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Introduction

Depuis la fin du XXe siècle, la société allemande connaît une pluralisation religieuse de plus en plus affirmée, liée à l’accroissement des flux migratoires, dans un contexte d’individualisation des croyances et des pratiques religieuses (Bader 2007; Casanova 2007; Bramadat et Koenig 2009). Cette diversification du paysage religieux donne lieu à des demandes de reconnaissance et de visibilité, mettant en jeu la question de la liberté religieuse et du droit à la différence religieuse dans les institutions publiques d’État et bousculant les principes normatifs sur lesquels se fondait la régulation publique du fait religieux (Reuter et Kippenberg 2010; Reuter 2014; Gerster et al. 2018).

Les débats sur l’extériorisation des signes religieux pour le personnel éducatif dans les écoles publiques en Allemagne, et tout particulièrement sur le port du foulard islamique (hijāb)[1], ont ainsi connu de nombreux rebondissements politiques et judiciaires depuis l’émergence de la première « affaire du foulard » en 1998 dans le Bade-Wurtemberg. La décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015[2], qui autorise largement le port du foulard islamique par les enseignantes à l’école, semble marquer un tournant décisif, voire un revirement de jurisprudence, par rapport à la décision de la Cour constitutionnelle du 24 septembre 2003[3] qui avait laissé aux Länder le soin de légiférer sur la question. Huit d’entre eux avaient alors adopté des lois prohibitives en la matière. À l’inverse de la France qui a durci sa législation en matière de signes religieux ces dernières années, la décision de la juridiction suprême allemande de janvier 2015, très favorable à l’expression publique des signes religieux pour le personnel enseignant, a eu pour effet d’assouplir la plupart des lois d’interdiction sur le port de signes religieux à l’école, entrées en vigueur dans de nombreux Länder à partir de 2004.

L’objet de cette contribution est de déterminer, à partir de l’exemple du port du foulard par les enseignantes, comment s’opère l’entrecroisement des niveaux de régulation entre le Bund et les Länder en matière de régulation de la diversité religieuse. Il s’agit donc d’étudier la complexité des décisions mettant en jeu une pluralité d’acteurs politiques et d’acteurs judiciaires, qui interagissent et peuvent se contredire. Comment s’articulent normes législatives et jurisprudentielles dans un pays fédéral où les questions religieuses relèvent des compétences des Länder ? La décision des juges de Karlsruhe de janvier 2015 révèle-t-elle un affaiblissement du rôle des acteurs politiques au profit d’un renforcement de celui des acteurs judiciaires ?

Le cadre juridique et le recours à la justice pour des demandes de nature religieuse dans le cadre scolaire

Le champ scolaire, fortement marqué par la tradition chrétienne en Allemagne, confronte celles et ceux qui en font partie — comme agents ou comme usagers — à la question des appartenances confessionnelles. Il se révèle être un lieu de cristallisation des conflits relatifs à la visibilité et à la reconnaissance du religieux dans sa diversité, étudiés ici au prisme du port du foulard par les enseignantes de confession musulmane dans le cadre scolaire.

Contrairement au cas de la France où les croyances et les pratiques religieuses n’ont pas droit de cité à l’école en vertu de la laïcité, celles-ci peuvent franchir sans difficulté le seuil de l’école en Allemagne (cf. Le Goff 2003). La liberté religieuse inscrite à l’article 4 de la Loi fondamentale[4], qui comprend la liberté de croire, de professer sa religion et de la pratiquer, ne pose guère de problèmes particuliers pour les élèves au sein de l’école. Les tenues vestimentaires conformes à des croyances religieuses sont ainsi autorisées, comme en témoigne la possibilité pour les écolières de confession musulmane de porter un foulard[5]. Quant au cours de religion, il s’agit de la seule matière scolaire bénéficiant d’une garantie constitutionnelle[6].

Les premières demandes individuelles de dispense de cours mixtes d’éducation physique auprès des établissements scolaires ont émergé à la fin des années 1980. La demande de dérogation formulée en 1989, en Rhénanie du Nord-Westphalie, par un père pour sa fille de confession musulmane, âgée de douze ans, est alors rejetée par les autorités scolaires au motif qu’il n’est pas possible de refuser de participer au cours d’éducation physique pour une raison religieuse, la priorité étant donnée à l’obligation scolaire. Le tribunal administratif de Gelsenkirchen, saisi de l’affaire en 1990[7], rejette la demande de dispense pour motif religieux, estimant que l’élève peut trouver une tenue adaptée au cours de sport et à ses convictions ou que ses parents peuvent le cas échéant choisir un établissement proposant des cours d’éducation physique non mixtes. Après un rejet de la requête par la Cour administrative d’appel (Oberverwaltungsgericht) de Rhénanie du Nord-Westphalie, qui privilégie également l’obligation scolaire par rapport à la liberté religieuse, le jugement de la Cour administrative fédérale (Bundesverwaltungsgericht) de Leipzig de 1993[8] clôt la procédure devant les juridictions administratives, en déclarant que l’établissement scolaire doit épuiser toutes les possibilités d’organisation à sa disposition pour permettre à l’élève de participer à un cours de sport conforme à ses convictions, mais que l’école est tenue de lui accorder une dérogation si une telle possibilité n’existe pas. Au terme d’une bataille de plusieurs années devant les juridictions administratives, le père obtient ainsi la possibilité de faire dispenser sa fille des cours mixtes d’éducation physique. Face à des exigences apparemment contradictoires, telles que la mission éducative de l’institution scolaire, la liberté religieuse individuelle et le droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs croyances et convictions personnelles, la Cour administrative fédérale a tranché, illustrant notamment la priorité accordée à la liberté religieuse individuelle dans l’arbitrage entre obligation scolaire et liberté religieuse. Si les juges ne sont guère enclins à accorder des dispenses de cours de sport ou de natation, ils attendent toutefois des établissements scolaires des « accommodements » permettant de concilier largement fréquentation de l’école et pratiques islamiques et évitant aux élèves d’être face à un conflit de conscience. Au cours des dernières années, plusieurs établissements scolaires ont refusé d’accorder à des élèves de confession musulmane des dispenses de cours de natation, tout en les autorisant à porter un burkini. À diverses reprises, des responsables politiques ont également déclaré que l’essentiel était la participation des jeunes filles de confession musulmane au cours de natation[9].

Depuis les années 1990, on observe un recours croissant à la justice pour des demandes individuelles de nature religieuse. Si la présence visible de l’islam à travers des signes religieux distinctifs n’est pas un problème pour les élèves, le port du foulard a commencé à faire débat pour les enseignantes vers la fin des années 1990.

Les décisions de justice relatives au port du foulard islamique par des enseignantes 1998-2003

Le premier conflit relatif au foulard islamique a vu le jour dans le Bade-Wurtemberg en 1998, marquant le début d’une saga judiciaire de plusieurs années qui a suscité un vaste débat à l’échelle nationale. Le port du foulard à l’école par des enseignantes de confession musulmane, dont la visibilité était perçue à l’époque comme non légitime par la quasi-totalité des acteurs politiques, a été régulé entre 1998 et 2003 par des procédures judiciaires, avant d’être renvoyé vers les législateurs de chaque Land à l’issue de la décision de la Cour constitutionnelle de septembre 2003.

En juillet 1998, les autorités scolaires du Bade-Wurtemberg refusent de recruter dans la fonction publique Fereshta Ludin, une enseignante stagiaire de nationalité allemande et d’origine afghane qui refuse d’enlever son foulard en classe[10]. Elles mettent ainsi en avant son « manque d’aptitude à enseigner » au motif que le port d’un foulard représente « une atteinte au principe de neutralité auquel est tenu tout représentant de l’État »[11]. Quant à la ministre de l’Éducation du Bade-Wurtemberg, Annette Schavan (CDU), elle prend aussi clairement position contre le port du foulard, y voyant un « signe de différenciation culturelle et civilisationnelle »[12]. S’estimant lésée dans son droit fondamental à la liberté religieuse[13] et victime de discriminations de nature religieuse[14], Fereshta Ludin décide de se pourvoir en justice. La requête de la plaignante est tout d’abord rejetée par le tribunal administratif de Stuttgart[15], qui fait valoir que le port du foulard à l’école représente une violation du principe de neutralité confessionnelle de l’État qu’un agent est censé respecter, d’une part, et une atteinte à la liberté négative des élèves et au droit des parents d’éduquer leur enfant selon leurs croyances, d’autre part. La requête est également rejetée par la Cour administrative fédérale, qui confirme dans son jugement du 4 juillet 2002[16] — en vertu de l’impératif de neutralité de l’État et au nom de la liberté religieuse négative des parents et des élèves — l’interdiction du port du foulard en classe, susceptible de porter atteinte aux croyances des élèves déclarant une autre appartenance religieuse que l’islam.

Fereshta Ludin, dont la plainte est rejetée par les différentes instances de la juridiction administrative, porte finalement l’affaire devant la Cour constitutionnelle fédérale, qui rend son jugement le 24 septembre 2003[17]. Ce dernier précise que le port du foulard relève de la protection de la liberté de conscience et de religion et reconnaît — en l’absence d’interdiction législative explicite dans le Land concerné — le droit de la requérante à porter un foulard à l’école. Au nom de la liberté religieuse et de la non-discrimination de la plaignante garanties par la Loi fondamentale, les juges de Karlsruhe annulent le jugement de la Cour administrative fédérale du 4 juillet 2002[18]. La décision du 24 septembre 2003 n’est pas dénuée d’ambiguïté toutefois, dans la mesure où elle défend la liberté de manifester une appartenance religieuse au sein de l’institution scolaire, tout en déclarant qu’une interdiction du port du foulard est possible sur une base législative[19], laissant ainsi la porte ouverte à une interdiction par les Länder. Dès lors, la question est renvoyée au champ politique, et plus particulièrement au législateur.

Trois juges de la Cour constitutionnelle exprimèrent à l’époque une opinion dissidente (Jentsch, Di Fabio et Mellinghoff), insistant sur la difficulté à concilier le principe de liberté religieuse positive d’une enseignante et l’impératif de neutralité confessionnelle de l’État. Considérant comme prioritaire le devoir de loyauté vis-à-vis de l’État constitutionnel auquel est soumis tout fonctionnaire, ils en déduisirent que le port du foulard en classe n’était pas conciliable avec l’impératif de neutralité incombant à un fonctionnaire[20]

Les prolongements législatifs du jugement de la Cour constitutionnelle de 2003 

Dès octobre 2003, bon nombre de Länder annoncent leur intention de légiférer pour interdire aux enseignantes le port du foulard. Le dessaisissement des juges au profit des législateurs conduit ainsi huit Länder à voter, entre 2004 et 2006, des lois proscrivant les signes religieux ou philosophiques pour les représentants de l’État dans les écoles publiques ou dans la fonction publique, avec des inflexions parfois significatives[21]. Parmi ces huit Länder, on peut distinguer Brême et Berlin (Toscer-Angot 2013), qui ont interdit le port de signes religieux pour toutes les confessions sans aucune exception. Contrairement aux recommandations de l’arrêt de la Cour constitutionnelle de septembre 2003 qui défendait le principe d’une égalité de traitement entre les religions, les six autres Länder (Bade-Wurtemberg, Sarre, Hesse, Bavière, Rhénanie du Nord-Westphalie et Basse-Saxe) ont fait le choix d’un traitement différencié des religions et ils ont assorti la prohibition des signes religieux pour le personnel éducatif de dérogations particulières pour les signes relevant de la culture « chrétienne occidentale », rappelant que le christianisme était le fondement de l’enseignement scolaire[22]. Dans ces six Länder, les législations adoptées entre 2004 et 2006 ont mis en place de manière implicite des régimes de reconnaissance, renonçant de fait au principe de neutralité confessionnelle. Pour reprendre les termes de Julie Ringelheim, on peut parler ici de « choix préférentiel » (Ringelheim 2014 : 181) en matière religieuse, c’est-à-dire d’une préférence marquée pour le christianisme. Du reste, en Hesse et à Berlin, les lois d’interdiction des signes religieux ne s’appliquent pas seulement au personnel de l’institution scolaire, mais à la fonction publique dans son ensemble (Toscer-Angot 2013).

Quant aux huit autres Länder (Hambourg, Schleswig-Holstein, Rhénanie-Palatinat et les cinq nouveaux Länder), ils n’ont pas adopté de loi ou de réglementation sur la question du foulard. Le nombre très faible de musulmans présents dans les nouveaux Länder peut expliquer l’absence de législation en la matière, tandis que les projets de loi visant à interdire aux enseignantes le port du foulard, déposés dans le Schleswig-Holstein et dans le Land de Rhénanie-Palatinat, n’ont guère connu de succès du fait des coalitions au pouvoir. Quant à Hambourg, il est le seul Land gouverné à l’époque par des chrétiens-démocrates à ne pas avoir présenté de projet de loi relatif à l’interdiction du foulard à l’école[23].

La décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015

La période qui sépare la décision de la Cour constitutionnelle fédérale de septembre 2003 de celle de janvier 2015[24] a été ponctuée — à la suite des législations prohibitives adoptées dans les différents Länder — par de nombreux jugements de tribunaux du travail qui ont rejeté la demande de port du foulard par des enseignantes ou membres de la communauté éducative.

La décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015 fait suite aux recours de deux plaignantes contre l’article 57 alinéa 4 de la loi scolaire de Rhénanie du Nord-Westphalie du 13 juin 2006[25], interdisant au personnel enseignant « toute manifestation extérieure de ses convictions politiques, religieuses, philosophiques ou autres, de nature à mettre en danger ou perturber la neutralité du Land vis-à-vis des élèves et de leurs parents, ou la paix scolaire »[26] et prohibant « tout comportement extérieur susceptible de donner l’impression aux élèves ou aux parents qu’une enseignante ou un enseignant porte atteinte à la dignité humaine, à l’égalité des droits au sens de l’article 3 de la Loi fondamentale, aux libertés fondamentales et à l’ordre démocratique libéral »[27]. Les requérantes, deux femmes de confession musulmane et de nationalité allemande, l’une éducatrice[28] et l’autre enseignante de turc[29], en poste dans des établissements publics de Rhénanie du Nord-Westphalie, portaient un foulard dans leur milieu professionnel depuis leurs recrutements respectifs en 1997 et en 2001. À la suite de la modification de la loi scolaire de Rhénanie du Nord-Westphalie du 13 juin 2006, leurs employeurs leur demandent de retirer leur foulard. L’une obtempère et remplace son foulard par une sorte de béret qui couvre ses cheveux et ses oreilles et par un pull à col roulé dissimulant son cou, mais elle est menacée de licenciement si elle ne modifie pas sa tenue, censée envoyer le même signal qu’un foulard. Quant à la seconde, qui refuse de retirer son foulard, elle est finalement licenciée en 2007. Estimant que ces décisions portent atteinte à leur liberté religieuse et sont contraires à la Loi fondamentale, les deux femmes saisissent la juridiction du travail. Leurs requêtes étant rejetées en première instance, en appel et en révision au motif que leur tenue est contraire au principe de neutralité de l’État, elles se tournent finalement vers la Cour constitutionnelle fédérale. Saisie de recours constitutionnels contre les jugements des différents tribunaux du travail, la première Chambre (Erster Senat) de la Cour constitutionnelle rend sa décision le 27 janvier 2015[30], à une majorité de six voix contre deux. Annulant les décisions précédentes des tribunaux du travail, elle fait valoir que le port de signes religieux à l’école, et en l’occurrence du foulard, par les enseignantes, est garanti par l’article 4 de la Loi fondamentale.

Les juges de Karlsruhe se sont clairement prononcés en faveur d’une neutralité inclusive, ouverte à l’expression de la pluralité religieuse et ont ainsi interprété le port du foulard comme n’étant pas a priori en contradiction avec le principe de neutralité de l’État. Ils ont précisé, du reste, que l’article 57, alinéa 4 de la loi scolaire de Rhénanie du Nord-Westphalie était en contradiction avec l’article 3, alinéa 3 et avec l’article 33, alinéa 3 de la Loi fondamentale, qu’une interdiction globale des manifestations d’appartenance religieuse dans les écoles publiques était excessive et portait atteinte à la liberté de croyance et de religion, et que seul un danger concret mettant en cause la paix scolaire ou la neutralité de l’État pouvait justifier une interdiction des signes religieux. Les juges fédéraux ont estimé qu’en l’absence de prosélytisme ou de tentative avérée d’une enseignante de confession musulmane d’influencer les élèves, il n’était pas possible d’imposer une interdiction générale du foulard (Gaillet 2015; Heinig 2015; Rabault 2015). Ils ont ainsi rejeté l’argument selon lequel le simple port du foulard islamique mettait en question la paix scolaire ou la neutralité de l’État et réaffirmé la primauté des libertés et droits fondamentaux individuels, et notamment de la liberté religieuse. Réfutant toute conception de la neutralité de l’État comme exclusion des signes religieux, les juges de Karlsruhe ont défendu « une attitude d’ouverture favorisant la liberté de croyance pour toutes les confessions »[31] et ils ont considéré le port du foulard comme le simple reflet de la pluralité religieuse de la société, tout en précisant qu’une telle tenue ne portait pas atteinte à la neutralité de l’État. À travers cette décision, les juges majoritaires de la juridiction suprême ont voulu donner un signal positif en faveur du traitement égalitaire des religions et de la diversité religieuse. Selon la juriste Aurore Gaillet, la décision de 2015 « s’apparente à un plaidoyer pour une société plurielle » (Gaillet 2015 : 1404).

Les conséquences du jugement de la Cour constitutionnelle fédérale de 2015 à l’échelle des Länder

Loin de mettre fin à des conflits et des recours en justice, la décision de la Cour constitutionnelle de janvier 2015 soulève des incertitudes et des questions quant à son application. On peut en effet constater qu’elle n’est pas mise en oeuvre de manière homogène dans les différents Länder[32]. L’autorisation pour les enseignantes de porter ou non un foulard au sein de l’école fait débat encore aujourd’hui. Plusieurs Länder ont assoupli leur législation ou du moins leurs pratiques. En juin 2015, la Rhénanie du Nord-Westphalie, par exemple, a supprimé de sa loi scolaire l’interdiction pour les enseignantes de porter un foulard à l’école et a opté pour un règlement au cas par cas, tout comme la Bavière, la Basse-Saxe, le Bade-Wurtemberg, etc.

Le maintien, malgré le jugement de la Cour constitutionnelle de 2015, de la loi de neutralité berlinoise restrictive de 2005, qui interdit à tous les agents de la fonction publique le port de signes religieux ostensibles, est révélateur des interférences de la gouvernance politique et de la régulation judiciaire. La révision de la loi de neutralité berlinoise divise aujourd’hui les différents partis de la coalition gouvernementale berlinoise au pouvoir[33]. Si le parti social-démocrate (SPD), principal partenaire du gouvernement dans le Land de Berlin, se montre farouchement hostile à toute révision de la loi de 2005, ses autres partenaires de coalition au pouvoir, les Verts et Die Linke, se sont exprimés en faveur d’une modification de la loi de neutralité berlinoise. La volonté affichée du SPD berlinois, soutenu par les chrétiens-démocrates berlinois, de ne pas modifier la loi de neutralité de 2005[34] pourrait toutefois être mise en difficulté par des procédures judiciaires en cours, susceptibles de donner raison à des plaignantes de confession musulmane, illustrant le fait que « le droit constitue un enjeu important de luttes et de négociations entre ceux, gouvernants et gouvernés, qui cherchent à peser sur la définition de la place légitime du religieux dans l’espace public » (de Galembert et Koenig 2014 : 635). En mai 2017, la ministre chargée de l’éducation, Sandra Scheeres (SPD)[35], a réaffirmé que le Land de Berlin ne ferait pas appel du jugement rendu en février 2017 par le tribunal du travail de Berlin, en vertu duquel la ville-État a dû verser 8700 euros de dédommagements à une enseignante berlinoise de confession musulmane. Cette dernière avait porté plainte contre le Land de Berlin, car elle s’estimait discriminée pour des motifs religieux, car elle n’avait pas été recrutée comme enseignante dans une école publique berlinoise en raison de son intention affichée de garder son foulard dans le cadre scolaire. À l’inverse, une enseignante berlinoise, qui voulait enseigner avec son foulard dans une école primaire, a été déboutée de sa plainte en 2018 par la juridiction du travail. Le cas de Berlin reste toutefois une exception, la quasi-totalité des Länder ayant infléchi leurs pratiques à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015.

Conclusion

Les questions soulevées par la présence et la visibilité des signes religieux à l’école en Allemagne, qui mettent à l’épreuve le principe de neutralité religieuse et philosophique de l’État, révèlent le rôle décisif joué par la justice dans la régulation du religieux ou ce qu’on appelle encore la judiciarisation de la gouvernance publique du religieux (de Galembert et Koenig 2014), ainsi qu’une intrication complexe des décisions politiques et judiciaires, le pouvoir juridictionnel influant largement aujourd’hui sur le pouvoir législatif. Le jugement de la Cour constitutionnelle de janvier 2015 apparaît comme un tournant qui témoigne d’une évolution normative en germe dans l’arrêt de 2003, une nouvelle interprétation du principe de neutralité confessionnelle de l’État étant désormais pleinement assumée par les juges constitutionnels. On voit ainsi se dessiner les nouveaux contours d’une neutralité favorable au pluralisme religieux et qui s’efforce de placer toutes les confessions sur un pied d’égalité, avec des variations d’un Land à l’autre concernant la question du port du foulard, révélatrices de visions du monde ou de conceptions de la neutralité confessionnelle de l’État concurrentes, liées à des identités et des particularismes affirmés et des contextes politiques ou culturels spécifiques. Du fait de sa dimension fédérale, indissociable de la culture juridique et politique allemande, le cas de l’Allemagne est particulièrement intéressant dans la mesure où il représente un laboratoire d’expérimentations variées et originales répondant à des contextes ou situations spécifiques. Hormis le cas de Berlin, exigeant la neutralité non seulement du personnel éducatif, mais aussi de tous les agents de la fonction publique, peu représentatif de l’ensemble de l’Allemagne, on constate qu’à l’inverse de l’évolution observable en France depuis quelques décennies (Valentin 2017), le périmètre du droit à la liberté religieuse individuelle et collective ne cesse de s’accroître outre-Rhin au fil des ans, laissant toujours plus de place aux religiosités individuelles dans l’espace public institutionnel. La priorité donnée au droit individuel à la liberté religieuse, placée au sommet de toutes les libertés depuis 1949 à la suite de l’expérience du national-socialisme, y représente ainsi une dynamique importante de la diversification des rapports sociaux.