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Le colloque biennal Les français d’ici réunit au Canada des chercheurs et chercheuses venus du monde entier. C’est l’occasion de débattre des questions qui vont droit au coeur des communautés francophones d’Amérique du Nord, qu’elles soient au Canada, bien sûr, mais aussi aux États-Unis ou aux Antilles. La 6e édition de ce colloque s’est tenue du 7 au 9 juin 2016 à l’Université de Saint-Boniface à Winnipeg (Manitoba). Le présent volume offre neuf textes évalués par les pairs et issus de communications présentées lors de cette rencontre, et ils sont organisés sous la thématique « discours et usages » [1].

Les trois premiers articles entrent dans la catégorie des « discours ». L’une des révélations les plus choquantes du recueil – du moins pour ceux qui ne connaissent pas bien les réalités des minorités linguistiques au Canada – ressort du premier article d’Arrighi et d’Urbain qui présentent des preuves de « l’instrumentalisation » des minorités francophones par certains acteurs provenant de milieux sociaux, politiques et économiques du Québec, mais aussi parfois au sein même des communautés minoritaires dont il est question. Les auteures détectent et explorent cette instrumentalisation dans les médias écrits, se concentrant surtout sur l’emploi des expressions « louisianisation », « acadianisation » et « manitobanisation », et des groupes de mots clés, tels que « franco-manitobain + qualité + langue ». Si l’instrumentalisation d’une communauté peut, dans certains contextes, bien servir ses intérêts, elle peut tout aussi bien la desservir. Les auteures identifient des notions négatives associées à ces communautés minoritaires dans les médias canadiens, avant tout celle de l’assimilation linguistique, c’est-à-dire la montée de la langue de la majorité (l’anglais) au détriment de la langue de la minorité (le français). En effet, certains acteurs voient dans la minorisation et le bilinguisme un pas de plus vers l’assimilation des francophones. Le message véhiculé par cette instrumentalisation se résume ainsi : « Prendre garde à ne pas se retrouver comme des Louisianais, des Acadiens, des Franco-Manitobains, c’est-à-dire comme des francophones en voie de disparition. » (p. 17) Il s’agit donc d’attitudes « puristes », critiques du recours à l’emprunt et aux pratiques bilingues (alternances de code). Or, même si l’on reconnaît qu’il existe des formes de purisme linguistique utiles au maintien des langues minoritaires, dans bien des cas le purisme s’avère néfaste et constitue un redoutable obstacle à la survie à long terme des langues minoritaires en question. Des constats qui devraient mobiliser les groupes ciblés et forcer ceux qui croient en tirer profit à répondre de leurs actes.

Les deux articles qui suivent s’inscrivent également dans la catégorie « discours ». Bernard Barbeau analyse les messages issus du mouvement #nouscomptons lors de la campagne électorale canadienne de 2015. Meier, pour sa part, explore la conception de la langue française dans les médias écrits au Québec, telle que révélée dans des conversations semi-dirigées auprès de huit réviseurs dans les milieux journalistiques. Si ces réviseurs reconnaissent l’importance de la « spécificité québécoise », ils n’admettent qu’un nombre très limité de québécismes, ceux « de bon aloi » qui reposent surtout sur les normes du français dites internationales ou hexagonales (p. 66).

Les cinq articles qui font suite mettent l’accent sur les « usages » du français en Amérique du Nord, second thème de l’ouvrage. Giancarli aborde la diversité de formes pronominales dans plusieurs variétés de français au Canada dans une étude qui compare un corpus oral à un corpus tiré de pièces de théâtre. Les cas concernés sont : le choix de l’auxiliaire être ou avoir, le réfléchi à possession inaliénable (il se plisse les yeux par opposition à il plisse ses yeux), le placement du en pronominal et du en adverbial (il s’est en venu par opposition à il s’en est venu et il s’en a venu), et la perte de contrôle du clitique se (nous avons pas à se plaindre). Il en conclut que le théâtre transmet parfois une vision trop simpliste des réalités orales, minimisant les variations et livrant une image standardisée ou caricaturale des français non standard (p. 92). L’expression de l’habituel dans trois variétés de français nord-américain – le français de l’Acadie, de Terre-Neuve, et de la Louisiane – fait l’objet de l’étude de Neumann-Holzschuh et de Mitko. Les auteures identifient des procédés qui servent à exprimer l’habituel au présent ou au passé, motivés par une convergence de causes. LeBlanc se penche sur la distribution des emprunts à l’anglais dans le français parlé aux îles de la Madeleine et sur les origines de ceux-ci. Rodriguez, pour sa part, explore plusieurs cas de variabilité lexicale chez de jeunes manitobains : des « bisynonymes » (par exemple, fraise ~ strawberry) et des « plurisynonymes » (par exemple, foulard ~ écharpe ~ cache-nez ~ crémone ~ scarf). Cette variabilité, vue par certains comme une faiblesse lorsqu’il s’agit de communautés bilingues, est, au contraire, perçue dans les communautés majoritaires comme une véritable richesse. On n’a qu’à penser à la diversité synonymique associé au registre du français hexagonal (soldat ~ bidasse ~ troufion, bagnole ~ voiture ou cheveux ~ tifs, pour n’en citer que trois exemples). Enfin, on a encore un exemple de l’influence du standard (hexagonal ou laurentien) sur les français hors Québec dans l’article de Cichocki et de Perreault, qui font état du statut du phonème [R] dans un corpus représentatif des cinq régions du Nouveau-Brunswick. Les auteurs relèvent un changement en cours dans la direction de l’évolution du français laurentien : une montée du [R] dorsal en position d’attaque au détriment du [R] apical traditionnel (bien que la position de la coda ne participe pas à ce changement et que la région du Sud-Est semble pour l’instant résister globalement à cette tendance).

Le dernier article de ce volume, par Cook, se trouve à la croisée des « discours et usages ». Il porte sur le roman l’ange de Jean Chicoine, romancier montréalais vivant depuis 1990 à Winnipeg. Chicoine y emploie un style original qui reprend non seulement les usages de ses personnages franco-manitobains (vocabulaire, prononciation, et tendance à mélanger l’anglais et le français), mais qui reflète aussi leurs discours. L’esprit de coopération entre les groupes linguistiques véhiculé dans ce roman constitue un beau contrepoint aux révélations d’Arrighi et d’Urbain dans le premier article, car il va à l’encontre de l’instrumentalisation du groupe minoritaire. Selon Cook,

[l]’emploi souvent simultané du français et de l’anglais semble correspondre aux besoins pratiques de communication dans des situations particulières plutôt que de signaler une concurrence entre les deux langues. [...] La suprématie d’une langue ou de l’autre n’est pas en jeu. Le contact du français et de l’anglais dans l’ange semble témoigner de l’esprit de coopération qui unit les personnages.

p. 209

Le bilinguisme n’est pas en soi un facteur lié à l’assimilation.

Cette vision suggère, dans le milieu où se côtoient les deux langues officielles, une approche ouverte qui serait axée non pas sur la concurrence et la crainte de perdre ses acquis langagiers, mais sur ce qu’il y aurait à gagner à travers l’échange.

p. 223

Là on est bien loin du constat de l’instrumentalisation des uns pour servir les intérêts des autres.

Cet ouvrage – à l’image de chaque colloque Les français d’ici – jette une précieuse (et pressante) lumière sur les questions au coeur du quotidien des minorités francophones de l’espace nord-américain.