentées correspondant à ces questions, mais pas seulement, l’article de chaque auteur pouvant être placé sous l’une quelconque des trois rubriques, voire même… sous les trois. Le fait que cet ouvrage traite de la traduction des codes, ces monuments dédiés au droit d’un État, et non des lois ou des contrats, apporte un supplément d’âme, une réflexion originale et une perspective à la fois méthodologique et pratique à toute personne qu’intéresse la summa juris translatio dans sa diversité comme dans sa singularité, même s’il s’agit d’une expérience et d’un projet majoritairement français.

Les difficultés que présente la traduction juridique en général, et a fortiori, celle d’un code, tiennent aux différences que portent les systèmes juridiques, dont concepts et notions diffèrent quelquefois de manière considérable, sans parler du vocabulaire. Traduire est une activité à risque, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit du droit : une traduction juridique infidèle peut entraîner des conséquences critiques pour les parties en cause et leur occasionner du tort. Les systèmes juridiques figurent dans des « sphères épistémologiques distinctes » (Glanert 2011 : 12), ce qui attise le débat entre juristes sur la possibilité de traduire le droit. De nombreux juristes croient en effet que la traduction juridique est, sinon impossible, du moins problématique – langues, notions et cultures juridiques obligent. Aussi est-il particulièrement utile autant qu’intéressant, voire intrigant, pour des traducteurs et des terminologues de voir comment des juristes, assistés de quelques (juri)linguistes, ont abordé ces questions et y ont répondu. La traduction d’un code suppose que la priorité est donnée au contenu, à la norme, la forme passant au second plan, d’où la nature généralement sourcière de ce type d’opération traduisante. Or, les objectifs visés, les situations vécues et les stratégies utilisées dans les exemples présentés ne suivent pas ce principe à la lettre : ils se conforment à la norme juridique tout en s’adaptant à la situation particulière du lieu et du moment, en respectant le but visé, et en conformité avec la fonction assignée à la traduction, chaque traduction présentant un cas d’espèce.

1. Pourquoi, pour qui et pour quoi traduire un code ?

Quatre auteurs, trois juristes et une linguiste, se partagent cette partie qui porte sur la traduction des codes de commerce et des codes civils. Pourquoi traduire les codes de commerce ? La réponse semble aller de soi : parce que « les enjeux de la traduction juridique sont à la fois culturels et économiques » (p. 10). On traduit un code, quel qu’il soit, pour diffuser une culture juridique, mais également, s’agissant du commerce, « pour accompagner l’exercice du commerce international » (p. 10). Ce faisant, on plonge dans le dur du droit comparé et des enjeux de la traduction, soit, d’un côté, respecter « le sens technique de la terminologie » et, de l’autre, « préserver l’esprit de la pensée » (p. 15), qu’il n’est pas aisé de dégager. De plus, instrument de droit comparé par définition, la traduction est-elle à même de rendre intelligible un terme juridique dans la langue cible, alors qu’il l’est à peine, intelligible, dans la langue source ?

Ce qui pose la question du ou des destinataires de la traduction, notamment, du Code civil ou du Code de commerce français, en anglais. Un troisième type de document à traduire – et non des moindres puisqu’il s’agit du Vocabulaire juridique[1] de Gérard Cornu (2014), dictionnaire faisant autorité (le « Cornu ») dans l’univers du droit civiliste – s’ajoute aux deux premiers dans le projet de traduction, compliquant d’autant la tâche des traducteurs experts et le choix du vocabulaire à retenir, lequel doit refléter le droit français exprimé à travers ces trois outils avec cohérence et sans distorsion ni ambiguïté. Pour un lectorat anglophone, il est impératif d’employer des termes sur lesquels la majorité des juristes concordent. Or, ces juristes anglophones se trouvent également au Québec, à Jersey et en Écosse, sans oublier la Louisiane et le Cameroun. Dans ces lieux, les juristes évoluent dans un cadre juridique entièrement ou partiellement civiliste. Se pose alors la question de savoir « à qui cette traduction anglaise est-elle principalement destinée ? » (p. 21). Un exemple type de cette problématique nous est fourni avec le terme hypothèque qui, en anglais de common law, se dit mortgage, mais également en anglais civiliste de Louisiane, alors qu’en Écosse, au Québec et à Jersey, les juristes « parleront plus volontiers de “hypothec” » (p. 20), ce qui, en conclut Michel Séjean[2], démontre que « [l]a distinction de terminologie ne correspond pas toujours […] à une séparation entre la common law[3] et le droit continental » (p. 20).

Les responsables du projet de traduction ont alors réfléchi à une stratégie de traduction conçue en fonction de divers types de destinataires, dont les common lawyers d’abord, qui attendent d’une traduction qu’elle soit exprimée « dans le langage le plus proche possible » du leur (p. 21). Mais les responsables ont plutôt considéré deux catégories de destinataires pour arrêter leurs choix de traduction. Dans la première, ils ont ciblé les destinataires « à titre principal » que sont les « usagers principalement civilistes et non francophones » (p. 22) ; dans la seconde catégorie, plus large, ils ont classé « tout usager anglophone, quel que soit son système juridique » (p. 22). Finalement, la ligne retenue, « afin de préserver et d’assurer une communauté de culture juridique entre les différentes traductions, français-anglais, français-espagnol, français-italien, etc. » (p. 22), est celle de la préférence accordée « aux mots qui ont une proximité sonore et visuelle avec les mots français », à condition que la notion française puisse être traduite en anglais « en ayant recours à plusieurs mots dont la justesse est équivalente » (p. 22). Il s’ensuit que dans l’exemple du terme hypothèque, cette préférence s’est portée, non sur le terme mortgage – très courant en common law et tout aussi valable dans les droits de l’Écosse, de Jersey et du Québec –, mais sur hypothec, terme jugé préférable compte tenu des destinataires civilistes de la traduction et utilisé de surcroît dans les systèmes juridiques de l’Écosse, de Jersey et du Québec. De tels termes sont qualifiés de « mots transparents » en ce sens qu’ils sont identiques dans les deux langues, par exemple, privilège et privilege. Un tel choix présuppose un « biais de traduction » (p. 24) qu’il faut assumer sans s’en rendre esclave, car il faut plutôt agir au cas par cas, selon le terme considéré, le contexte, le(s) destinataire(s) et l’objectif visé par la traduction. À propos de ce choix de traduction peu commun, on peut parler d’une stratégie de traduction ad hoc.

Autre exemple, fort différent et néanmoins intéressant, qui explique les raisons pour lesquelles (le « pour quoi ? ») un code doit être traduit, est le cas de la traduction du Code civil d’Italie de l’italien vers l’allemand du Trentin-Haut-Adige, variété méridionale de l’allemand germanique, code traduit et mis à jour le 31 mai 2010. Il montre que la traduction a été faite « en tenant compte des différentes variétés d’allemand (germanique, autrichien et suisse) pour un résultat plus proche du texte de départ et des compétences des usagers des différents codes » (p. 43). Un tel choix n’était pas sans poser des difficultés particulières, chaque variante se matérialisant « en un langage juridique propre qui, à son tour, forme et est formé par un système juridique différent » (p. 50). Le défi consistait « dans la construction d’un langage juridique allemand sud-tyrolien » (p. 50), tâche ingrate incombant aux traducteurs, juristes et linguistes participant à ces travaux.

Quant au Code civil de l’Italie, la raison de sa traduction du français en italien tient en un mot : Napoléon. À la suite de la conquête de la péninsule italienne par les troupes françaises, le Code Napoléon, traduit en italien et en latin, est imposé dès 1806 au Royaume d’Italie. Cette double traduction en a facilité la réception, permettant aux Italiens de trouver dans le Code Napoléon « leur propre droit, fondé sur le droit romain » (p. 35) et leur donnant « l’impression de voir en lui se réaliser l’unité juridique des racines latines, le triomphe de la tradition romaine » (p. 35). Par la suite, après l’unification italienne (1861), le Code Napoléon n’était plus un modèle « mais était devenu une partie intégrante de la culture juridique italienne » (p. 40) et sa structure a été conservée dans les codes suivants (1865, 1942).

Ces exemples de raisons de nature différente dans les objectifs, choix et stratégies de traduction opérés par les responsables conduisent naturellement aux méthodes utilisées pour traduire un code.

2. Quelle méthode et quelle formation pour traduire un code ?

Selon la méthode de traduction choisie, sourcière ou cibliste, avec leurs multiples avatars et combinaisons, on peut varier à l’infini – ou presque – la transposition d’un texte rédigé dans une langue et reproduit dans une autre. Les méthodes de traduction sont aussi nombreuses que les traductologues. La méthode retenue pour traduire un texte juridique dépend d’abord de la nature de celui-ci (code, loi, règlement, traité, jugement, traité de droit, dictionnaire, etc.) et des objectifs de communication visés. On peut envisager un découpage selon le caractère « obligatoire » (p. 69-75) du texte à traduire (traité, loi, jugement, etc.), de manière généralement sourcière, ou libre (ouvrage de doctrine). Dans le premier cas, l’initiative relève généralement d’une autorité nationale, internationale ou supranationale ; dans le second, la décision relève d’autres intérêts (centre/groupe de recherche, maison d’édition, philanthropie, etc.). Les auteurs ont montré, dans la première partie, que les objectifs de communication peuvent varier, allant d’une traduction sourcière affirmée (traduction originelle du Code Napoléon en italien, p. ex.) à une traduction mi-sourcière (le droit), mi-cibliste (traduction du Code civil italien en allemand). L’Italie a expérimenté plusieurs méthodes de traduction/adaptation du Code Napoléon. Entre les deux orientations s’insère toute une gamme de nuances quasi infinie répondant à des préoccupations, contraintes et difficultés multiples (bilinguisme, multilinguisme, bi et multijuridisme, bisystémisme juridique, etc.) compliquant l’opération de traduction en adaptant le texte à une situation singulière.

Le point de départ de toute réflexion est fourni par les juristes mêmes. La professeure Laporte-Legeais (p. 63) renvoie à Cornu, qui, dans son Vocabulaire juridique, définit la traduction comme le fait de « rendre compréhensible, pour un sujet de droit, un document ou un débat qui le concerne » (Cornu 2014 : 1031). Cet objectif de lisibilité, de clarté et compréhensibilité de la loi est celui que visent en général les légistes, un peu partout. Cornu, toutefois, poursuit sa définition avec son extension, qui consiste à « expliquer ; exprimer une règle ou formuler un concept en termes explicites, actualisés, adaptés » (Cornu 2014 : 1031). Tel est l’objectif général des traductions des codes et du dictionnaire qu’ont fixé les responsables du projet, selon les buts de la communication envisagés : faire connaître, faire comprendre, comparer, diffuser, influencer, etc.

C’est sur cette base que Juriscope[4] a entrepris, « à la demande des pouvoirs publics » (p. 68), de traduire neuf grands codes français en anglais et en espagnol, outre de nombreuses traductions françaises de codes et lois étrangers[5]. Il s’ensuit une grande cohérence entre les traductions effectuées. Le même terme juridique est toujours traduit de la même façon, que les traductions portent sur un code, une loi ou un dictionnaire comme le Vocabulaire juridique, pour lequel les traducteurs, dans leur stratégie de traduction en anglais, ont suivi une inclination sourcière et littéraliste plutôt que cibliste (p. 74). S’agissant d’un dictionnaire de droit, en outre référence du domaine et oeuvre marquante sur les plans de l’écriture et du style, chaque mot d’une définition donnée pèse son poids de notion et invite à « l’équivalence formelle », celle d’un Nida ou d’un Newmark, plutôt que « dynamique ».

Un constat en ressort : il n’existe pas vraiment de méthode (les auteurs parlent plutôt de « méthodologie ») de traduction : « Existe-t-il une méthodologie unique de traduction ? rien n’est moins sûr » (p. 76). L’approche retenue, finalement, est d’ordre jurilinguistique ; elle correspond au savoir-faire et à l’expérience des acteurs de ces traductions, qui sont tous des « jurilinguistes » émérites. Elle fait l’objet d’un article entier (p. 83-94), dû à la coordinatrice du projet, la professeure E. Roy, où sont présentées dans les grandes lignes les modalités de l’opération et les équipes constituées en « binômes formés d’experts universitaires et de traducteurs spécialisés » (p. 83), ayant à leur disposition ce que l’on pouvait trouver de mieux en matière d’outils et ressources terminologiques, traductologiques et juridiques, et de corpus bilingues. Il n’en fallait pas moins pour traduire les quelque 2534 articles et 200 000 mots du Code civil et les 300 000 mots environ de la partie législative du code de commerce, nombres étourdissants qui représentent tout un défi.

C’est autre chose que la traduction du droit chinois en français, anglais ou espagnol, parce qu’elle incarne un autre ordre de difficultés, d’ordre juridique et linguistique (p. 95-104). Ces deux ordres sont le produit d’une langue, d’une culture et d’un droit dont l’origine a peu à voir avec les systèmes de droit occidentaux. Ce droit, nous enseigne le professeur Zhuang Han, est fondé sur « la croyance à l’existence d’un ordre de la nature et à l’efficacité d’une concordance entre celui-ci et l’ordre social » (p. 96) ; il s’est maintenu pendant deux millénaires avant que « le système de code unique [cède] la place à un nouveau droit envahissant composé de codes empruntés à des systèmes étrangers » (p. 97). Les exemples présentés par l’auteur (p. 98-100) illustrent les difficultés d’ordre juridique auxquelles doit s’attendre le traducteur. Les difficultés d’ordre linguistique ne sont pas moindres pour une langue ne disposant pas de marque temporelle ni de déterminant, mais de plusieurs termes synonymes pour désigner « une même notion ou concept juridique » (p. 104), situation exceptionnelle pour une langue spécialisée comme celle du droit, qui utilise les synonymes avec parcimonie. Le droit français n’en a pas moins été traduit en chinois (v. Légifrance), et réciproquement.

Ces considérations conduisent naturellement à la question de la transposition non seulement du droit mais encore de son esprit, question traitée dans la troisième partie de l’ouvrage.

3. Comment transposer l’« esprit » d’un code ?

Dans la quête de l’équivalence, c’est l’esprit, tout autant que la lettre, que cherche à reproduire, autant que possible, le traducteur consciencieux. Cette quête est aussi celle des jurilinguistes pour qui la forme, c’est-à-dire la langue, support du droit, compte pour beaucoup dans l’expression de l’esprit d’un système et d’une culture juridiques, singuliers par définition. La rédaction-traduction du Code civil par Rosset (1912), en Suisse, ou la corédaction des lois fédérales, au Canada, en témoignent : elles répondent au souci des auteurs et des autorités politiques de faire passer dans le texte cible le souffle d’authenticité naturelle caractérisant la langue d’arrivée.

C’est ce qu’ont cherché à montrer les quatre auteurs dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, chacun et chacune à sa manière. Les professeurs Moréteau (LSU, Bâton rouge) et Desgré (histoire du droit, Université de Nantes) traitent du Code civil de la Louisiane, des aspects diachroniques et synchroniques qui le caractérisent et en compliquent la traduction. La professeure Bracchi (Nantes) évoque le parcours historique de la responsabilité parentale et des mots pour le dire depuis les origines de la patria potestas (la « puissance paternelle ») traduite dans le Codice di Napoleone il Grande pel Regno d’Italia (1806) par patria potestà et, depuis 2013, par responsabilità genitoriale, qui remplace le terme potestà (dei genitori, puis genitoriale), substantif qui perdurait depuis la traduction originelle, montrant ainsi que la langue suit « les évolutions sociales et sociétales » (p. 144). Enfin, la professeure Barbara Pozzo (Côme, Italie) traite le difficile sujet de la création d’un droit privé harmonisé dans l’UE issu de la traduction (p. 147172).

Exprimer l’esprit d’un droit par le canal de la traduction s’avère le plus souvent stérile au regard des conditions dans lesquelles ce droit s’est construit, a évolué, rendant cette expression difficile. Le cas de la traduction du Civil Code de la Louisiane est, à cet égard, des plus intéressants, car il s’agit d’une traduction « résolument sourcière plutôt que cibliste » (p. 118) qui consiste « au moins en partie à un retour à l’original » (p. 107). Entre-temps, le législateur louisianais a introduit des dispositions empruntées au droit d’autres États (tous de common law !) et « ressemblant non à celles d’un code mais d’un statute » (p. 119). Il s’ensuit que dans l’opération de traduction du Civil Code de la Louisiane, déconnecté « de l’histoire et de l’esprit du code[sic] civil » (p. 119), « la lettre tue l’esprit, qui peine alors à vivifier le travail du traducteur » (p. 119). On comprend d’autant mieux cette stratégie de traduction après avoir lu l’article du professeur Desgré (p. 121-135) qui souligne « [l]e multilinguisme et l’interculturalité juridique [qui] caractérisent l’histoire du droit louisianais » (p. 121), avec pour effet que les « règles d’origines françaises et espagnoles se sont empilées avant d’être confrontées à l’arrivée des règles anglo-saxonnes » (p. 125), créant une mosaïque de règles juridiques et de la confusion. Le moindre des paradoxes n’est pas le rôle primordial qu’a joué, dans la codification louisianaise, l’Américain Edward Livingston, éminent juriste et philosophe anglophone, qui est « l’un des principaux artisans du maintien de la tradition civiliste et par là même de la codification en Louisiane » (p. 128). C’est ainsi que le chassé-croisé incessant des langues, des règles de droit et de la politique caractérise l’odyssée de la codification et en complique la traduction du Code civil, en français ou en espagnol. On pourrait en dire autant du code roumain, du BGB, du code russe (p. 74), des lois commerciales de la Chine, parmi d’autres.

L’article de la professeure Pozzo est placé sous l’invocation d’une citation célèbre d’Umberto Eco : « La langue de l’Europe, c’est la traduction[6]. » On ne saurait mieux dire, vu le nombre de langues à traduire au sein de l’UE : 24 ! On doit à B. Pozzo, une comparatiste, de nombreux écrits sur la langue et la traduction juridiques, dont un texte The myth of equivalence in legal translation (Pozzo 2014) qui affiche son scepticisme envers la réalisation de l’équivalence dans son article : « L’idée d’un code civil européen et la difficulté de traduire » (p. 147). L’idée même d’un code civil européen, compte tenu de la diversité des langues juridiques des 28 États constituant l’UE, laisse sceptiques les meilleurs esprits juridiques. Les recherches des comparatistes ont mis en évidence « le fait que les concepts juridiques peuvent correspondre à des sens différents même au sein du même système juridique » (p. 151). Le cas du trio Property-Propriété-Eigentum est patent. Il démontre que si, en apparence, la notion française et l’allemande se ressemblent, lorsque l’on arrive à la notion de « chose » (Sache, en allemand), essentielle en droit de la propriété, le BGB, au § 90, énonce que « Sachen im Sinne des Gesetzes sind nur körperliche Gegenstände » [Les choses au sens de la loi sont seulement les objets physiques], alors que cette limitation, les objets « physiques », n’existe pas en droit français. Mais la Loi fondamentale allemande prévoit le droit de propriété parmi les droits fondamentaux et la Cour constitutionnelle d’Allemagne « a interprété les objets protégés par les droits fondamentaux de manière généreuse et […] a ainsi inclus par exemple la protection du “droit à l’activité de l’entreprise” et à la “propriété intellectuelle” qui – par définition – ne se réfèrent pas à des objets physiques » (p. 153). Et cela pour ne rien dire des contrats, dont le concept « est fortement lié aux traditions juridiques nationales. Chaque droit national a forgé une notion de contrat dotée d’une forte identité » (p. 153). La création d’un code civil harmonisé et commun aux 28 membres de l’UE n’est pas une tâche facile et s’apparente plutôt à une odyssée (p. 154). Sa traduction dans les 24 langues que compte l’UE non plus (p. 160-165). C’est dire que « l’esprit » du système juridique que s’efforce de mettre en place l’UE est encore loin de se matérialiser et, a fortiori, d’apparaître dans une traduction.

L’ouvrage dirigé par Bracchi et Garreau met en valeur une expérience et un savoir-faire peu communs de ces juristes, comparatistes et jurilinguistes qui accomplissent de « hautes » traductions sans recourir à de grandes théories. Ils démontrent ainsi que la traduction n’est pas seulement une fin en soi mais qu’elle est surtout une méthode-se-faisant, une pratique du cas d’espèce qui n’excluent pas le caractère scientifique d’une méthodologie rigoureuse. Car il n’existe pas de méthode « clé en main » pour traduire le droit, il faut la concevoir au cas par cas. Leur exemple servira de modèle à suivre pour de futurs candidats à l’entreprise périlleuse et ardue qu’est la traduction d’un code, mais aussi celle d’autres textes juridiques moins prestigieux.