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Ce numéro est consacré au développement de la sociologie de l’éducation au Québec. Très tôt dans son histoire, la sociologie a connu un processus de fragmentation par ses approches théoriques, les options méthodologiques utilisées et ses objets. C’est ainsi que nombre de sociologies spécialisées autour d’objet de recherche ont émergé et ont connu une institutionnalisation variable. C’est le cas de la sociologie du travail, de l’éducation, des sciences, de la santé, etc. qui sont des domaines de connaissances à l’intersection de la sociologie et de leur objet. En nous intéressant au développement d’une sociologie spécialisée, nous nous intéressons à un processus générique de structuration de la sociologie.

Au Québec, la sociologie de l’éducation a, par le passé, fait l’objet d’un certain nombre de publications thématiques ou réflexives. La revue Sociologie et Sociétés a publié 4 numéros portant sur différents thèmes de la sociologie de l’éducation (1973, 1980, 1991 et 2008), ce qui constitue le plus grand nombre de numéros de la revue portant sur une sociologie spécialisée. En 2002, Trottier et Lessard ont cosigné un article sur la place de l’enseignement de la sociologie de l’éducation dans les programmes de formation des enseignants[2]. En 1990, Dandurand et Ouellet proposaient une synthèse réflexive sur l’évolution de la sociologie de l’éducation québécoise[3]. Près de 30 ans plus tard, il nous a semblé pertinent de poursuivre la réflexion sur ce qu’était advenue la sociologie de l’éducation.

La perspective que nous proposons dans ce numéro tient compte de l’évolution de la sociologie comme discipline, des transformations du contexte social et des articulations entre les deux dimensions. La sociologie de l’éducation est un sous-ensemble de la sociologie qui porte sur un objet social particulier. Ainsi, la production de connaissances et des savoirs au sein de cette spécialité serait largement structurée par son appartenance disciplinaire, qui contribuerait à la définition de ses objets, de ses ancrages institutionnels et des carrières ou des parcours sociaux de ses artisan.es. L’éducation serait alors considérée comme l’objet d’analyse au même titre que le travail, les organisations, les mouvements sociaux, etc. Néanmoins, comme l’éducation est devenue une discipline instituée au sein du champ universitaire et de la recherche, nous ne pouvons réfléchir à l’évolution de la sociologie de l’éducation et de ses ancrages intellectuel, institutionnel et social sans également tenir compte des liens entre la sociologie et les autres disciplines constitutives des sciences de l’éducation.

Tôt dans son histoire, la sociologie a traité du thème de l’éducation[4], comme le souligne l’article de Bédard et Morin pour le Québec. Néanmoins, la sociologie de l’éducation comme telle prend réellement son envol au cours des années 1960-1970, au moment même de l’essor des États-providence, de la massification scolaire et de la remise en question des vertus attribuées au système éducatif comme institution méritocratique. Par leurs recherches, leurs écrits et leurs enseignements, Guy Rocher, Pierre W. Bélanger et Pierre Dandurand ont posé les bases de la discipline qui s’est développée grâce à d’importants projets de recherche examinant les changements associés à la réforme majeure de l’éducation, notamment concernant l’accessibilité du système d’éducation pour diverses catégories sociales (milieux populaires, femmes, francophones, adultes, etc.). Ces projets ont contribué à la formation d’une nouvelle génération de sociologues spécialisés sur les enjeux éducatifs[5].

Au cours des années 1980, l’enthousiasme pour les questions des inégalités sociales en éducation ainsi que les grandes analyses macrosociologiques ont connu un déclin, ou à tout le moins un repli, comme possiblement d’autres spécialités classiques de la sociologie[6]. Bien que dans le champ de la recherche en éducation, les sociologues maintiennent leur présence en s’intéressant davantage à ce qui se passe dans l’école et à la reconnaissance sociale des enseignant.es, la sociologie de l’éducation ne semble plus bénéficier de la même visibilité ni de la même légitimité. La perte d’adhésion à la sociologie en général[7], observée alors, peut-elle expliquer en partie ce désintérêt relatif ? Une intégration plus étroite des perspectives sociologiques aux sciences de l’éducation a aussi pu rendre moins visible la contribution sociologique.

Au cours des 20 dernières années, les enjeux éducatifs se sont multipliés dans l’action publique et les discours publics. Les relations entre éducation et économie, l’implantation du renouveau pédagogique, les relations interculturelles dans l’école, la mise en oeuvre de la gestion axée sur les résultats et les changements de mode de gouvernance ainsi que les politiques de la réussite en constituent quelques exemples.

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La sociologie des sciences souligne comment le champ scientifique dispose d’une autonomie relative dans son développement[8]. Ce faisant, l’institutionnalisation et l’évolution d’une discipline scientifique sont influencées par les conditions sociohistoriques dans et hors du champ scientifique au moment de sa création. Un premier pas vers une meilleure compréhension de la place de la sociologie de l’éducation au Québec semble être un retour sur ses origines et les processus internes et externes à la discipline ayant menant à son institutionnalisation. Parallèlement, il apparaît également essentiel de cartographier l’état du champ dans ses plus récents développements, afin de saisir quels sont les grands enjeux structurant cet espace de production intellectuelle à l’heure actuelle. En ce sens, les recensions réalisées par Dandurand et par Dandurand et Ouellet méritent d’être mises à jour et bonifiées[9].

Ce numéro thématique s’inscrit dans cette visée en proposant des réflexions sur le développement de la sociologie de l’éducation et la sociologie dans l’éducation dans le contexte québécois. Il s’agit d’examiner l’évolution institutionnelle et intellectuelle de la sociologie de l’éducation comme spécialité en faisant écho (1) à sa position institutionnelle à cheval entre une discipline de rattachement et les sciences de l’éducation ainsi qu’à (2) différents thèmes et objets de recherche.

Trois articles explorent la première piste. Pierre Doray et Amélie Groleau esquissent un portrait global de l’évolution de la sociologie de l’éducation. Ainsi, dès ses premières phases d’institutionnalisation, la sociologie de l’éducation connaît un double ancrage, dans les départements de sociologie et dans les départements des sciences de l’éducation. Il reste que les sociologues de l’éducation ont été minoritaires dans les deux types de départements. Cette situation se reflète aussi dans l’octroi des subventions de recherche. Cela dit, l’analyse des grands thèmes de recherche souligne une diversité des contributions. La question des inégalités scolaires est présente tout au long de la période. Au départ, les analyses sont largement inspirées par les théories de la reproduction ainsi que les politiques publiques qui visent à faciliter l’accès au système scolaire de différentes catégories sociales. D’autres thèmes sont par la suite abordés, encore une fois au sujet des politiques éducatives et de l’action publique en éducation.

Claude Lessard constate aussi la place minoritaire de la sociologie de l’éducation dans les facultés de l’éducation. Parallèlement, il rappelle que le métier de sociologue dans ces facultés alterne entre trois figures intellectuelles : le disciplinaire, en référence à leur champ disciplinaire de référence, l’ami-critique, dans leurs relations avec les collègues des autres disciplines et l’expert, dans leurs relations avec les milieux de la pratique. Le second aspect soulevé est celui du caractère périphérique de la sociologie de l’éducation par rapport aux grands centres de production dans la spécialité, soit la France et les États-Unis. Situés à l’intersection entre les deux pôles, les sociologues québécois ont longtemps servi de passeurs entre ces deux traditions.

Pour sa part, Christian Maroy propose une réflexion sur le rôle critique de la sociologie de l’éducation québécoise, notamment en ce qui a trait aux politiques éducatives. Il soumet trois hypothèses pour rendre compte de la perte de la fonction critique de cette spécialité dans le contexte éducatif québécois, la critique étant définie par l’auteur selon trois dimensions : sociale, épistémologique et rationnelle. La première hypothèse souligne la complexification et la fragmentation de la base normative de la critique des politiques et des pratiques d’enseignement et l’affaiblissement de la critique sociale. La seconde hypothèse expose la fragilisation de la base épistémologique et rationnelle de la critique par l’évolution du contexte institutionnel dans lequel s’élabore la sociologie de l’éducation. Enfin, l’auteur estime qu’il y a également, à l’heure actuelle, un découplage entre une critique profane et une critique savante de l’école.

Mélanie Bédard et Dominique Morin proposent une relecture de plusieurs monographies de petites villes du Québec réalisées entre 1930 et 1980 qui dépeignent la culture et l’organisation familiale des Canadiens français. Ils s’attachent à décrire l’évolution des représentations de l’éducation et de l’école dans les familles à différentes étapes de l’évolution de la sociologie au Québec. Leur article souligne le remplacement progressif de l’éducation familiale comme forme éducative prédominante par la forme scolaire ainsi que l’évolution des rapports entre familles et écoles au cours d’une cinquantaine d’années de l’histoire du Québec. Il permet aussi de saisir comment des sociologues décrivaient l’éducation ainsi que son inscription dans la vie quotidienne des familles canadiennes-françaises et québécoises avant l’institutionnalisation de la sociologie de l’éducation.

Les cinq autres contributions explorent différents thèmes de recherche. Maryse Potvin nous rappelle les différents moments de l’institutionnalisation des approches interculturelles en éducation. Elle souligne l’intersection constante entre la sociologie de l’éducation et la sociologie des relations interculturelles pour comprendre l’action publique en éducation en matière de politiques éducatives interculturelles et des parcours des élèves et des étudiants provenant des différentes communautés culturelles. L’article rappelle l’évolution des préoccupations sociales autour de ces questions de même que les approches théoriques qui ont prévalu dans le domaine entre 1970 et aujourd’hui. En conclusion, l’auteure prêche pour l’élaboration d’une perspective théorique et axiologique plus synthétique incorporée dans les formations du personnel scolaire. Elle met ainsi en exergue une contrainte de la sociologie dans l’éducation : la nécessaire référence au développement du champ et de ses acteurs.

L’article de Jean-Luc Ratel examine comment la sociologie de l’éducation ainsi que les disciplines connexes en éducation et en sciences sociales ont traité de l’éducation autochtone au Québec au cours des dernières décennies. L’article présente les travaux de recherche autour de quelques grands thèmes : l’identité et la culture souvent abordées par le biais du conflit identitaire ou culturel, l’expérience, les parcours scolaires et la réussite éducative ainsi que les inégalités. Ces travaux soulignent l’importance du contexte politique du colonialisme et des perspectives intersectionnelles pour saisir le rapport des autochtones à l’éducation. L’auteur note que le renouvellement des perspectives analytiques en sciences sociales semble avoir favorisé une vision plus nuancée des réalités éducatives autochtones.

Dans son article, Émilie Tremblay s’interroge sur la place qu’occupe le thème de l’internationalisation de l’enseignement supérieur. Elle constate que pour diverses raisons, ce thème a, jusqu’à maintenant, peu préoccupé les sociologues de l’éducation et note le faible développement de l’expertise des sociologues sur les questions relatives à l’enseignement supérieur. Par contre, l’article indique que cette question est, depuis quelques années, devenue un centre d’intérêt des administrations universitaires ainsi que des bureaux de recherche institutionnelle, qui doivent alimenter les premières en informations et données. Il s’agit d’un clin d’oeil à l’intention des sociologues oeuvrant dans ces bureaux, dont la contribution, très souvent innovante, reste mésestimée.

Dès les premières phrases de leur article, Annelise Voisin et Christian Maroy font la différence entre les travaux sur les politiques éducatives réalisés dans le champ de l’administration scolaire et ceux des sociologues de l’éducation inspirés par la sociologie de l’action publique. Le retour des grandes réformes éducatives qui agissent sur les modes de gouvernance (autonomie des établissements, libre-choix de l’école, concurrence entre les établissements, gestion axée sur les résultats, etc.) explique en partie le regain d’intérêt pour ces politiques. Plus spécifiquement, l’article porte sur une comparaison entre différents systèmes éducatifs d’Europe et du Canada et vise à saisir les types de systèmes d’accountability selon le degré de développement de leur instrumentation. À cet égard, l’article souligne certaines variations qui dépassent une interprétation dichotomique selon des enjeux forts ou des enjeux faibles. Les auteurs éclairent les types d’outils mis en place selon différentes logiques de régulation sociale. Leur conclusion suggère que ces systèmes ont un point commun : participer d’une nouvelle conception des systèmes d’éducation comme système de production. Dès lors, un « dialogue entre sciences de l’éducation, sociologie de l’éducation et sociologie de l’action publique ne peut qu’être fructueux en cela qu’il devrait permettre d’analyser de manière fine et critique le développement des nouvelles politiques éducatives… »

Le texte de Pierre Canisius Kamanzi porte sur le thème de la démocratisation de l’éducation à l’heure actuelle. Ainsi, l’auteur rappelle que la sociologie de l’éducation a, par le passé, eu tendance à se concentrer sur l’effet des rapports sociaux liés à l’origine sociale, au genre, à l’appartenance culturelle, etc. afin d’analyser les inégalités scolaires sur le plan de la reproduction sociale. Or, l’objectif de cet article est de saisir la contribution propre du système éducatif, et en amont, des politiques éducatives qui le structurent et le transforment, comme dispositif contribuant à creuser l’écart entre les parcours scolaires, ainsi que comme gestionnaire de normes spécifiques souvent associées à la méritocratie. Kamanzi montre l’effet de la prégnance du marché scolaire et de la concurrence entre établissements secondaires sur l’accès aux études postsecondaires. Sur le plan méthodologique, cette étude de la production des inégalités repose sur des standards fort différents que ceux qui pouvaient exister à l’époque d’ASOPE, des travaux des années 1980 sur l’enseignement supérieur ou de ceux sur l’éducation des adultes par exemple[10].

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Il se dégage des différentes contributions de ce numéro sur la sociologie de l’éducation un portrait à deux faces selon que l’on porte le regard sur son institutionnalisation ou sur sa dynamique intellectuelle.

Ainsi, ce portrait conduit à penser l’ancrage de la sociologie de l’éducation au sein des universités et du champ de la recherche comme une institutionnalisation faible. Les sociologues de l’éducation «  à temps plein  » sont à peu près absents des départements de sociologie. Ils sont plus nombreux en sciences de l’éducation, quoique leur nombre soit variable selon les universités, surtout si l’on tient compte du fait que de nombreux docteurs ayant un diplôme de sciences de l’éducation ont été formés à la sociologie. Bien que cela ne soit pas propre au monde de l’éducation, il faut aussi tenir compte des sociologues qui ont contribué au domaine à «  temps partiel  » à différents moments de leur carrière. Cette institutionnalisation faible se révèle également sur d’autres indicateurs comme la répartition des fonds de recherche par discipline et domaine.

En même temps, on remarque une vitalité intellectuelle, qui tient en partie à l’importance de l’enjeu éducatif dans la vie sociale et politique. Au Québec, les modèles utilisés par les chercheurs proviennent le plus souvent d’autres contextes. Il s’agit là d’une situation fréquente dans le champ de la production scientifique structuré entre espaces de production prédominants et périphériques[11]. Cela dit, les objets et les régimes explicatifs que les chercheurs élaborent afin de donner un sens aux phénomènes éducatifs sont toujours historiquement et socialement situés[12], ce que n’ont pas manqué de faire les sociologues de l’éducation du Québec. Leur travail a permis de souligner les configurations spécifiques des politiques éducatives québécoises, la coexistence des logiques de reproduction et de mobilisation sociales ainsi que l’importance de tenir compte des différents vecteurs sociaux d’inégalité, annonçant l’essor de l’intersectionnalité dans la compréhension des inégalités scolaires.

Historiquement, différents courants théoriques ont traversé la sociologie et ont défini à chaque fois le rôle et la portée des recherches effectuées par les sociologues de l’éducation. L’analyse sociologique de l’éducation a tour à tour été perçue comme un vecteur de promotion du changement social (fonctionnalisme), puis de critiques face au maintien des inégalités sociales (théories conflictualistes) et par la suite de compréhension des rapports sociaux dans et hors de l’école, comme l’ont souligné Dandurand et Ollivier. La situation actuelle reflète à la fois des changements importants quant à la manière de traiter des thèmes dits classiques, comme les inégalités, et la nécessité de s’intéresser à de nouveaux objets, comme les politiques éducatives. Ainsi, nous pouvons nous demander comment la montée de l’éducation inclusive et des politiques visant une plus grande égalité de réussite pour les personnes en situation de handicap, les personnes provenant des premières nations et les personnes immigrantes changera le regard sur la production des inégalités. Force est aussi de constater que de nombreuses inégalités classiques persistent. En parallèle, l’institutionnalisation croissante des modes de gouvernance, avec la montée du nouveau management public et du néolibéralisme comme fondement de l’action publique, ouvre des chantiers de recherche critique qui révèlent les limites et les transformations symboliques et organisationnelles opérées par ces dispositifs.