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En mai 2013, en France, après une année et demie de polémiques et de manifestations plus ou moins violentes, une loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe a été adoptée. Celle-ci autorise l’adoption pour ces couples, mais ne permet pas le recours à l’assistance médicale à la procréation (AMP) pour les couples de femmes[3]. Ainsi, seuls les couples hétérosexuels considérés comme infertiles y ont accès. Ce projet de loi visait à une plus grande égalité entre couples hétérosexuels et homosexuels, mais face aux violentes réactions d’une partie de la population française, l’ouverture de l’AMP en a été rapidement supprimée.

Le débat de société a repris un an après, du printemps 2014 à l’automne 2014, à la suite des demandes d’adoption posées par des couples de femmes. En effet, dans la mesure où la loi ouvre la possibilité à une femme d’adopter l’enfant de son épouse, les couples de femmes ayant réalisé des AMP à l’étranger se sont mariés et ont procédé à des demandes d’adoption. Certains de ces dossiers ont, dans un premier temps, été refusés pour fraude à la loi, mais en septembre 2014, la cour de cassation a approuvé l’adoption. Ainsi, la problématique de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes a été à nouveau médiatisée. Dans ce contexte, l’homoparentalité a encore rencontré l’opposition d’une partie de la société française. De fait, si l’homosexualité est de mieux en mieux acceptée en France, avec une légère chute du taux en 2013 du fait des polémiques (77 % d’acceptation en 2013 contre 83 % en 2007, PRC, 2013), la famille homoparentale semble demeurer difficilement pensable pour certains, même si selon une récente enquête de l’IFOP (2017), 60 % des Français sont favorables à ce que les couples de lesbiennes aient recours à l’AMP. Toutefois, en 2014, période du recueil des données qui vont être présentées dans ce texte, une enquête de l’IFOP montrait au contraire une plus grande dispersion des avis, puisque seulement 54 % des Français pensaient « qu’un enfant peut s’épanouir de la même manière dans une famille avec deux mères que dans une famille avec une mère et un père »[4].

Ces polémiques mettent en lumière les mutations de notre société autour de la famille et des nouvelles formes qui apparaissent, telles que la famille homoparentale ou homoparentalité[5]. L’ouverture de l’adoption pour les couples de même sexe mariés, grâce à la loi de 2013, est un premier pas vers la reconnaissance de cette nouvelle forme de famille. Elle permet un début d’encadrement légal qui était totalement inexistant antérieurement en France. Dans ce sens, la théorie des représentations sociales (Moscovici, 1976) nous paraît particulièrement pertinente pour appréhender la façon dont l’homoparentalité est élaborée en tant qu’objet social encore nouveau et sujet à enjeux, notamment autour du recours à l’AMP pour les couples de femmes, en relation avec la forme familiale dominante hétérosexuelle.

THÉORIE

Théorie des représentations sociales

La théorie des représentations sociales a été initiée par Moscovici (1976) à partir de son travail sur la pénétration d’une théorie scientifique, la psychanalyse, dans le corpus des connaissances de sens commun. Cette recherche montre que les individus s’approprient progressivement la théorie scientifique au travers des diverses formes de communication (discussions, débats, conférences, lectures, médias…) dans lesquelles ils sont quotidiennement insérés pour en faire une théorie profane autonome. Il s’agit pour Moscovici (1976, 2013) de décrire un processus de familiarisation avec tout objet social nouveau et étrange qui pénètre dans notre univers quotidien, telles les nouvelles formes de familles. Cette fonction de domestication de l’étrange permet l’élaboration d’une représentation à travers deux mécanismes que sont l’objectivation et l’ancrage. Par l’objectivation, le groupe rend concret, matériel l’objet inconnu et abstrait en remaniant les informations provenant des diverses sources de communication aussi bien médiatiques, scientifiques que liées aux interactions. Une fois retravaillées, ces informations se structurent de telle sorte qu’elles constituent un ensemble signifiant de connaissances que les membres du groupe vont pouvoir utiliser dans leur quotidien. L’ancrage inscrit, dans un cadre de référence familier, ce nouvel objet en utilisant les catégories de savoir préexistantes pour appréhender la nouveauté et l’étrangeté, la rendre intelligible et pensable, ceci en cohérence avec les valeurs et les normes du groupe. La représentation sociale devient alors un système fonctionnel d’explication concrètement utilisable dans les diverses situations quotidiennes rencontrées par les individus. Elle est une grille d’appréhension de la réalité dans le sens où elle en donne une certaine vision, propose des catégories de savoir, oriente les jugements et les conduites qu’il est possible ou non de tenir et les légitime une fois mis en oeuvre (Abric, 1994). Enfin, les représentations sociales, parce qu’elles s’élaborent au sein d’un groupe par rapport à d’autres groupes sociaux, participent à définir son identité ainsi qu’à maintenir ou à sauvegarder sa spécificité par rapport aux autres groupes. Elles expriment donc les rapports qui existent entre les individus et les groupes insérés dans des contextes socio-historiques. Les représentations sociales se définissent comme « des modalités de connaissances pratiques dont l’élaboration est dépendante des conceptions, intérêts, systèmes de valeurs et de normes prégnants dans une formation sociale et ses composants groupaux » (Jodelet, 2010, p. 21). Les représentations sociales abordées en tant que pensée constituante (processus) et constituée (produit) sont ainsi des phénomènes dynamiques qui s’insèrent et s’articulent à d’autres systèmes de représentation.

De la sorte, s’intéresser à un objet social émergeant comme l’homoparentalité implique de prendre en compte les différentes représentations sociales sur lesquelles les individus vont s’appuyer pour en élaborer une représentation ainsi que le contexte socio-normatif.

Contexte socio-normatif : hétéronormativité

La norme hétérosexuelle ou hétéronormativité (Chambers, 2007; Mellini, 2009) constitue un élément de contexte important à prendre en considération, car elle conditionne la façon dont l’homosexualité et ce qui s’y réfère, comme les formations familiales, vont être appréhendées. En tant que norme sociale, l’hétéronormativité est à la fois prescriptive et évaluative (Dubois, 2002). Elle fonctionne d’abord à partir du présupposé d’hétérosexualité pour lequel toute personne est perçue comme étant a priori hétérosexuelle. Cette présomption d’hétérosexualité qui révèle plutôt l’aspect prescriptif, entraîne, d’une part, des conduites sociales produisant l’invisibilisation des minorités sexuelles et d’autre part, lorsqu’elles se rendent visibles, malgré l’injonction normative, des conduites agressives verbales et/ou physiques à leur encontre. Par ailleurs, l’hétéronormativité produit également une valorisation de l’hétérosexualité, seule sexualité attendue et pensée a priori, en définissant l’homosexualité par la déviance, la pathologie ou la contre nature. Ainsi problématisée, l’homosexualité est dévalorisée, révélant l’aspect évaluatif de l’hétéronormativité. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il y ait une volonté de faire disparaître les minorités sexuelles. Au contraire, pour qu’une norme fonctionne, il lui faut des exemples contre-normatifs ou qui se situent à la marge (Chambers, 2003), car en se maintenant à la place qui leur est attribuée, ils valident le fonctionnement normatif. L’aspect prescriptif de la norme hétérosexuelle implique donc des pratiques de régulations intervenant dans tous les espaces sociaux, politiques, médiatiques et culturels, et qui visent à les structurer. La séparation des toilettes entre les deux sexes constitue un exemple de ces pratiques régulatoires. Plus directement en lien avec l’actualité en France, l’institution du mariage, avant la nouvelle loi de 2013, illustre également l’hétéronormativité de nos sociétés, car comme l’écrit Chambers (2007) « Le mariage s’avère être la quintessence des pratiques hétéronormatives (…). [Parce que] Le mariage concrétise et met en pratique la matrice hétérosexuelle »[6] (p. 670).

De la bicatégorisation des sexes vers une représentation des sexes binaires

Ce contexte socio-normatif indique l’importance que la différence entre le masculin et le féminin revêt dans nos sociétés. Par exemple, le numéro de sécurité sociale[7] en France commence par un chiffre désignant le sexe de la personne à laquelle il a été attribué, 1 pour un homme et 2 pour une femme. Tout en pointant le sexe comme première caractéristique de l’individu, il révèle également le fait qu’il n’existerait que deux sexes possibles, mâle ou femelle. Par là, nous observons ce processus culturel décrit par Rubin (1998) qui transforme les êtres mâles en hommes et les êtres femelles en femmes de telle sorte qu’ils forment deux catégories qui s’excluent mutuellement. Chaque catégorie est construite comme étant « une moitié incomplète de l’autre et qui ne peut trouver la plénitude que dans l’union avec l’autre » (Rubin, 1998, paragraphe 48). Ainsi, selon le processus de catégorisation sociale (Tajfel, 1972), la société accentue les différences entre les catégories mâle et femelle et atténue, voire nie complètement, leurs ressemblances. C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve dans le champ des stéréotypes de sexe ou des croyances et rôles de sexe qui indiquent que chaque sexe est caractérisé par des aspects qui sont strictement différents de ceux caractérisant l’autre sexe. La suppression des similitudes entre les sexes est donc un mécanisme social qui nécessite en parallèle que chaque femme réprime chez elle les caractéristiques définies dans sa société comme masculines, de même pour chaque homme concernant cette fois les caractéristiques définies dans sa société comme féminines. Alors les deux catégories de sexe peuvent être pensées comme opposées – l’une n’est pas l’autre. Ce processus s’accompagne d’une production systématique et obligatoire de relations érotiques entre les deux sexes, ce que Rubin (1998) nomme l’hétérosexualité obligatoire. Ainsi, les deux catégories de sexe sont élaborées comme étant complémentaires – l’une ne va pas sans l’autre.

Cette bicatégorisation des sexes pensés comme strictement différents et étanches l’un à l’autre tout en étant complémentaires, peut être traitée comme une représentation sociale des sexes binaires. Il s’agit bien selon nous, d’une théorie profane autonome expliquant les situations quotidiennes dans lesquelles tout autre est impliqué et impliquant que tout autre soit sexué. Cette représentation génère un corpus de connaissances concernant les spécificités masculines et féminines, incluant les stéréotypes, croyances et rôles de sexes abondamment décrits dans la littérature. De ce fait, elle oriente les conduites des uns par rapport aux autres et vient par la suite les légitimer.

Cette représentation des sexes binaires constitue, selon nous, du savoir préexistant qui est mobilisé par les individus lorsqu’ils se trouvent face à cet objet étrange et multiforme que constitue la famille homoparentale.

LA FAMILLE HOMOPARENTALE : UNE DIVERSITÉ DE FORMES

La famille homoparentale relève d’une variété de formes liées aux dynamiques des couples et des individus composant la famille tout autant qu’à celles des sociétés au sein desquelles ces familles s’élaborent (Cadoret, 2002; Courduriès et Fine, 2014; D’Amore, 2010; Descouture, 2010). Mais c’est une forme dont l’apparition est relativement récente puisqu’elle est liée à la dépathologisation de l’homosexualité en 1973 pour l’APA (Association américaine de psychiatrie) et, en 1991, pour l’OMS (Organisation mondiale de la santé). De ce fait, les premières formes homoparentales au milieu des années 70 sont liées à des recompositions familiales après rupture d’un couple hétérosexuel. Un couple homosexuel, masculin ou féminin, éduque alors ponctuellement ou au quotidien le ou les enfants conçus à l’origine au sein du couple hétérosexuel. L’évolution du statut des homosexuel-le-s et le progrès des techniques de procréation médicalement assistées vont donner lieu à d’autres formes homoparentales. D’abord, grâce à l’adoption d’un ou plusieurs enfants, des couples de même sexe, hommes ou femmes, vont pouvoir élever des enfants. Ces derniers sont bien éduqués au sein d’un couple homosexuel, mais ils ont été conçus, avant l’abandon, dans un cadre hétérosexuel. Ensuite, une autre forme s’est développée, la coparentalité, dans laquelle un couple va concevoir et éduquer un ou plusieurs enfants avec une autre personne ou un autre couple homosexuel. Le terme de coparentalité renvoie à des situations où le tiers introduit pour la conception de l’enfant occupera une place relativement active dans l’éducation, voire dans le quotidien de l’enfant (Gross, 2003; Herbrand, 2014). Enfin une dernière forme correspond aux couples homosexuels qui élèvent des enfants qui ont été conçus, hors de la France, grâce aux techniques d’AMP (insémination artificielle, fécondation in vitro, gestation pour autrui).

Cette variété de formes pose la question de savoir comment l’homoparentalité est représentée afin d’être pensable par chacun et chacune, mais aussi pour pouvoir prendre position à son propos dans le cadre des polémiques, que ce soit autour du mariage pour tous, de l’adoption par les couples homosexuels ou encore de l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes.

PROBLÉMATIQUE : LA FAMILLE LESBOPARENTALE, UNE REPRÉSENTATION?

Dans une recherche sur les représentations sociales de l’homoparentalité visant à déterminer, entre autres, les formes caractéristiques et acceptables de ces formes de famille (Fraïssé, 2012), il est apparu que la recomposition à la suite d’une union hétérosexuelle antérieure était la plus caractéristique et la plus acceptable. Suivaient les formes constituées par des couples lesbiens ou gays, les formes de coparentalités étant les moins caractéristiques et acceptables, signalant l’importance du couple ou duo pour penser la famille. Enfin, le mode d’arrivée de l’enfant dans le couple avait également une incidence dans la mesure où le plus acceptable était l’adoption par rapport à l’insémination artificielle. Ces résultats nous paraissent en accord avec le contexte hétéronormatif évoqué plus haut et montrent que les représentations sociales de l’homoparentalité s’élaborent également à partir de la représentation de la famille conjugale constituée d’une mère, d’un père et des enfants (D’Amore, 2010; Descoutures, 2010).

Ainsi, lorsque la famille homoparentale provient d’une recomposition familiale du fait d’une union hétérosexuelle antérieure ou d’une adoption, l’enfant a été conçu dans un couple parental hétérosexuel. Ces deux formes peuvent être appréhendées par les Français comme étant en partie en cohérence avec le cadre hétéronormatif et seraient alors compatibles avec leur représentation de la famille. En outre, ces figures de la famille homoparentale, recomposée et adoptive, s’accordent avec la représentation des sexes binaires dans la mesure où l’enfant est né d’un couple et d’un projet hétérosexuels. De même, l’éducation des enfants se réalisant au sein d’un couple, même s’il est homosexuel, ces formes d’homoparentalité se rapprochent du modèle de la famille conjugale. Elles peuvent donc être considérées comme de possibles figures familiales. Quant à la coparentalité, elle satisfait à la représentation des sexes binaires, puisque le ou les enfants sont conçus par un homme et une femme qui sont pensés pour jouer les rôles de père et mère. Toutefois, elle déroge en partie du cadre hétéronormatif, le projet d’enfant pouvant être issu d’un couple de même sexe, voire de deux couples de même sexe. Elle est également incompatible avec la représentation de la famille conjugale du fait du nombre possible de parents, au moins trois (le couple de même sexe et le tiers pour la conception de l’enfant) voire quatre (s’il y a deux couples). Cette figure de l’homoparentalité semble particulièrement délicate à élaborer en termes de famille et de parentalité tant elle paraît s’écarter des savoirs permettant de penser la famille en France[8].

Enfin, lors d’une insémination avec donneur anonyme au sein d’un couple de femmes, qui est la situation qui nous intéresse ici, l’enfant est le projet du couple. Il est donc conçu au sein de ce couple, symboliquement aussi bien que physiquement (une des deux est enceinte), même si un autre géniteur, le donneur, est nécessaire pour l’engendrement. Cette figure semble plus difficile à mettre en cohérence avec le cadre hétéronormatif. La différenciation des sexes ne se trouvant pas à l’origine de l’enfant, cette figure de la famille homoparentale ne s’accorde pas non plus complètement avec la représentation des sexes binaires. Dans ce sens, nous supposons qu’il est difficile pour certains Français d’élaborer une représentation de la famille lesboparentale, celle-ci ne pouvant ni s’objectiver, ni s’ancrer sur des catégories de savoir préexistantes comme la représentation de la famille conjugale et la représentation des sexes binaires.

C’est donc cette dynamique représentationnelle que nous souhaitons explorer davantage à partir de l’analyse de commentaires d’internautes débattant sur la pertinence de l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes, en France. Cette étude exploratoire vise à faire apparaître les représentations mises en oeuvre par les internautes pour penser la possibilité d’autoriser ou non l’AMP pour les couples de lesbiennes.

MÉTHODE

Grâce au moteur de recherche Google où nous avons inscrit « PMA[9] couples de femmes », nous avons récupéré, entre mai et le début du mois d’octobre 2014, 866 commentaires issus de 14 articles postés sur 8 sites différents (Tableau 1).

Tableau 1

Liste des journaux et blogs supports des articles

Liste des journaux et blogs supports des articles

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Nous avons fait le choix de ne nous intéresser qu’à des commentaires postés sur des sites en ligne de journaux nationaux français après la publication d’un article sur le thème de la « PMA pour les couples de femmes en France ». Toutefois, nous avons observé que bien que le thème principal soit l’ouverture de l’AMP pour les couples de lesbiennes, les internautes ont également évoqué fréquemment la gestation pour autrui (GPA), alors que cette pratique est totalement interdite en France. De ce fait, les discussions sont orientées selon deux sens. Tandis qu’un premier a pour objectif de rétablir la distinction entre les deux méthodes du fait de leur statut légal différent en France afin que les locuteurs évitent toute confusion, un autre sens se focalise sur les polémiques liées à la légalisation de la GPA et ses conséquences sociales. Dans l’optique d’être au plus près de la parole des internautes, nous évoquerons donc ponctuellement la GPA dans les analyses, même si elle ne constitue pas le coeur de ce texte.

Travailler sur des commentaires d’internautes permet d’éviter l’écueil du recueil de discours à la demande du chercheur. En effet, les internautes donnent spontanément leur avis sur un site internet qu’ils fréquentent de façon plus ou moins assidue. Leur intérêt spontané pour le sujet les amène également à ne pas systématiquement produire un discours empreint de désirabilité sociale ou de normativité comme cela peut être le cas en entretien, mais à tenter d’exprimer leur avis avec parfois toutes les questions et les paradoxes qui y sont liés. Il est ainsi possible d’accéder à des positions favorables et défavorables, ainsi qu’à des positions complexes mêlant parfois pour un même internaute, arguments pour et contre. Par ailleurs, de véritables discussions ont lieu au fil des commentaires, que ce soit du fait d’une réaction ou d’une question posée par un internaute ou par le modérateur appelant des réponses des uns et des autres. Dans ce sens, nous avons, dans un premier temps, décidé de coder chaque commentaire en trois positions : favorable, défavorable et indéterminé. Cependant, la présence de presque autant de commentaires indéterminés (35 %) que défavorables (38 %) pour 27 % de favorables, nous a finalement conduit à laisser de côté cette variable dans le traitement des données[10].

Enfin, même si les journaux choisis renvoient habituellement à une position politique impliquant un positionnement à propos des questions de sociétés, les internautes qui interviennent sur ces sites ou forums ont des positions variées qui ne sont pas systématiquement conformes à celles prônées par le journal. C’est d’ailleurs cela qui produit le débat au sein de la communauté d’internautes. C’est pourquoi nous n’avons pas non plus utilisé le type de journal comme variable pour le traitement des données.

Même si nous avons très peu d’informations à propos de ces internautes et parfois aucune, différents travaux d’analyse du web ont montré que les internautes tiennent des positions et jouent des rôles différents (Marcoccia, 2004; Temmar, 2013). Ils peuvent aussi bien être de simples spectateurs, tout autant que des scripteurs actifs et, pour certains, considérés comme des experts par la communauté virtuelle du blog ou du forum de discussion, jusqu’à être le ou la modératrice. En outre, la parole, même si elle paraît extrêmement libre, ne l’est pas totalement dans la mesure où la présence de modérateurs vient circonscrire ce qu’il est possible d’exprimer implicitement ou explicitement, comme lorsque des commentaires sont bloqués.

Le fait que les internautes réagissent aux idées et opinions proposées soit dans l’article source, soit dans les différents commentaires précédents, montre que ces idées font sens pour eux. Ce sont ces significations partagées ou discutées qui font tout l’intérêt de ce type de matériau pour les recherches menées du point de vue de la théorie des représentations sociales.

Nous avons réalisé une analyse des données textuelles de ce corpus de commentaires à l’aide du logiciel Alceste (Reinert, 2007). Celui-ci opère par Classification Descendante Hiérarchique, c’est-à-dire par fractionnements successifs du texte, pour produire des classes de vocabulaire à partir des fragments de texte qui se ressemblent tout en les séparant de ceux qui sont différents. Le profil d’une classe est donc composé du vocabulaire des différents fragments de texte ayant permis sa constitution. L’intérêt du recours à Alceste est donc de mettre en évidence la façon dont le discours est structuré et ainsi de repérer des « mondes lexicaux » (les classes de vocabulaire). Ces mondes lexicaux correspondent aux traces les plus prégnantes de l’activité des sujets énonciateurs et sont, pour Reinert (1993, p. 12), « des lieux communs (à un groupe, une collectivité, une époque, etc.) » qui « peuvent s’imposer davantage à l’énonciateur qu’ils ne sont choisis par lui, même si celui-ci les reconstruit, leur donne une coloration propre ». Ces mondes lexicaux sont ainsi porteurs de sens pour les sujets énonciateurs (Kalampalikis, 2005), car renvoyant à « des lieux où un sujet construit ses objets de représentations » (Reinert, 1992, p. 168, cité par Madiot et Dargentas, 2010, p. 85). Le fait que les classes de vocabulaire ou mondes lexicaux s’élaborent les unes par opposition aux autres (on n’obtient jamais une seule classe de vocabulaire) constitue un autre intérêt de cette méthode pour l’étude des représentations sociales. En effet, elle offre la possibilité « de saisir la dynamique de la production verbale à travers sa nature conflictuelle » (Kalampalikis, 2005, p. 152).

RÉSULTATS

L’analyse a mis en évidence quatre classes qui correspondent à 88 % du corpus analysé (Tableau 2).

Parmi les quatre, deux classes, « La famille » et « La PMA », nous paraissent les plus pertinentes pour traiter la problématique développée dans ce texte. En outre, elles sont constituées en miroir, puisque pour la première, « pma » est un terme significativement absent, de même que pour la seconde, « famille » est significativement absent. C’est pourquoi après avoir rapidement décrit les deux autres classes, nous traiterons de façon plus approfondie ces deux mondes lexicaux de La famille et La PMA.

La classe « Le débat » (Classe 2, 32 %) rassemble des éléments relatifs au lieu commun où les internautes expriment des « idées contraires » autour du « sujet » des « articles » de presse, des revendications de la « communauté LGBT » (Lesbienne Gay Bi Trans) et des polémiques à propos de la théorie du « genre » qui est souvent mis en lien avec le « “mariage” pour tous ».

Une autre classe, « La loi française » (classe 4, 15 %), est directement en lien avec le contenu légal des articles qui sont commentés par les internautes discutant autour des « principes » de la « Loi française ». En particulier, ils rappellent la « loi Taubira » ouvrant le mariage aux couples de même sexe et le fait que tous les Français n’y sont pas favorables, certains souhaitant même qu’elle soit « abrogée ». De façon générale, sont abordés les problèmes liés à la légalisation des faits et pratiques sociales et renvoient, comme on le trouve dans ce type de débats (Masson et Fraïssé, 2011), à la possibilité de légaliser « la pédophilie », « le proxénétisme » ou encore « la polygamie ».

Tableau 2

Classes isolées par Alceste et premiers termes du vocabulaire significatif (termes classés par ordre décroissant de significativité)

Classes isolées par Alceste et premiers termes du vocabulaire significatif (termes classés par ordre décroissant de significativité)

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Analyse de la classe 1 : La famille

La classe 1 (33 %) décrit ce qu’est une famille et comment elle s’élabore à partir de termes liés à la filiation et au biologique en renvoyant à l’origine des enfants.

La filiation en question

Mère et père, ainsi que maman et papa, sont très fréquemment mis en lien dans les commentaires. D’abord, les internautes évoquent pour ces enfants issus d’AMP un père qui est absent. La liste comprend également : « père inconnu », « orphelin de père », « pas de père identifié » et en particulier pas de « père biologique » ou de « géniteur ». Et lorsque les internautes font le parallèle avec la GPA, ils associent l’absence de père à l’absence de mère :

Une nouvelle génération d'enfants sans père et d'enfants sans mère!

766[11]

Ils insistent sur l’aspect biologique pour marquer la dimension de reproduction de la « mère porteuse », « reproductrice » ou encore « génétique », voire parfois pour marquer la distinction entre la mère et la « génitrice » :

Souvenez-vous que dans la gpa, l'enfant est bien, génétiquement parlant, celui d'au moins un des deux parents (et pas du tout celui de la mère porteuse).

411

En outre, la référence à la « mère porteuse » soutient le débat sur la marchandisation de l’être humain, présent aussi bien dans des commentaires clairement défavorables[12] à l’ouverture de l’AMP et de la GPA pour les couples de même sexe, qu’à ceux défavorables pour l’ensemble des couples (homosexuels ou hétérosexuels). Alors, le désir d’enfants en tant que « conclusion naturelle d’une union homme-femme » (597), est transformé en désir « frustré », « égoïste » où l’enfant est un « simple objet de désir » impliquant la marchandisation et, pour certains, la création « d’usines à bébés pour fournir le produit » (432).

Enfin, les internautes évoquent les « deux mères » ou « deux mamans » pour décrire les situations liées à l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes et, à la marge, les « deux pères » ou « deux papas » pour évoquer celles liées à l’ouverture de la GPA pour les couples d’hommes. Une partie propose des commentaires plutôt favorables à cette ouverture :

Les enfants nés de pma dans des couples de femmes connaissent l'histoire de leur conception et il ne s'avère pas qu'ils s'en portent plus mal, étant aimés et choyés par leurs deux mamans.

324

L’amour semble être ici un élément essentiel qui serait au fondement de la famille :

L'important, c'est que l'enfant soit désiré et élevé avec amour.

199

Le droit légitime est celui d'élever un enfant en lui apportant tout l'amour, toute la protection et toute l'éducation qui lui sont dus.

174

Une autre partie manifeste son désaccord à l’ouverture de l’AMP pour les couples de femmes en mettant en avant la complexité des situations ainsi créées et qui constitueront pour les enfants un « handicap », notamment parce qu’elles sont « contre-nature » :

Imaginez-vous qu'un enfant aura deux "pères" ou deux "mères", donc cela sera déjà un handicap pour lui. Ne contrez pas la nature. Il les nommera comment? Papa1 et papa2. Quel monde de fou!!!

635

Ou qui apporteront leurs lots de moqueries dont l’enfant souffrira :

« Quels sont à l'état civil les parents de l'enfant? A-t-il ainsi deux mères? Que répondra-t-il quand on lui demandera à l'école, quels sont ses parents? Parent 1 et parent 2? Ses camarades se moqueront de lui...

255

De façon implicite, nous observons dans ces citations, la référence des internautes à la nécessité, dans le couple parental, d’une différence des sexes pensée comme naturelle. Ces derniers procèdent soit par une numérotation des parents (cf. extraits précédents) censée rétablir la distinction perdue du fait de leur sexe identique, soit par la valorisation des couples hétérosexuels, laissant transparaître l’hétéronormativité de ces discours, par exemple par le biais de l’évidence de la préférence qu’affirmerait tout enfant dans une telle situation :

Pour conclure, demandez à un enfant de 5 ans s'il préfère vivre avec son papa et sa maman ou de quitter tout ça pour deux mamans ou 2 papas.

187

Cette hétéronormativité associée à la représentation des sexes binaires est également lisible dans les commentaires requalifiant les parents, plutôt que de les numéroter comme nous l’avons vu précédemment :

et si la maman-papa et la maman-maman se séparent, qui aura la garde du pitchounet ou de la pitchounette?

851

ou par la production de cette figure « monstrueuse » de la femme-homme (ou « maman-papa ») qui mêle des caractéristiques masculines et féminines aussi bien corporelles que liées aux stéréotypes et rôles de sexes :

Papa à une shounette maman fait de la mécanique avec José.

589

Des figures de l’adoption

Dans ces débats, les internautes font référence à l’adoption. Tout d’abord, parce qu’elle constitue le thème des articles qu’ils commentent et qui posent cette question de savoir si l’enfant qu’une des deux femmes a eu par AMP à l’étranger peut être adopté par sa conjointe mariée. L’adoption est donc bien au centre des réflexions et des propositions de réponses.

Toutefois, une première figure de l’adoption, celle du « repoussoir », apparaît plus particulièrement dans les commentaires explicitement défavorables à l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes. Dans la mesure où l’adoption est autorisée pour les couples de même sexe mariés, il ne paraît pas nécessaire d’ouvrir l’AMP à ces mêmes couples.

Je pense juste que le fait pour les homosexuels d’adopter est déjà bien assez et qu’il y a déjà assez d’enfants en attente de famille.

44

Nous retrouvons ici le même procédé qu’avec le Pacte Civil de Solidarité (PaCS) créé en 1999 en France, qui avait justement été utilisé comme argument contre l’idée d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe (Masson et Fraïssé, 2011).

Par ailleurs, deux figures portant des significations opposées de l’adoption sont déployées afin de permettre la distinction au sein de la représentation de la famille entre ce qui fait famille et ce qui ne fait pas famille.

Ainsi, une première figure de l’adoption, selon une connotation péjorative, est présentée comme la fabrication volontaire d’un enfant.

Et je ne vois pas l’intérêt de fabriquer des orphelins, alors qu’il y en a tant à adopter.

63

Le problème c'est qu'ils sont prêts à faire faire des enfants orphelins d'un de leur parent biologique pour assouvir leur désir égoïste d'enfant.

688

Autrement dit, un orphelin est mis au monde pour pouvoir être adopté. En utilisant précisément le terme de « fabriquer », les internautes mettent l’accent sur l’aspect artificiel de la famille élaborée de cette façon et donnent à voir une approche égoïste de cette figure de l’adoption et de la famille qui en est issue. Cette signification de l’adoption autorise la stigmatisation et la dévalorisation des couples qui procèdent de la sorte.

La deuxième figure de l’adoption, selon une connotation méliorative, renvoie à l’accueil d’un enfant par un couple :

Avez-vous pensé aux familles qui souhaitent adopter des enfants (...) qui veulent simplement accueillir la vie et faire grandir des enfants qui ont subi l'injustice/la tragédie d'être séparés de leur papa et de leur maman?

472

Dans ce cas, l’enfant préexiste au couple adoptant. Autrement dit, il existe « naturellement » et se trouve dans une situation difficile que les adoptants vont tenter de pallier. Ils dépeignent alors une approche altruiste de l’adoption et de la famille. Et contrairement à la précédente, cette figure produit une valorisation des couples qui opèrent ainsi.

Enfin, les discours au sein des commentaires explicitement favorables à l’ouverture de l’AMP pour les couples de femmes ne recourent pas à cette distinction concernant l’adoption. Dans ces commentaires, les internautes ne considèrent pas non plus l’adoption comme un argument autorisant le refus de l’ouverture de l’AMP. Elle est au contraire envisagée comme l’une des formes prises par les familles, qu’elles soient constituées par un couple hétérosexuel ou homosexuel.

Ces éléments d’analyse de la classe 1 indiquent que dans les commentaires exprimant leur désaccord avec l’ouverture de l’AMP pour les couples de femmes, la famille semble se concevoir principalement à partir d’une origine biologique : « famille biologique », « père ou mère biologique », « enfant biologique », « filiation biologique ». Cette conception insiste sur la distinction entre maman et papa signalant le rôle primordial que semble jouer la représentation binaire des sexes. L’AMP pour les couples de femmes ne paraît donc pas être en concordance avec la représentation de la famille de ces internautes et ne peut alors pas conduire à la création d’une véritable famille, ce qui aide à la compréhension de l’expression des positions contre l’ouverture. Il s’agit plutôt, selon eux, d’une fabrique d’orphelins apportant seulement l’illusion d’avoir fondé une famille :

L'avenir n'appartient pas à des couples de même sexe. Et bonjour la famille si les gamins sont en jeu. Jouer à la poupée faire semblant d'être une famille ça peut faire illusion, mais c'est tout.

592

Ou bien évoquant l’idée d’un bricolage humain :

Et allez, on continue à vouloir bricoler. Qu'est-ce que ça peut faire si les futurs enfants de ces dames n'auront pas de père identifié!!!!!

550

Analyse de la classe 3 : La PMA

La classe 3 (20 %), qui décrit la pratique médicale de l’AMP par le don de sperme et l’insémination, comprend des éléments de discours relatifs à la problématique de la stérilité ou de l’infertilité – les internautes utilisent les deux alternativement. Ces figures de la stérilité apparaissent comme un élément fondamental pour appréhender ce qui fait famille pour ces internautes.

En effet, dans l’ensemble des commentaires, ce qui est porteur de sens c’est l’idée qu’a priori, les couples homosexuels ne peuvent pas procréer de façon naturelle. Ainsi, la stérilité du couple homosexuel est considérée comme une évidence et les internautes l’envisagent majoritairement comme un effet de la mise en couple. Cet argument constitue une sorte de noeud de signification à partir duquel ils vont développer leur compréhension et leur représentation de la famille homoparentale.

En ce qui concerne les commentaires dont le contenu est en désaccord avec l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes, les scripteurs vont distinguer entre deux figures de la stérilité. La première est celle des couples hétérosexuels qui est décrite comme pathologique dans la mesure où ces couples sont fertiles naturellement.

La pma est pratiquée en France pour les couples hétérosexuels, dont l'un ou les deux sont atteints d'infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement diagnostiqué...

678

La seconde figure de la stérilité est celle des couples homosexuels qui, parce qu’elle est liée à la mise en couple, n’est pas perçue comme pathologique, mais simplement naturelle, tel que l’exprime le commentaire 486.

485 : (...) puisqu'on veut interdire les couples lesbiennes d'avoir des enfants en France.

486 : On veut pas leur interdire, elles ne peuvent pas... C'est la nature cher monsieur.

La distinction entre ces deux figures offre la possibilité à ces internautes de trancher dans le débat et de décider ce qui est traitable ou non par la médecine. Une stérilité pathologique, celle des couples hétérosexuels, doit être prise en charge par la médecine, tandis qu’une stérilité naturelle, celle des couples homosexuels, ne peut l’être. Dans ce sens, les individus doivent assumer le choix qu’ils ont fait lorsqu’ils ont décidé de se mettre en couple homosexuel; choix qui implique des conséquences, dont celle de ne pas pouvoir faire d’enfants.

Les lesbiennes peuvent vivre en couple de même sexe. Qu'elles en assument les conséquences.

464

Au contraire, dans les commentaires explicitement favorables, les internautes ne procèdent pas à une distinction entre couples hétérosexuels et couples homosexuels : la stérilité est toujours considérée comme un effet de la mise en couple. De ce fait, la stérilité doit être traitée par la médecine qui, d’ailleurs, n’est pas pensée comme soignant les individus, mais plutôt comme palliant la stérilité.

Donc avec une pma on ne peut aucunement parler de guérir d'un problème médical ce qui fait qu'il n'y a pas de différence entre un couple d'hétéros et un couple de femmes qui ensemble ne peuvent pas avoir d'enfants.

805

Dans les commentaires défavorables, les figures de la stérilité semblent opérer comme un moyen d’identifier ce qui peut constituer une famille ou pas. Au contraire, les figures de la stérilité/fertilité des commentaires favorables ne paraissent pas se rattacher au « faire famille ». Ainsi, pour certains locuteurs, nous observons une représentation de la famille construite à partir d’un système proposant des figures qui s’opposent et qui permettent d’identifier ainsi que de valider ce qui fait famille.

DISCUSSION : UN SYSTÈME DE FIGURES OPPOSÉES AU SEIN DE LA REPRÉSENTATION DE LA FAMILLE

Au sein des commentaires explicitement favorables à l’ouverture de l’AMP pour les couples de femmes, nous pensons observer une représentation de la famille qui n’est pas construite sur la base de ce système d’opposition. En effet, comme nous l’avons vu plus haut, il n’y est pas exprimé de différence entre les couples hétérosexuels et homosexuels, ni concernant la problématique de la stérilité qui est envisagée comme un effet de la mise en couple, ni concernant l’adoption qui est décrite comme une des formes d’accès à la parentalité.

Deux aspects paraissent centraux pour se représenter la famille. Le premier est lié à la mise en couple, que celle-ci produise de la stérilité ou de la fertilité et quels que soient les couples. Le second aspect est l’amour, un élément essentiel pour construire une famille.

Il y a foison de gamins maltraités par des couples hétéros débiles, alors arrêtons cette hypocrisie répugnante. Seul compte l'amour donné et reçu.

840

L’amour apparaît ici comme un système d’opposition : avec ou sans amour (Kalampalikis et Apostolidis, 2016) au sein de la représentation de la famille. Il fonctionne comme un thêma au sens de Moscovici et Vignaux (1994), c’est-à-dire comme un lieu de sens commun, une idée première, « générant et organisant des régimes discursifs, des positionnements cognitifs et culturels, (…) des classes d’argumentations » (p. 65). Ce thêma offre la possibilité aux internautes d’évaluer les familles qu’ils vont rencontrer et d’identifier parmi celles-ci les bonnes et les mauvaises familles, voire de distinguer les familles de celles qui n’en sont plus.

Deux homosexuels qui adoptent et élèvent correctement leur enfant méritent cent fois plus le qualificatif de parents que deux hétérosexuels qui procréent et sont incapables d'apporter le bonheur à leur progéniture. C'est la maltraitance et le manque d'amour qui doivent enlever le statut de parent.

195

Ce système d’opposition entre l’amour qui est donné ou non à l’enfant, est à l’origine d’un jeu de valorisation-dévalorisation des familles qui s’actualise et se légitime dans des sortes de « théories » ou de « thèses » de sens commun, tel que le proposent Kalampalikis et Apostolidis (2016), par exemple :

L'enfant a besoin d'amour et de rien d'autre.

840

En revanche, dans les commentaires explicitement défavorables à l’ouverture de l’AMP, l’amour ne constitue pas un aspect fondamental de la représentation de la famille, car il est appréhendé à partir de la naturalité de la reproduction :

Affirmer le contraire est un mensonge, quel que soit l'amour que peuvent apporter ces parents-là. Il est des équilibres naturels qui ne peuvent être rompus par des choix personnels de vie, aussi humains soient-ils!

597

Non le mariage n'est pas un droit inconditionnel : c'est une institution visant à organiser la filiation et à célébrer la valeur pour la société de l'amour fécond, unique et fidèle entre un homme et une femme.

588

Leur représentation de la famille fonctionne donc à partir d’un système d’opposition fondé sur la représentation des sexes binaires et engendrant cette image de « l’amour fécond » ainsi que diverses formes plus ou moins légitimes de stérilité.

La représentation des sexes binaires associée à l’hétéronormativité indique alors les situations qui conduisent naturellement à la famille, celles concernant les couples hétérosexuels et pour lesquelles il est légitime que la médecine intervienne lorsqu’il y a stérilité pathologique. Elles révèlent également les situations qui ne mènent pas à la famille, celles concernant les couples homosexuels et pour lesquelles il n’est pas légitime que la médecine intervienne, car la stérilité est naturelle; celle-ci apparaissant d’ailleurs comme indépassable.

Ce système d’opposition est de fait un système de différenciation qui permet d’identifier les vraies familles des fausses. Il s’accompagne d’un système de valorisation-dévalorisation des couples construit autour de l’opposition altruisme/égoïsme que nous avons décrit plus haut. Cette opposition donne la possibilité de repérer les bonnes familles, c’est-à-dire conformes au cadre hétéronormatif, et de les différencier des mauvaises familles, c’est-à-dire non conformes au même cadre. Selon cette représentation de la famille, l’ouverture de l’AMP aux couples de femmes ne pourrait conduire qu’à créer une famille artificielle, autrement dit une non-famille, qui serait par ailleurs préjudiciable autant pour les enfants qui en seraient issus que pour l’ensemble de la société.

CONCLUSION

Ouvrir l’AMP aux couples de femmes conduirait, selon certains internautes, à prendre un risque majeur, celui de la destruction de la société, du monde et à terme, de l’espèce humaine :

Demain la pma, en 2015 la gpa, et si tout se passe comme prévu : en 2020 la fin du monde.

742

Cette manière artificielle de fabriquer des familles [PMA] est un danger pour l'avenir de toute l'humanité, car elle en dénature les fondements mêmes.

386

D’ailleurs, ce risque était déjà évoqué en France, au moment de la loi sur le PaCS, ou dans les courriers adressés à Noël Mamère à propos du mariage entre deux hommes qu’il a célébré en 2004 dans sa mairie de Bègles (France) :

De là à vouloir unir par le mariage ces couples contre nature devient de la folie et doit être écarté si on veut sauvegarder l’espèce humaine et notre civilisation.

Fraïssé, Masson, Raymond et Michel-Guillou, 2013, p. 185

Ou encore pendant les polémiques pour l’ouverture du mariage aux couples de même sexe entre 2012 et 2013 :

Ouvrons nos esprits à ce que des enfants aient une maman et un papa et non deux mamans ou deux papas c’est un désastre pour l’être humain ok.

Homme[13]

Ainsi, dans les commentaires explicitement défavorables à l’ouverture de l’AMP pour les couples de femmes, la pérennité de la société est ancrée sur la représentation des sexes binaires par l’intermédiaire de la famille qui apparaît comme une sorte d’émanation de la différence des sexes, voire un symbole. En effet, la représentation des sexes binaires semble être ce qui permet de penser la reproduction de la société par la reproduction des êtres humains; les individus envisageant une continuité d’existence entre l’individu, le sociétal et l’humanité.

De fait, certains internautes posent la question de savoir si, finalement, la stérilité des homosexuel-le-s ne constituerait pas une mesure de protection naturelle.

L’infertilité biologique est-elle un accident ou une protection que la nature se donne dans le long processus de l'évolution?

258

Par-là, ils instituent l’opposition fertilité/stérilité en miroir de l’opposition hétérosexuel/homosexuel pour distinguer la famille réelle de la famille artificielle. Ces deux oppositions fonctionnent là encore comme des thêmata au sein de leur représentation de la famille. Dans cette représentation, la nature opèrerait par autorégulation et protègerait la société ainsi que l’humanité de ce qui pourrait les détruire ou menacer leur existence. Ainsi, ordre naturel et ordre social et moral ne font qu’un, au sein de ce système de représentation.

Cette recherche comporte bien sûr des limites dans le sens où en ne s’intéressant qu’aux commentaires sur internet, elle ne couvre apparemment qu’une toute petite partie de ce que pense la population française, d’autant que le choix des sites internet n’est pas exhaustif. C’est pourquoi nous souhaitons poursuivre dans ce sens en réalisant des entretiens semi-directifs avec des personnes se déclarant défavorables et d’autres favorables à l’ouverture de l’AMP. Cela nous permettrait d’abord de dépasser la difficulté à identifier les positions favorables ou défavorables des internautes. Ensuite, ces discours argumentant une position et dont les émetteurs seraient identifiés, nous offriraient l’opportunité d’aller plus avant dans cette analyse qui conduit à penser que la représentation de la famille homoparentale s’ancre sur la norme hétérosexuelle, la représentation de la famille conjugale et la représentation des sexes binaires. Dans ce sens, nous pensons important de prendre en compte, au-delà du simple contexte socio-normatif constitué par l’hétéronormativité, ce qui a été nommé ailleurs un système homophobe défini comme un système complexe articulant les concepts utilisés pour décrire et comprendre les différents aspects de ce qui est usuellement qualifié d’homophobie (Fraïssé et Barrientos, 2016). En effet, il nous semble que ce système enrichirait la compréhension des positions des uns et des autres à propos des familles homoparentales en général et plus spécifiquement à propos de l’ouverture de l’AMP aux couples de lesbiennes. Enfin, cela ouvrirait, selon nous, vers l’exploration de l’idée de continuité dans la mesure où ce système paraît être à l’origine, pour les internautes, de la possibilité de penser la continuité de la société, l’humanité et leur propre continuité.