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Mandaté par Carl Hagenbeck, propriétaire d’une ménagerie à Hambourg (Allemagne), le Norvégien Johan Adrian Jacobsen débarque en 1880 sur la côte nord du Labrador (Figure 1). Il réussit à convaincre huit Inuit de le suivre en Europe où, contre rémunération, ils deviennent la plus récente attraction des spectacles ethnographiques qui attirent alors les foules. Jacobsen profite de son séjour à Hebron (Figure 2) et dans le fjord de Nachvak pour fouiller dans les sépultures avoisinantes et rassembler une collection d’artefacts qui accompagne les Inuit durant leur tournée européenne. Malheureusement, aucun des Inuit n’a revu sa terre natale, le groupe ayant été anéanti par la variole moins de quatre mois après son arrivée en Europe.

Dans une autre publication (Rivet 2014), je dévoilais la présence, dans les collections de musées français et allemands, non seulement des restes humains des Inuit, mais aussi des artefacts assemblés par Jacobsen et de certains objets ayant appartenu aux Inuit. N’étant ni ethnologue ni archéologue, je me suis attachée à retrouver la trace des Inuit et des artefacts, puis à consolider, traduire et rendre disponibles tous les documents recueillis. Depuis 2014, de nouvelles informations sont venues enrichir nos connaissances. Dans ce texte, j’utilise, entre autres, des correspondances inédites et des extraits d’articles de journaux de l’époque pour décrire et commenter l’historique de la collecte et de l’acquisition des artefacts par les musées européens. Je termine par un bref aperçu de l’état actuel des politiques de rapatriement tant au Nunatsiavut qu’en France.

La collecte des artefacts par Johan Adrian Jacobsen

Le 27 avril 1880, lorsque Johan Adrian Jacobsen, alors âgé de 27 ans, quitte Hambourg, la goélette Eisbär met le cap sur la côte ouest du Groenland (Figure 1) pour y recruter, comme il l’avait fait en 1877, des familles inuit prêtes à venir en Europe prendre part aux spectacles ethnographiques organisés par Carl Hagenbeck, propriétaire d’une ménagerie à Hambourg. Arrivé à Jakobshavn (Ilulissat), Jacobsen envoie une lettre à l’inspecteur du Groenland du Nord, lui demandant, entre autres, l’autorisation d’acheter six chiens, six kayaks, des kamiit et des fourrures. Il spécifie également que l’un des buts de son voyage est de voir quels objets ethnographiques il peut acquérir auprès des autochtones (Jacobsen 1880a).

Figure 1

Carte du Labrador et du Groenland

Carte du Labrador et du Groenland
Source : Rivet (2014 : 55, figure 16).

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La réponse de l’inspecteur, Krarup Smith, est très claire :

Aujourd’hui, l’Inspection a reçu une lettre de vous, datée du 7 juillet de l’année courante à Jakobshavn, dans laquelle vous demandez la permission d’acheter différentes choses, et d’amener avec vous deux Groenlandais. Bien que vous dites être un baleinier, de toute évidence vous essayez de déterminer quels objets ethnographiques peuvent être obtenus ici.

Comme vous le savez certainement, suite à votre voyage précédent, ces régions côtières ne peuvent être approchées par navire ni être visitées sans permission préalable des autorités compétentes au Danemark. Vous ne serez donc probablement pas surpris que, malgré les faveurs louables que vous avez faites dans le passé à certains Groenlandais que vous avez amenés avec vous en Europe, ayant obtenu la permission des autorités supérieures, nous ne sommes actuellement pas en mesure d’accéder à vos souhaits, à quelques exceptions près.

L’Inspection ne peut absolument pas vous permettre d’embaucher des Groenlandais locaux pour vous accompagner dans votre voyage. Cependant, en raison de votre bon comportement passé, nous allons informer l’administrateur colonial à Jakobshavn que l’Inspection peut autoriser l’achat de 2 kayaks seulement, au lieu de 6, parce que vous devez assurément reconnaître que l’acquisition de tant de kayaks à la fois enlèverait à un certain nombre de Groenlandais leur revenu habituel pendant une période considérable, jusqu’à ce que de nouveaux kayaks puissent être obtenus.

Si vous pouvez fournir trois exemplaires d’une déclaration écrite à la Direction responsable de la Royal Greenland Trading Company que, sur demande et lorsque requis, vous payerez la différence entre les prix fixés ici pour 6 fourrures de phoques et 12 paires de kamiks [kamiit] et les [prix payés pour ces] objets aux ventes aux enchères à Copenhague, alors vous pourrez les prendre avec vous. Vous devez également déclarer le nombre de fourrures et leur état.

Krarup Smith 1880

Jacobsen s’offusque de se voir refuser l’embauche de Groenlandais et l’autorisation de naviguer le long des côtes du Groenland. Néanmoins, il répond à l’inspecteur qu’il se pliera à ses conditions (Jacobsen 1880b). Dans son journal, il indique que, malgré la permission obtenue et bien qu’il en ait fait la demande tous les jours, il ne lui a pas été possible d’acheter à Jakobshavn les articles autorisés (Jacobsen 2014a, 19). C’est dans la petite communauté de Rodebay qu’il se procure une tente d’occasion et quelques paires de bottes (Ibid., 21).

L’Eisbär largue les amarres et met le cap vers la baie Cumberland où Jacobsen espère avoir plus de chance. Malheureusement, la glace empêche le navire d’approcher les côtes. La décision est alors prise de se diriger vers le Labrador. Le 10 août 1880, l’Eisbär jette l’ancre à Hebron. Sitôt débarqué, Jacobsen tente de convaincre les missionnaires moraves et les Inuit des bienfaits de son projet de partir avec lui en Europe. Constatant la désapprobation des missionnaires envers ce projet, les Inuit refusent son offre. Jacobsen demeure à Hebron quelques jours et profite de l’occasion pour recueillir des objets ethnographiques.

J’ai appris que de vieilles tombes se trouvaient à proximité et suis allé avec deux membres de mon équipage visiter les lieux. Il s’agissait dans la totalité de tombes de l’époque païenne et on m’a expliqué beaucoup de choses que je ne savais pas. Près de chaque tombe et en partie à l’intérieur sont enterrés les objets qui appartenaient au défunt déposés un à un avec lui dans la tombe[[1]]. Mais il semble que les objets aient été auparavant brisés, car tous les récipients étaient cassés même aux endroits où ils étaient à l’abri. C’est une coutume chez les Eskimos qu’un objet appartenant à un mort ne soit plus jamais utilisé par d’autres et pour cette raison on le porte à la tombe et l’y dépose dessus. On y trouve des restes de kayaks, des tentes, des oumiaks (grandes embarcations), des ustensiles de ménage ; en un mot, tous les biens que laisse un Eskimo. On peut donc rassembler au Labrador une riche collection si on a le temps de faire des recherches. Les missionnaires en effet ne se préoccupent pas de ces choses.

Au Groenland, c’est différent. Là, les Européens ont tout exploré. Je suis très étonné de ce que tous les objets soient en bois et en fer, peu en os et en pierre, ainsi je n’ai trouvé qu’une pointe de lance en pierre et quelques outils sans importance en os. Tout est très pourri bien que le bois se conserve longtemps dans un climat froid, ce qui indique un âge considérable. Il n’y avait pas non plus dans plusieurs tombes de trace de restes d’os humains. Beaucoup d’objets d’origine européenne, toutes les deux tombes ; des clous en fer provenant des bordages, souvent aussi des pots en fer, un seau, et dans deux tombes également, des colliers de perles, européens aussi, des boutons en cuivre, des perles colorées serties de cuivre et même un dé de cuivre, le tout dans des tombes de plus de deux cents ans, car il n’y avait pas trace d’os humains.

Dans une tombe, j’ai trouvé une de ces poupées de bois si souvent présentes dans les tombes du Groenland ; un Anglais qui a vécu longtemps ici dit qu’il s’agit d’une idole des sauvages eskimos ou d’une amulette portée au bras. Les arcs étaient tous tellement pourris qu’il était impossible d’en emporter un seul, les flèches de même. J’ai cependant gardé trois morceaux de trois flèches différentes, toutes munies de pointes de fer faites de clous. Dans plusieurs tombes, il y avait aussi de petites pierres rondes très lourdes d’une roche inconnue de moi, de même qu’un morceau de minéral ferrugineux pesant, s’agirait-il d’un météorite[2] ? Et encore des pierres pour aiguiser leurs couteaux ainsi que des outils de pêche, des couteaux en bois, des <rouleaux ou bobines> de bois, des hameçons en fer pour la plupart, mais aussi en os et en fer. J’ai trouvé peu de harpons en os et en fer, des harpons montés sur bois comme les actuels, il y en avait dans presque chaque tombe, ou à côté de la tombe.

Ibid., 30-31

À une date ultérieure, Jacobsen ajouta les deux notes suivantes dans une marge de son journal :

J’ai inspecté les tombes en différents endroits du Labrador et emporté tout ce qui était apte à être exposé dans un musée. Étant donné que là comme au Groenland les lampes à graisse [qulliit] sont en stéatite, elles ne se cassent pas facilement. J’en ai donc trouvé un certain nombre en bon état que j’ai naturellement emportées.

Ibid., 30

J’avais finalement réuni une belle quantité d’antiquités (d’objets trouvés dans les tombes) et ce qui m’a assez étonné c’est qu’aucun des Eskimos qui vivent là ne semblait avoir quelque chose contre. Je n’ai senti aucune réticence de leur part.

Ibid., 32

Ne réussissant pas à convaincre les Inuit chrétiens d’Hebron de défier la volonté des missionnaires moraves, Jacobsen engage un interprète, Abraham, afin de tenter sa chance plus au nord (Ibid., 36). C’est dans le fjord de Nachvak qu’ils s’arrêteront et réussiront à persuader une famille de trois personnes (le chamane Tigianniak, son épouse Paingu et leur fille adolescente Nuggasak) d’embarquer dans l’aventure. Durant son séjour de trois jours à Nachvak, Jacobsen indique s’être rendu dans un cimetière, y avoir trouvé « diverses choses, ustensiles de ménage, etc. » sans toutefois donner de précisions (Ibid., 41). C’est à Nachvak que l’interprète Abraham se laisse convaincre par le gérant du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson de partir pour l’Europe avec son épouse Ulrike et ses deux fillettes Sara et Maria. Un jeune célibataire chrétien de 20 ans, Tobias, décide de se joindre à eux (Ibid., 45).

Figure 2

Hebron, Labrador, 2016

Hebron, Labrador, 2016
Photo : France Rivet.

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L’Eisbär part donc pour l’Europe le 26 août 1880 avec huit Inuit âgés de 9 mois à 50 ans. Jacobsen rapporte qu’à bord se trouvent trois kayaks du Labrador et deux du Groenland qui lui permettront, espère-t-il, d’offrir un très joli spectacle en Allemagne (Ibid., 47). Des trois kayaks du Labrador, un a été acheté à Hebron (Ibid., 37) alors que le second faisait partie des biens emportés par Tigianniak au même titre que ses quatre chiens, sa vieille tente et diverses petites choses (Ibid., 41). L’une de ces embarcations est détruite durant la traversée par un marin mécontent des conditions à bord (Ibid., 52).

La tournée de la collection d’objets ethnographiques en Europe

La tournée des Inuit du Labrador en Europe les mène de Hambourg à Berlin, Prague (Figure 3), Francfort, Darmstadt, Krefeld, puis Paris. À l’exception de Darmstadt où le groupe ne doit séjourner que trois jours, la collection d’objets ethnographiques est présentée aux visiteurs. C’est dans les quotidiens de l’époque que l’on retrouve des indices supplémentaires sur le contenu de cette collection. L’édition du 17 novembre 1880 des journaux praguois Národní Listy (en tchèque) et Bohemia (en allemand) fournissent les descriptions les plus détaillées trouvées à ce jour.

Figure 3

Tobias, Paingu, Tigianniak, Ulrike et Sara, illustration publiée dans le journal praguois Svetozor, 26 novembre 1880.

Tobias, Paingu, Tigianniak, Ulrike et Sara, illustration publiée dans le journal praguois Svetozor, 26 novembre 1880.

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La collection ethnographique contient divers vêtements esquimaux et des tapis fabriqués à partir de fourrures ou de peaux d’eiders. Leurs modèles de petits bateaux pointus esquimaux [kayaks] et de plus grosses embarcations [Umiat] sont remarquables. Ces bateaux ont une charpente de bois enveloppée de peaux de phoques. Il y a des mignons tissus esquimaux faits de mousse nordique. Les beaux vêtements ornementaux des femmes, fabriqués à partir des intestins d’eiders, attireront votre attention. Ensuite, il y a divers sacs décorés avec goût et faits en peaux de phoques [Figure 4]. Les différents outils ménagers en bois de caribous et les couteaux divers en pierre sont aussi intéressants. […] Des sculptures en bois des dieux païens, des antiquités, des plats de pierre et les outils trouvés par Jacobsen dans des sépultures esquimaudes sont captivants. Les lunettes en bois utilisées par les Esquimaux lorsque la neige recouvre la terre sans fin entre le fleuve Saint-Laurent et la baie d’Hudson sont bizarres. […] La collection est complétée par des eiders, des huards et des canards empaillés[3], le plus insolite est le spécimen du macareux moine. Nous ne pouvons pas oublier de mentionner quelques-uns des livres religieux imprimés à Copenhague publiés dans la langue des Esquimaux. La traduction de ces livres a été faite par le courageux missionnaire Peter Krahgmit.

Národní Listy, 17 novembre 1880, 3[4]

La collection ethnologique exposée est très intéressante. On peut voir diverses fourrures de phoques qui ont été teintes, des lances et harpons du Groenland, des raquettes d’Indiens du Labrador, des paniers en cuir de phoques, des freins de traîneaux, des sacs de chasse en peaux de phoques, des objets de tombes du nord du Labrador, divers livres, un sac à tabac fabriqué avec la nageoire d’un phoque [Figure 4], des objets en paille du Groenland, des modèles de bateaux, des images d’idoles esquimaudes, des couvertures de duvet d’eiders, des morceaux de vêtements des Autochtones du Labrador, des oiseaux empaillés ; parmi ceux-ci se trouvent quelques mouettes et un perroquet de mer [macareux], de grands bateaux en bois recouverts de cuir.

Bohemia, 17 novembre 1880, 5[5]

Figure 4

Blague à tabac en patte de phoque

Blague à tabac en patte de phoque

La fiche d’identification indique « poil à l’extérieur, ayant conservé quatre des griffes sur cinq. Près de l’ouverture, bande de peau de phoque blanche, bordée de peau brune et ajourée pour le passage d’une courroie de peau brune. Deux brides de cuir sont cousues sur les côtés, près du bord, et, à travers ces brides passent les deux attaches de cuir fixées près de l’ouverture. Hauteur : 20 cm. Largeur maximale : 16 cm ». Numéro d’inventaire : 71.1879.2.272.

© Musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris.

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Lors du séjour du groupe à Berlin, le pathologiste et anthropologue Rudolf Virchow obtient l’autorisation d’étudier et de prendre des mesures anthropométriques sur les Inuit. Il prononce ensuite un discours devant la Société berlinoise d’anthropologie, d’ethnologie et de préhistoire durant lequel il fait brièvement mention de la collection d’objets ethnographiques. Il nous apprend, entre autres, que Jacobsen n’a pas seulement recueilli des objets dans les sépultures ; il s’est aussi permis de ramasser des ossements humains. De plus, parmi les objets présentés aux anthropologues et ethnologues berlinois se trouvent une carte géographique et des dessins faits par Abraham.

Je peux préciser tout de suite que M. Jacobsen a également rapporté une série d’objets de sépultures qu’il a personnellement recueillis dans les environs de Hebron. Ils se trouvent dans l’exposition ethnographique extraordinairement riche qui a lieu ici et qui est la plus propre à représenter l’ancienne culture de cette population, puisqu’il ne s’agit pas de tombes récentes, mais datant probablement d’un à deux siècles. Les instruments en pierre y sont peu nombreux, les outils en os également ; la majeure partie de ce qui a été recueilli est en bois ou en fer. Une série d’objets montre clairement qu’un contact avec les Européens avait déjà eu lieu. On a aussi rapporté des crânes provenant de ces sépultures et qui fournissent la base d’une investigation méthodique plus rigoureuse. Je n’en ai d’ailleurs eu qu’un à ma disposition […].

Virchow 1880, 254 in Rivet 2014, 115-16[6]

En tout cas, les chrétiens montrent que leur cerveau est absolument capable de se développer, ainsi que le prouve (également en ce qui concerne les sauvages) le niveau de leurs performances artistiques dans de nombreuses réalisations. Abraham surtout, qui semble avoir profité d’une parfaite éducation, se révèle une des personnes les plus instruites et les plus intelligentes qu’on puisse voir. Outre qu’il a exécuté une carte de la région en question, nous avons ici maints de ses dessins. D’abord celui dans lequel il s’est dessiné lui-même. Tous les grands peintres font un jour leur autoportrait. Un dessin également de la mission de Hebron, etc.

Virchow 1880, 267 in Rivet 2014, 133-34

À Paris, la brochure publiée par le Jardin d’acclimatation dans le but d’informer les visiteurs sur la culture et la vie des Esquimaux identifie certains des effets personnels qu’ont apportés les Inuit.

Ces Esquimaux amènent avec eux les chiens servant à la traction des traîneaux, les kayaks (pirogues) servant à la chasse aux phoques, avec tout leur arsenal de harpons, de lances, de vessies flottantes, en un mot l’outillage sans lequel la vie serait impossible dans les régions polaires. […] Il faut noter aussi une importante collection d’antiquités trouvées dans des fouilles faites récemment par les marins de l’Eisbär sous la direction de leur courageux capitaine et interprète Jacobsen. Les objets préhistoriques recueillis dans ces fouilles et tous les ustensiles de ménage des Esquimaux, ainsi que les produits de leurs industries primitives, exciteront, sans nul doute, un vif intérêt chez les visiteurs du Jardin d’acclimatation.

Jardin d’acclimatation 1881 in Rivet 2014, 173

Vente des effets des Inuit et de la collection d’objets

Le 16 janvier 1881, lorsque Carl Hagenbeck apprend la nouvelle du décès des huit Inuit, il écrit à Jacobsen pour l’implorer de se débarrasser de tous les objets liés aux « Esquimaux ».

Cher Jacobsen,

J’ai reçu votre triste lettre. Vous pouvez bien vous imaginer mon état d’esprit. […] Il vous suffit de veiller à ce que toutes les choses des Eskimos soient brûlées, et pour ce qui est de la collection, je ne veux pas qu’elle soit ramenée à Hambourg, car je ne veux plus rien voir qui soit eskimo. Peu importe le prix qui sera payé pour ces objets, débarrassez-vous-en sans délai, et je dis bien de tout, sans exception.

Hagenbeck 1881 in Rivet 2014, 189

Ayant été admis à l’hôpital Saint-Louis avec les Inuit, pour cause de fièvre intermittente, Jacobsen quitte rapidement Paris pour Aix-la-Chapelle où il récupérera des divers maux qui l’assaillent depuis plusieurs mois déjà. Dans son journal, Jacobsen indique qu’à sa sortie de l’hôpital, un professeur du « musée parisien (Trocadéro) » lui avait rendu visite pour voir les objets qu’il avait trouvés dans les tombes du Labrador et qu’il se les était accaparés (Rivet 2014, 78). En réalité, c’est son collègue et ami, Adolf Schoepf qui, après le décès des Inuit, s’est occupé de leurs biens et de trouver des acquéreurs pour la collection.

Avant de prendre le train, Jacobsen a toutefois le temps de conclure une transaction avec le professeur Valtazar Bogišic´, un juriste serbe, collectionneur d’objets ethnographiques. En fait, c’est de son lit d’hôpital que, le 14 janvier 1881, Jacobsen rédige une facture (Jacobsen 1881) au professeur pour des lampes, un tambour, des bottes de femme, une peau de phoque, des rubans de soie du Groenland, etc.[7]

Une semaine plus tard, Schoepf fait publier l’annonce suivante dans Le Figaro : « OBJETS ETHNOGRAPHIQUES TRES RARES à vendre, après départ des Esquimaux du Jardin d’acclimatation, se compt des vêtem. de peau de phoque et de renne, couvert. en peau d’Eider, armes, canots, etc. S’ad. à Schoepf, chez Fourré, av. Neuilly, 199 » (Le Figaro, 20 janvier 1881).

Au cours des semaines suivantes, il tient Jacobsen informé de ses efforts.

23 janvier 1881 : Avec la vente des objets, je n’ai pas eu jusqu’à présent beaucoup de chance. Demain matin à 10 heures j’attends Monsieur Landrin[8] qui s’est annoncé par lettre et souhaite voir les objets. Espérons qu’il en prendra beaucoup. 2 messieurs [étaient là] hier pour les kayaks, l’un a écrit aujourd’hui à ce sujet, mais aucun n’est encore vendu. Hier soir avec Martinet je suis allé chercher votre châle et (j’ai) de même mis de côté pour vous des pointes de pierre.

Schoepf 1881a

24 janvier 1881 : Aujourd’hui j’ai tout déballé et exposé dans le bâtiment où sont les chiens, j’ai jeté les caisses et trouvé beaucoup de choses appartenant aux morts, elles vont naturellement être brûlées. Parmi elles, j’ai trouvé les perles et les <figurines de bois> que je mets de côté pour les Berlinois[9]. Les Berlinois écrivent à propos des modèles, mais vous ne les avez pas mis sur la liste. Si Landrin ne les prend pas, ils les auront. Landrin n’est malheureusement pas venu aujourd’hui. Aucun des objets n’a encore été vendu sauf les peaux de renne aux gens du Jardin [d’acclimatation] pour 40 francs.

Schoepf 1881b

27 janvier 1881 : Pas un seul objet n’a encore été vendu. Je n’ai pas encore rencontré Landrin soit au Trocadéro, à son appartement, ni dans les bureaux du journal. Ce soir, je vais essayer à nouveau au bureau.

Schoepf 1881c

15 février 1881 : J’ai voyagé de Paris à Vienne, Pest [Budapest], Vienne, de Hambourg à Bremerhaven et de retour à Hambourg. J’espère atteindre Hambourg aujourd’hui. Les objets sont encore tous à Paris invendus.

Schoepf 1881d

Notons ici que l’une des recommandations de la commission d’enquête mise sur pied après la mort des Inuit à Paris était de purifier, à l’étuve ou à l’eau bouillante, les effets de quelque valeur ayant appartenu aux Inuit, et de brûler tous les autres objets (Colin 1881, 15 in Rivet 2014, 217). Aucune documentation n’a encore été trouvée pouvant nous éclairer sur lesquels des biens des Inuit ont été brûlés, purifiés pour être vendus, ou retournés au Labrador. Mais, de toute évidence, Adolf Schoepf a conclu des ententes tant avec Armand Landrin du Musée d’ethnographie du Trocadéro (Figure 5) qu’avec le Musée royal d’ethnologie à Berlin.

Figure 5

Carte postale du Musée d’ethnographie du Trocadéro, acquéreur des artefacts recueillis par Johan Adrian Jacobsen à Hebron.

Carte postale du Musée d’ethnographie du Trocadéro, acquéreur des artefacts recueillis par Johan Adrian Jacobsen à Hebron.
© Horizons Polaires.

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Musée d’ethnologie du Trocadéro

Les registres financiers de Carl Hagenbeck montrent qu’en date du 13 mars 1881, le ministère de l’Instruction publique (duquel relevait le Musée d’ethnographie du Trocadéro) lui devait 300 marks pour l’achat d’objets « esquimaux ». Le paiement a été reçu le 27 août 1881. Selon Gwénaële Guigon, spécialiste des collections arctiques des musées français, à l’époque cette collection comportait plus de 300 pièces et était la plus importante collection arctique en France (Guigon in Rivet 2014, 273).

Aujourd’hui intégrés à la collection d’Amérique du Musée du quai Branly à Paris et portant le préfixe d’inventaire 71.1879.2, ce sont plus de 250 objets qui composent la collection connue sous le nom de « collection Hagenbeck ». Bien que l’année d’acquisition inscrite aux registres soit 1879, il ne fait aucun doute pour Gwénaële Guigon, muséologue qui a examiné cette collection, qu’il s’agit bel et bien des artefacts acquis en 1881 par l’intermédiaire de Hagenbeck et Schoepf. Elle explique que l’inventaire du Musée d’ethnographie du Trocadéro a été établi rétroactivement et qu’il est donc plausible que ceux qui l’ont dressé aient pris pour hypothèse que tous les articles faisaient partie de la collection dès la création du musée (Ibid., 275). En 2007, alors chargée de répertorier les artefacts arctiques au Musée du quai Branly, elle avait exploré en vain la piste du groupe groenlandais venu en 1877. Elle présumait que la collection Hagenbeck était bel et bien associée au dénommé Carl Hagenbeck, mais vu la date d’entrée erronée et l’absence d’informations sur le groupe de 1881, ses investigations n’avaient pas abouti (Ibid.).

C’est en 2011, lorsque nous nous sommes rencontrées et que Gwénaële Guigon a appris l’existence du groupe du Labrador, qu’elle a eu des doutes sur la validité de la date d’entrée de l’inventaire. Ses suspicions ont été confirmées par Angèle Martin, chargée de la documentation au Musée du quai Branly. Comme Gwénaële Guigon me l’a dit :

La question est de savoir sur quel document ils se sont appuyés pour rédiger l’inventaire. Peut-on envisager que des tractations furent effectuées bien avant le décès du groupe ? Le manque de personnel, souvent des volontaires, n’a pas favorisé une continuité des savoirs au sein du Musée d’ethnographie du Trocadéro. Il n’y avait pas, jusqu’à la fin des années 1970, de chargé des collections à plein temps pour le secteur englobant l’Amérique et le Groenland.

Ibid., 275-76

Une étude systématique des artefacts sous la conduite d’archéologues spécialistes du Labrador serait nécessaire pour confirmer leur origine, ainsi que la nature et l’utilisation des objets qui sont définis comme « indéterminés ». Avec les divers déménagements et remaniements au fil des ans, il est également possible que certains intrus aient pu se glisser dans l’inventaire attribué à Hagenbeck. Lors du récolement en vue de la création du premier inventaire du Musée du quai Branly, Gwénaële Guigon fut surprise de constater que de nombreuses pièces de cette collection étaient incomplètes et que d’autres semblaient contemporaines (Ibid., 276). À l’heure actuelle, des artefacts de la collection Hagenbeck, seuls quatre anneaux en ivoire sont montrés au public dans la galerie Arctique du musée. Mais on reconnaît effectivement dans la collection plusieurs types d’articles que Jacobsen dit avoir recueillis : lampes à huile, pointes de flèches, pierres à aiguiser, uluit (pluriel de ulu), pots de cuisine, hameçons et outils de pêche (flotteurs, têtes de harpon), perles, etc. La description de tous les objets de la collection est accessible sur le site internet du Musée du quai Branly dans la section « Explorer la collection ».

À l’automne 2014, lors de ma visite au Musée du quai Branly en compagnie de Johannes Lampe (Figure 6), élu président du Nunatsiavut en mai 2016, André Delpuech[10], conservateur des collections d’Amérique, nous a montré une sélection d’une trentaine d’objets. Comme ce dernier nous l’a affirmé, pour toutes les collections du musée, les conservateurs en savent beaucoup, mais ils en ignorent aussi beaucoup. Avant que je n’entre en contact avec lui, cette collection attribuée à Carl Hagenbeck et la tragique histoire qu’elle cachait lui étaient totalement inconnues. En 2011, le Musée du quai Branly a présenté l’exposition « Zoos humains : L’invention du sauvage » dans laquelle figuraient Carl Hagenbeck et Abraham. André Delpuech nous a avoué que jamais l’idée ne lui était venue qu’il pouvait y avoir un lien entre eux et la collection du Labrador.

[…] C’est pourquoi il est important qu’aujourd’hui nous collaborions avec différents collègues, différentes cultures et surtout avec vous, les peuples autochtones, pour reconstruire l’histoire de ces artefacts. […] Nous allons enfin pouvoir corriger notre base de données et relier ces objets avec les personnes qui les ont réellement recueillis et avec les Inuit qui sont venus en France. C’est pourquoi nous devons constamment revisiter et étudier notre collection. Ces collections sont anciennes, mais aujourd’hui avec tous les chercheurs au niveau mondial, les connexions, les liens, les accès aux archives, nous pouvons reconstruire leur histoire. Je pense que cela constitue une des parties les plus intéressantes de notre travail. Nous pouvons donner une seconde vie aux objets grâce aux recherches effectuées. C’est pourquoi nous aimons beaucoup ce genre de recherche et de contacts avec les personnes autochtones comme avec les spécialistes de différents pays. […] J’étais très heureux, ce matin, de me trouver dans nos réserves avec vous pour vous montrer ces objets amenés par vos ancêtres il y a déjà plus d’un siècle. (André Delpuech, octobre 2014, ma traduction)[11].

Figure 6

Johannes Lampe et André Delpuech examinant les objets de la collection Hagenbeck, Musée du quai Branly, 2014

Johannes Lampe et André Delpuech examinant les objets de la collection Hagenbeck, Musée du quai Branly, 2014
Photo : France Rivet.

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Johannes Lampe a confirmé qu’il était du même avis : une collaboration entre le musée, les archéologues et les aînés du Nunatsiavut ne peut qu’être mutuellement bénéfique puisqu’une telle collaboration permettrait que ces artefacts puissent être dûment documentés, expliqués, interprétés, et par le fait même, valorisés.

Le Musée d’ethnologie de Berlin

Du Labrador au Musée royal d’ethnologie de Berlin, ses archives contiennent quelques lettres échangées avec Adolf Bastian, directeur du département d’ethnologie, et son assistant, Edgar Bauer. Ces messages montrent que leurs discussions pour l’achat d’objets ont débuté avant le décès des Inuit, le premier contact ayant été établi le 13 novembre 1880 alors que les Inuit étaient sur le point de quitter Berlin pour Prague. Dans cette lettre (Bauer 1880), Edgar Bauer[12] s’enquiert de la possibilité d’acquérir des objets du Labrador et du Groenland, y compris ceux trouvés dans les tombes. Le musée recherche plus particulièrement un tambour du Groenland, des instruments de musique, des raquettes et des lunettes du Labrabor, ainsi que les pièces fabriquées par Abraham. Parmi les objets recueillis dans les sépultures, des figurines en bois, des perles, des pointes de lance et autres objets en pierre sont visés.

Quelques jours après le décès des « Esquimaux », soit le 20 janvier 1881, Adolf Bastian (1881a) contacte de nouveau Jacobsen et manifeste à nouveau son intérêt pour les objets.

Je viens de recevoir l’avis que toutes les personnes du groupe des Esquimaux originaires du Labrador que vous avez exhibées sont malheureusement décédées. Je me permets donc de me renseigner sur la commande de novembre dernier par M. Bauer pour plusieurs objets qui avaient été exposés en même temps que le groupe, et qui font partie de la collection ethnologique de cette localité.

Permettez-moi d’exprimer à nouveau mes vifs regrets au sujet du malheur qui a frappé ces personnes.

Je ne doute pas que vous voudrez que ces objets soient réservés pour notre collection ethnographique.

Les objets sont arrivés à Berlin début avril 1881. Le 4 avril, Adolf Bastian (1881b) écrit à Jacobsen pour l’informer de la valeur attribuée aux pièces reçues : 100 marks.

L’administration générale vous remercie sincèrement de nous avoir remis les objets des Esquimaux du Labrador, que nous avons reçus de M. Schoepf, et qui sont arrivés en provenance de Paris et de Hambourg. La commission d’experts a estimé leur valeur à 100 marks, que vous recevrez des fonds des Musées royaux par un mandat postal.

Le 6 avril 1881, les registres financiers de Carl Hagenbeck montrent l’encaissement dans le compte des « Esquimaux » d’une somme de 100 marks en provenance du musée de Berlin.

Le 26 septembre 2014, lors de mon passage au Musée d’ethnologie de Berlin en compagnie de Johannes Lampe, la conservatrice des collections d’Amérique, Monika Zessnik, nous a montré quelques-uns des objets du Labrador de la collection Carl Hagenbeck. En plus de la quinzaine de cartes de visite prises au studio de photographie de Jacob Martin Jacobsen à Hambourg, les pièces vues incluaient une paire de raquettes « patte d’ours » (Figure 7), une « idole » en bois et une croix recueillies dans des sépultures, un collier, ainsi qu’un crochet et du cordage utilisés pour la chasse au phoque.

Figure 7

De droite à gauche : Monika Zessnik présente la paire de raquettes du Labrador à Johannes Lampe et France Rivet

De droite à gauche : Monika Zessnik présente la paire de raquettes du Labrador à Johannes Lampe et France Rivet
Musée d’ethnographie de Berlin, 2014. © PIX3 Films.

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Moins de trois jours après notre visite, j’ai été stupéfaite de recevoir une lettre du Dr Peter Bolz, l’ex-conservateur des collections d’Amérique, m’informant que le musée avait dans sa collection des objets ayant appartenu au groupe d’Abraham, objets qui ne sont mentionnés dans aucun document auquel nous avons eu accès jusqu’ici.

[…] Je veux simplement confirmer votre présomption qu’il y a quelques objets du groupe d’Esquimaux du Labrador au Musée d’ethnologie de Berlin. Mon collègue Hans-Ulrich Sanner, qui a écrit le chapitre sur l’Arctique pour notre catalogue 1999, mentionne sous la rubrique « Arctique canadien » : « Des reliques des spectacles ethnographiques de Hagenbeck comprennent plusieurs armes de chasse et un imperméable en intestin de phoque, fait en 1880 par les Esquimaux du Labrador alors qu’ils sont apparus avec Hagenbeck à Berlin (collection Wilke) ».

Bolz et Sanner 1999, 211

Tout comme Monsieur Delpuech, Madame Zessnik nous a exprimé son désir de mettre sur pied une collaboration pour étudier leurs artefacts du Labrador. Le Musée d’ethnologie de Berlin étant toutefois occupé à déménager dans un nouvel édifice, il ne leur a pas encore été possible de nous acheminer la documentation qu’il possède incluant la correspondance entre le musée, Jacobsen, Schoepf et Hagenbeck, ainsi que les fiches numérisées de chaque objet. Pour Madame Zessnik, le fait que les documents d’époque soient rédigés en Sütterlin, un style d’écriture cursive qui n’est plus utilisé depuis les années 1940, pose un défi pour étudier la collection. De plus, sa lecture de la traduction anglaise du journal de Jacobsen (Jacobsen 2014b) lui a fait réaliser que certains des objets identifiés comme provenant du Groenland ont possiblement été recueillis au Labrador. Un projet d’étude conjoint entre le musée, les archéologues et les aînés du Nunatsiavut est donc souhaitable.

Les fourrures et les kayaks des Inuit

L’annonce publiée le 20 janvier 1881 dans Le Figaro laisse entendre que les effets personnels des Inuit tels que leurs fourrures, leurs kayaks, leurs harpons et autres armes de chasse, faisaient partie des biens de valeur qui furent désinfectés et non brûlés. Les armes de chasse sont probablement celles qui se trouvent aujourd’hui au Musée d’ethnologie de Berlin. Mais qu’en est-il des fourrures et des kayaks ?

Nous savons, par la lettre d’Adolf Schoepf du 24 janvier 1881 (Schoepf 1881b), que les responsables du Jardin d’acclimatation ont fait l’acquisition des vêtements en peau de caribou. Il semblerait que le directeur du Jardin, Albert Geoffroy Saint-Hilaire, avait l’intention de les revendre. Lors de la séance du 26 janvier 1881 de la Société de médecine publique et d’hygiène professionnelle, le Dr Laborde est intervenu pour demander que la Société prenne des mesures pour empêcher la vente publique des fourrures portées par les Inuit. Un collègue, le Dr Brouardel, a répondu qu’en raison de ses relations personnelles avec le directeur du Jardin, il se chargerait de lui transmettre cette légitime demande (Rivet 2014, 219-20). Jusqu’à ce jour, aucune preuve de la revente des fourrures n’a été trouvée. Comme le constate Gwénaële Guigon,

[…] très peu d’exemplaires en fourrure sont parvenus jusqu’à nous, car les conditions de conservation de l’époque ne permettaient pas une conservation optimale. On découvre d’ailleurs à travers les inventaires de différents musées à propos des anoraks en fourrure la mention « détruit par les mites ». Ce n’est qu’à partir de l’après-guerre que les techniques de conservation seront plus adaptées.

Guigon in Rivet 2014, 220

En ce qui a trait aux kayaks (Figure 8), le mystère reste entier. Harvey Golden, spécialiste des kayaks traditionnels, a confirmé qu’il n’a pas connaissance de la présence de kayaks du Labrador ou du Groenland datant des années 1880 dans les musées européens.

Je sais que quelques kayaks de type Labrador-sud de l’île de Baffin sont dans des musées européens mais hélas, aucun n’est compatible avec une date de collecte vers 1880. En bref, le musée d’Ulster en a un, et bien que je ne connaisse pas son histoire, je pense que ce serait un acquéreur peu probable (mais bien sûr possible) d’un de ces kayaks. Plusieurs kayaks de Baffin sont dans des musées anglais et écossais, mais ceux-ci datent soit d’avant 1865 (National Museum of Scotland), de 1934 (Cambridge), de 1819 (Royal Albert Memorial Museum) et d’autour de 1830 (Hull Maritime Museum). Le Musée des Beaux-Arts de Rennes possède un kayak du Labrador d’avant 1750. Le kayak du Labrador du Musée national danois est pré-1850. Je ne me souviens pas d’autres kayaks de Baffin-Labrador nulle part ailleurs en Europe, et je n’ai rencontré aucun kayak du Groenland associé à Hagenbeck et ses exhibitions ethnographiques. J’espère que cela peut vous aider ; le fait que je ne sois pas au courant de ces kayaks ne signifie pas qu’ils ne sont pas quelque part.

Harvey Golden, 6 juin 2015, ma traduction

Figure 8

Illustration d’Abraham et de Tobias en kayak publiée dans le journal praguois Svetozor, 26 novembre 1880.

Illustration d’Abraham et de Tobias en kayak publiée dans le journal praguois Svetozor, 26 novembre 1880.

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Discussion et conclusion

Ainsi que nous l’avons vu, la confirmation des liens entre les collections des musées européens et les huit Inuit partis de Hebron et de Nachvak en 1880, agit comme catalyseur pour permettre, tant aux Inuit du Nunatsiavut qu’aux institutions européennes, de faire un retour sur leur histoire et d’éventuellement recouvrer la fierté que ces objets incarnent. Toutefois, une nouvelle question se pose : que doit-il advenir de ces objets ? Doivent-ils demeurer dans les musées ou être rapatriés ? Mais comme M. Delpuech l’a expliqué, la question du rapatriement d’objets n’est pas simple.

À l’heure actuelle, en France, une loi statue que les collections des musées sont des biens inaliénables. Il nous est donc impossible de rendre ces collections, à moins qu’une nouvelle loi en ce sens soit approuvée. Pour le moment, c’est encore une question taboue, non seulement en France, mais dans la plupart des musées européens et occidentaux. […] Je me dois donc d’appliquer la loi de mon pays, la République française. Ceci dit, nous sommes très ouverts à l’accès aux collections. Nous sommes des scientifiques et nous sommes aujourd’hui les conservateurs de ces collections. Mais nous n’en sommes seulement que les gardiens. L’humanité en est propriétaire, mais surtout les descendants de ceux qui nous les ont légués. Je ne saurais dire, mais peut-être que dans un siècle ou possiblement bien avant, certaines de ces pièces pourraient être revenues à leur lieu d’origine.

André Delpuech, octobre 2014, ma traduction[13]

Jusqu’à présent, le Nunatsiavut ne possédant pas les infrastructures nécessaires pour entreposer et préserver des artefacts archéologiques, l’approche du gouvernement a été de signer des mémorandums d’entente avec les institutions détenant de tels objets plutôt que d’en demander le rapatriement. Ceci dit, en septembre 2014, lors de ma rencontre avec le comité des aînés de Nain, une personne a clairement et fortement exprimé son opinion : tout objet ayant été recueilli dans des sépultures au Nunatsiavut doit leur être retourné pour y être ré-inhumé. Nul doute que la discussion engendrée par la récente découverte des ossements des Inuit et des artefacts ayant été ramassés par Johan Adrian Jacobsen dans des sépultures a contribué à la décision du gouvernement du Nunatsiavut de procéder à l’officialisation de sa politique de rapatriement.

Dans un premier temps, dans le courant de l’année 2015, des consultations publiques sur le rapatriement d’ossements humains et d’objets provenant de sépultures se sont tenues dans chacune des communautés Inuit du Nunatsiavut. Le rapport de ces consultations a été publié en juin 2016 (Brake 2016). Les conclusions et recommandations serviront à la prochaine étape, celle de la rédaction et de l’approbation de la politique officielle. Il est clair que la population du Nunatsiavut prend le sujet très au sérieux. À plusieurs reprises, les participants aux consultations ont indiqué sans équivoque la voie à suivre. Plus précisément, 77 % des répondants considèrent que le gouvernement du Nunatsiavut doit continuer d’étudier toute demande de rapatriement et de ré-inhumation portée à son attention, alors que 70 % ont exprimé leur accord pour établir un inventaire des restes humains et des objets recueillis dans des sépultures et conservés hors du territoire (Ibid., 19). Pour un peu plus de la moitié des répondants (52 %), chaque situation doit être évaluée séparément alors que pour la vaste majorité (85 %), des raisons pourraient exister pour ne pas procéder au rapatriement ou, du moins, pour le retarder (Ibid.). L’importance de l’étude avant ré-inhumation de restes humains et d’objets provenant de sites archéologiques a reçu l’appui de 53 % des répondants (Ibid., 18). Les discussions ont aussi fait ressortir qu’il est essentiel que les dossiers soient traités avec le plus grand respect, qu’ils fassent l’objet de consultations, lorsqu’elles sont possibles avec les familles, et que les droits des Nunatsiavummiut au niveau des rapatriements soient respectés (Ibid., 21).

À la lumière de ces informations, j’ai bon espoir que l’instauration de collaborations entre la communauté inuit du Nunatsiavut et les musées européens deviendra réalité. Dans un premier temps, ensemble ils pourront étudier, documenter et évaluer ce patrimoine et ainsi être en mesure de prendre des décisions éclairées sur le sort qui devrait être réservé à ces artefacts : la valorisation ou le retour à la terre.