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D’Islamabad à New York, le terrorisme occupe depuis plusieurs décennies une place prépondérante sur la scène internationale. Bien qu’omniprésent dans notre quotidien, notre compréhension de ce phénomène, tant de ses causes que de ses dynamiques, reste limitée. Face à ce paradoxe, Aurélie Campana, professeure titulaire au Département de science politique de l’Université Laval, se propose d’analyser, dans son ouvrage L’impasse terroriste : violence et extrémisme au XXIe siècle, les processus, les conditions et les logiques qui stimulent le passage à l’acte terroriste, soulignant le rôle crucial que peut et doit jouer la science politique dans la prévention et l’étude de ce phénomène complexe.

Adoptées à brûle-pourpoint par des acteurs gouvernementaux souvent mal informés, les politiques antiterroristes apparaissent inadaptées : une inefficacité reposant, selon Campana, sur « la nature de la réponse fortement empreinte d’émotions, [dans] les angles morts de la lutte antiterroriste et [dans] la déconnexion patente entre les impératifs de sécurité intérieure et la politique étrangère » (p. 39). Stimulée par une rhétorique guerrière revanchiste, cette récente course effrénée des États au « tout sécuritaire » n’est d’ailleurs pas sans conséquence pour les populations civiles. Ces dernières assistent impuissantes à l’érosion galopante de leurs droits fondamentaux en raison de l’adoption de politiques liberticides et de la normalisation de pratiques déshumanisantes, tel l’usage de la torture, qui alimentent en retour la propagande des organisations terroristes. Au nom de la lutte antiterroriste, la fin justifie les moyens.

Loin d’être inédit, le terrorisme, hétérogène et multidimensionnel, a su faire preuve d’une incroyable capacité de renouvellement et d’innovation depuis l’apparition du terrorisme infra-étatique au XIXe siècle. Ainsi, à l’instar des mouvances terroristes anarchiste, anticolonialiste, puis gauchiste, successivement dominantes, le terrorisme islamiste occupe depuis le milieu des années 1990 une place prépondérante dans l’espace politique et médiatique global. Incarnée notamment par Al-Qaïda et l’État islamique, cette nouvelle manifestation du terrorisme s’illustre par sa triple faculté d’opérationnalisation aux échelles mondiale, régionale et locale, se nourrissant de la montée des extrémismes religieux et politique, d’une part, et la remise en question de l’État et des élites gouvernantes, d’autre part. La présence de « loups solitaires », autonomes et imprévisibles, dans les rangs de ces organisations accentue davantage leur force d’intimidation, rendant la menace toujours plus insaisissable et tentaculaire.

Campana s’intéresse ensuite au rôle décisif que joue désormais Internet dans la progression et la promotion du terrorisme international. « Facilitateur » de l’activité terroriste (p. 69), Internet agit à la fois comme un outil de communication et de mobilisation des masses et un espace d’exposition permettant la « mise en visibilité » (p. 70) des mouvances terroristes. Transcendant les frontières nationales, Internet permet à celles-ci d’atteindre à moindre coût des publics auxquels elles n’avaient pas accès auparavant. Loin d’être archaïques, les organisations terroristes ont su profiter de l’explosion d’Internet et des réseaux sociaux, apprenant à en maîtriser parfaitement les codes. Grâce à la visibilité que leur offre le Web, celles-ci sont devenues des actrices majeures du débat public. Néanmoins, l’influence des médias traditionnels ne doit pas être minimisée. Exploitant le sensationnalisme des images d’attentats à des fins capitalistiques d’audimat et de rendement, les médias tirent largement profit du terrorisme contemporain, alimentant du même coup les stéréotypes racistes et islamophobes qui entourent la figure du terroriste. Campana est d’avis que l’éthique doit être replacée au coeur des pratiques journalistiques en vue d’éviter les amalgames douteux et la glorification du terrorisme.

Bien qu’utilisés de manière interchangeable par les politiques et les journalistes, terrorisme, radicalisation et extrémisme ne sont pas synonymes. Comme l’extrémisme, la radicalisation n’implique pas un passage systématique à l’acte terroriste : une distinction entre ses formes cognitive et comportementale est ainsi indispensable, dit Campana. D’après la chercheure, la radicalisation est le fruit d’une multitude de facteurs relevant à la fois de l’environnement socio-politique des agents sociaux, de l’influence de leur groupe de pairs, de leurs croyances personnelles et de leurs prédispositions mentales. Processus lent, elle touche sans distinction les hommes et les femmes, qui sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses à joindre les rangs d’organisations terroristes ; une tendance qui vient bouleverser la vision jusqu’alors romantisée et idéalisée de l’engagement des femmes dans le terrorisme mondial. Loin d’être mues par leurs émotions, elles se mobilisent et s’investissent rationnellement selon leurs convictions personnelles et politiques ; une multiplicité des trajectoires donc qui accentue davantage notre difficulté à appréhender la radicalisation et le terrorisme. Campana insiste cependant : loin d’être des fanatiques déséquilibrés, les terroristes sont en réalité « des acteurs qui font des choix soutenus par les représentations qu’ils ont du monde qui les entoure et les solutions qu’ils entendent apporter aux problèmes auxquels ils s’identifient » (p. 108).

L’absence de consensus scientifique autour d’une définition stricte du terrorisme est plus que jamais problématique en ce qu’elle « entrave la communication et amoindrit les effets sociaux de la recherche » (p. 116). Répondant à un indispensable effort d’impartialité et de rigueur scientifique, le travail du chercheur doit dès lors être écarté de toute considération politique, idéologique ou émotionnelle ; seule une lecture distanciée et méthodique des multiples manifestations du terrorisme permettra d’en dégager une définition tangible. Cette démarche implique de saisir le sens que les individus donnent à leurs actions tout en reconnaissant le caractère éminemment politisé et contextualisé de l’acte terroriste. La recherche en science politique a conséquemment un rôle déterminant à jouer en fournissant « un regard objectif et des grilles d’analyse qui permettent de démystifier le terrorisme » (p. 138). C’est dans cette nécessaire quête de savoir que s’inscrit l’ouvrage L’impasse terroriste : violence et extrémisme au XXIe siècle d’Aurélie Campana.