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Le système professionnel québécois encadre l’exercice de près de 350 000 professionnels répartis dans 54 professions au sein de 46 ordres professionnels reconnus à ce titre par le Code des professions[1]. La pratique de plusieurs activités, se rapportant notamment à la prestation d’un service, est soumise à ce système, dont celle des avocats, des notaires, des comptables, des ingénieurs, des architectes, des médecins, des pharmaciens et des infirmiers[2]. La plupart des citoyens ont ainsi recours, de manière plus ou moins fréquente, aux services de professionnels[3]. Dans cette prestation de services, les citoyens se trouvent souvent dans un état de dépendance et de vulnérabilité en raison, entre autres, des connaissances spécifiques et étendues des professionnels, de leur confiance accrue envers ces derniers et des pouvoirs qu’ils leur délèguent par conséquent sur leur santé, leur situation financière ou leur sécurité[4].

Pour assurer la défense des intérêts des citoyens et de ceux de la population dans son ensemble, ainsi que pour éviter les abus possibles à cet égard par les professionnels, le système professionnel québécois a mis en place un encadrement ayant pour fonction de contrôler l’exercice des professions au Québec[5]. Ce système repose en grande partie sur des organismes d’autoréglementation que sont les ordres professionnels, chaque ordre constituant un regroupement de professionnels responsable de l’exercice par ceux-ci de leur profession de façon à assurer la protection du public.

La protection du public[6] est fondée sur la prévention des « risques de préjudice que comporte l’exercice de certaines activités qui peuvent porter atteinte à l’intégrité physique, psychologique et patrimoniale des individus[7] ». L’aspect préventif se traduit spécialement en une volonté de mettre le public à l’abri du danger ou encore de garantir sa sécurité ou son intégrité[8]. De manière complémentaire, la protection visée aura pour objet d’assurer un service de qualité offert avec compétence et intégrité, qui sera accessible à la population[9]. En somme, cet objectif s’intéresse à l’encadrement de différents aspects de la prestation de services professionnels, dont la complexité de l’activité exercée (connaissances spécialisées, autonomie et jugement professionnel) et la relation de confiance entre le professionnel, le client et le public (rapports de proximité et renseignements confidentiels), qui peuvent contribuer à l’état de dépendance et de vulnérabilité du public envers les professionnels et exposer la population à des risques de préjudices graves, selon les circonstances[10].

Malgré cet objectif poursuivi par le système professionnel québécois, des cas d’abus par les professionnels et de comportements à l’encontre des intérêts du public font encore les manchettes. Pensons à toutes les lacunes soulevées récemment par la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (commission Charbonneau) au regard de l’exercice de la profession d’ingénieur, de la pratique au sein d’une entreprise commerciale de cette profession et de la surveillance déficiente de ses membres par l’Ordre des ingénieurs[11]. Mentionnons également les problèmes d’accès aux médecins spécialistes dénoncés régulièrement par les regroupements de patients ou encore les fautes disciplinaires médiatisées en raison de l’exercice négligent de leurs fonctions par divers professionnels de la santé[12].

Dans ce contexte, il nous semble opportun d’étudier le système professionnel québécois à la lumière de son objectif de protection du public en vue de mieux comprendre la raison d’être des mesures qui le composent et de cibler ses faiblesses, le cas échéant. Plus précisément, nous désirons nous pencher sur un aspect de ce système, soit l’encadrement des ordres professionnels. Aux fins de notre article, cette expression inclut les mesures de contrôle imposées aux ordres professionnels quant à leur mission, à leur fonctionnement interne (gouvernance et surveillance des membres) et à leurs pouvoirs ainsi que les mesures prévues pour assurer la surveillance des ordres eux-mêmes dans l’exercice de leurs fonctions. Suivant la définition de l’objectif de protection du public présenté précédemment, l’examen de cet encadrement juridique sous cet angle doit notamment s’intéresser aux mesures de contrôle et de surveillance des ordres professionnels qui leur permettent :

  1. d’assurer la prévention des risques de préjudice grave que comporte l’exercice d’activités professionnelles pour le public ;

  2. de garantir une offre d’un service de qualité par un professionnel compétent, autonome et intègre ;

  3. de favoriser la relation de confiance entre le professionnel, le client et la société en général[13].

Un tel examen nous apparaît d’autant plus pertinent qu’il existe peu de publications juridiques détaillées et surtout récentes s’intéressant au système professionnel québécois de cette manière[14]. Notre article a ainsi pour objectif général de contribuer à l’avancement des connaissances et d’alimenter les réflexions sur le sujet afin, en particulier, d’outiller le gouvernement pour l’élaboration de la prochaine réforme de ce secteur.

À cette fin, nous proposons un examen de l’encadrement juridique des ordres professionnels dans le système professionnel québécois des années 50 jusqu’à aujourd’hui, en prêtant attention particulièrement à la réforme des années 70 et aux récents changements apportés par la Loi modifiant diverses lois concernant principalement l’admission aux professions et la gouvernance du système professionnel[15], désignée ici le « projet de loi no 98 ». Notre approche historique s’explique du fait que nous désirons considérer cet encadrement sous l’angle de la protection du public et que l’enchâssement de cette protection comme objectif premier du contrôle de l’exercice des professions au Québec remonte à la réforme des années 70. De plus, nous estimons que l’étude de l’évolution des mesures de contrôle des ordres professionnels au fil du temps permettra une analyse plus aboutie de l’encadrement actuel.

Ainsi, nous examinerons d’abord les origines du système professionnel québécois, soit l’état de l’organisation professionnelle au Québec à l’aube de la réforme des années 70 et les enjeux soulevés par la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (commission Castonguay-Nepveu) qui s’est vu confier la responsabilité d’étudier cet état (partie 1). Ensuite, nous présenterons les principales composantes du système touchant l’encadrement des ordres professionnels mises en place avec la réforme des années 70 et leur évolution à compter de cette réforme jusqu’à la période précédant l’adoption du projet de loi no 98 en juin 2017 (partie 2). Puis nous tournerons notre attention vers ce récent projet de loi et les principaux changements relatifs à l’encadrement des ordres professionnels qui en découlent (partie 3). Dans le prolongement des parties précédentes, notre examen des changements apportés par le projet de loi no 98 complétera le portrait de l’encadrement actuel des ordres professionnels. Enfin, nous offrirons une analyse critique de cet encadrement en mettant en évidence des lacunes qui subsistent au regard de la protection du public et nous formulerons des pistes de réflexion en vue d’y remédier (partie 4). Nous considérerons plus particulièrement l’une de ces lacunes, soit l’absence de surveillance et de contrôle des firmes de professionnels dans le système professionnel québécois.

1 Les origines du système professionnel québécois

Nous présenterons ci-dessous les origines du système professionnel actuel, soit les éléments ayant mené à la réforme majeure des années 70. Nous examinerons plus en détail l’état de l’organisation professionnelle au Québec avant cette réforme ainsi que les constats et les recommandations de la commission Castonguay-Nepveu qui a eu la responsabilité d’étudier cet état en vue d’améliorer la situation.

1.1 L’état de l’organisation professionnelle au Québec à l’aube des années 70

Il y a plus de 50 ans, la pratique d’activités professionnelles au Québec n’était pas encadrée ni établie en système[16]. Malgré l’existence de plusieurs regroupements professionnels, aucune structure juridique n’assure, avant les années 70, un encadrement concerté des services professionnels au Québec[17]. Ce défaut structurel se constate dans le contrôle des corporations professionnelles, désignées « ordres professionnels » de nos jours, et de leurs membres, soit les professionnels[18].

D’abord, l’absence d’un cadre législatif homogène est perceptible dans la gestion des corporations et dans les normes de conduite qu’elles imposent à leurs membres une fois reconnues à ce titre par l’État. Ces divers éléments sont établis dans des lois particulières adoptées à la pièce par l’État pour chaque corporation s’inscrivant dans un système juridique incohérent et complexe[19]. En ce sens, « les lois relatives aux organismes professionnels ne constituent pas un régime mais une nomenclature disparate de documents législatifs sans correspondance, sans relation et sans complémentarité[20] ». En conséquence, l’encadrement juridique ne comporte pas les mêmes exigences pour les professionnels des différentes corporations : titre réservé, droit exclusif de pratique, contrôle des conditions d’accès, contrôle des conditions d’exercice, etc.[21].

À l’époque, le corporatisme professionnel, qui repose sur l’autonomie et le contrôle par les membres d’un même groupe de la pratique, définit alors le mode d’organisation professionnelle au Québec[22]. Le gouvernement et les professionnels considèrent la production de services professionnels comme étant du domaine privé et reconnaissent qu’elle doit être surveillée par leurs pairs qui sont les seuls à détenir les connaissances et les aptitudes pour ce faire[23]. Dans ce contexte, le rôle de l’État est ainsi envisagé comme secondaire[24]. La nature de son rôle s’explique par la nécessité de préserver l’autonomie des professionnels dans l’exercice de leurs activités et dans le contrôle de cet exercice. Une telle autonomie « suppose […] que l’État n’intervienne ni dans le mode d’organisation des services ni dans la définition des besoins à satisfaire[25] ». En ce sens, l’État québécois confère aux corporations d’importants pouvoirs en les soumettant seulement à une surveillance minimale[26].

Le rôle limité de l’État dans la surveillance des activités professionnelles permet une grande latitude aux regroupements professionnels, mais cette dernière n’est pas sans répercussions[27]. À cet égard, mentionnons que ces regroupements sont nés au milieu du xixe siècle dans le but de protéger la clientèle de certaines professions, notamment quant aux imposteurs qui exerçaient certaines activités sans avoir la formation nécessaire, mais également pour défendre les intérêts de leurs membres et préserver la bonne réputation de leur profession[28]. Le double rôle des regroupements entraîne un conflit d’intérêts dans leur structure même entre la poursuite de l’intérêt des clients et de celui des professionnels[29]. À vrai dire, le conflit émerge du fait que les besoins des clients et de la société dans son ensemble ne sont pas toujours en symbiose avec l’intérêt des professionnels et de la profession[30]. Dès lors, la mise de côté de la protection du public au profit de l’intérêt des professionnels et de leur regroupement est redoutée[31].

Notre portrait de l’organisation professionnelle québécoise laisse paraître divers problèmes liés à la création des corporations, aux rôles joués par ces dernières dans la surveillance des activités professionnelles et aux pouvoirs délégués à celles-ci sans réelle surveillance par l’État[32]. De ce fait, les critiques s’accentuent[33] ; une remise en cause du corporatisme professionnel comme fondement de l’organisation professionnelle au Québec et du système qui en résulte pour assurer la protection du public devient alors inévitable[34].

1.2 Les constats et les recommandations de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (commission Castonguay-Nepveu)

La commission Castonguay-Nepveu voit le jour en 1966 en raison de la forte critique de l’organisation professionnelle au Québec[35]. Initialement centrée sur la situation des professions dans le milieu de la santé et du bien-être social, elle étend finalement son examen à l’organisation professionnelle québécoise dans son ensemble[36].

L’un des constats centraux de la commission Castonguay-Nepveu est « que l’organisation […] des professions […] est saine dans ses fondements[37] », spécialement quant à son régime de surveillance par les pairs. Toutefois, les observations des commissaires mettent également en relief des problèmes liés au double rôle des regroupements professionnels, à l’éclatement de la notion de profession et à l’incorporation sans cohérence qui en résulte, à l’adoption de loi à la pièce pour chacun des regroupements, aux encadrements juridiques différents d’un groupe de professionnels à l’autre de même qu’au rôle limité de l’État[38]. L’organisation professionnelle constitue, selon la commission Castonguay-Nepveu, « une structure professionnelle incohérente et pour tout dire sans correspondance avec les besoins réels de la société ni même des membres des diverses professions[39] ». Dans le même sens, elle considère que le lobbyisme des regroupements professionnels, soit la pression exercée par ces derniers sur les pouvoirs publics en vue de promouvoir les intérêts de leurs membres, façonne davantage à cette époque l’encadrement des professions qu’il n’assure le besoin de protection du public[40].

Devant le portrait dressé par la commission Castonguay-Nepveu, on distingue des axes de changements souhaités, dont une nécessité pour l’organisation professionnelle de se structurer davantage et un rôle plus actif de l’État dans cette dernière[41].

1.2.1 Le besoin d’une organisation professionnelle structurante

Dans l’un des rapports de la commission Castonguay-Nepveu, intitulé Les professions et la société et paru en 1970, celle-ci recommande la mise en place d’un cadre juridique applicable à toutes les corporations professionnelles reconnues et à leurs membres[42]. Selon la commission Castonguay-Nepveu, il faut reconnaître dans le droit public une structure qui encadre le contrôle des activités professionnelles[43]. À cet égard, la proposition d’une loi-cadre pour l’ensemble du système est lancée : on suggère la création d’un code des professions[44]. Celui-ci pourrait prévoir un environnement législatif instaurant les grands principes au coeur du contrôle des professionnels, comme les règles déontologiques, et concernant des sujets d’intérêt général comme le secret professionnel et les honoraires, de manière qu’ils soient les mêmes pour toutes les professions. La commission Castonguay-Nepveu rappelle qu’il faut également, compte tenu de la spécificité de chacune des professions, reconnaître un besoin, pour les corporations professionnelles, de détenir le pouvoir de définir plus en détail les normes déontologiques pour l’exercice de la profession visée par la mise en application de ces grands principes[45].

Au fond, « [l]e code donnerait […] à tous les organismes un statut identique par lequel ils seraient intégrés au système administratif et public des professions[46] ». Cette loi générale assurerait une plus grande transparence quant aux activités internes des corporations pour pallier l’opacité du mode d’organisation, basé sur le corporatisme professionnel traditionnel, qui régnait jusque-là[47].

1.2.2 La nécessité d’un partage des pouvoirs au bénéfice de l’intérêt public

Mis à part le besoin de structurer et d’uniformiser l’encadrement des professionnels au Québec, la commission Castonguay-Nepveu met en lumière la nécessité de revoir le rôle des corporations professionnelles. La révision proposée a d’abord pour objet de s’assurer que ces dernières ne seront pas à la fois défenseures des intérêts de la profession et gardiennes de ceux de la protection du public[48]. On reconnaît alors la primordialité d’éliminer le double rôle des corporations professionnelles et de leur attribuer un rôle unique et clair de protection du public[49]. Dans ce contexte, d’autres regroupements ou associations distincts des corporations pourront voir le jour en vue de garantir la défense des intérêts des professionnels[50].

La commission Castonguay-Nepveu mentionne en outre la nécessité de réviser l’autonomie quasi absolue des corporations professionnelles et de leurs membres pour assurer la défense des intérêts des bénéficiaires des services professionnels (clients, patients, public, etc.)[51]. Cette proposition ne signifie pas pour autant de ne plus s’en remettre aux professionnels : il faut leur déléguer des pouvoirs certes, mais toujours « en fonction des impératifs de la protection du public[52] ». La commission Castonguay-Nepveu rappelle que la délégation de pouvoirs envers les corporations avait et a toujours des fondements valables. Compte tenu de la difficulté d’assurer la protection du public par des personnes qui ne sont pas de la profession, tant dans le contenu de la réglementation que dans son application, la délégation de pouvoirs de l’État vers les corporations professionnelles va dans le sens de l’intérêt public[53]. Toutefois, dans une optique de service aux citoyens, l’autonomie des professionnels qui s’avère nécessaire au contrôle et à l’exercice de leur profession ne commande pas une délégation complète de tous les pouvoirs de l’État[54].

Dans cette perspective, l’État doit jouer un rôle plus important. Ainsi, le gouvernement doit s’assurer que les pouvoirs qu’il délègue aux corporations professionnelles seront convenablement exercés[55]. À cette fin, la délégation doit être uniforme et inscrite dans un système ayant des impératifs de protection du public[56]. La commission Castonguay-Nepveu suggère alors d’imposer à un ministère du gouvernement « la tâche de surveiller tous les ordres professionnels et de répondre de leurs actes[57] ». Les commissaires précisent qu’une telle surveillance gouvernementale des regroupements professionnels est légitime en raison des pouvoirs et des responsabilités que l’État leur délègue[58].

Pour défendre et assurer la protection du public dans la prestation des services professionnels, la commission Castonguay-Nepveu préconise donc une réelle structuration de l’organisation professionnelle, la révision du rôle des corporations professionnelles et de l’État et, plus généralement, la mise en place d’un système complet pour le professionnalisme au Québec inscrit dans l’administration publique[59].

En écho aux recommandations de la commission Castonguay-Nepveu, un projet de loi instaurant une réforme de l’organisation professionnelle au Québec est déposé[60]. Cette réforme met en place un système universel qui englobe l’ensemble de l’organisation professionnelle, y compris la surveillance des corporations, la mission et les devoirs imposés à ces dernières et les pouvoirs qui leur sont accordés pour les honorer[61]. Le système en question instaure des particularités qui indiquent clairement la volonté du législateur que l’organisation professionnelle du Québec assure la protection du public, comme nous le verrons dans ce qui suit.

2 Les composantes et l’évolution de l’encadrement juridique des ordres professionnels de la réforme des années 70 jusqu’à la période précédant le projet de loi 98

En 1973, le gouvernement adopte la loi-cadre du système professionnel québécois qu’est le Code des professions[62]. Celui-ci met notamment en place un nouveau partage des pouvoirs entre les corporations et l’État afin d’assurer l’encadrement des professionnels ainsi qu’une standardisation des composantes du contrôle de l’exercice de la profession pour l’ensemble des corporations[63]. Dans le prolongement de la présentation des origines du système professionnel québécois, nous désirons examiner ci-dessous les nouvelles composantes de l’encadrement des ordres professionnels et leur évolution à compter de la réforme des années 70 jusqu’à l’aube de l’adoption du projet de loi no 98 en 2017 dans une optique de protection du public.

Mentionnons d’emblée que, bien que le nombre de professionnels soumis à ce système ait augmenté, depuis les années 70, les principaux éléments de celui-ci sont sensiblement demeurés les mêmes[64]. Des changements ont cependant été apportés régulièrement en vue, entre autres, d’améliorer la transparence des actions et la représentation du public au sein des organes du système professionnel, d’accroître la responsabilisation des ordres dans leur contrôle de l’exercice de la profession de leurs membres et de rehausser le contrôle effectué par l’Office des professions sur les ordres de même que par les ordres sur les professionnels[65].

2.1 L’autoréglementation contrôlée

La réforme du système professionnel instaure un nouveau partage des pouvoirs dans l’encadrement professionnel permettant un équilibre entre l’autonomie professionnelle et la surveillance étatique. C’est un régime d’autoréglementation contrôlée, aussi appelée « autogestion contrôlée », « autogestion tempérée » ou « autorégulation contrôlée[66] ». Ce partage répond à la nécessité d’une intervention directe de l’État dans l’encadrement des activités professionnelles, par l’établissement d’un contrôle externe aux professionnels pour assurer la défense des intérêts des consommateurs, tout en conservant une certaine autonomie professionnelle[67]. Le nouveau système ne met pas fin au corporatisme professionnel, mais opère une mutation, voire un certain affaiblissement, de celui-ci en lui donnant un objectif de protection du public[68].

Par ce régime, les professionnels conservent le contrôle de l’exercice de leurs activités, mais l’emprise et le pouvoir d’intervention sur cet encadrement par l’État sont renforcés[69]. Le pouvoir dans le système professionnel québécois est alors réparti entre trois paliers : les corporations professionnelles, les autorités administratives mises en place par le gouvernement[70] et le gouvernement lui-même[71]. Nous examinerons dans ce qui suit les deux organes au coeur de ce régime, soit les corporations professionnelles et l’une des autorités administratives qu’est l’Office des professions. Soulignons que, lors de la réforme de 1994, les termes « corporation professionnelle » sont remplacés par « ordre professionnel[72] ». Pour notre part, nous emploierons cette dernière expression dans la suite de notre article afin de désigner les regroupements professionnels reconnus au sens du Code des professions.

2.1.1 Les ordres professionnels

Avec la réforme des années 70, les ordres professionnels conservent un rôle important dans l’encadrement des professionnels[73] : en fait, ils exercent le contrôle premier de la pratique professionnelle[74]. Ces ordres constituent des appareils de contrôle spécialisé au sein desquels ce sont les personnes visées (membres) qui dictent et encadrent la conduite qu’elles suivront dans l’exercice de leurs fonctions[75]. Les membres sont les personnes physiques exerçant les activités en question comme les médecins, les avocats ou les notaires[76].

En contrepartie de ce rôle, le législateur impose explicitement aux ordres professionnels une mission axée sur la protection du public dans le Code des professions[77]. Comme cela a été établi lors de cette réforme et maintenu depuis, l’article 23 du Code des professions énonce que « [c]haque ordre a pour principale fonction d’assurer la protection du public[78] ». Mentionnons que c’est là un élément central de la réforme des années 70 de l’organisation professionnelle québécoise[79].

Pour surveiller et encadrer les ordres dans l’accomplissement de leur mission, le Code des professions impose une structure définie et standardisée. Il requiert ainsi des modifications quant au fonctionnement interne des ordres reconnus avant la réforme, qui se voient notamment imposer des règles à suivre au regard de leur gouvernance. Soulignons d’abord que les ordres doivent être formés d’un conseil d’administration[80], nommé « Bureau de l’ordre » jusqu’en 2008[81]. Comme le prévoit le Code des professions, le conseil d’administration est formé d’un nombre d’administrateurs déterminé en fonction du nombre de professionnels membres de l’ordre visé[82]. La plupart de ces administrateurs sont élus par les membres de l’ordre selon le processus établi dans le Code des professions[83] et les autres sont nommés directement par l’Office des professions pour exercer cette fonction[84].

Le conseil d’administration « est chargé de l’administration générale des affaires de l’ordre et de veiller à l’application des dispositions du [Code des professions][85] ». On prévoit également que le président de ce conseil exerce une « surveillance générale sur les affaires de l’ordre[86] ». En 2008, des modifications ont été apportées au Code des professions pour préciser davantage les fonctions du conseil d’administration, dont la nomination d’un secrétaire, la surveillance en matière d’offre de formation continue aux membres et la collaboration avec les autorités des établissements d’enseignement du Québec où se donnent les programmes d’études qui mènent à l’exercice de la profession des membres[87]. Dans le contexte de la même réforme, des pouvoirs supplémentaires sont accordés au conseil d’administration pour déterminer les règles régissant la conduite de ses affaires et son fonctionnement interne[88]. L’accroissement des mesures qui encadrent le fonctionnement et les pouvoirs du conseil d’administration a pour objet, entre autres, d’améliorer la gouvernance des ordres professionnels et, par conséquent, de favoriser le respect de leur mission de protection du public[89].

Pour exercer un contrôle de l’exercice de la profession par ses membres, un ordre professionnel doit aussi comprendre un comité d’inspection professionnelle[90], un syndic[91] et un conseil de discipline[92]. De plus, depuis la révision de la procédure disciplinaire au sein des ordres professionnels en 1994, le Code des professions exige l’existence d’un comité de révision des décisions du syndic de déposer ou non une plainte disciplinaire[93]. Cet ajout a servi à bonifier la transparence des actions et la responsabilisation à l’intérieur des ordres professionnels au regard du contrôle de l’exercice de la profession par leurs membres[94].

Toujours dans le but de respecter leur mission, les ordres professionnels détiennent des pouvoirs importants, y compris celui de se prononcer sur les critères d’admission à la profession[95], de même que d’établir des règlements, tel le code de déontologie, qui s’intéressent à la conduite des professionnels et à leur pratique[96]. En plus des pouvoirs envers leurs membres[97], les ordres peuvent agir à l’encontre du « charlatan », soit la personne qui offre des services sans être qualifiée ni reconnue à titre professionnel pour ce faire. Les ordres ont ainsi un pouvoir d’action dans un cas d’exercice illégal de la profession[98]. Par exemple, le Barreau du Québec peut agir pour empêcher une personne ne détenant pas la qualification requise d’accomplir des actes réservés aux avocats, telle la préparation d’un avis d’ordre juridique ou d’une procédure destinée à servir dans une affaire devant les tribunaux[99].

Les fonctions des organes des ordres professionnels qui assurent le contrôle de l’exercice de la profession, les pouvoirs des ordres professionnels pour exercer ce contrôle ainsi que leur évolution sont présentés plus en détail ci-dessous.

2.1.2 L’Office des professions

La réforme des années 70 du système professionnel instaure un nouvel organisme rattaché au gouvernement qui se consacre principalement à la surveillance des ordres professionnels, soit l’Office des professions[100]. Sa fonction première est de veiller à ce que chaque ordre assure sa mission de protection du public[101] ; elle appuie ainsi le gouvernement dans la surveillance de ce système inscrit dans l’administration publique[102]. La surveillance étatique permet de rendre l’autoréglementation plus efficace. En ce sens, il est reconnu que l’intervention de l’État et des autorités de surveillance se révèle parfois nécessaire pour renforcer certaines normes ou modifier des pratiques acceptées dans l’industrie[103].

Plus précisément, l’Office des professions agit comme surveillant afin de s’assurer que le pouvoir de contrôle placé entre les mains des professionnels est utilisé aux fins pour lesquelles il a été octroyé, soit la protection du public. C’est un organisme d’une conception plutôt originale[104]. Mentionnons à cet égard qu’il n’a pas été créé pour agir directement auprès de professionnels intervenant avec le public, mais pour chapeauter plusieurs organismes qui, eux, ont ce rôle[105]. L’Office n’a ainsi pas de lien direct avec les professionnels ni de pouvoirs directs sur l’exercice de leurs activités au quotidien. Pour tout dire, il agit comme le chien de garde du gouvernement par rapport aux ordres qui, eux, surveillent les professionnels.

Pour assurer son fonctionnement, l’Office des professions se présente sous forme de « conseil » composé de cinq membres nommés par le gouvernement[106]. Le conseil en question ne constitue pas un conseil d’administration en soi, mais plutôt une direction générale ou une haute direction responsable de l’administration générale de l’Office. En 1994, des modifications sont apportées au Code des professions de manière à préciser la composition de ce conseil. On prévoit alors qu’il doit être formé de quatre personnes membres d’un ordre professionnel et d’une personne qui n’agit pas à ce titre, cette cinquième personne étant considérée comme un représentant du public[107]. La représentation à l’extérieur du milieu professionnel est un pas de plus pour bonifier les mesures de transparence et de responsabilisation au sein du système professionnel québécois[108]. Mentionnons également que, à l’occasion de la même réforme, le législateur reconnaît que « [l]’Office peut, par règlement, adopter des règles concernant la conduite de ses affaires[109] ». Par ces changements, on vise notamment à améliorer la gouvernance de l’Office et, par conséquent, à favoriser la réalisation de sa mission de surveillance des ordres professionnels[110].

Pour remplir sa mission, l’Office des professions se voit octroyer dès les années 70 des fonctions de gestion, de régulation et de consultation de même que des pouvoirs en vue de l’exercice de ces dernières[111]. L’Office doit, par exemple, s’assurer que les ordres adoptent un code de déontologie pour encadrer leurs membres et, en cas de défaut, il doit agir pour pallier les lacunes[112]. On lui reconnaît de plus le pouvoir de suggérer des modifications aux règlements adoptés par les ordres, y compris le code de déontologie, et d’agir en vue d’apporter les correctifs devant l’inaction des ordres[113]. Il convient d’indiquer qu’à l’origine l’Office avait le pouvoir d’agir directement pour corriger une situation problématique mais que, depuis la réforme de 1994, il ne peut que recommander au gouvernement une intervention à cet égard[114]. À compter de 1988, l’Office sera aussi responsable, en amont de leur adoption par le gouvernement, de l’examen des codes de déontologie et des autres règlements élaborés par les ordres afin de s’assurer que ceux-ci répondent à l’objectif de protection du public[115]. En outre, soulignons que, dès le moment de sa création, l’Office a le pouvoir de faire enquête sur les ordres qui éprouvent des difficultés financières pouvant mettre en péril la mission de protection du public[116]. La réforme de 1994 subordonnera toutefois ce dernier pouvoir à une autorisation du ministre[117].

Ainsi, les fonctions et les pouvoirs de l’Office des professions sont précisés et évoluent graduellement[118]. Comme autre exemple, mentionnons que, à la suite des changements apportés en 1994, il est prévu que l’Office collabore avec les ordres professionnels pour s’assurer de la mise en place des mécanismes de protection du public inscrits dans le Code des professions et les lois constituantes des ordres : plus précisément, l’organisme détient, dans le contexte de cette collaboration, le pouvoir de vérifier le bon fonctionnement des mécanismes mis en place, comme l’inspection professionnelle et le processus disciplinaire[119]. Dans le même projet de loi, un plus grand pouvoir de réglementation au regard de certaines tâches des ordres professionnels, dont la confection du tableau des membres et la rédaction de rapports annuels, est aussi reconnu à l’Office[120]. De surcroît, en 2008, en rapport avec la fonction première de l’Office, un ajout au Code des professions précise explicitement que « [l]’Office doit […] proposer à un ordre la conduite à tenir ou des mesures à prendre dans les situations où il l’estime nécessaire pour assurer la protection du public[121] ». De manière générale, la plupart des changements apportés peu à peu au rôle et aux pouvoirs de l’Office visent à assurer un contrôle plus serré des ordres professionnels dans la réalisation de leur mission. Toutefois, certains changements, dont plusieurs ont eu lieu lors de la réforme de 1994, réduisent la liberté d’action de l’Office en assujettissant ses interventions auprès des ordres à une volonté gouvernementale.

Dans l’ensemble, le régime de l’autoréglementation contrôlée, mis en place par la réforme des années 70 et toujours présent à l’aube de l’adoption du projet de loi no 98, permet une gestion par les professionnels eux-mêmes de l’exercice de leur profession, tout en les soumettant à une mission unique de protection du public et à la surveillance d’une autorité administrative[122]. Comme l’énoncent René Dussault et Louis Borgeat au moment de la réforme des années 70, dans ce mode d’encadrement, « [l]es pouvoirs d’intervention dans le secteur professionnel dont disposent les [ordres], l’Office des professions du Québec et le [gouvernement], sont précisément répartis de manière à [leur] permettre d’assurer la protection du public[123] ».

2.2 Le contrôle de l’exercice de la profession

La réforme des années 70 instaure également une standardisation du contrôle de l’exercice de la profession. On assiste ainsi à la mise en place d’un cadre harmonisé et similaire pour toutes les professions quant à leurs devoirs et à leurs pouvoirs en matière de contrôle de l’exercice de la profession de leurs membres[124]. La normalisation encadre à son tour l’autonomie des ordres professionnels en uniformisant leurs façons de faire de manière à diminuer les risques que les ordres privilégient les intérêts de leurs membres au détriment de ceux du public[125].

Ainsi, cette réforme requiert des changements au regard de l’encadrement que doivent mettre en place les corporations pour contrôler l’exercice des professionnels. Deux éléments doivent alors être dans la mire des ordres professionnels, soit la compétence professionnelle et le respect des règles déontologiques. En ce sens, le Code des professions prévoit principalement que le contrôle de l’exercice de la profession doit être fait sous deux volets, soit le contrôle des compétences et le contrôle du comportement.

2.2.1 Le contrôle des compétences

Le contrôle des compétences par les ordres professionnels a pour objet d’assurer que les personnes qui offrent leurs services professionnels détiennent les connaissances et les capacités pour ce faire[126]. Il consiste notamment à garantir un service de qualité offert avec compétence et intégrité en vue de diminuer les risques de préjudice pour le public[127]. L’ordre professionnel dispose de divers moyens pour contrôler les compétences de ses membres, dont le permis d’exercice, l’inspection professionnelle et les exigences en ce qui concerne la formation continue.

Depuis la réforme des années 70, le Code des professions prévoit que l’exercice d’une profession par une personne physique nécessite la possession d’un permis d’exercice[128]. Puisque celui-ci constitue le contrôle a priori des compétences du professionnel[129], le candidat doit remplir, pour l’obtenir, certaines conditions qui varient selon les ordres professionnels[130]. De manière générale, il doit ainsi satisfaire aux exigences de scolarité et de compétence en fonction de la profession visée[131]. C’est généralement l’obtention d’un diplôme reconnu valide à cette fin par le gouvernement, après consultation de l’Office des professions et de l’ordre professionnel touché[132]. Par exemple, pour obtenir le droit de pratiquer comme avocat au Québec et être membre du Barreau du Québec, une personne physique doit généralement être titulaire d’un baccalauréat en droit de l’une des facultés de droit des universités québécoises. De même, elle doit avoir suivi le programme de formation professionnelle du Barreau comprenant un cursus théorique offert par cet ordre et un stage, sous l’égide d’un praticien, d’une durée de 6 mois[133].

La nécessité d’être titulaire d’un permis est applicable à tous les professionnels et elle ne varie pas selon la forme de leur pratique. En ce sens, bien qu’un professionnel puisse choisir parmi différentes formes de pratique, dont celle de praticien autonome ou au sein d’une organisation (entreprise privée, gouvernement, entreprise de services professionnels, etc.), sa décision à ce sujet ne modifie pas le droit de pratique qu’il doit avoir obtenu de son ordre professionnel pour agir à ce titre[134].

Au regard de la forme de pratique, soulignons que, depuis les débuts du système professionnel québécois, les professionnels peuvent se regrouper et exercer leurs activités dans une entreprise de services professionnels, aussi appelée « firme de professionnels », établie sous forme de société en nom collectif, comme les cabinets d’avocats, les firmes d’ingénieurs, les études de notaires ou les bureaux de comptables[135]. Depuis la réforme de 2000, le Code de professions ouvre explicitement la porte à une pratique professionnelle au sein de firmes dont la forme juridique se rapproche davantage d’entreprises exerçant des activités de nature commerciale, soit sous forme de sociétés par actions ou de sociétés en nom collectif à responsabilité limitée (une forme d’entreprise qui s’apparente dans les faits aux sociétés par actions)[136]. Ce changement répond à une réalité de la pratique professionnelle qui s’exerce de plus en plus à l’intérieur de grandes sociétés, dont plusieurs ont des ramifications mondiales[137]. Dans les limites de cette réforme, le Code des professions n’instaure toutefois pas de permis d’exercice ou d’exploitation pour ces entreprises, mais il y soumet l’exercice au sein de celles-ci au respect de certaines conditions, dont la reconnaissance de cette possibilité par l’ordre professionnel visé, le maintien par les professionnels d’une assurance responsabilité pour la société ainsi que le respect de conditions et de modalités prévues par l’ordre dans ces circonstances[138]. Parmi ces modalités, mentionnons l’exemple du Barreau qui exige qu’une société, dans laquelle des avocats offrent leurs services professionnels, « s’enregistre » en remplissant un engagement auprès du directeur général de l’ordre[139]. À noter que ledit engagement s’apparente à une simple formalité, aucun réel examen des « compétences » de ces entreprises ou plus globalement de leur capacité à agir dans l’industrie des services professionnels n’étant exercé[140].

Outre le permis, les ordres professionnels recourent à l’inspection pour s’assurer du maintien des compétences de leurs membres[141]. L’inspection professionnelle est sous la responsabilité du comité d’inspection professionnelle de chaque ordre[142]. Considéré comme un rempart de protection du public mis en place par le législateur[143] et formé d’au moins trois membres nommés par le conseil d’administration de l’ordre[144], ce comité « surveille l’exercice de la profession par les membres de l’ordre [en procédant] notamment à l’inspection de leurs dossiers, livres, registres, médicaments, poisons, produits, substances, appareils et équipements relatifs à cet exercice ainsi qu’à la vérification des biens qui leur sont confiés par leurs clients ou une autre personne[145] ». La surveillance exercée par le comité d’inspection professionnelle ne porte que sur les personnes physiques et ne s’étend pas, plus globalement, aux entreprises de services professionnels[146].

Le fonctionnement et les règles de régie interne du comité d’inspection professionnelle sont déterminés par le conseil d’administration de l’ordre[147]. Depuis des modifications apportées en 2000, une inspection peut être menée par ledit comité ou être déléguée, par le conseil d’administration de l’ordre à la suite de l’adoption d’un règlement à cet effet, à un inspecteur membre de l’ordre[148]. Par exemple, pour les avocats, l’inspecteur peut « procéder à la révision et [à] l’analyse de dossiers, interroger l’avocat sur ses connaissances et tous les aspects de sa pratique, procéder à une entrevue orale structurée, à une entrevue dirigée ou à de l’observation directe ou soumettre l’avocat à des questionnaires de profils de pratique et d’évaluation des compétences[149] ».

De manière générale, en se basant sur les recommandations formulées par un inspecteur dans un rapport, le comité d’inspection professionnelle peut ensuite intervenir pour appliquer l’une ou l’autre des mesures prévues par le Code des professions[150]. Il peut notamment recommander au conseil d’administration de l’ordre d’imposer à un de ses membres d’assister à des cours de formation ou de faire un stage de perfectionnement[151]. Selon les circonstances, une suspension temporaire ou une radiation permanente du professionnel visé peuvent aussi être suggérées[152]. Le pouvoir de déterminer et d’imposer cette sanction revient toutefois au conseil d’administration de l’ordre[153].

Finalement, dans le but d’assurer le maintien de compétences spécialisées et à jour par les professionnels, les ordres recourent à la formation continue[154]. Celle-ci désigne, dans le système professionnel, « [t]oute activité […] axée sur l’acquisition, l’approfondissement ou la mise à jour de connaissances ou sur le développement d’habiletés ou d’attitudes et destinée à maintenir et [à] améliorer la compétence d’un professionnel en exercice[155] ». Selon les chercheurs de l’Institut supérieur des sciences humaines, cette formation s’avère nécessaire, car il arrive que des professionnels soient, à un certain moment de leur carrière, dépassés par le progrès scientifique et technique dans leur domaine[156].

Depuis les années 70, le Code des professions reconnaît une responsabilité des ordres professionnels quant à l’organisation « des activités, des cours ou des stages de formation continue pour les membres de l’ordre[157] ». Depuis 1994, il demande aussi aux ordres professionnels d’assurer la promotion de la formation et de la qualité des services professionnels[158]. À la suite de la réforme implantée en 2000, le Code des professions reconnaît également le pouvoir des ordres professionnels d’imposer certaines obligations à leurs membres en la matière[159]. Par exemple, suivant ce pouvoir, le Barreau exige des avocats qu’ils fassent au moins 30 heures de formation par période de deux ans et qu’ils déclarent les activités de formation suivies[160]. Dans la même lignée, depuis 2008, le Code des professions prévoit expressément qu’un ordre professionnel doit s’assurer que des activités, des cours ou des stages de formation continue sont proposés à ses membres[161]. Ces changements doivent permettre d’accroître la formation des professionnels et, par conséquent, de maintenir l’offre d’un service de qualité au bénéfice du public[162].

Dans l’ensemble, outre le pouvoir d’imposer des exigences en matière de formation continue, les changements apportés petit à petit au regard du rôle et des pouvoirs des ordres professionnels en ce qui a trait au contrôle des compétences des professionnels dans une optique de protection du public sont relativement mineurs.

2.2.2 Un contrôle du comportement

Le contrôle du comportement s’intéresse aux actes et aux omissions des professionnels qui pourraient compromettre les intérêts du public[163]. En d’autres termes, ce contrôle disciplinaire porte principalement sur l’intégrité, la diligence, la loyauté et la transparence avec laquelle la profession est exercée. Les normes de conduite, le processus disciplinaire applicable en cas de manquement à ces dernières et les sanctions prévues sont les principaux moyens retenus à cet égard pour assurer la protection du public.

Les normes de conduite applicables aux professionnels découlent principalement du Code des professions, de la loi constituant l’ordre professionnel dont ils sont membres et surtout du code de déontologie adopté par le conseil d’administration de cet ordre[164]. Les normes en question envoient un message quant à la conduite à laquelle l’ordre, le système professionnel et ultimement la population s’attendent des professionnels dans l’exercice de leurs fonctions sous différents aspects[165]. En ce sens, elles constituent un moyen d’éducation et de prévention auprès des professionnels.

Le code de déontologie s’avère l’élément le plus important de la réglementation en vue de contrôler en amont le comportement des professionnels[166]. Il est adopté par le conseil d’administration des ordres professionnels, suivant les balises du Code des professions[167]. Généralement, le code de déontologie doit imposer à la personne physique agissant à titre professionnel « des devoirs d’ordre général et particulier envers le public, ses clients et sa profession, notamment celui de s’acquitter de ses obligations professionnelles avec intégrité[168] ». Plus précisément, depuis la réforme des années 70, le Code des professions énonce que le code de déontologie doit prévoir, entre autres, des dispositions qui désignent les actes dérogatoires à la profession, définissent les fonctions ou les emplois incompatibles avec la dignité ou l’exercice de la profession et assurent la préservation du secret professionnel[169] ainsi que la possibilité pour un client d’avoir accès aux informations que le professionnel détient sur lui[170]. Le Code des professions a été modifié en 2008 pour remplacer l’obligation pour les ordres d’inclure dans le code de déontologie « des dispositions déterminant les actes dérogatoires à la dignité de la profession » par celle de prévoir « des dispositions visant à prévenir les situations de conflits d’intérêts[171] ». Le retrait d’une référence aux actes dérogatoires répond alors à une critique voulant que cette qualification « fourre-tout » ne soit plus pertinente dans le système professionnel québécois ; l’ajout d’une préoccupation à l’égard des conflits d’intérêts doit permettre de prendre davantage en considération la réalité complexe dans laquelle les professionnels exercent leurs activités[172]. Mentionnons que l’assujettissement au code de déontologie est le même pour tous les membres d’un ordre professionnel indépendamment du cadre ou du mode d’exercice choisi par le professionnel (praticien autonome ou au sein d’une organisation : entreprise privée, gouvernement, entreprise de services professionnels, etc.)[173]. Dans certains cas, un code de déontologie peut tenir compte de la réalité d’exercice des professionnels, surtout à l’intérieur d’entreprises de services professionnels, en adaptant l’application d’obligations particulières imposées selon ces circonstances[174].

Les normes édictées dans le code de déontologie d’un ordre professionnel ne visent, en général, que les personnes physiques agissant à titre professionnel. Les entreprises de services professionnels ne se voient pas imposer de telles normes dans la conduite de leurs activités. Toutefois, depuis les changements apportés en 2001 au regard de la pratique parmi certaines formes de regroupement, le Code des professions exige, comme nous l’avons indiqué précédemment, que ces entreprises respectent les conditions et les modalités prévues par l’ordre pour agir à ce titre[175]. Par exemple, par un processus d’engagement, le Barreau requiert que l’entreprise promette d’offrir des conditions de pratique aux professionnels leur permettant de respecter les règles de droit applicables à l’exercice de leurs activités professionnelles[176]. De plus, sans introduire de normes de conduite propres aux entreprises et à leurs dirigeants, le Code des professions prévoit depuis 2001 que les dirigeants en question, comme les professionnels qui y pratiquent, ne peuvent aider ni amener (par un encouragement, un conseil, un consentement, une autorisation ou un ordre) un professionnel à ne pas respecter les dispositions du Code des professions, de la loi constituant l’ordre dont le professionnel est membre et des règlements adoptés conformément audit code ou à cette loi, y compris le code de déontologie[177]. De manière plus englobante, le Code des professions prévoit depuis 2007 que quiconque (par exemple, les entreprises ou leurs dirigeants) ne peut aider ni amener sciemment un professionnel à contrevenir aux normes qui lui sont applicables, ce qui comprend le code de déontologie[178].

Le processus disciplinaire entre en jeu à la suite de manquements professionnels des praticiens. Ce processus établi par le Code des professions constitue principalement un contrôle a posteriori du comportement des personnes physiques qui agissent à titre professionnel : il concerne la détection des actes fautifs, notamment le non-respect des normes édictées dans le code de déontologie. Il représente aussi un moyen d’éducation, de prévention et de dissuasion pour les autres professionnels[179]. En ce sens, on reconnaît « que celui-ci occupe une place majeure dans la mise en oeuvre de la protection du public[180] ». Le processus disciplinaire repose essentiellement sur deux entités créées au sein des ordres professionnels : le syndic et le comité de discipline[181].

Comme le précise la Cour suprême du Canada, « [l]e rôle du syndic d’un ordre professionnel constitue clairement un devoir public. La mission première du syndic est d’enquêter sur la conduite des professionnels afin de protéger les individus bénéficiant de leurs services[182] ». Ce dernier est nommé par le conseil d’administration de l’ordre parmi ses membres[183]. Depuis 1994, le Code des professions prévoit explicitement que l’indépendance du syndic, et de ses adjoints le cas échéant, doit être préservée par le conseil d’administration de l’ordre[184].

Le syndic intervient généralement à la suite de l’expression du mécontentement du public ou de toute personne quant à un possible manquement déontologique d’un professionnel[185]. Le syndic peut alors mener une enquête afin de déterminer le bien-fondé en apparence de la dénonciation reçue[186]. Lorsqu’il le considère comme opportun à la suite de son enquête, le syndic a pour devoir de déposer une plainte contre un professionnel devant le comité de discipline[187]. Le rôle du syndic se trouve ainsi double : il est à la fois enquêteur et dénonciateur[188]. Il doit constater si le professionnel a commis un acte qui pourrait constituer un manquement professionnel et porter plainte au comité de discipline, le cas échéant[189]. Suivant la décision du syndic, un comité de révision peut intervenir pour revoir celle-ci. En effet, comme nous l’avons indiqué précédemment, depuis la réforme de 1994, le Code des professions prévoit l’existence d’un comité de révision, formé idéalement d’au moins un représentant du public[190], qui « a pour fonction de donner […] un avis relativement à la décision d’un syndic de ne pas porter une plainte[191] ». S’il considère qu’il y a lieu de porter plainte devant le comité de discipline, le comité de révision peut suggérer au syndic en place de poursuivre son enquête ou encore recommander la nomination d’un syndic ad hoc à cette fin[192].

Le comité de discipline est formé d’au moins trois membres, dont un président nommé par le gouvernement parmi les avocats qui comptent au moins 10 années de pratique[193]. Les deux autres personnes sont désignées par le conseil d’administration de l’ordre parmi ses membres[194]. Bien que, depuis la réforme des années 70, la composition des comités de discipline soit sensiblement demeurée la même, des changements importants ont été apportés au processus de nomination des présidents de ces comités en 2013[195]. Dans le contexte de la même réforme, le législateur prévoit également l’obligation pour le gouvernement de mieux encadrer les membres du comité de discipline en adoptant un code de déontologie qui « énonce les règles de conduite et les devoirs des membres des conseils de discipline envers le public, les parties, leurs témoins et les personnes qui les représentent[196] ». Ce changement doit permettre de maintenir « la confiance du public dans l’exercice impartial et indépendant de leurs fonctions[197] » par les membres du comité de discipline.

Le comité de discipline décide des plaintes déposées par le syndic ou par toute autre personne[198]. Pour ce faire, il doit tenir une audition afin de permettre au professionnel de présenter une défense pleine et entière[199]. Dans une optique de transparence, le Code des professions a été modifié au cours des années 80 en vue de permettre l’ouverture au public des audiences des comités de discipline des ordres[200]. À la suite de chaque audience publique, le comité de discipline doit statuer sur l’infraction ou non, par le professionnel, aux lois et règlements qui lui sont applicables, y compris son code de déontologie[201]. Le comité de discipline constitue ainsi en quelque sorte un tribunal quasi judiciaire[202].

Après analyse de toute plainte formulée contre un professionnel, le comité de discipline doit sanctionner le manquement aux normes de conduite établies, le cas échéant[203]. Selon les circonstances, le comité de discipline peut imposer des sanctions disciplinaires telles la réprimande, la radiation temporaire ou permanente du tableau, une amende ou la révocation du permis[204]. Mentionnons qu’au long des années le Code des professions a été modifié de manière à hausser le montant des amendes pouvant être imposées[205]. De plus, lors de la réforme de 1994, des précisions ont été apportées pour les sanctions minimales dans certaines circonstances, comme dans le cas d’infractions à caractère sexuel[206]. Soulignons que le comité de discipline peut ordonner une ou plusieurs des sanctions prévues pour chacun des chefs contenus dans la plainte et que la possibilité de les imposer consécutivement est prévue par le Code des professions depuis 1994[207]. Dans l’ensemble, la sanction doit correspondre à l’objectif de protection du public, ce qui implique un effet de dissuasion et d’exemplarité, et ce, dans le respect du droit à l’exercice de la profession[208].

Précisons que seules les personnes physiques agissant à titre professionnel sont visées par ce processus disciplinaire. Le syndic, le comité de révision et le comité de discipline n’ont pas le pouvoir d’enquêter, de statuer sur l’existence d’une infraction ou non aux normes applicables et d’imposer des sanctions, le cas échéant, aux entreprises de services professionnels et à leurs dirigeants en raison de leurs actes fautifs ou de ceux des professionnels qui exercent au sein de ces regroupements[209]. Depuis les modifications apportées en 2001, le Code des professions prévoit toutefois que le comportement des entreprises ne peut servir de prétexte à des manquements professionnels. Un professionnel ne peut ainsi excuser sa conduite déviante et se soustraire au processus disciplinaire en invoquant les actions ou les demandes de l’entreprise au sein de laquelle il exerce ses activités[210]. De plus, en marge du processus disciplinaire[211], depuis la même réforme de 2001, le Code des professions indique quelques infractions, applicables notamment à ces entreprises et à leurs dirigeants, qui peuvent donner lieu à une poursuite pénale par l’ordre professionnel et à l’imposition d’une amende en cas de culpabilité[212]. Il en est ainsi des dispositions présentées précédemment selon lesquelles les dirigeants d’une firme de professionnels, comme toute autre personne, ne peuvent favoriser un quelconque manquement par les professionnels aux normes de conduite qui leur sont applicables[213].

Ainsi, des changements fréquents ont été apportés, à compter de la réforme des années 70 jusqu’à l’aube de la transformation de ce système par l’adoption du projet de loi no 98, au regard du rôle et des pouvoirs des ordres professionnels en matière de contrôle du comportement des professionnels en vue d’améliorer ce contrôle.

3 La réforme de 2017 et l’encadrement juridique actuel des ordres professionnels

Après avoir tracé le portrait de l’encadrement des ordres professionnels à compter de la réforme des années 70 jusqu’à l’adoption du projet de loi no 98, nous nous intéresserons aux changements apportés au système professionnel québécois par ce récent projet de loi. Ces changements, qui sont les derniers en importance, découlent de la Loi modifiant diverses lois concernant principalement l’admission aux professions et la gouvernance du système professionnel présentée en mai 2016 et sanctionnée en juin 2017[214]. Cette loi instaure des modifications principalement au regard de l’admission aux professions pour les immigrants[215] et de la gouvernance du système professionnel[216]. Comme notre texte porte sur l’encadrement des ordres professionnels dans une optique de protection du public, nous nous pencherons précisément sur le second aspect de cette réforme.

Nous tenons à souligner que les principaux changements apportés en matière de gouvernance dans le projet de loi no 98 s’inscrivent en réponse aux critiques et aux recommandations de la commission Charbonneau[217]. Créée en novembre 2011 sous la présidence de la juge France Charbonneau[218], cette commission a publié un rapport en novembre 2015 dans lequel elle met en évidence plusieurs faiblesses du système professionnel québécois qui nuisent à la protection du public[219].

D’abord, la commission Charbonneau constate, de manière générale, le rôle crucial de plusieurs ingénieurs dans les problématiques étudiées de « collusion, de corruption et de financement illicite des partis politiques[220] » de même que le « peu d’efforts à la prévention et à la détection des pratiques » consacré par l’Ordre des ingénieurs du Québec pour corriger cette situation[221]. Plus concrètement, la commission Charbonneau souligne la faible action du syndic de l’ordre et la rareté des ressources attribuées à ce dernier pour exercer ses fonctions[222]. Elle soulève également un enjeu au regard des pouvoirs du syndic, et plus largement de l’ordre, qui se limitent aux professionnels et ne s’étendent pas aux firmes d’ingénieurs ou à leurs dirigeants[223]. Dans l’ensemble, la commission Charbonneau conclut que cet ordre professionnel « n’a pas réussi à protéger adéquatement le public contre les actes de corruption et de collusion commis par certains de ses membres [ingénieurs][224] ».

Les commissaires observent aussi des lacunes dans la conduite de l’organisme responsable de la surveillance des ordres professionnels, soit l’Office des professions[225]. Ils soulignent notamment qu’« il revenait [à l’Office] de s’assurer que l’[Ordre des ingénieurs], à l’instar des autres ordres professionnels, mobilise les moyens nécessaires pour garantir la protection du public[226] », ce qu’il n’a pas fait. La commission Charbonneau reconnaît de surcroît que « le travail de surveillance et de contrôle du système professionnel effectué par [l’Office] » est nettement insuffisant[227]. Globalement, elle remet ainsi en cause la gouvernance des ordres professionnels et de l’Office de même que l’importance qu’ils accordent dans l’exercice de leur fonction à la protection du public.

Nous examinerons ci-dessous les principaux éléments du projet de loi no 98 qui ont pour objet de modifier l’encadrement juridique des ordres professionnels et de l’Office des professions dans le but de répondre notamment aux faiblesses soulevées par la commission Charbonneau.

3.1 Des règles de bonne gouvernance et des pouvoirs accrus envers leurs membres pour les ordres professionnels

La commission Charbonneau ne formule pas de recommandation générale quant à la révision des règles de gouvernance des ordres professionnels, mais il ressort tout de même des observations des commissaires une préoccupation à cet égard[228]. Dans le projet de loi no 98, le législateur répond à leur préoccupation en établissant des balises pour encadrer davantage les conseils d’administration des ordres professionnels, spécialement au regard de la formation des administrateurs, du fonctionnement du conseil d’administration et de leur rôle relativement à la protection du public. Plus précisément, cette récente réforme propose une professionnalisation et une diversification du conseil d’administration des ordres professionnels ainsi qu’une révision de leur structure décisionnelle et de surveillance. En outre, dans le contexte de ce projet de loi, le législateur accorde des pouvoirs accrus aux ordres professionnels pour contrôler l’exercice de la profession auprès de leurs membres.

3.1.1 Une professionnalisation et une diversification du conseil d’administration

Dans son rapport, la commission Charbonneau propose d’améliorer la formation des administrateurs des ordres professionnels[229]. Elle suggère que ceux-ci doivent être bien formés en corollaire de leur « rôle crucial à jouer dans la gouvernance de l’ordre et, ultimement, dans la protection du public[230] ». Les commissaires soulignent que les connaissances des administrateurs pour agir à ce titre se révèlent souvent déficientes, car ceux-ci « sont en majorité des membres de l’ordre professionnel élus par leurs pairs [qui] ne sont pas des administrateurs professionnels [et] ne saisissent pas nécessairement la mission de protection du public de l’Ordre[231] ». Pour corriger cette situation, la commission Charbonneau recommande « [d]’obliger les administrateurs nouvellement élus […] à suivre une formation sur la bonne gouvernance et l’éthique, ainsi que sur les lois et les règles auxquelles ils sont assujettis dans le cadre de leur fonction[232] ».

Pour donner suite à cette recommandation, le projet de loi no 98 modifie le cadre juridique de manière à obliger les administrateurs du conseil d’administration d’un ordre professionnel à suivre une telle formation[233]. Ainsi, le Code des professions édicte que le conseil d’administration d’un ordre doit imposer aux administrateurs « l’obligation de suivre une formation sur le rôle d’un Conseil d’administration d’un ordre professionnel, notamment en matière de gouvernance et d’éthique, d’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi qu’une formation en gestion de la diversité ethnoculturelle, et s’assure[r] qu’elles leur soient offertes[234] ». De même, pour assurer un contrôle de cette formation, le législateur reconnaît des pouvoirs d’encadrement en la matière à l’Office. Ces pouvoirs seront présentés subséquemment[235].

Dans un même ordre d’idées, un nouvel article du Code des professions énonce que ces administrateurs doivent être soumis à des normes d’éthique et de déontologie déterminées par l’Office ainsi qu’à celles qui ont été établies dans le code d’éthique et de déontologie mis en place par le conseil d’administration de l’ordre professionnel[236]. Dans ce contexte, le législateur octroie au conseil d’administration d’un ordre le pouvoir de mettre en place « des règles de conduite applicables à tout candidat au poste d’administrateur[237] ». Ces changements en ce qui a trait à la formation et aux normes de conduite doivent permettre de mieux éduquer les administrateurs des ordres professionnels sur la mission de ces derniers quant à la protection du public et de les aviser de la conduite attendue de leur part selon les circonstances.

Le projet de loi no 98 s’intéresse également à la composition du conseil d’administration des ordres professionnels. D’abord, le législateur précise que, sans égard au nombre de professionnels membres d’un ordre comme c’était le cas jusque-là, le conseil d’administration d’un ordre doit être composé « d’au moins 8 et d’au plus 15 » administrateurs[238]. Par surcroît, les règles entourant l’élection et la nomination des administrateurs sont adaptées de manière à assurer une plus grande diversité au sein du conseil d’administration. Par exemple, le Code des professions met en place des mesures pour garantir la présence à un conseil d’administration[239] d’un membre de 35 ans et moins[240]. Mentionnons aussi que le Code des professions est bonifié de façon à spécifier que l’Office, dans l’exercice de ces pouvoirs pour sélectionner certains des administrateurs du conseil d’administration, doit avoir en tête un objectif de parité entre les hommes et les femmes[241]. Cet organisme doit aussi veiller « à ce que l’identité culturelle de l’ensemble des administrateurs reflète les différentes composantes de la société québécoise[242] ». En outre, la réforme veut assurer une meilleure « séparation » entre les ordres professionnels et les associations professionnelles en prévoyant qu’un administrateur d’un ordre professionnel « ne peut être membre du conseil d’administration ou dirigeant d’une personne morale ou de tout autre groupement de personnes ayant pour objet principal la promotion des droits ou la défense des intérêts des membres de l’ordre ou des professionnels en général[243] ». Dans l’ensemble, ces modifications doivent principalement servir à améliorer l’indépendance et la diversité des conseils d’administration des ordres professionnels, deux éléments phares d’une bonne gouvernance, et ainsi permettre aux organisations d’assurer une meilleure surveillance des professionnels et d’être plus sensibles aux préoccupations de la population[244].

3.1.2 Une révision de la structure décisionnelle et de surveillance au sein des ordres professionnels

Pour répondre aux enjeux soulevés par la commission Charbonneau quant à la gouvernance des ordres professionnels et pour moderniser leur structure décisionnelle et de surveillance, le projet de loi no 98 révise le mode de fonctionnement interne prévu pour les ordres. C’est dire que le Code des professions reconnaît désormais la nécessité de mettre en place deux instances distinctes de gouvernance au sein d’un ordre professionnel, à l’instar de la structure prônée à l’intérieur des grandes entreprises privées ou publiques[245], soit le conseil d’administration et la direction générale.

Suivant cette séparation, le conseil d’administration est responsable de la surveillance générale de l’organisation, alors que la direction générale en assure la gestion au quotidien[246]. À noter que plusieurs ordres professionnels fonctionnaient déjà, de leur propre initiative, selon cette structure, mais un tel ajout au Code des professions permet de standardiser ce mode de fonctionnement[247]. À cette fin, la réforme instaure la création d’un poste de directeur général dans chaque ordre[248]. Le nouvel article 101.1 du Code des professions présente le rôle du directeur général comme suit :

Le directeur général est chargé de l’administration générale et courante des affaires de l’ordre. Il assure la conduite des affaires de l’ordre et le suivi des décisions du Conseil d’administration. Suivant de saines pratiques de gestion, il planifie, organise, dirige, contrôle et coordonne les ressources humaines, financières, matérielles et informationnelles de l’ordre.

Le directeur général fait rapport au Conseil d’administration, dans la mesure et la fréquence que ce dernier détermine, sur sa gestion, sur la mise en oeuvre des décisions du Conseil d’administration et sur tout autre sujet portant sur la poursuite de la mission de l’ordre[249].

Le Code des professions prévoit également que le directeur général ne peut cumuler d’autres fonctions dans l’ordre professionnel, comme celle de président du conseil d’administration[250]. Cette mesure a pour objet de favoriser une meilleure indépendance entre le conseil d’administration et la direction générale et, par conséquent, d’assurer une meilleure surveillance des activités de l’ordre[251].

La récente réforme modifie aussi le rôle du conseil d’administration et de son président, tel qu’il est défini dans le Code des professions, pour prendre en considération la mise en place d’une direction générale. Le Code des professions prévoit en particulier que le président du conseil d’administration n’exerce plus une surveillance générale sur les affaires de l’ordre professionnel, mais plutôt sur celles de son conseil d’administration[252]. À cet égard, on précise qu’il a pour rôle de s’assurer de « la mise en oeuvre des décisions du Conseil d’administration [par la direction générale] et [d’obtenir] l’information qu’il juge pertinente pour tenir le Conseil d’administration informé de tout autre sujet portant sur la poursuite de la mission de l’ordre » auprès de la direction générale et qu’il ne peut occuper aucune fonction de dirigeant[253]. Des modifications sont aussi apportées pour recentrer le rôle du conseil d’administration sur la surveillance globale plutôt que sur l’administration quotidienne de l’ordre et ainsi ramener le rôle de ce dernier à ce qu’il doit être selon les règles de bonne gouvernance[254]. Par exemple, le Code des professions énonce désormais que le conseil d’administration doit surveiller la direction générale et vérifier que celle-ci adopte de « saines pratiques de gestion[255] ».

Dans l’ensemble, comme le suggère la ministre de la Justice de l’époque, l’objectif des changements annoncés est d’assurer la mise en place de règles de bonne gouvernance au sein des ordres professionnels et de définir de manière appropriée le rôle de chacune des instances engagées dans ces derniers pour favoriser l’accomplissement de leur mission de protection du public[256].

3.1.3 Des pouvoirs accrus pour contrôler l’exercice de la profession

Au-delà des changements qui touchent la gouvernance des ordres professionnels, le législateur profite de la réforme de 2017 pour préciser certains pouvoirs et obligations du conseil d’administration des ordres professionnels et, plus largement, des ordres eux-mêmes dans le contrôle de l’exercice de la profession par leurs membres. Mentionnons d’abord que le projet de loi no 98 reconnaît explicitement que le conseil d’administration d’un ordre peut déterminer « les normes d’éthique et de déontologie auxquelles [ses] membres sont soumis[257] ». De façon plus spécifique, le Code des professions ajoute que ce conseil doit prévoir dans le code de déontologie qu’il impose aux professionnels « des dispositions énonçant expressément qu’est interdit tout acte impliquant de la collusion, de la corruption, de la malversation, de l’abus de confiance ou du trafic d’influence[258] » ainsi que des dispositions pour contraindre la dénonciation de situations susceptibles « de porter atteinte à la compétence ou à l’intégrité d’un autre membre de l’ordre[259] » et donc à la protection du public[260].

La réforme de 2017 entraîne aussi divers changements, dont (1) la hausse du montant des amendes pouvant être imposées généralement dans le processus disciplinaire[261] et en cas d’infraction pénale[262], (2) le durcissement des sanctions disciplinaires, plus particulièrement dans les cas d’infractions à caractère sexuel[263], (3) des exigences supplémentaires de formation pour les acteurs engagés dans des instances internes des ordres professionnels au regard des infractions à caractère sexuel (administrateurs, syndic, membres du comité de révision, membres du comité de discipline, etc.)[264], (4) la reconnaissance d’un pouvoir accru du syndic pour demander, provisoirement et préventivement, la suspension d’un professionnel[265] et (5) une plus grande immunité pour les professionnels qui dénoncent les infractions d’autres professionnels dans lesquelles ils sont impliqués[266]. De même, le projet de loi no 98 élargit l’application de dispositions interdisant à quiconque, y compris les dirigeants d’une firme de services professionnels, d’aider ou d’encourager un professionnel à contrevenir aux normes qui lui sont applicables en éliminant l’exigence que cet aide ou cet encouragement à agir de la sorte soit de nature intentionnelle pour constituer une infraction pénale passible d’une amende[267].

Dans l’ensemble, ces mesures ont pour objet de bonifier les normes de conduite en place pour les professionnels et les acteurs engagés au sein des ordres professionnels, de faciliter le processus d’enquête (notamment par la dénonciation), d’accroître les sanctions en cas de manquement professionnel et, par conséquent, d’assurer que les ordres professionnels détiennent des outils supplémentaires pour s’acquitter de leur mission de protection du public.

3.2 Une surveillance accrue des ordres professionnels par l’Office des professions

Dans son rapport, la commission Charbonneau propose également de revoir de manière générale la façon dont l’Office exerce son rôle de surveillance des ordres professionnels. L’objectif est de bonifier la surveillance et le contrôle de ces derniers dans l’accomplissement de leur mission de protection du public[268].

Cette recommandation trouve écho dans le projet de loi no 98 principalement de deux manières distinctes : (1) dans l’octroi de pouvoirs accrus à l’Office envers les ordres professionnels ; (2) par la révision des pratiques de gouvernance au sein de l’Office.

3.2.1 Des pouvoirs accrus pour l’Office

Le projet de loi no 98 offre des changements qui s’intéressent à la recommandation générale de la commission Charbonneau au regard de l’Office et qui permettront de bonifier son pouvoir de surveillance en lui reconnaissant une plus grande autonomie au regard du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions et un pouvoir de nature plus coercitive auprès des ordres professionnels dans certaines situations[269]. Plus précisément, le projet de loi no 98 modifie le Code des professions de manière à préciser que l’Office peut désormais procéder, de sa propre initiative et sans devoir en amont s’assurer de la collaboration des ordres, à la vérification du fonctionnement des mécanismes mis en place à l’intérieur des ordres professionnels en application du Code des professions (comme l’inspection professionnelle et le processus disciplinaire)[270]. Pour faciliter cette vérification, le législateur précise que, dans ce contexte, les ordres ont l’obligation de collaborer avec l’Office[271]. Le nouveau libellé semble ainsi reconnaître un pouvoir plus coercitif à l’Office quant à la surveillance et au contrôle des ordres professionnels[272]. On constate en outre le remplacement dans le Code des professions d’une possibilité pour l’Office de faire des propositions aux ordres par une faculté de leur imposer des changements dans une optique de protection du public[273]. De même, l’Office retrouve le pouvoir d’enquêter, de sa propre initiative, au regard de la situation financière déficitaire des ordres, pouvoir qu’il détenait avant la réforme de 1994[274]. Par ces changements, on observe un accroissement de l’autonomie de l’Office pour remplir sa fonction de surveillance des ordres professionnels.

Le projet de loi no 98 reconnaît aussi un plus grand pouvoir de l’Office en matière de formation des administrateurs des ordres professionnels[275]. Comme nous l’avons souligné précédemment, un nouvel article du Code des professions établit que cet organisme « doit déterminer […] les normes d’éthique et de déontologie applicables aux administrateurs du Conseil d’administration d’un ordre professionnel[276] ». Pour répondre à cette nouvelle obligation, le Règlement sur les normes d’éthique et de déontologie des administrateurs du Conseil d’administration d’un ordre professionnel a été approuvé en septembre 2018[277]. Ainsi que le mentionne son article premier, les changements apportés quant à la formation des administrateurs des ordres ont pour objet « de préserver et de renforcer le lien de confiance du public et des membres des ordres professionnels dans l’administration des ordres, de favoriser la transparence au sein des ordres, de responsabiliser les membres de leur Conseil d’administration aux enjeux éthiques et déontologiques et d’y sensibiliser la direction générale de l’ordre[278] ».

De manière plus spécifique, soulignons que des changements sont apportés en vue de répondre à une recommandation distincte de la commission Charbonneau voulant que, pour améliorer la surveillance de l’Office, il faille s’assurer que ce dernier dispose de l’information nécessaire pour exercer la surveillance attendue[279]. À cet égard, le Code des professions prévoit désormais que le conseil d’administration d’un ordre professionnel doit faire état, dans son rapport annuel, des efforts déployés pour assurer une offre de formation continue à ses membres[280] ainsi que des précisions au regard des normes éthiques et déontologiques auxquelles sont soumis les administrateurs formant ce conseil et de leur respect[281]. Des changements sont également introduits dans le Règlement sur le rapport annuel d’un ordre professionnel pour obliger les ordres à préciser davantage la distribution de leurs ressources parmi leurs activités et instances internes (inspection professionnelle, formation continue, comité de discipline, etc.)[282]. Ces changements offrent à leur tour des outils supplémentaires à l’Office pour effectuer sa surveillance.

3.2.2 Des règles de saine gouvernance au sein de l’Office

Le projet de loi no 98 apporte en outre des changements à la gouvernance de l’Office en modifiant la composition du conseil qui assure sa gestion[283]. Il est désormais prévu que ce conseil soit formé de sept membres, plutôt que de cinq, ce qui permet en particulier d’améliorer la diversité au sein de l’organisme par l’accroissement de la représentativité des membres non professionnels[284] et des personnes âgées de moins de 35 ans[285]. Dans la même lignée, la règle suivante est établie : « la composition de l’Office doit tendre à une parité entre les hommes et les femmes et à ce que l’identité culturelle de l’ensemble de ses membres reflète les différentes composantes de la société québécoise[286] ». Le Code des professions est aussi modifié de manière à limiter la durée du mandat des membres au sein du conseil de l’Office et le nombre de renouvellements permis[287]. La ministre de la Justice de l’époque mentionne que ces modifications doivent permettre d’intégrer à l’Office les règles de bonne gouvernance habituellement applicables aux organismes gouvernementaux[288].

4 Les faiblesses de l’encadrement actuel : l’absence de surveillance et de contrôle des firmes de professionnels dans la mire

À la lumière des parties précédentes, nous comprenons mieux la composition de l’encadrement juridique des ordres professionnels au regard de l’objectif de protection du public. Le législateur impose ainsi plusieurs mesures de contrôle et de surveillance de ces ordres dans le Code des professions à la suite de cette évolution, et ce, afin de soutenir l’atteinte de leur mission de protection du public et, par conséquent, de prévenir les risques de préjudice pour celui-ci, de garantir une offre d’un service de qualité de même que de favoriser la confiance de la population envers ce système et les professionnels visés.

Outre qu’il fait ressortir l’évolution de cet encadrement au regard de la protection du public, le portrait que nous avons tracé permet de mettre en évidence des faiblesses du système professionnel québécois en la matière. Plus particulièrement, nous remarquons que, bien que l’encadrement juridique actuel des ordres professionnels mette en place plusieurs mesures protectrices, des aspects de cet encadrement ou leur écho auprès des citoyens limitent, voire nuisent, à l’objectif de protection du public au coeur de ce système[289].

Nous présenterons ci-dessous sommairement certaines faiblesses de l’encadrement juridique actuel, puis nous prêterons attention particulièrement à la plus déterminante d’entre elles, soit l’absence de surveillance et de contrôle des firmes de professionnels dans le système professionnel québécois.

4.1 Les faiblesses de l’encadrement actuel des ordres professionnels

Parmi les lacunes apparentes du système professionnel québécois actuel et en particulier de l’encadrement des ordres professionnels au regard de la protection du public, trois ont retenu notre attention :

  1. l’apparence d’ambivalence dans le rôle des ordres professionnels entre protection du public et défense de leurs membres ;

  2. la vulnérabilité de l’Office des professions en matière de gouvernance ;

  3. l’absence de surveillance et de contrôle des entreprises de services professionnels au sein du système professionnel.

Nous exposerons d’abord les deux premières faiblesses et quelques pistes de réflexion à ce sujet. Nous nous consacrerons ensuite à un examen plus complet de la troisième faiblesse.

4.1.1 L’apparence d’ambivalence entre protection du public et défense des professionnels

En dépit de la mise en place de mesures pour empêcher le double rôle des regroupements professionnels lors de la réforme des années 70[290] et le renforcement de celles-ci au cours des ans[291], le doute subsiste dans l’opinion publique quant au rôle premier des ordres : est-ce la protection du public ou la défense de leurs membres, soit les professionnels[292] ? À cet égard, mentionnons que, dans un sondage mené en 2015, « seulement 10 % des individus sondés ont déclaré que la mission des ordres consiste à protéger le public, alors que 45 % ont affirmé qu’ils ont pour mandat de défendre leurs membres[293] ». La perception d’une ambivalence dans le rôle des ordres professionnels que laisse persister l’encadrement actuel constitue une faiblesse au regard de la protection du public. Il en est ainsi principalement en raison du déficit de confiance envers les ordres professionnels et, plus largement, à l’endroit du système professionnel dans son ensemble que l’encadrement en question peut engendrer auprès du public[294]. Soulignons également que les professionnels eux-mêmes semblent confus quant à cette mission unique de protection du public de leur ordre professionnel[295], ce qui peut affaiblir l’effet dissuasif du contrôle mis en place par l’ordre auprès d’eux et, par conséquent, ne pas favoriser la prévention des manquements professionnels[296].

Il faut toutefois préciser que, en vue de répondre à cette crise de confiance et de tenter de dissiper l’apparence d’ambivalence subsistante depuis les années 70 dans le rôle des ordres professionnels, le gouvernement a adopté diverses mesures, dont plusieurs dans le récent projet de loi no 98. Certaines modifications sont plus générales au regard de la gouvernance du système, alors que d’autres sont davantage propres à cet enjeu. À cet égard, rappelons l’ajout d’exigences en matière de formation et au sujet des normes de conduite des administrateurs des ordres professionnels pour éduquer ces derniers sur la mission des ordres qu’est la protection du public et les aviser de la conduite attendue de leur part à cette fin. En outre, soulignons l’addition d’une disposition qui a pour objet une meilleure « séparation » entre les ordres professionnels et les associations professionnelles, comme nous l’avons mentionné précédemment, en prévoyant qu’une personne ne peut agir au même moment comme « administrateur » dans ces deux entités aux rôles distincts[297]. Ces changements, de pair avec tous les autres touchant également la gouvernance à l’intérieur des ordres, devraient favoriser une prise de décision au sein du conseil d’administration axée sur l’intérêt du public et, par conséquent, réduire l’apparence de conflit d’intérêts parmi les ordres entre protection du public et défense de leurs membres.

En complément de ces récentes modifications, nous proposons deux pistes de solution supplémentaires à envisager pour bonifier le cadre actuel. D’abord, suivant les commentaires formulés dans la foulée de la commission Charbonneau[298], nous émettons l’hypothèse que la méfiance du public envers le système professionnel et les ordres professionnels peut prendre racine, en partie, dans une autre des faiblesses que nous discuterons subséquemment, soit l’absence de pouvoirs de ces organismes à l’égard des firmes de professionnels. Sans la correction de cette autre lacune, fort est à parier que l’enjeu de la confiance du public ne pourra être pleinement solutionné. Il convient ainsi de considérer la mise en place de mesures correctives pour pallier cette autre faiblesse en vue de réduire l’apparence d’ambivalence dans le rôle des ordres professionnels entre protection du public et défense des intérêts de leurs membres, voire plus largement de ceux de l’« industrie des services professionnels ».

Ensuite, nous proposons de réfléchir à une révision de la qualification de « membre » donnée aux professionnels inscrits auprès d’un ordre professionnel[299]. Par exemple, les avocats sont membres du Barreau du Québec ; les médecins, du Collège des médecins ; et les ingénieurs, de l’Ordre des ingénieurs. Ce titre de « membre » peut laisser croire au public que ces ordres sont des regroupements ayant pour mission la promotion et la défense des intérêts des professionnels de la même manière que le sont les associations syndicales pour leurs syndiqués ou encore les associations de producteurs agricoles pour leurs agriculteurs. C’est là une suggestion simple, qui n’apporte pas de modification substantielle sur le plan juridique, mais qui pourrait avoir des répercussions significatives sur la perception du public et des professionnels eux-mêmes quant au rôle des ordres.

Nous devons souligner qu’il est toutefois difficile de déterminer si les récents changements et ceux que nous proposons seront suffisants, dans les faits, pour transformer la perception du public. Après tout, d’un point de vue théorique, même avant ces changements récents ou potentiellement à venir, l’encadrement juridique des ordres professionnels (y compris la codification de leur mission unique et sans équivoque de protection du public, leurs obligations à cet égard et leurs pouvoirs envers les professionnels) s’avère précis quant à ces objectifs et permet aux ordres de concentrer leurs efforts uniquement sur la protection du public. Suivant ce constat, il nous semble pertinent d’entreprendre une réflexion qui, au-delà du contenu de l’encadrement juridique des ordres professionnels, portera sur la mise en application de celui-ci par l’Office des professions et les ordres professionnels. Dans ce contexte, l’élaboration de projets de recherche ciblant et évaluant les interventions de l’Office auprès des ordres professionnels dans une optique de protection du public au cours de la dernière décennie ou examinant la fréquence et la sévérité des sanctions disciplinaires imposées par les comités de discipline des ordres professionnels aux professionnels fautifs constitue une des pistes à explorer pour documenter davantage cet enjeu[300]. De même, il pourrait être opportun de se pencher sur la culture organisationnelle au sein de l’Office des professions et des ordres professionnels, et ce, notamment en raison des récents changements en matière de gouvernance apportés par le projet de loi no 98 afin d’établir le caractère approprié de celle-ci ainsi que ses répercussions possibles sur la confiance du public et, plus largement, sur sa protection[301].

4.1.2 La vulnérabilité de l’Office des professions en matière de gouvernance

De manière plus accessoire, notre examen de l’évolution du système professionnel québécois suggère qu’une faiblesse subsiste au regard des règles en place pour assurer une bonne gouvernance de l’Office des professions. À cet égard, nous constatons que les modifications intégrées, surtout dans le récent projet de loi no 98, touchant le fonctionnement interne de l’Office des professions, sont somme toute limitées en comparaison de celles qui ont été apportées au regard des ordres professionnels. Ces dernières portent principalement sur l’indépendance, à l’égard du milieu professionnel, et sur la diversité des membres qui assurent la direction de cet organisme.

Nous soumettons ainsi qu’il y aurait lieu d’entreprendre une réflexion plus approfondie sur la gouvernance de cette autorité, notamment sur l’opportunité de mettre en place davantage de mesures pour favoriser une prise de décision au sein du « conseil » de l’Office axé sur l’intérêt public. Par exemple, il conviendrait de réfléchir à la mise en place d’un mode de fonctionnement interne séparant les activités de surveillance générale et celles qui sont liées à la gestion quotidienne de cet organisme, à l’instar du fonctionnement des ordres professionnels consacré dans le projet de loi no 98. Soulignons que, malgré les discussions à ce sujet lors de l’étude de ce projet de loi, le législateur n’a pas cru bon de séparer le rôle de président du « conseil » de l’Office et celui de directeur général de cet organisme. En fait, la ministre explique vaguement à ce sujet que cette séparation n’est pas requise puisque l’Office n’a ainsi pas réellement de conseil d’administration, mais plutôt un comité de direction assimilable à une direction générale[302]. Suivant les règles de bonne gouvernance, nous prétendons qu’il y aurait lieu de se questionner sur cette structure dans son ensemble et de possiblement revoir cette dernière afin d’assurer une meilleure image dans la sphère publique de cet organisme et de permettre une surveillance accrue des ordres professionnels dans l’accomplissement de leur mission[303].

4.2 L’absence de surveillance et de contrôle des firmes de professionnels

Depuis la réforme des années 70 et comme l’a souligné explicitement la commission Charbonneau dans son rapport, le système professionnel québécois ne prévoit pas de mesures de surveillance et de contrôle des entreprises de services professionnels. C’est là un enjeu de taille pour lequel les changements apportés au cours des dernières décennies à l’encadrement juridique des ordres professionnels n’ont pas offert de solution ; dans certains cas, ils sont même venus accentuer le problème[304]. En raison des enjeux contemporains au regard de la gouvernance et de la conformité au sein des entreprises ainsi que de la réalité économique liée à plusieurs services professionnels, nous jugeons pertinent de procéder à un examen détaillé de cette faiblesse.

Plus particulièrement, nous présentons dans les lignes qui suivent ladite faiblesse du système professionnel québécois, nous offrons une réflexion sur ses répercussions possibles au regard de la mission de protection du public des ordres professionnels et nous proposons des pistes de solution pour corriger la situation.

4.2.1 L’encadrement actuel des entreprises de services professionnels

Le portrait de l’encadrement juridique des ordres professionnels et de son évolution des années 70 jusqu’à aujourd’hui met en relief l’absence de pouvoirs de ces organismes envers les entreprises de services professionnels et leurs dirigeants[305]. D’abord, malgré la reconnaissance de la possibilité pour les professionnels d’exercer au sein d’entreprises de services professionnels et l’ajout d’options à cet égard au courant des années 2000 pour tenir compte de la réalité du marché dans lequel évoluent les professionnels, le Code des professions ne prévoit pas de pouvoirs de contrôle ou de surveillance pour les ordres professionnels envers les entreprises de services professionnels au regard des compétences (permis d’exercice, inspection professionnelle, formation continue). Certes, il convient de rappeler la mise en place d’un processus d’engagement des firmes de professionnels par divers ordres professionnels, dont le Barreau, à la suite de la réforme de 2001, par lequel ces entreprises s’engagent à offrir un milieu de pratique permettant, pour les professionnels qui y travaillent, le respect de la réglementation en place[306]. Ce système se révèle cependant peu contraignant et n’implique aucune réelle vérification ; il ne peut ainsi être assimilé à l’exigence d’un permis d’exercice en bonne et due forme par les entreprises ou leurs dirigeants.

Plus largement, outre l’absence d’inscription pour les entreprises de services professionnels, nous remarquons le défaut de mesures coercitives permettant de procéder à une inspection professionnelle de leurs activités globales ou encore de leur imposer la supervision de la formation continue des professionnels exerçant au sein de ces entreprises. Dans l’ensemble, les ordres professionnels ne détiennent donc pas les outils pour évaluer a priori et assurer le maintien soutenu des « compétences » de ces entreprises ou plus globalement de leur capacité à agir dans l’industrie des services professionnels (viabilité financière, fonctionnement interne, système de conformité, etc.) sans mettre en péril la protection du public.

Suivant cet ordre d’idées, le Code des professions ne prévoit pas de réels pouvoirs de contrôle ou de surveillance pour les ordres professionnels envers les entreprises de services professionnels au regard de leur comportement (normes de conduite, processus et sanctions disciplinaires). Tout au mieux contient-il des dispositions interdisant à quiconque, y compris les entreprises de services professionnels et leurs dirigeants, d’aider ou d’encourager un professionnel à contrevenir aux normes qui lui sont applicables[307]. Or, les manquements à ces dernières ne sont pas sanctionnés dans le processus disciplinaire établi au sein des ordres professionnels, mais plutôt par le dépôt d’accusation de nature pénale par les ordres. À cet égard, un examen sommaire de la jurisprudence laisse paraître que cette option est très peu utilisée par les ordres professionnels[308]. Dans l’ensemble, ces mesures ne permettent pas d’assurer la surveillance et le contrôle de la conduite des entreprises de services professionnels et de leurs dirigeants.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, cette faiblesse trouve écho dans les observations de la commission Charbonneau, bien que celles-ci portent principalement sur les ordres professionnels et les firmes de professionnels dans le milieu de la construction[309]. Dans ce contexte, les commissaires soulignent les lacunes au regard du contrôle de la conduite de ces entreprises et de leurs dirigeants :

Par ailleurs, le syndic de l’Ordre n’a juridiction qu’à l’égard des professionnels. Il ne peut intervenir auprès d’une firme même lorsque celle-ci, par le biais de ses plus hauts dirigeants, encourage les professionnels à adopter des pratiques déviantes. Or, les ingénieurs exercent souvent leur profession au sein de sociétés par actions ou en nom collectif et la firme dans laquelle ils travaillent peut exercer une grande influence sur leur comportement. Le Québec est « la seule juridiction au Canada à ne pas permettre à un ordre d’imposer des sanctions disciplinaires à une société offrant des services professionnels en ingénierie »[310].

Soulignons que ces préoccupations de la commission Charbonneau n’ont pas été prises en considération dans le projet de loi no 98, comme le rappelait récemment le Comité public de suivi sur les recommandations de la commission Charbonneau[311].

En définitive, notre examen de l’évolution de l’encadrement juridique des ordres professionnels, de pair avec les constats de la commission Charbonneau et leur suivi, permet de conclure que, dans l’état actuel des choses, les ordres professionnels ne peuvent réellement exercer de surveillance ou de contrôle auprès des firmes de professionnels.

4.2.2 Un enjeu de protection du public

L’absence de pouvoirs des ordres professionnels envers les entreprises de services professionnels et leurs dirigeants constitue une lacune importante au regard de la protection du public dans le système professionnel québécois, et ce, en raison principalement de l’influence potentiellement néfaste de ces entreprises et de leurs dirigeants sur le comportement des professionnels.

Une telle influence est notamment reconnue par la commission Charbonneau qui, en ce sens, mentionne dans son rapport que « [c]e manque d’encadrement pose problème, puisque la Commission a observé que des firmes de professionnels en ingénierie, ou leurs dirigeants, ont participé ou encouragé la participation à des activités déviantes[312] ». Plus largement, les commissaires considèrent ainsi que, « [q]ue ce soit dans le secteur du génie ou dans d’autres domaines professionnels liés à l’industrie de la construction, […] un meilleur encadrement des firmes de professionnels pourrait permettre de s’assurer que les professionnels oeuvrent dans un environnement propice à la pratique de leur profession[313] ». En outre, soulignons que l’Ordre des ingénieurs du Québec reconnaît lui-même que « l’encadrement des firmes de génie permettrait de favoriser le comportement éthique non seulement du professionnel, mais aussi de ses supérieurs, des dirigeants de la société et des autres employés, qui ne sont pas nécessairement des professionnels eux-mêmes[314] ».

Des études menées dans le secteur des services d’investissement (courtage en placement, courtage en épargne collective, planification financière) viennent appuyer et compléter les constats de la commission Charbonneau. Nous jugeons pertinent de recourir à ces études et de les appliquer par analogie au domaine des services professionnels pour alimenter nos réflexions puisque, comme le reconnaissent la doctrine et la jurisprudence, la prestation des services d’investissement et celle des services professionnels présentent plusieurs similitudes[315]. À cet égard, les auteurs et les tribunaux assimilent souvent les rapports entre l’épargnant et les prestataires de services d’investissement à ceux qui existent entre un praticien et son client dans une relation professionnelle, comme celle entre un médecin et son patient[316]. De plus, la réglementation dans ces deux secteurs repose sur des objectifs analogues de protection, l’une se fondant sur l’objectif de protection des épargnants et l’autre, sur celui de protection du public[317].

Dans ces études, des chercheurs distinguent deux volets clés quant à la prestation de ces services et, par conséquent, relativement à la protection des épargnants, soit le volet individuel et le volet organisationnel. Le premier comprend l’offre directe de services aux épargnants principalement par les personnes physiques qualifiées, communément désignées « conseillers financiers » ou « professionnels des services d’investissement[318] » (ces personnes exercent des fonctions de conseil en placement, de gestion de patrimoine, de négociation de titres), alors que le second volet englobe les activités qui façonnent ou conditionnent la prestation de ces services au sein des entreprises, notamment les activités de direction, de gestion et de surveillance des dirigeants (comme les administrateurs, les hauts dirigeants, les dirigeants intermédiaires, les surveillants)[319].

Dans ce contexte, au-delà des enjeux liés à la prestation de ces services en soi, les chercheurs montrent l’importance des facteurs de nature organisationnelle, c’est-à-dire ceux qui ont trait aux activités de direction, de gestion et de surveillance de l’entreprise, au regard de protection des épargnants[320]. Précisément, ils mettent en relief l’influence néfaste sur la commission de manquements professionnels (soit actes négligents, abusifs ou frauduleux) par les personnes physiques qualifiées d’une culture organisationnelle déficiente, de la prise de décision douteuse par le sommet stratégique (administrateurs et haute direction) et, plus largement, d’un environnement organisationnel centré sur les profits plutôt que sur les intérêts des épargnants dans ces entreprises[321].

Dans ces études, au-delà des entreprises, les chercheurs prêtent attention particulièrement au rôle des dirigeants par rapport à la protection des épargnants. Les chercheurs soulignent notamment à cet égard que les dirigeants sont les principaux architectes de l’environnement organisationnel et qu’ils constituent des modèles à suivre pour le personnel. Par conséquent, les chercheurs reconnaissent que les dirigeants peuvent influencer de plusieurs manières le comportement des personnes physiques qualifiées offrant les services aux épargnants[322]. Par exemple, l’une des récentes études en la matière démontre que les décisions des dirigeants au sein des entreprises de services d’investissement qui établissent un mode de rémunération à commission pour les personnes physiques qualifiées, soit une rémunération qui s’accumule en raison, en particulier, des transactions faites dans le portefeuille de l’épargnant au moment de l’achat et la vente de titres, peuvent exercer une pression indue sur ces personnes et les inciter à favoriser leurs intérêts financiers et ceux de l’entreprise au détriment de ceux des épargnants[323]. Il en est de même des mauvaises décisions des dirigeants qui engendrent une diminution des ressources accordées au système de surveillance à l’intérieur des entreprises ; ces décisions peuvent générer un sentiment d’impunité auprès des personnes physiques qualifiées et ainsi ne pas décourager, voire promouvoir, l’adoption par celles-ci d’une conduite « non professionnelle[324] ». De telles décisions peuvent également nuire au comportement des surveillants au sein de ces entreprises — soit des individus qui sont responsables de ce système et qui doivent, par conséquent, vérifier la conformité des actes des personnes physiques qualifiées à la réglementation applicable — et favoriser la complaisance ou l’aveuglement volontaire de ceux-ci par rapport aux actes illégaux ou non éthiques commis dans l’entreprise[325].

En somme, des recherches dans ce secteur établissent que les entreprises de services d’investissement et leurs dirigeants, en leur qualité respective d’employeurs et de superviseurs des personnes qualifiées, peuvent jouer un rôle crucial dans la protection des épargnants[326]. Appliquées par analogie aux services professionnels, ces études abondent ainsi dans le même sens que les observations de la commission Charbonneau quant au rôle des firmes de professionnels et de leurs dirigeants au regard de la conduite des membres de leur personnel et de la protection du public.

4.2.3 Les pistes de solution

Comme nous l’avons spécifié plus haut, le projet de loi no 98 ne propose pas de changements en vue d’octroyer des pouvoirs de surveillance et de contrôle aux ordres professionnels par rapport aux firmes de professionnels. Toutefois, la ministre de la Justice de l’époque a indiqué, lors de la présentation du projet de loi no 98 en 2017, que cet enjeu sera éventuellement considéré par le gouvernement[327]. Dans ce contexte, nous jugeons opportun de proposer ici des pistes de solution en vue de corriger cette lacune et d’outiller le gouvernement pour qu’il agisse avec célérité dans ce dossier.

À cet égard, soulignons d’abord que la commission Charbonneau recommande, dans son rapport, « [d]e modifier le Code des professions du Québec pour que les firmes de professionnels liées au domaine de la construction soient assujetties au pouvoir d’encadrement des ordres professionnels dans leur secteur d’activité[328] ». Par exemple, elle fait ressortir l’encadrement mis en place dans d’autres provinces et pays :

Le Québec fait actuellement bande à part en matière d’encadrement des firmes offrant des services professionnels de génie. Presque toutes les autres provinces canadiennes ainsi que 35 États américains exigent en effet un certificat d’autorisation pour les firmes de génie-conseil. L’encadrement de ces firmes s’effectue au moyen de cinq leviers : (1) l’enregistrement obligatoire ; (2) l’émission de licences conditionnelles au respect de certaines règles ; (3) l’obligation de transmettre certaines informations ; (4) la mise en place de systèmes de conformité (dont la possibilité d’audits par l’ordre professionnel) ; (5) l’imposition de sanctions[329].

À la lumière de ces exemples, les commissaires suggèrent ainsi d’étendre le pouvoir de surveillance et de contrôle de l’Ordre des ingénieurs (et des autres ordres liés à l’industrie de la construction) aux entreprises[330]. Suivant le portrait tracé dans notre article et les études sur les services financiers présentées précédemment, nous proposons d’étendre cette recommandation à l’ensemble des ordres professionnels au Québec.

En appui à cette suggestion, signalons que, dans les études sur les services d’investissement mentionnées antérieurement, les chercheurs recommandent la mise en place d’un encadrement déontologique et disciplinaire (permis d’exercice, normes de conduite, sanctions, etc.) pour tous les acteurs jouant un rôle dans la protection des épargnants, y compris les entreprises de services d’investissement, leurs dirigeants et les personnes qualifiées offrant les services aux épargnants, le tout afin de mieux assurer cette protection[331].

En particulier, les chercheurs reconnaissent que l’inscription des entreprises permet notamment d’évaluer leur capacité à exécuter leurs obligations en vertu de la législation, de préciser les activités qu’elles exercent, de fournir un cadre aux obligations des personnes physiques inscrites ainsi que de vérifier leur viabilité financière, évaluation qui a globalement pour objet de garantir une meilleure protection des épargnants[332]. De même, ils soulignent qu’une réglementation mettant en place des normes en matière de gouvernance, de conformité et d’éthique dans la direction et la gestion des entreprises de services d’investissement peut avoir des effets bénéfiques sur la prévention des manquements professionnels au sein de ces dernières[333].

Dans leurs études, les chercheurs n’affirment pas seulement l’importance d’imposer un encadrement strict aux entreprises de services d’investissement, mais ils étendent également cette recommandation aux dirigeants, y compris les administrateurs, les hauts dirigeants et l’ensemble des personnes qui y exercent des activités de gestion, de direction et de surveillance[334]. Ainsi, on reconnaît qu’un contrôle des compétences et du comportement doit être mis en place pour tous les membres de la direction qui occupent un poste clé dans ces entreprises concernant la direction, la gestion et la surveillance, et non uniquement pour quelques-uns, comme c’est le cas actuellement dans ce secteur[335]. On suggère que la mise en place d’un tel contrôle pourrait notamment assurer une meilleure formation des dirigeants ainsi qu’avoir un effet pédagogique et sensibilisateur auprès de ceux-ci en leur précisant les balises à suivre dans l’exercice de leurs fonctions et, plus largement, en envoyant un message clair quant à l’importance de la protection des épargnants[336].

Sur la base de ces études et des recommandations de la commission Charbonneau, nous proposons ainsi comme piste de solution la codification, pour l’ensemble des ordres professionnels au Québec, d’un pouvoir de surveillance et de contrôle envers les entreprises de services professionnels. À cette fin, nous soumettons que le cadre juridique entourant la prestation des services d’investissement au Québec pourrait, comme les exemples des autres provinces et pays mentionnés par la commission Charbonneau, constituer une source d’inspiration. Il en est ainsi puisque, dans ce secteur d’activité, tant les entreprises que les personnes physiques offrant des services d’investissement aux épargnants sont soumises à un processus d’inscription (permis), à des inspections, à des normes de conduite de même qu’à un processus d’enquête, de dépôt de plainte et d’imposition de sanctions, analogues au processus disciplinaire mis en place par les ordres professionnels[337].

De plus, considérant l’encadrement juridique de la prestation des services d’investissement et les études dans ce secteur[338], nous proposons que, au même titre que les entreprises et les professionnels, tous les dirigeants des entreprises de services professionnels soient :

  1. contraints de s’inscrire auprès de l’ordre professionnel visé pour obtenir le droit d’agir à ce titre ;

  2. soumis à des règles de conduite adaptées à leurs fonctions (celles de direction, de gestion et de surveillance des activités d’une entreprise de services professionnels) ;

  3. soumis au processus disciplinaire (y compris le processus d’enquête et d’audition de même que l’imposition de sanctions) mis en place par les ordres professionnels en cas de manquement à ces normes.

En d’autres termes, nous souhaitons soumettre au contrôle des ordres professionnels l’ensemble des personnes au coeur de la gestion, de la direction et de la surveillance des activités des entreprises de services professionnels.

En définitive, nous proposons comme piste de solution pour améliorer la protection du public d’assujettir tous les acteurs clés de la prestation des services professionnels (volets individuel et organisationnel), y compris les entreprises de services professionnels et leurs dirigeants ainsi que les professionnels, au régime d’autoréglementation contrôlée sur lequel repose le système professionnel québécois. Certes, la mise en oeuvre d’une telle proposition pourra nécessiter des changements au sein même des ordres professionnels, notamment en matière de représentativité des firmes et de leurs dirigeants dans leurs instances internes (conseil d’administration, comité de discipline, etc.). À cette fin, nous suggérons de prendre exemple sur la composition et le fonctionnement des organismes d’autoréglementation du domaine des services d’investissement[339].

Conclusion

Notre article avait pour objet d’étudier le système professionnel québécois en nous appuyant sur son objectif de protection du public afin de mieux comprendre la raison d’être des mesures qui le composent et de cibler ses faiblesses, le cas échéant. Nous désirions ainsi contribuer à l’avancement des connaissances et alimenter les réflexions dans ce secteur.

Plus précisément, nous voulions scruter attentivement l’encadrement des ordres professionnels ayant pour fonction de contrôler l’exercice des professions au Québec sous l’angle de la protection du public. Nous avons ainsi entrepris un examen historique, des années 50 jusqu’à aujourd’hui, des mesures de contrôle imposées aux ordres professionnels quant à leur mission, à leur fonctionnement interne (gouvernance et surveillance des membres) et à leurs pouvoirs ainsi que des mesures prévues pour assurer la surveillance des ordres eux-mêmes dans l’exercice de leurs fonctions. En ce sens, nous avons d’abord considéré les origines du système professionnel québécois, soit les éléments ayant mené à la réforme majeure des années 70. Ensuite, nous avons présenté les principales composantes du système touchant l’encadrement des ordres professionnels et son évolution à compter de la réforme des années 70 jusqu’à la période précédant l’entrée en vigueur des modifications apportées par le projet de loi no 98, sanctionné en juin 2017. Puis nous avons dirigé notre attention vers ce projet de loi et les principaux changements apportés à la gouvernance du système professionnel, plus particulièrement à l’encadrement des ordres professionnels qui en découlent. Finalement, nous avons fait ressortir des lacunes de l’encadrement actuel au regard de la protection du public et avons envisagé de manière spécifique l’une d’entre elles, soit l’absence de pouvoirs des ordres professionnels pour assurer un contrôle des entreprises de services professionnels. Dans ce contexte, nous avons également exposé des pistes de solution en vue de corriger ou d’atténuer ces faiblesses.

À la suite de notre démarche, nous observons que notre présentation des jalons historiques et de l’évolution du système professionnel, plus particulièrement de l’encadrement juridique des ordres professionnels, corrobore l’une de nos remarques initiales voulant que l’objectif de protection du public occupe une place prédominante dans ce système. Cette reconnaissance ressort, entre autres éléments, des observations et des recommandations de la commission Castonguay-Nepveu, de la nature des principaux changements apportés au système professionnel lors de la réforme des années 70 (y compris l’implantation d’un nouveau partage des pouvoirs entre les ordres et l’État pour assurer l’encadrement des professionnels proposé par la réforme, la création de l’Office des professions et l’imposition d’une mission unique de protection du public aux ordres professionnels) ainsi que de l’évolution relativement limitée, mais constante, des composantes de l’encadrement des ordres professionnels depuis cette réforme.

Sur ce dernier point, le portrait complet et actuel de l’encadrement juridique des ordres professionnels tracé dans notre article permet de constater que, à compter de la réforme des années 70 jusqu’à aujourd’hui, les changements apportés à cet encadrement englobent principalement deux aspects :

  1. la mise en place progressive de règles de bonne gouvernance pour les organismes, y compris les ordres professionnels et, dans une moindre mesure, l’Office des professions, afin d’assurer leur bon fonctionnement, la poursuite de leur mission et leur intégrité ;

  2. un accroissement des pouvoirs des organismes, en particulier l’Office des professions (envers les ordres) et les ordres professionnels (envers les professionnels) afin d’ultimement garantir un meilleur contrôle de l’exercice de la profession par les professionnels.

À vrai dire, nous remarquons que, au fil des années, le législateur a adopté des mesures en vue de « professionnaliser » et de mieux outiller les organismes qui ont la responsabilité d’assurer la protection du public.

Enfin, notre constat rejoint la principale piste de solution présentée dans notre article pour corriger certaines faiblesses toujours présentes dans le système professionnel québécois, soit la professionnalisation de l’encadrement juridique de tous les acteurs engagés dans la prestation des services professionnels (y compris les entreprises de services professionnels, les dirigeants et les professionnels). Nous proposons ainsi l’imposition d’un contrôle des compétences et du comportement adapté à chacun de ces groupes d’acteurs, et non seulement aux professionnels, à l’instar de l’encadrement mis en place dans le secteur des services d’investissement. Dans le prolongement des efforts déployés depuis les années 70 pour améliorer la protection du public, nous considérons que notre proposition constitue la prochaine étape logique et nécessaire pour moderniser ce secteur et invitons le gouvernement à en faire le coeur des réflexions entourant la prochaine réforme du système professionnel québécois.