Corps de l’article

Introduction

Cet article propose une analyse de l’évolution de la contribution des institutions régionales à la gestion des talents (GDT) au sein de la grappe aérospatiale de la région de Montréal. Qu’elle soit abordée comme les compétences et les aptitudes d’un individu (Tansley, 2011; Silzer et Dowell, 2010), ou les activités de gestion y étant associées (Lewis et Heckman, 2006; Brassard et Foucher, 2012), la GDT est souvent appréhendée à l’échelle de l’entreprise comme un bien privé. Pourtant, certains auteurs suggèrent qu’elle peut être définie comme un bien collectif produit par des institutions régionales co-construites par les diverses parties prenantes (Defélix et al., 2013; Thunissen et al., 2013). Toutefois, très peu d’études font ressortir comment les institutions régionales contribuent au développement de ce bien collectif.

La présente recherche vise à combler cette lacune en examinant comment les institutions régionales se transforment et s’adaptent pour pallier les besoins quantitatifs et qualitatifs de talents. S’appuyant sur près d’une centaine d’entretiens réalisés entre 2005 et 2017, cet article montre que la contribution des institutions régionales à l’évolution de la GDT repose sur un double mouvement de diversification et de densification institutionnelles qui reflète un rééquilibrage des dynamiques relationnelles, ainsi qu’un déplacement des espaces d’action et des enjeux.

L’apport de cet article à la littérature est double. Premièrement, il participe à un courant de recherche récent qui s’intéresse à la GDT interorganisationnelle par le territoire (Defélix et al., 2013; Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2015; Calamel et al., 2016). Il démontre que la GDT peut être conceptualisée comme un bien collectif qui se déploie au-delà de l’entreprise grâce à l’action coordonnée des parties prenantes. Il souligne que ce n’est pas uniquement le bassin de talents (Lucas et al., 2009), mais aussi la GDT qui devient un bien collectif par la mutualisation et le partage des pratiques.

Deuxièmement, cet article contribue à la littérature sur la variété et la diversité des formes institutionnelles (Hall et Soskice, 2001; Morgan, 2009) en documentant les processus d’expérimentation et d’hybridation (Crouch, 2005; Morissette et Charest, 2010). Il montre que les acteurs expérimentent ensemble en créant de nouvelles institutions, à savoir de nouvelles règles, normes et cadres de référence qui favorisent des actions coordonnées et la collaboration entre les parties prenantes autour d’enjeux communs comme la GDT. Cette expérimentation est d’autant plus intéressante qu’elle se déroule au Canada, un pays généralement associé à une économie de marché libérale, là où la coordination est faible et la logique de marché domine.

L’article est divisé en six sections. La première fait état de la littérature sur la GDT et les institutions régionales. La deuxième décrit notre cadre d’analyse. La troisième section présente notre approche méthodologique, alors que la quatrième expose les résultats. Elle décrit et compare les trois grandes phases de l’évolution des institutions régionales supportant les pratiques de GDT au sein de la grappe aérospatiale. La cinquième discute de la portée et de la contribution de nos résultats. Enfin, la conclusion présente une brève synthèse de nos résultats, en expose les limites et dégage des pistes de recherche.

Revue de la littérature

La gestion des talents : évolution d’un concept

Initialement, le concept de talent référait au potentiel, chez certains employés, d’assumer des fonctions critiques au sein d’une organisation (Chambers et al., 1998). Des analyses plus récentes amènent à envisager le talent, non plus comme un don ou un trait personnel unique, mais plutôt comme une combinaison de différentes compétences acquises permettant à une personne de se distinguer des autres (Loufrani-Fedida et Saint Germes, 2015) . D’autres études ont davantage porté sur les processus et activités liés à la GDT. Outre l’identification des postes-clés qui renvoie à la planification des besoins RH, ces études mettent l’accent sur le recrutement, la sélection, le développement, la rétention, la gestion de la relève et la gestion mondiale des talents (Lewis et Heckman, 2006; Scullion et Collings, 2011).

Les pratiques associées à la GDT ne se distinguent pas toujours des activités typiques de la fonction RH (voir Lewis et Heckman (2006) pour une critique détaillée). Brassard et Foucher définissent la GDT comme « un ensemble intégré de politiques, d’activités et de normes culturelles destiné à attirer, à cibler, à développer, à mettre à contribution, à reconnaître et à maintenir en emploi des personnes dont les dispositions ou les aptitudes peuvent avoir un impact significatif sur l’atteinte des objectifs stratégiques de l’organisation » (Brassard et Foucher, 2012 : 2).

Ces dernières années, plusieurs auteurs ont mis l’accent sur le déploiement d’une GRH plus territorialisée afin de favoriser des innovations managériales en phase avec les développements technologiques (Defélix et Mazilli, 2009; Loubes et Bories-Azeau, 2012; Defélix et al., 2013; Calamel et al., 2016). La caractéristique commune de ces récents travaux est d’analyser comment, au sein d’un territoire, des acteurs hétérogènes (entreprises, syndicats, états, agences territoriales) mutualisent leurs pratiques en GRH et leurs ressources dans le but de combler leurs besoins communs, notamment en matière de main-d’oeuvre (Defélix et Mazilli, 2009; Loubès et Bories-Azeau, 2012; Defélix et al., 2013). Cet élargissement de la GRH à l’échelle du territoire se veut bidirectionnel. D’un côté, les acteurs contribuent au territoire, par exemple, en redynamisant le bassin d’emplois, de l’autre, ils tirent parti des ressources du territoire au sein duquel ils sont insérés.

Ces études suggèrent que la GDT, soit les activités liées à la planification, l’attraction, le développement et la rétention d’un bassin de main-d’oeuvre peut se déployer au niveau d’une région, d’un territoire, pour dépasser l’entreprise et se concevoir comme un bien collectif. Ce processus de construction d’un bien privé en bien collectif est rendu possible, comme les théories sur les institutions régionales nous l’enseignent, par le développement de nouvelles règles, normes et cadres interprétatifs.

Les institutions régionales et la gestion des talents

L’intérêt pour les institutions régionales s’inscrit dans le prolongement d’analyses industrielles et spatiales de la compétitivité et de l’innovation dans les agglomérations industrielles. De ces travaux émaneront des approches théoriques et des modèles conceptuels traitant de ces agglomérations, ou systèmes, et de leurs configurations particulières (Cooke et al., 1997; Giuliani, 2005; Scott et Storper, 2006; Zhegu, 2007). Ainsi, les études sur les districts industriels et les systèmes locaux de production soulignent l’importance de la proximité spatiale sur un territoire donné (Brusco, 1990, Piore et Sabel, 1989). Les travaux sur les milieux novateurs, les régions apprenantes et les systèmes régionaux d’innovation insistent sur l’encastrement des capacités régionales, notamment en matière d’innovation (Cooke, 2011). Plusieurs auteurs mettent l’accent sur les règles informelles et les réseaux par le biais desquels naissent le capital social, la confiance et la coopération qui favorisent l’apprentissage mutuel au sein d’un territoire (Scott et Storper, 2006). D’autres auteurs (Clark, 2013, 2014; Heidenreich, 2005) insistent sur le rôle d’intermédiation des institutions régionales, telles que les associations industrielles ou les regroupements syndicaux, dans la création de biens collectifs. Malgré ces distinctions, ces approches ont en commun d’accorder une grande importance aux institutions régionales, définies comme les règles formelles et informelles, les agences, les associations intermédiaires, les réseaux et les valeurs communes qui assurent la production de biens collectifs dans un territoire donné (Heidenreich, 2005).

Parmi les biens collectifs produits par ces institutions régionales, la majorité des auteurs signalent la création d’un bassin de main-d’oeuvre qualifiée (Doloreux et Bitard, 2005; Heidenreich et Mattes, 2012; Clark, 2013; Almond et al., 2017). Tremblay et al., (2003) avancent que la présence d’un bassin adéquat de compétences, voire de talents, s’avère l’un de ces biens collectifs qui pèseraient fortement dans les décisions d’investissements des entreprises. Pour Doloreux et Bitard, la production d’une main-d’oeuvre qualifiée est rendue possible grâce à la collaboration, d’une part, entre les entreprises et, d’autre part, entre les entreprises et « les organisations créatrices et diffuseuses des connaissances telles que les universités, les laboratoires et instituts, les unités de transfert technologique, les associations d’affaires ainsi que les agences financières » (2005 : 24). En effet, bien que chaque entreprise ait à satisfaire ses besoins spécifiques en matière de main-d’oeuvre, elle demeure, néanmoins, disponible sur le marché du travail territorial avant d’être acquise au sein des entreprises respectives (Storper, 2002). Selon Clark (2013), le rehaussement des qualifications de la main-d’oeuvre au sein des systèmes régionaux permet le développement localisé d’activités de production manufacturière et d’innovation.

Ces travaux ont tendance à définir le talent comme un bien collectif, mais ils prennent rarement en considération le fait que la GDT, par le biais de la mutualisation des pratiques et des activités, se transforme en bien collectif. Notre approche, qui s’inscrit dans la littérature sur les institutions régionales, propose un éclairage complémentaire à ces recherches en analysant comment les institutions régionales permettent à la GDT de passer d’un bien privé à un bien collectif.

Cadre d’analyse

La GDT est ici définie comme les activités liées à la planification, l’attraction, le développement et la rétention d’un bassin de main-d’oeuvre qui s’appréhende aussi bien comme un bien privé que collectif. Ce passage d’un bien privé vers un bien collectif s’opère grâce à la co-construction d’institutions au niveau régional. Pour étudier ce passage, nous mobilisons les travaux de Heidenreich et Mattes (2012) sur l’enracinement des firmes multinationales au niveau régional. Ils proposent quatre dimensions ou piliers que les acteurs co-construisent pour produire des biens collectifs tangibles (talent, RetD) et non-tangibles (confiance, coopération).

La première dimension renvoie aux agences et associations régionales (universités, centres de recherche, instances régionales, associations d’employeurs, syndicats) qui caractérisent les modes de gouvernance. Ces derniers peuvent contribuer au déploiement de stratégies et de biens collectifs (notamment les employés , la RetD, de l’information sur les nouveaux marchés, etc)., mais aussi au développement de relations de coopération et de confiance entre les diverses parties-prenantes (Heidenreich et Mattes, 2012 : 35). La deuxième dimension réfère aux règles formelles qui sont créées, modifiées, par les diverses parties-prenantes. Il s’agit notamment de programmes et de politiques visant à répondre aux enjeux régionaux. La troisième dimension se rapporte aux règles informelles et cadres de référence qui émergent des échanges entre les acteurs et sont facilités par la proximité sociale. Ces règles contribuent au : « mutual learning, facilitating the exchange of implicit, experience-based uncodified knowledge, the recombination of existing knowledge and thepossibility of establishing and stabilizing interaction-based trust relationship » (Heidenreich et Mattes, 2012 : 35). La quatrième dimension, les réseaux constitués par les diverses parties prenantes autour des problématiques régionales, peut contribuer à faciliter la mutualisation des pratiques et la diffusion des innovations au sein d’une région. Le Schéma 1 ci-dessous résume notre approche.

Les travaux de Heidenreich et ses collègues (Heidenreich, 2005; Heidenreich et Mattes, 2012) montrent bien que ces institutions régionales résultent d’un processus d’expérimentation où les diverses parties prenantes co-construisent de manière incrémentale des nouvelles règles, normes, structures et façons de faire. Ce processus d’expérimentation leur permet de réévaluer et de revoir leurs objectifs à travers un processus d’ajustement mutuel et d’apprentissage collectif (Heidenreich, 2005). Ils mettent également en évidence que ces processus d’expérimentation débouchent sur une variété de formes institutionnelles plus ou moins denses. À l’instar des études sur la densité institutionnelle (Keeble et al., 1999; Beer et Lester, 2015), leurs résultats suggèrent qu’un réseau dense de relations, des règles informelles et formelles complémentaires et un mode de gouvernance décentralisé peuvent se renforcer mutuellement pour assurer la résolution des problèmes auxquels sont confrontées les diverses parties prenantes (Heidenreich et Mattes, 2012 : 52).

Schéma 1

La contribution des institutions régionales à la gestion des talents

La contribution des institutions régionales à la gestion des talents

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Notre étude cherche justement à mieux comprendre comment, à travers les processus d’expérimentation, le paysage institutionnel s’est densifié et a favorisé le développement de la GDT en un bien collectif dans un territoire donné.

Méthodologie de recherche

Présentation de la grappe aérospatiale de Montréal

L’industrie aérospatiale se caractérise par une structure pyramidale dominée par quelques donneurs d’ordre et par une grande dépendance envers la RetD (Zhegu, 2013). De forts investissements dans ce domaine sont, en effet, nécessaires au développement de produits technologiquement complexes dans une industrie cyclique caractérisée par une forte concurrence, ayant une clientèle et une capacité de production internationalisées (Zhegu, 2013). Ce contexte agit à la fois sur la structuration des institutions régionales, et sur les besoins de main-d’oeuvre de l’industrie. L’industrie évolue autour de deux grands concurrents, Airbus et Boeing, qui se spécialisent dans les avions de 100 sièges et plus, alors que Bombardier et Embraer se concurrencent dans la gamme des avions régionaux.

Selon les dernières données du ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec (2019), l’industrie aérospatiale québécoise occupait le 6ième rang mondial en termes d’effectifs et représentait 50 % des effectifs canadiens du secteur en 2018. La production se concentre dans la construction d’avions d’affaires et régionaux, d’hélicoptères civils, de petites turbines et de simulateurs. Ses ventes, dont près de 80 % de la production est exportée, totalisaient 15,3 milliards de dollars en 2018. La grappe est composée de trois groupes d’entreprises : trois grands maîtres d’oeuvre (Airbus, Bombardier, Bell Helicopter) une douzaine de fournisseurs de premier rang, des équipementiers et spécialistes de maintenance majeure (CAE et Pratt & Whitney notamment) et des sous-traitants (MEIQ, 2019). Près de la totalité des 42 100 emplois en aérospatiale au Québec et des 190 entreprises se retrouvent dans la grande région de Montréal (MEIQ, 2016; 2019)

Sur le plan de la RetD, les investissements dans l’aérospatiale totalisaient 408 millions de dollars en 2017, ce qui représente 24 % des dépenses de l’ensemble de l’industrie manufacturière (ISDEC, 2017, 2018). Selon le gouvernement du Québec, environ 70 % des dépenses en RetD est dédié à la grande région de Montréal (MEIQ, 2018). Selon Innovation, Sciences et Développement économique Canada (2017), entre 2012 et 2014, l’industrie aérospatiale canadienne surpassait la moyenne manufacturière en termes d’utilisation des quatre types de pratiques d’innovation : produit, processus, organisation et marketing. La diffusion de ces pratiques participe à l’accroissement des emplois qualifiés dans l’industrie aérospatiale, par rapport à la moyenne des industries du secteur manufacturier. Au 1ier janvier 2017, le personnel participant à l’innovation représentait 42 % des emplois dans l’industrie aérospatiale (CAMAQ, 2017).

L’enquête sur les technologies de pointe réalisée par Statistique Canada (2016) montre que les entreprises de l’industrie aérospatiale collaborent beaucoup plus que la moyenne des entreprises manufacturières avec l’industrie (35 % vs 18 %), les universités et instituts techniques (25 % vs 8 %) et les organismes de recherche gouvernementaux (23 % vs 8 %). Les petits manufacturiers en aérospatiale ont collaboré trois fois plus avec le milieu universitaire et quatre fois plus avec les organismes de recherche gouvernementaux par rapport à d’autres petites entreprises manufacturières. Les études sur la grappe aérospatiale montréalaise (Niosi et Zhegu, 2005; Hassen et al., 2011; Doloreux et al., 2011; Tremblay et al., 2012) suggèrent d’ailleurs que cette plus forte propension de l’industrie à la fois à innover et collaborer est intimement associée à la présence d’une variété d’agences intermédiaires. Le Tableau 1 présente les principales agences intermédiaires ayant pour mission le développement du secteur et de la main-d’oeuvre. On retiendra de ce tableau que l’industrie aérospatiale présente un paysage institutionnel atypique ou un cas déviant (Flyvbjerg, 2006), par rapport au modèle de l’économie libérale de marché associé au Canada, en raison la forte présence d’agences intermédiaires qui favorise une forme de coordination entre les diverses parties prenantes.

Tableau 1

Agences intermédiaires et instituts de la grappe aérospatiale de la grande région de Montréal

Agences intermédiaires et instituts de la grappe aérospatiale de la grande région de Montréal

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Méthode de recherche

Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une recherche plus large portant sur les innovations en GRH et les dynamiques régionales dans l’industrie aérospatiale[1]. Notre analyse s’appuie sur une étude qualitative effectuée de façon continue entre 2005 et 2017. Au total, 103 entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne de 75 minutes, ont été effectués auprès des informateurs-clés de la grappe (représentants des agences régionales, d’instituts de formation et de recherche, d’associations patronales et d’organisations syndicales), ainsi que de gestionnaires et de représentants syndicaux dans les établissements (responsables des ressources humaines et de production, directeurs généraux et délégués syndicaux). Le Tableau 2 explicite la répartition de ces entretiens par période et catégorie d’acteurs. Tant pour les informateurs-clés de la grappe que pour les acteurs au sein des établissements, le guide d’entretien a été conçu de manière à laisser une grande liberté aux personnes interviewées. Pour les informateurs-clés à l’échelle de la grappe, le guide d’entretien couvrait les thèmes suivants : récit des principales étapes de création et d’évolution de l’organisation; rôle et fonctionnement de l’organisation; politiques, programmes et ressources collectives produites; types de relations avec les autres acteurs de la grappe; et principaux enjeux, problèmes et défis de l’organisation et de la grappe. Pour les gestionnaires et les représentants syndicaux au sein des établissements, le guide abordait les thèmes suivants : caractéristiques de l’établissement; état et évolution des pratiques de GRH et de relations du travail (dotation, formation et gestion des compétences, évaluation de la performance, communication, gestion des conflits, etc.); état et évolution de l’organisation du travail et de la production; évolution et nature des réseaux dans lesquels les acteurs sont impliqués; problèmes, défis et enjeux auxquels ils sont confrontés. Avec l’accord des participants, les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Les réponses ont été traitées de manière anonyme. Des données secondaires, tels que des rapports publics, des extraits de presse et des sites internet, ont également été consultées dans un souci de triangulation et de renforcement de l’analyse.

Tableau 2

Bilan des entretiens

Bilan des entretiens

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Les données ont été analysées suivant une codification thématique issus de notre cadre d’analyse et de codes inductifs issus du terrain (Miles et Huberman, 2003). L’équipe de recherche a validé ceux-ci en procédant à un exercice de codage multiple. Nous avons procédé à trois vagues de codage (Tableau 3). La première porte sur une reconstitution de l’évolution des institutions dans l’industrie, notamment la création d’une agence, la mise en place d’une politique, la création de réseaux formels et informels. Partant de cette analyse, un deuxième codage a permis d’identifier leur contribution à la planification, à l’attraction, au développement des compétences et à la rétention de la main-d’oeuvre (analyse par vignettes de Miles et Huberman, 2003). Suivant la méthode d’analyse par contraste-comparaison (ibid.), un troisième niveau de codage a permis d’identifier trois phases-clés de l’évolution de la contribution des institutions régionales à la GDT. Chacune se distingue par un focus et un cadrage particulier de la GDT.

Tableau 3

Processus d’analyse et codage

Processus d’analyse et codage

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Présentation des résultats

Les trois sous-sections suivantes présentent l’évolution de la contribution des institutions régionales à la GDT au sein de la grappe montréalaise. Cette analyse permet de distinguer trois phases : une phase de fondation (1970-1994); de développement (1995-2005); et de consolidation (2006-2017).

Phase 1 : Fondation (1970-1994)

Cette première phase est marquée par une croissance importante des activités de fabrication et d’assemblage à la suite d’investissements majeurs de la part de grandes entreprises comme Bombardier, Textron et Pratt & Whitney. Malgré les crises cycliques auxquelles est confrontée l’industrie, ses représentants prennent acte de problèmes de disponibilité de main-d’oeuvre qualifiée dans la région de Montréal. En 1978, alors que l’industrie doit composer avec d’importantes mises-à-pied, l’initiative de remédier à la situation émane des syndicats du secteur qui sollicitent une rencontre avec le ministre de l’Immigration et de l’Emploi du Canada afin de lui partager leurs inquiétudes. Cette rencontre débouchera sur la création d’un comité de reclassement de la main-d’oeuvre composé de représentants patronaux et syndicaux :

Jusqu’à sept-huit cents personnes par année venaient majoritairement de l’Angleterre à titre de soudeur, assembleur, contremaître, ingénieur… travailler au Québec. Alors le comité avait identifié un problème de ressources humaines [qui était] qualifié par les entreprises comme étant majoritairement dû au fait que les écoles ne produisaient pas de bons candidats, particulièrement en ingénierie.

P1, CAMAQ, 2010

Elle se caractérise aussi par le déploiement d’initiatives localisées. Pour pallier le besoin ponctuel de compétences, certaines entreprises, notamment les donneurs d’ordre, développent des programmes de formation à l’interne. Malgré l’existence d’un comité de reclassement, le travail collaboratif en matière de planification des besoins en RH n’est alors qu’embryonnaire. Afin de pérenniser ces initiatives, le gouvernement fédéral, sous la pression du syndicat des machinistes (AIMTA) et celui de l’énergie (SCEP), rend disponibles des ressources favorisant la création, en 1983, du Comité sectoriel de main-d’oeuvre en aérospatiale du Québec (CAMAQ). La création de ce comité paritaire illustre la volonté des acteurs à trouver des solutions viables et ce dernier deviendra l’incubateur de nombreux programmes qui contribueront à la création d’un bassin de main-d’oeuvre au sein de l’industrie.

Cette phase se distingue également des initiatives collectives orientées vers l’attraction de nouveaux talents et la planification de la relève. Les préoccupations soulevées par les acteurs de l’industrie mènent à des programmes destinés à la formation d’ingénieurs et d’ouvriers qualifiés. Afin de faciliter l’attraction de jeunes talents, malgré la réticence des universités, qui n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble, un programme de maîtrise conjoint en génie aérospatial sera déployé grâce à une collaboration réunissant les universités, les entreprises et le CAMAQ. Cette même coopération sera à l’origine, en 1994, de la fondation de l’École des métiers de l’aérospatiale de Montréal (EMAM) qui offre divers programmes spécialisés en aérospatiale, dédiés à la formation d’ouvriers qualifiés. L’ENAM vient compléter l’offre de formation de l’École nationale d’aérotechnique (ENA) créée en 1964 afin d’assurer la formation postsecondaire de techniciens en construction aéronautique, en maintenance d’aéronefs et en avionique.

Afin de contribuer à la planification de la relève, le CAMAQ s’engage, dès 1984, à produire des sondages annuels sur les prévisions de main-d’oeuvre et à compiler des bilans sectoriels. Ces outils fournissent des informations sur les besoins des entreprises à court, moyen et long termes. Un recensement annuel est également effectué auprès des entreprises en vue d’identifier les besoins de formation et les pénuries de main-d’oeuvre par catégories d’emploi. Encore aujourd’hui, ces instruments sont utilisés par les acteurs afin de répondre aux besoins de main-d’oeuvre de l’industrie.

D’autres réseaux réunissant diverses parties prenantes autour de préoccupations communes se forment graduellement. Tandis que plusieurs initiatives émanent d’échanges informels entre les acteurs de l’industrie, notamment les dirigeants des grandes entreprises, le CAMAQ cherche à fournir des cadres de référence à la GDT :

On avait des bons débats au CAMAQ : moi, j’aimais ça parce que j’enlevais mon étiquette de représentant syndical. Je [me préoccupais] […] du bien de l’aérospatiale au Québec, comment on peut gagner du travail au Québec, puis essayer d’orienter le débat des entreprises.

P2, représentant syndical, 2015

Au milieu des années 1990, la pérennité du CAMAQ sera, en revanche, remise en question lorsque le gouvernement fédéral cessera de financer ce type de comité paritaire. Après des négociations ardues, l’injection de nouveaux fonds par le gouvernement provincial viendra assurer sa continuité.

Au cours de cette première phase, le CAMAQ a joué un rôle déterminant dans la structuration de la grappe et a participé à la création d’un bassin ciblé de talents à travers le développement de divers réseaux et programmes. Il participe ainsi à la mise en oeuvre d’une approche plus systémique à la GDT, quoiqu’émergente à ce stade, qui se consolidera au fil des phases suivantes.

Phase 2 : Développement (1995-2005)

Cette deuxième phase est marquée par des initiatives collectives visant à pérenniser les agences intermédiaires existantes et à en développer de nouvelles. Diverses parties prenantes, notamment les grandes entreprises et les universités, s’engagent dans une réflexion sur le décloisonnement de la RetD au sein de l’industrie et sur l’opportunité de développer les talents nécessaires dans ce domaine. Cette réflexion débouche, au début des années 2000, sur plusieurs initiatives collectives. La première vise le développement d’une culture de stage en entreprise afin de renforcer les liens entre l’industrie et les établissements universitaires. À partir de 2001, les Instituts Aérospatiaux de Montréal (IAM) rassemblent les centres universitaires liés à l’aérospatiale dans le but de faciliter l’accès des entreprises à un bassin de personnes hautement qualifiées en ingénierie grâce à un guichet unique de stages. En mettant leurs connaissances en pratique au sein des entreprises, les étudiants développent ainsi de nouvelles compétences et aptitudes au cours de leurs cursus universitaires.

Une deuxième initiative se concrétise par la création, en 2002, du Consortium de recherche en aérospatiale au Québec (CRIAQ). Elle tire son origine de la nécessité de réunir les partenaires, entreprises, universités, centres de recherche afin de favoriser la collaboration sur des projets de recherche et d’innovation répondant aux besoins de l’industrie. S’appuyant sur un apport financier de l’industrie, des universités et des gouvernements, le CRIAQ propose un modèle d’innovation ouvert collaboratif qui soutient la compétitivité de l’industrie aérospatiale au Québec. Chaque projet du CRIAQ requiert une condition minimale, soit la participation de deux entreprises et de deux organisations de recherche, notamment des universités ou des collèges.

Depuis sa création, le CRIAQ s’est donné pour mission d’augmenter la compétitivité de l’industrie aérospatiale québécoise et d’améliorer la base de connaissances par le biais de la formation d’étudiants. L’attraction de jeunes scientifiques passe par la promotion de l’industrie aérospatiale dans les forums d’étudiants et les compétitions universitaires. Le développement des compétences de jeunes talents permet le transfert de connaissances intergénérationnel et génère une relève spécialisée pour les entreprises du secteur à travers l’implication des étudiants dans des projets initiés par les collaborateurs membres du CRIAQ : « Ce sont les étudiants qui font le travail […], ceux de maîtrise, de doctorat souvent, et les partenaires industriels sont là pour apporter de vraies contraintes du milieu, pour encadrer, orienter un peu les travaux … » (P3, CRIAQ, 2015).

Le CRIAQ participe aussi à la planification des besoins en matière de talents. Les forums ouverts, utilisés pour la planification de projets de recherche, favorisent l’articulation des besoins de l’industrie et des besoins futurs en matière de compétences. Le CRIAQ contribue à la GDT grâce aux réseaux qui se développent autour des projets de recherche et à la culture d’échange et de collaboration qu’il favorise. Les réseaux inter-universités, inter-entreprises ou, encore, universités-entreprises permettent, notamment aux PME, d’accéder à la RetD, ainsi qu’aux compétences des jeunes talents de la région.

Pour autant, ces collaborations ne sont pas exemptes de tensions. L’implication des PME dans les processus de RetD soulève l’épineuse question des droits de propriété intellectuelle. Si ces droits sont protégés dans le cadre des initiatives en RetD menées par le CRIAQ, les PME se trouvent souvent dans une position d’asymétrie de pouvoir vis-à-vis des firmes multinationales. Dans ce jeu de collaboration ouverte, l’acquisition et la rétention de la main-d’oeuvre représentent également une source potentielle de tensions. Les grandes firmes ont un pouvoir d’attraction énorme et peuvent puiser dans le bassin de main-d’oeuvre en offrant des conditions de travail avec lesquelles les PME ne peuvent rivaliser. À ce sujet, une directrice des ressources humaines d’une PME indique : « Parce que, c’est sûr, les gros […], quand ils engagent, ce qui reste, il faut que tu le prennes. Il faut faire avec. […] On n’a pas la capacité de [nom d’une grande entreprise], on ne fait pas des milliards. » (P4, PME, 2011). 

Si, au cours de la première phase, la création d’un bassin de talents tend à soutenir la production manufacturière au sein de l’industrie, lors de cette deuxième phase, elle vise aussi à appuyer l’innovation technologique. Les pratiques de GDT sont axées sur la planification, l’attraction et le développement continu de talents formés en ingénierie ayant le potentiel de soutenir la RetD. Le CRIAQ et l’IAM favorisent l’attraction et la planification de la relève et ils fournissent l’espace et les occasions nécessaires pour le développement éventuel de compétences spécialisées des futurs ingénieurs.

Phase 3 : Consolidation (2006-2017)

Cette phase est marquée par une restructuration des chaînes de valeurs. Les grandes entreprises impartissent de plus en plus leurs activités et poussent les PME à participer davantage à la RetD, à la prise de risques technologiques et financiers, ainsi qu’à la production de sous-ensembles complets d’avions. Elle se caractérise aussi par la création, en 2006, d’Aéro Montréal. Les dirigeants des grandes entreprises, en collaboration avec les différents paliers gouvernementaux (municipal, provincial et fédéral), se dotent d’une structure de coordination qui regroupe, au sein de son conseil d’administration, l’ensemble des parties prenantes : représentants des grandes entreprises et des PME, du milieu syndical, des agences et des instituts régionaux tels que le CAMAQ. La mise en place de cette nouvelle organisation a provoqué un rééquilibrage des relations entre les acteurs, comme le souligne cet interlocuteur d’Aéro Montréal :

Au début, c’était difficile, parce que, bon, Aéro Montréal est arrivé, […] le CRIAQ existait, le CAMAQ existait […] Là, on arrive, créé par l’industrie, puis on leur dit : « Bien là, venez-vous en avec nous sur la patinoire ». Tu sais, au début, les gens n’aimaient pas ça. Surtout que nous, on a les décideurs, les premiers décideurs. Eux, ils n’ont pas ces gens-là sur leur board [conseil d’administration].

P5, Aéro Montréal, 2010

Les activités d’Aéro Montréal se structurent autour de six chantiers[2] dont trois touchent directement la GDT : les Chantiers « Relève et main-d’oeuvre », « Innovation » et « Chaîne d’approvisionnement ». Ces chantiers représentent de nouveaux espaces de collaboration pour les parties prenantes. Le Chantier « Relève et main-d’oeuvre » permet aux intervenants du système de l’éducation et des instituts de formation, aux représentants des employeurs et des syndicats et ceux du CAMAQ d’échanger sur « la planification, la coordination et la réalisation d’un plan d’action concerté afin de répondre aux grands enjeux en regard à la relève et la main-d’oeuvre aérospatiale au Québec »[3]. Deux initiatives supportent cette vision : 1- le développement de programmes de sensibilisation en faveur de l’aérospatiale dans les établissements scolaires; et 2- la redéfinition des profils de compétences afin de répondre aux défis de la transition vers l’industrie 4.0. Ces initiatives visent à soutenir les pratiques existantes de planification de la relève et d’attraction des talents.

Deux initiatives favorisant une approche plus systémique de la GDT émergent des chantiers « Innovation » et « Chaîne d’approvisionnement ». Premièrement, le projet « Partage automatisé des ressources dans des communautés » (PARC) proposa une manière plus optimale de répartir la main-d’oeuvre dans divers sites de travail à partir d’une plateforme numérique qui relierait les entreprises participantes. Ce projet novateur voulait inciter les entreprises à collaborer étroitement entre elles, mais il n’a jamais vraiment décollé, notamment en raison des particularités des marchés internes du travail propre à chaque entreprise.

Deuxièmement, en juin 2011, le Chantier « Chaîne d’approvisionnement » lance l’initiative MACH en vue de renforcer les capacités de près de 60 PME. Les PME, sélectionnées par cohorte, sont parrainées par de grandes entreprises qui les assistent dans l’amélioration de leurs processus de gestion. Le projet, financé par le gouvernement du Québec, soutient les gestionnaires en les incitant à développer des mécanismes de planification visant à améliorer leur performance opérationnelle et managériale. Cette initiative offre diverses formations dans le but d’aider les PME à atteindre des niveaux supérieurs au cours de leurs évaluations MACH.

En parallèle et de façon complémentaire, le CAMAQ organise des comités RH où les gestionnaires de PME se rencontrent pour partager leurs meilleures pratiques. Ces échanges s’inscrivent dans le cadre d’une visite de sites de production et permettent de créer le capital social nécessaire à la formation d’un réseau de relations entre les PME, comme le souligne ce directeur d’usine :

En réalité, on fait beaucoup de benchmarking [d’études comparatives]. Je suis en contact avec deux autres entreprises […] [et] on a l’occasion d’en visiter d’autres. […] [Nos employés] ont passé une journée avec [nom d’une PME]. Puis, [cette PME] leur a présenté ce qu’ils sont en train de faire et tout ça. Fait qu’on a des idées, on reçoit des idées de là, […] On échange beaucoup sur ce que nous sommes en train de faire.

P6, PME, 2018

Les entreprises de l’industrie sont régulièrement confrontées à des pénuries de main-d’oeuvre. Pour contrer ce problème, le CAMAQ expérimente de nouveaux dispositifs en vue d’assurer le développement des talents par la formation continue. En 2005, la création de l’Institut de formation en aérospatiale (IFA) visait à offrir des formations continues en entreprise sur trois niveaux (métiers, techniques et universitaires). Malgré la disparition de l’IFA en 2012, le CAMAQ n’a pas cessé d’assurer le déploiement de services de formation continue vers les entreprises. Certains besoins ponctuels sont comblés par le CAMAQ, tandis qu’un mécanisme de services aux entreprises est offert grâce à la contribution des écoles de la région, dont l’EMAM et l’ENA. Le CAMAQ agit aussi en amont pour pallier la pénurie de main-d’oeuvre en permettant à de jeunes diplômés en aérospatiale (professionnel, collégial, universitaire et unités de formation au pilotage) de mettre à profit leurs compétences académiques en leur offrant une expérience concrète de travail rémunéré en lien avec leurs études via un premier emploi.

La troisième phase confirme le développement d’une approche plus systémique à la GDT. L’initiative d’optimisation des compétences des gestionnaires des PME se veut complémentaire à la création et au maintien du bassin d’ouvriers qualifiés et d’ingénieurs. Cette approche est renforcée par le capital social cultivé dans le temps entre les divers acteurs de l’industrie, par les nouveaux mécanismes de rétention et par l’apprentissage collectif développé au cours de trois décennies d’expérimentation.

Évolution de la contribution des institutions régionales à la GDT

La description en trois phases de la contribution des institutions régionales à la GDT montre comment ces institutions se transforment et s’adaptent afin de pallier aux besoins quantitatifs et qualitatifs de talents. Le Tableau 4 présente une synthèse de l’évolution de la contribution des institutions régionales à la GDT au sein de l’industrie aérospatiale montréalaise.

Tableau 4

Évolution de la contribution des institutions régionales à la gestion des talents (GDT)

Évolution de la contribution des institutions régionales à la gestion des talents (GDT)

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De ce tableau, il se dégage trois observations. D’abord, on note au fil du temps une diversification des pratiques de GDT, des cibles (personnel visé) et des activités (production/RetD/gestion de la chaîne de production). Si, au cours de la première phase, les pratiques de GDT portent pour l’essentiel sur l’attraction et la formation des ouvriers et des ingénieurs de production, au cours de la deuxième phase, elles visent l’attraction, le développement des compétences et la planification de la relève de jeunes talents en RetD. Lors de la troisième phase, l’accent est davantage mis sur la formation continue de la main-d’oeuvre et l’accroissement des compétences des gestionnaires afin d’optimiser la chaîne de valeur.

Ensuite, les résultats mettent en évidence un processus de densification des institutions régionales qui soutiennent la GDT. Au cours de la première phase, la GDT résulte pour l’essentiel des efforts du CAMAQ. Il contribue à la création de programmes et d’instituts de formation, à la mise en place d’outils de planification et à l’émergence d’une vision partagée selon laquelle la GDT représente un enjeu commun autour duquel les acteurs patronaux et syndicaux peuvent collaborer. Lors de la deuxième phase, la création du CRIAQ impulse la mise en place de nouveaux programmes, le développement de nouveaux réseaux, notamment entre les universités et avec les industriels. La GDT apparaît ainsi comme un levier important permettant de favoriser le travail collaboratif et l’innovation ouverte à travers le développement de jeunes talents. L’entrée en scène d’Aéro Montréal marque un tournant important. Elle se traduit par une concentration plus accentuée des programmes et politiques de GDT, une multiplication des réseaux et une conception de la GDT axée sur l’apprentissage collectif et continu.

Enfin, ce double mouvement de diversification et densification provoque un déplacement des espaces d’action, des enjeux et des modes de gouvernance. Le CAMAQ continue à jouer un rôle important en matière de GDT, mais Aéro Montréal y occupe un espace de plus en plus central. Pour les syndicats, on passe ainsi d’un mode de gouvernance paritaire à un mode polyarchique où diverses parties prenantes négocient entre elles lors des processus de prise de décision. Les grandes firmes consolident leur position centrale alors qu’apparaissent de nouveaux acteurs, comme les centres de recherche et de formation, qui, en raison de leur expertise, peuvent agir sur les décisions et les orientations en matière de GDT. Le déplacement et l’enchâssement des enjeux (production manufacturière, innovation, optimisation de la chaîne d’approvisionnement) renforcent l’influence des experts, mais ouvrent aussi de nouveaux champs d’action pour les syndicats et les PME. Les représentants des syndicats sont ainsi amenés à aborder les questions de main-d’oeuvre en lien avec les enjeux d’innovation technologique et d’optimisation de la chaîne d’approvisionnement. L’implication des PME dans les programmes formels mis en place pour les assister a permis la création d’un réseau d’échanges et de partage qui favorise l’apprentissage collectif et la mise en commun des expériences.

Ce rééquilibrage des dynamiques provoque aussi des tensions autour de la division du travail entre les diverses agences (CAMAQ, CRIAQ, Aéro Montréal), notamment leurs mandats et responsabilités respectives. Les institutions régionales apparaissent ainsi comme des sources de pouvoir, mais aussi, des espaces où se côtoient la coopération, la compétition, l’autonomie et la dépendance.

Discussion

À ce jour, les études sur la grappe aérospatiale de Montréal ont porté sur l’évolution et la contribution des institutions régionales. Certaines se sont intéressées à la création et au développement de la grappe (Doloreux et al., 2011). D’autres ont souligné l’importance des ressources collectives, dont la présence d’une main-d’oeuvre qualifiée (Tremblay et al., 2003). D’autres travaux ont permis de cerner les mécanismes qui favorisent la transmission des connaissances et l’innovation au sein de la grappe montréalaise (Niosi et Zhegu, 2005). Enfin, des recherches ont souligné l’apport des acteurs intermédiaires dans l’innovation (Hassen et al., 2011; Tremblay et al., 2012). Notre étude contribue à ces travaux en se penchant sur un aspect peu documenté, l’apport des institutions à la mutualisation de la GDT. Plus spécifiquement, cet article comporte trois apports.

Premièrement, il contribue à la littérature sur la GDT en montrant que le talent peut être appréhendé à une échelle autre que celle de l’entreprise. La création d’un bassin de talents diversifiés et variés permet de combler les besoins quantitatifs et qualitatifs de main-d’oeuvre à l’échelle d’un territoire dans le domaine de la production manufacturière, de la RetD et de l’optimisation de la chaîne d’approvisionnement. De plus, elle montre que la GDT peut aussi être définie comme un bien collectif (Defélix et al., 2013; Calamel et al., 2016). Ce renforcement de la GDT à l’échelle du territoire prend forme par le biais de la mutualisation des pratiques de GDT classiques, mais aussi grâce au développement de normes et de cadres de références collectifs propres à la GDT.

Deuxièmement, notre étude participe à une riche littérature sur l’expérimentation institutionnelle à l’échelle régionale (Almond et al., 2017; Clark, 2013, 2014; Heidenreich, 2005) et elle montre comment ces institutions façonnent les enjeux et les rapports entre les acteurs. Elle met en évidence que la GDT résulte des stratégies déployées par une variété d’acteurs en vue de coordonner leurs actions à travers la création de règles formelles et informelles, d’agences privées et publiques et de réseaux supportant la GDT. Ces institutions régionales sont le reflet à la fois des compromis auxquels aboutissent les acteurs, des relations de pouvoir entre les acteurs autour des enjeux reliés à la GDT, et, plus largement, de l’évolution de la grappe aérospatiale. Plus particulièrement, elle montre comment dans le temps les acteurs expérimentent en créant de nouvelles institutions afin de composer avec les enjeux et défis auxquels ils sont confrontés. Ce processus d’expérimentation institutionnelle s’inscrit dans un espace disputé, peuplé d’acteurs aux visées multiples et souvent contradictoires.

Troisièmement, elle contribue à la littérature sur la diversité des formes institutionnelles au sein des économies de marché libérales (Crouch, 2005; Morgan, 2009; Morissette et Charest, 2010). Si l’opposition entre les économies de marché libérales et les économies de marché coordonnées (Hall et Soskice, 2001), qui est largement utilisée en relations industrielles, peut paraître commode, elle ne permet pas de bien cerner la variété des formes institutionnelles. Autrement, les entreprises de l’industrie aérospatiale auraient adopté, selon le schéma d’une économie libérale de marché, associée au Canada, une approche compétitive et individualiste à la GDT. Or, au contraire, elles ont privilégié la voie de la coordination via les institutions régionales. Notre étude s’ajoute à des travaux récents menés au Québec (Lucas et al., 2009; Tremblay et al., 2011; Clark, 2013) qui insistent sur le rôle central joué par les institutions régionales dans la coordination des actions des diverses parties prenantes afin de composer avec les défis auxquels elles sont confrontées.

Conclusion

De cette étude sur la contribution des institutions régionales à la GDT dans l’industrie aérospatiale à Montréal deux grandes conclusions ressortent. D’abord, la GDT ne répond pas uniquement à une logique de marché ou, encore, aux exigences spécifiques d’une entreprise. Grâce à l’action coordonnée des parties prenantes, le partage des pratiques et la mutualisation des ressources, elle se constitue en un bien collectif afin de pallier les besoins qualitatifs et quantitatifs de talent à l’échelle du territoire. Ensuite, la création de ce bien collectif repose sur un processus d’expérimentation où les acteurs déploient des stratégies, tantôt planifiées, tantôt accidentelles, parfois conflictuelles ou collaboratives, en vue de configurer, reconfigurer les institutions régionales qui leur permettront de répondre à leurs besoins.

Certaines limites réduisent la portée de ces conclusions. D’abord, cette étude longitudinale porte sur une période de trente ans, mais la collecte de données s’est échelonnée sur une période de 12 ans, soit de 2005 à 2017. Les données collectées avant 2005 reposent sur une reconstitution des évènements et des pratiques à partir de la documentation existante et des entretiens réalisés auprès d’informateurs-clés. Il est probable que cette méthode nous amène à négliger certains faits historiques. Ensuite, elle porte sur une seule industrie ce qui limite les possibilités de généralisation. La grappe aérospatiale de Montréal constitue un cas particulier, voire déviant, en raison du caractère systémique et territorialisé de l’innovation et des besoins élevés en compétences, ce qui incite les parties prenantes à développer des actions coordonnées, ainsi qu’une vision commune et plus englobante de la GDT.

Sans négliger l’étude de cas médians, qui correspondent sans doute davantage au schéma d’une économie libérale de marché, notre étude invite à poursuivre l’étude de cas déviants, car elle permet de mieux comprendre comment les acteurs créent des formes institutionnelles hybrides. On peut espérer que les résultats de cette étude seront approfondis dans différentes industries et que de futures études permettront de mieux capter ce processus d’hybridation institutionnelle. Elle incite aussi à poursuivre la réflexion sur les processus d’expérimentation institutionnelle et leurs impacts sur le travail et l’emploi. Il faut, en particulier, mieux comprendre les stratégies des acteurs et identifier les ressources et capacités qui leur permettent de s’engager dans les processus d’expérimentation. Enfin, elle encourage à mieux comprendre comment un bien privé se transforme en bien collectif. Dans le cas qui nous intéresse, ce n’est pas seulement le bassin de talents qui devient un bien collectif, mais aussi la GDT par le biais de la mutualisation et le partage des pratiques. Ce processus nous semble particulièrement important à analyser, particulièrement dans un contexte de guerre des talents.