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Depuis les écrits de Lionel Groulx qui insistait sur la pureté ethnique et morale du groupe canadien-français (allant jusqu’à prétendre qu’aucune mésalliance avec des « Sauvages » n’avait « contaminé » le sang des « valeureux » colons de la Nouvelle-France), il semble que l’historiographie québécoise ait accompli un virage à 180 degrés. Désormais, nous sommes invités à découvrir l’extraordinaire diversité de la société québécoise à travers une pléiade de domaines (éducation, philosophie, management, linguistique, etc.[2]). L’apport du collectif Engaging with Diversity, dirigé par Stéphan Gervais, Raffaele Iacovino et Mary-Anne Poutanen, tient au fait qu’il entend contribuer à cette réflexion en donnant la parole (sur un total de trente chapitres) à de nombreux chercheur.e.s que l’on peut rattacher à la discipline historienne.

Quand on réunit une telle brochette de spécialistes, on sait que l’ouvrage ne peut qu’être riche et stimulant. Il l’est, indubitablement, couvrant un très large éventail de sujets. Divisé en six grandes sections, Engaging with Diversity aborde tour à tour les thèmes de l’ethnicité et de l’identité (chapitre 1), les peuples autochtones au Québec (chapitre 2), le travail et la famille (chapitre 3), la citoyenneté (chapitre 4), la culture (chapitre 5) et la religion (chapitre 6). En plus de l’introduction générale, chaque section est précédée d’une présentation signée par un éminent spécialiste (Danielle Juteau, Denys Delâge, Denyse Baillargeon, Bruce Curtis, Sherry Simon, Georges Leroux), ce qui permet d’élever un regard qui, dans certains textes plus spécialisés du recueil, se concentre sur des objets pointus. Dans leur introduction, les responsables du numéro admettent vouloir faire de leur collectif autre chose qu’une auberge espagnole : en se penchant sur « a broad spectrum of identity markers », ils espèrent fournir aux chercheur.e.s des outils pour arborer la diversité québécoise dans toute sa complexité.

Rassemblés sous une ambition commune d’identifier les tensions et les équilibres au coeur de la « pluralité » québécoise, les textes du collectif constituent une importante contribution à une compréhension plus nuancée du passé par la présentation de faits et d’événements parfois méconnus. On apprend une foule de choses sur une foule de sujets. Mais, peut-être plus fondamentalement, Engaging with diversity fait oeuvre utile en soulevant – explicitement ou implicitement, ouvertement ou indirectement – des questions conceptuelles et théoriques essentielles. Bien sûr, comme dans toute entreprise collective du genre, les propos des uns et des autres sont éparpillés et parfois contradictoires, portés qu’ils sont par des visées, des méthodes et des sujets distincts. Faire une synthèse des plus de cinq cents pages d’Engaging with Diversity est par conséquent une gageure impossible. À défaut d’un résumé de chacun des chapitres, on nous permettra de nous contenter de quelques remarques générales qui visent à mieux situer le recueil tout en formulant notre propre critique du paradigme de la diversité en histoire.

Qui fait partie de la diversité ?

Les sujets choisis dans le recueil nous conduisent sur la piste des groupes les plus directement associés à la notion de diversité. La table des matières permet de faire un décompte rapide : immigrants, peuples autochtones, Canadiens français et Canadiens anglais, franco-Québécois et anglo-Québécois, Noirs, Protestants, Juifs, jeunesse, ouvriers, femmes. Deux constatations se dégagent de ce survol. D’une part, on comprend que la diversité est davantage conçue en termes culturels, voire ethniques que sociaux, ce que l’introduction laissait déjà entendre. Les rares fois où le thème du travail ou celui des revenus est abordé le sont en lien avec des catégories ethnoculturelles (Canadiennes françaises en Nouvelle-Angleterre, travailleurs agricoles venus d’Amérique latine). Il est instructif de constater que le concept de classe sociale est absent du sommaire du collectif alors qu’il a formé pendant longtemps une dimension incontournable de la Sainte Trinité « gender, race and class ». Parallèlement, fidèle à une approche ethnoculturelle, on a exclu de la liste les personnes avec handicap ou LGBTQ+, au profit, entre autres, des jeunes anglophones. Les lunettes d’approche de la diversité sont donc plus restrictives que ce que promettaient les responsables du collectif quand ils annonçaient leur intention d’aborder la diversité selon « a broad perspective[3] ».

D’autre part, on comprend que l’analyse est élaborée en fonction du groupe constitué des Québécois francophones d’héritage canadien-français (ou de leurs ancêtres), ceux-ci étant situés entre des « toujours-déjà là » (les Premières Nations) et des immigrants (dont, au premier chef, les nouveaux arrivants). Le collectif étant structuré d’abord en fonction de ce groupe, ce qui n’entre pas dans ses limites est vu, grosso modo, comme appartenant à la diversité. On apprend toutefois dans un chapitre (signé par Jarret Henderson et Bettina Bradbury) que les Canadiens de langue française ont été eux aussi racialisés au sein de l’Empire britannique, au XIXe siècle, et peuvent incarner la diversité dans un ensemble plus large. Un chapitre (signé par Yukari Takai) porte d’ailleurs sur les Canadiens français de la Nouvelle-Angleterre. Au Québec, si on suit bien la logique, les Québécois.es francophones d’héritage canadien-français ne feraient pas partie de la diversité, mais ailleurs (aux États-Unis, dans l’Empire britannique), ils pourraient l’être. En d’autres termes, quand l’étude de cette « minorité » à l’échelle du Canada, de l’Amérique du Nord ou du Commonwealth est confinée au Québec, elle ne fait pas partie de la diversité ; en revanche, lorsque l’étude de ce groupe se dessine sur un horizon plus large, cette « majorité » regagne ce statut. On peut donc parler de « majorité minoritaire[4] ».

Sachant que la diversité est pensée en contraste avec la « majorité minoritaire » permet de comprendre certains choix éditoriaux. En premier lieu, il semble que la sélection des sujets se soit faite par rapport à la distance plus ou moins grande qui séparait ces sujets des Canadiens français du Québec (ce qui expliquerait la présence d’un texte sur Alfred Perry, dont les antipathies envers les Patriotes sont bien connues). Taschereau affirme que les Juifs, les Anglais, les Écossais et les Irlandais n’ont pas souffert d’un oubli dans l’historiographie francophone. « The Jewish community has remained the exception that confirms the rule. It is the only minority outside of the English, Scottish and Irish for which a reasonably voluminous set of historical studies has been established[5]. » On retrouve pourtant deux chapitres sur les Juifs dans le recueil, mais aucun sur les Irlandais.

En posant comme prémisse que la diversité existe d’abord au Québec en dehors de la « majorité minoritaire », les responsables du collectif s’exposent à la critique. En avançant que, bien que la littérature savante « on Quebec’s diverse population » s’accroît, « much more needs to be done[6] », ils laissent entendre que l’historiographie québécoise a été jusqu’ici peu loquace en ce qui concerne le thème de la diversité. Autrement dit, ils dévaluent les recherches passées qui, ne se présentant pas sous l’angle d’une diversité conçue en termes ethnoculturels auraient été, selon eux, ignorantes ou indifférentes à la « diversity of perspectives and values within individuals and societies[7] ». Pourtant, on ne peut pas ne pas se demander, d’un strict point de vue conceptuel, en quoi les travaux de Nicole Laurin sur les religieuses des communautés catholiques de l’entre-deux-guerres ou ceux de Gilles Bibeau sur les Bérets blancs (pour ne nommer que ceux-là) seraient essentiellement moins attentifs à la diversité que ceux qui portent sur les hassidim de Montréal. Les études sur les régions du Québec (voir la série de volumes de l’IQRC) font-elles moins partie de la diversité que le chapitre sur les protestants francophones (par le toujours excellent Ollivier Hubert) ?

Par ailleurs, en pensant la diversité en contraste avec la « majorité minoritaire », les jeux d’échelle dans les dynamiques de pouvoir semblent, à l’occasion, masqués ou occultés. Dans son chapitre portant sur les immigrants italiens à Montréal dans l’après-guerre, Cancian insiste sur le fait que Montréal est « a predominantly French-speaking city[8] » et que les anglophones forment seulement une minorité dans la métropole. Pourtant, il semble que ses informateurs.trices, dont des extraits sont cités dans son chapitre, ne soient pas entièrement d’accord avec elle. Arrivée à Montréal, Antonietta Petris écrit ainsi dans une lettre datée d’octobre 1948 à son fiancé, Loris Palma, resté en Italie : « Here […] the language spoken by most people is English […][9]. » De même, la conclusion de la chercheure selon laquelle l’apprentissage d’une nouvelle langue était une étape importante dans l’expérience d’un adulte vivant à Montréal (ce qui est une lapalissade) et que l’apprentissage du français et celui de l’anglais étaient également utiles pour trouver du travail et connaître une certaine mobilité sociale[10] est contredite par ses sources. Dans ses lettres à son bien-aimé, Antonietta, qui « négocie » son intégration à une société « à majorité francophone », relaie les conseils donnés par son père : « […] actually my father tells me that if you could earn a little English, it would be a huge benefit to you, you would have better chances of finding work that is more suitable for you, that is, work in your field[11]. » De même, en décembre 1948, Antonietta écrit au sujet de ses cours d’anglais : « I hope to learn at least one language, which we need here[12]. »

Un des effets les plus malheureux de l’approche privilégiée dans le collectif, selon moi, c’est de faire graviter la diversité autour d’un pôle qui s’avère, au moins implicitement, plus fondateur ou fondamental que les autres. On reproduit ainsi l’idée que les communautés culturelles viennent enrichir en quelque sorte de l’extérieur l’histoire d’un « nous » qui leur préexiste. En positionnant de cette façon l’écriture de l’histoire du Québec, on arrive mal à comprendre comment Engaging with Diversity peut atteindre ses objectifs d’une histoire plus inclusive, à moins de croire que la simple addition des récits suffit à la diversité historiographique. Tout ne serait-il affaire que de bibliographie ?

Si la conceptualisation de la diversité dans Engaging with Diversity repose sur une mise en contraste avec la « majorité minoritaire », cela est dû sans doute, au moins en partie, au contexte dans lequel le livre est né. Lors de l’atelier de travail à l’Université McGill, en 2011, intitulé « Living in Quebec : Ethnicity, Race and Gender from the 19th to the 21st Century », atelier d’où a émergé le projet du livre, les échanges avaient été directement alimentés par les débats passionnés autour des accommodements raisonnables. La directrice et les deux directeurs du collectif ne se cachent pas d’avoir cherché à intervenir dans l’espace public par une contribution empirique (des études solides) et une contribution plus normative et ils croient que le fruit de leurs efforts doit être jugé à l’aune de ces deux ambitions. D’ailleurs, il est notable que, dans leur longue introduction, ils ne fassent pas de distinction entre « diversité » et « pluralisme », deux notions qui renvoient pourtant, en philosophie politique, à des réalités bien différentes : cet amalgame leur est pratique puisqu’il permet de faire de l’étude de la diversité une acceptation immédiate du pluralisme. On devine chez eux une volonté d’intégrer la notion de diversité ethnoculturelle dans la conception de soi de la collectivité québécoise. Reflétant le mieux cette intention annoncée par les responsables du volume, le chapitre qui porte sur l’éducation à la citoyenneté à l’école (par les éminents spécialistes Raffaele Iacovino, Marc-André Éthier et David Lefrançois) invite les enseignants à appuyer les jeunes dans leurs tentatives « to break away, if desired, from constraining cultural references[13] ».

Pourquoi le Québec francophone est-il en « retard » par rapport à la recherche nord-américaine ?

Les responsables du collectif avancent que, par rapport au reste du pays, le Québec francophone aurait pris du temps à s’intéresser à la question de la diversité (entendue ici dans son sens ethnoculturel et définie à partir de la « majorité minoritaire »). On prétend notamment que si la question a eu du mal à émerger dans l’historiographie québécoise, c’est qu’elle a été longtemps marginalisée par le débat « national ». La conséquence, c’est que « [r] acialized minority-group Quebecers and Quebecers whose origins are not French, British or Irish are still largely absent from social representations of the past[14]. » D’une certaine façon, Taschereau a raison. Cela tient, selon nous, à trois causes.

D’abord, il y a cette conviction, chez plusieurs personnes, que la nation québécoise, définie autant par des droits que par une culture d’héritage canadien-français, doit être le creuset des expériences individuelles. On reconnaît ici le nation-building à l’oeuvre depuis le XIXe siècle, mais qui prend de l’ampleur avec la croissance de l’État dans l’après-guerre et le passage du « Canada français clérical au Québec étatique ». Étonnamment, les responsables du collectif cèdent eux-mêmes à cette rhétorique. Ils croient que la diversité ne mène pas au relativisme, dans la mesure où, à leur avis, il existerait une cohérence fondamentale qui permettrait la réconciliation des valeurs de chacun dans, en quelque sorte, une identité plus forte et une continuité historique dont les francophones seraient porteurs[15]. Ils invitent « ceux qui sont venus de l’extérieur » à se joindre à « nous ». Dans une étonnante tentative de résoudre la quadrature du cercle, ils affirment que le « nous » auquel se joignent les « autres » ne doit pas avoir préséance sur ces derniers[16], mais on voit mal comment cela serait possible, d’autant moins que leur philosophie politique s’écarte, à leur dire, du multiculturalisme canadien (qui est devenu au Québec l’équivalent d’un mauvais mot).

Une deuxième cause du « retard » de l’historiographie québécoise francophone tient à un principe connu de la recherche : l’homophilie[17]. Les chercheur.e.s penchent très souvent vers un objet d’étude qui leur ressemble : c’est ainsi que, dans ce volume, John E. Bishop travaille sur les Autochtones, Charmaine A. Nelson sur les Noirs, Sonia Cancian sur les Québécois d’origine italienne, Steven Lapidus sur les Juifs, Denyse Baillargeon sur les femmes, etc. La thèse de doctorat de Sirma Bilge (une des auteures du collectif), qui a pour objet les Montréalais d’origine turque, est dédiée à son grand-père maternel, Zekeriya Yurdesin. Il est inutile de multiplier les exemples. Taschereau en convient pour le Canada anglais : « It is striking that many of the historians who founded this field of research [étude de l’immigration] and contributed to its progress in Canada (as in the United States), are, themselves, immigrants or the sons or daughters of immigrants[18]. » D’autres auteur.e.s semblent être venus à la question de la diversité en suivant une trajectoire personnelle qui les rendait plus sensibles à cet enjeu. Deirdre Meintel a fait porter son mémoire de maîtrise, déposé en 1984 à la Syracuse University, sur les relations raciales au Cap-Vert ; Sherry Olson a étudié, dans ses premiers travaux, la ville de Baltimore, alors qu’elle était professeure à Johns Hopkins.

Réciproquement, que les Québécois.es francophones d’héritage canadien-français aient choisi, pendant longtemps, de focaliser leur attention sur leur propre communauté est un phénomène banal qui traverse l’ensemble de la recherche en sciences humaines – phénomène qui n’empêche pas de multiples exceptions. Historiquement, pour bien des franco-Québécois.es, l’étude de l’émigration fut celle des Canadiens français émigrés aux États-Unis, l’étude de la racialisation fut celle du discours raciste des intellectuels canadiens-français ou canadiens-anglais de l’entre-deux-guerres, l’étude des revendications des groupes minoritaires fut celle des luttes des francophones pour obtenir des droits. À noter, par parenthèse, que tous ces travaux peuvent, selon le point de vue que l’on adopte, appartenir au champ de la diversité à l’échelle canadienne ou nord-américaine (la fameuse « société distincte » !).

Si la conception de la diversité au Québec francophone diverge de ce qu’on observe au Canada anglais, c’est d’abord qu’au Canada anglais (globalement, mais aussi province par province), il n’y a pas de groupe ethnique majoritaire (les Canadiens qui descendent d’immigrants des îles britanniques constituent une fraction de la population canadienne totale), et pas davantage de culture « anglo-saxonne » (voir Lament for a Nation, de George Grant). Le Canada réinventé des années 1950-1980 a pu l’être sur la base de quatre fondements bizarrement articulés : le bilinguisme, le multiculturalisme, la Charte des droits de la personne et la Loi sur les Indiens. Pendant ce temps, au Québec, le nation-building ayant émergé de la Révolution tranquille (et de son cri anticolonialiste « Maîtres chez nous ») a fait de l’État l’instrument de relèvement socio-économique des Canadiens français devenus Québécois. Ainsi, le cliché de la mosaïque chez les uns a pu faire contraste chez les autres avec l’idéal des peuples fondateurs, ou celui d’une nation d’immigrants avec celui d’une nation née au berceau de la Nouvelle-France.

Un troisième et dernier facteur doit être souligné quand on essaie de comprendre le « retard » de la recherche francophone. Sherry Simon a raison de pointer en direction d’une différence importante entre le champ intellectuel franco-québécois et le champ intellectuel canadien-anglais[19]. D’une part, au Québec, le terme « race » a été presque entièrement effacé du vocabulaire des études universitaires. Pendant vingt ans (1980-2000), on a martelé qu’on ne devait pas utiliser le mot race, qu’on devait le bannir du vocabulaire savant, puisque le terme était scientifique faux et moralement odieux. À titre anecdotique, quand j’ai publié une anthologie de textes d’Edmond de Nevers sous le titre La question des races[20], en 2003, une professeure d’université est venue me confier que c’était dommage, car avec un tel titre, il serait impossible pour elle de le donner à lire à ses étudiant.e.s ! D’autre part, dans le monde anglophone, la notion de « métissage » est peu présente, la langue anglaise n’ayant pas même d’équivalent propre (à défaut, on utilise souvent le mot en français). Aussi, pendant que les recherches anglophones penchaient davantage vers la diversité conçue sous la sainte trilogie du « gender, race, and class » (allongée depuis à l’infini : LGBTQ+, âge, religion, etc.), les recherches francophones s’intéressaient davantage, quant à elles, aux métissages culturels[21]. « […] peu importe nos origines, nous sommes tous des êtres métissés », affirmait Robert Lepage au moment de l’ouverture de l’exposition Métissage, au Musée de la civilisation à Québec, en 2000. C’est ce même Lepage qui sera cloué au pilori, près de vingt ans plus tard, pour son « appropriation raciste » des chants des esclaves dans son spectacle Slâv, monté avec Betty Bonifassi.

Par homophilie, par nation-building, mais aussi à cause de l’influence d’une tradition intellectuelle différente (axée sur la dénonciation du concept de race plutôt que son exploration critique, et sur le métissage plus que sur l’« identity politics ») de celle dominante dans l’univers universitaire anglophone, les chercheur.e.s francophones du Québec ont pris du temps à embrasser le thème de la diversité, à tout le moins dans le sens que lui donnaient les chercheur.e.s canadiens-anglais. Engaging with Diversity veut les convaincre qu’il n’est pas trop tard pour « bien faire ».

Les apories de la notion de diversité

Il arrive trop souvent que certaines questions fondamentales liées à l’utilisation du concept de diversité soient prestement refoulées, les partisans de cette notion objectant à leurs critiques que ces derniers ne doivent pas faire le jeu des « méchants » (suprémacistes blancs, néolibéraux, « Settler colonialists », etc.) en refusant d’être les « alliés » d’une « juste cause ». On assistera alors à la formulation d’une kyrielle de « plastic words[22] », de « catchwords », « keywords » et autres « buzzwords » qui prolifèrent actuellement dans le milieu des sciences sociales et qui expliquent comment le canular dit « Sokal squared » a pu survenir aussi facilement. Le pire exemple de ce travers se trouve dans un chapitre signé par la sociologue Sirma Bilge, laquelle a choisi d’étourdir les lectrices et lecteurs par une enfilade de termes à la mode dans son texte intitulé « Why Do Critical Ethnic Studies Matter ? ». Je n’en cite que quelques-uns sur une centaine : zero-point epistemology, alternative knowledge-production, epistemic insurgency, counter-hegemonic spirit, critical engagement with thoroughgoing disciplinary dislocation, ever-adaptive hegemony, naturalized fundamental categories of modernity, co-opted and assimilated post-colonial critique.

Cette « soupe aux mots » (selon une expression de Yanick Villedieu, en référence à la soupe à l’alphabet) a ceci d’utile qu’elle offre l’occasion de préciser deux choses importantes pour notre propos. D’une part, elle illustre l’amalgame du champ scientifique et du champ politique, ravalés à une même exigence de moralité (basée, ici, sur un discours prétendument « contre-hégémonique ») dans l’indifférence de leurs logiques d’opération respectives. Ce mélange de convictions scientifiques et de bons sentiments n’est pas forcément mauvais en soi, surtout quand il est explicité et articulé en début de parcours, mais il est clair que les exemples d’une telle imbrication n’ont pas été, par le passé, garants d’une grande objectivité, toutes les tentatives de formuler les tenants et aboutissants de la science sur des bases morales ou politiques ayant fini par dévoyer la science sans grand profit pour la morale ou la politique[23]. Nos propres travaux sur la sociologie catholique des années 1930 ou encore ceux sur la « science » marxiste-léniniste des années 1970 le montrent éloquemment[24].

D’autre part, le propos de Bilge illustre à quel point la bonne conscience morale ou la volonté de produire un savoir « critical », « cutting edge » et « trailblazing » peut régulièrement servir de paravent ou d’alibi à une pensée inconsistante, brumeuse et fumeuse, voire fumiste. Comme, en partant, personne ne peut être contre la reconnaissance de la diversité (ou de la liberté, ou de l’égalité, ou de la justice), c’est-à-dire contre la vertu (nous en sommes, et nous serions fort étonné de trouver une ou un universitaire qui, aujourd’hui, n’en soit pas avec nous), la difficulté survient quand il s’agit de circonscrire cette diversité, d’en tracer les limites (car une définition est toujours une division), de lui donner corps et, sur cette base, d’élaborer des analyses solidement documentées et étayées par les faits. Le verbiage que l’on retrouve dans certaines études actuelles semble d’abord servir à masquer la vacuité d’une pensée qui refuse de se confronter à ses propres conséquences et à éluder ainsi certaines questions essentielles autour de la diversité, questions que l’on peut ramener, pour les besoins de la discussion, aux trois formulations suivantes :

1) Les chercheur.e.s qui travaillent sur la diversité enferment très souvent leur construction de l’identité dans une essence décontextualisée. En effet, souligne Bourdieu, les chercheurs s’insurgent « contre une catégorisation socialement imposée […] en s’organisant en une catégorie construite selon cette catégorisation, et en faisant ainsi exister les classifications et les restrictions auxquelles elle entend résister[25] ». On connaît notamment tout le dilemme des Indiens (sic) du Canada qui se trouvent pris au piège d’une loi raciste qui est, par ailleurs, leur principale forme de reconnaissance sociale, juridique et politique. La remarque vaut aussi pour les membres d’autres groupes qui cherchent à faire reconnaître l’arbitraire des classifications dans lesquelles ils se retrouvent projetés, et qui ne peuvent accomplir ce travail critique qu’en épousant, au moins dans un premier temps et serait-ce sous une forme parodique ou ironique (par exemple, les « drag-queens »), les frontières qu’ils contestent[26].

2) Une deuxième antinomie que l’on découvre dans certains travaux consiste à demander l’invisibilité des groupes définis par leur visibilité ou la visibilité des groupes invisibilisés. Des mouvements ayant favorisé la reconnaissance des discriminations subies par certaines entités collectives choisiront ainsi de se mirer dans le renversement positif de leur stigmate (« Black is beautiful », « queerism », fierté gaie) quand ils ne chercheront pas, à l’opposé, étant mis en exergue par et dans leurs différences (les fameuses « minorités visibles »), à se dissoudre dans l’égalité qu’ils réclament en fait et en droit[27]. En d’autres termes, en appelant à connaître ce qui sépare les citoyens entre eux (race, couleur de peau, origine, religion, préférence sexuelle), on finit par les reconnaître sur les bases d’une différence qui consacre leur minorisation, mais, inversement, en encourageant la société à transcender leurs différences, on en arrive à ne plus vouloir connaître ce qui a disparu comme objet (d’étude ou politique) légitime.

3) Enfin, une troisième tension traverse les recherches, tension qui oppose diversité et unité. À un premier niveau, la quête de reconnaissance de la diversité des groupes minorisés sera reportée sur chacun des groupes eux-mêmes, faisant éclater leur solidarité intrinsèque (car comment concilier les intérêts de centaines de groupes ethniques, de la douzaine de conceptualisations possibles des classes sociales et des cinquante nuances de genre qui composent la mosaïque canadienne ?). Entre une diversité qui sépare et une diversité qui unit, on ne sait pas toujours sur quel pied danser. Edward Said soulevait lui-même la question, il y a plus de quarante ans : « That is the main intellectual issue raised by Orientalism. Can one divide human reality, as indeed human reality seems to be genuinely divided, into clearly different cultures, histories, traditions, societies, even races, and survive the consequences humanly ? By surviving the consequences humanly, I mean to ask whether there is any way of avoiding the hostility expressed by the division, say, of men into “us” (Westerners) and “they” (Orientals[28]). »

À un deuxième niveau, la quête de reconnaissance de la diversité par la majorité ne peut être faite qu’en fonction d’un appel à une unité de toute la société, unité qui elle-même repose sur un (pseudo ou réel, je laisse chacun et chacune décider pour soi-même) universalisme[29] (droits de la personne, communauté de « destin », faits objectifs, etc.) qui exige une rupture d’avec les valeurs ou pratiques des groupes incompatibles avec ce (pseudo ou non) universalisme. Il est beaucoup trop facile de faire comme si les revendications des groupes marginalisés ou opprimés tendaient forcément et naturellement vers la justice ou d’engloutir ces questionnements dans une vision manichéenne entre une majorité néfaste et des minorités authentiques (les études ethniques devenant, dans les mots de Bilge, « a critical body of knowledge to counter hegemony and pursue social justice »). Contentons-nous d’un exemple : au sujet du code de justice traditionnel de certaines Premières Nations qui menaçait de couper l’oreille ou le nez de la femme adultère[30], Michèle Rouleau, présidente de l’Association des femmes autochtones du Québec, commentait, il y a déjà de cela vingt-cinq ans :

Un chef de Colombie-Britannique nous a expliqué le système traditionaliste de sa communauté. Or, la punition pour une femme qui commet l’adultère, c’est de se faire couper l’oreille. Mais il nous a rassurées en disant : « Ne vous en faites pas, je suis sûr que ça n’arriverait pas… Ou que ça n’arriverait pas souvent. » Eh voilà, c’est pour cette raison que nous voulons la protection d’une Charte : parce que nous, on veut que ça n’arrive jamais[31].

Ce sont ces tensions au sein même de la notion de diversité qui restent largement inexplorées dans le recueil. Et le doute est semé dans notre tête qu’on ne soulève pas ces interrogations autant qu’on le devrait parce qu’on craint précisément d’y répondre et de s’aliéner ainsi la sympathie de ceux et celles qui investissent d’une bonne dose de sympathie la notion de diversité sans aller jusqu’au bout de ses conséquences, dans un sens ou dans l’autre. Une grande partie de l’attrait du concept de diversité tient en effet à son caractère poreux, malléable et indéterminé, son pouvoir d’attractivité étant proportionnellement lié à sa capacité à vouloir dire à peu près n’importe quoi pour n’importe qui, selon les circonstances. Il est évident, par exemple, que l’origine libanaise d’une personne comme ma mère n’épuise aucunement son identité (si encore on s’entend sur cette origine, puisqu’elle est en fait née à Haïfa, autrefois territoire palestinien aujourd’hui incorporé à Israël !), surtout quand on apprend qu’elle est également juive… La notion d’intersectionnalité n’est ici que d’un bien mince recours, malgré le caractère « viral[32] » que l’expression a pris ces dernières années…

Pour l’ensemble de ces raisons, je serais tenté de reprendre à mon compte la critique de Thierry Nootens, qui fustigeait, il y a une dizaine d’années, un usage lacunaire et polysémique de la notion fourre-tout d’identité, usage qui se faisait aux dépens de l’analyse des processus institutionnels et structurels. Faisant de la vogue de l’identité une résultante du « cultural turn », Nootens se butait à des problèmes méthodologiques assez semblables aux nôtres. Il était particulièrement frustrant pour lui de voir que l’on postulait l’existence d’une chose qui était immédiatement ramenée à son équivocité, sa fluidité et sa plasticité, perdant du coup une grande part de son pouvoir explicatif. « Par un curieux télescopage, le constructivisme/relativisme en vogue a été transposé directement dans l’objet étudié lui-même, sans parer au fait que, simultanément, un essentialisme en remplaçait un autre[33]. » Nootens avait vu juste, à notre avis, et c’est sans doute pourquoi on trouve, parmi les meilleures études du recueil, des textes signés par des auteur.e.s ayant été formés selon des traditions classiques, dans lesquelles on reconnaît de manière banale que des catégories sociales ont des effets discriminants sur certaines personnes qui, du coup, sont amenées à vivre des expériences historiques différentes. Je pense entre autres (et sans vouloir diminuer le mérite d’autres contributions stimulantes) au texte remarquable de Sherry Olson. À moins que je ne me trompe, le mot « diversité » n’apparaît pas une fois dans son chapitre intitulé « Moving into the World of Work. Youth Today and a Century Ago » …

En terminant, il est dommage de constater que les questions davantage méthodologiques aient été écartées du volume[34]. Mon collègue Steven High (absent de la liste des collaborateurs.trices), dont les travaux exceptionnels sont une source infinie d’inspiration pour quiconque cherche à aborder l’histoire québécoise dans ses multiples dimensions, a beaucoup fait pour inscrire la diversité dans des approches nouvelles (histoires de vie, histoire orale, histoire partagée) et élargir notre compréhension du passé québécois. Il aurait été bon d’être davantage réceptif à de tels efforts dans le recueil[35]. En faisant de la diversité une simple affaire de sujets traités, on perd de vue, selon moi, le véritable apport de cette notion, qui devient une question d’inventaire plutôt qu’une question, justement, d’« engagement ». Mais ça, comme on dit, c’est une autre histoire…

Quel avenir pour le concept de diversité ?

Le concept de diversité est aujourd’hui à la mode[36]. En cent ans, nous sommes passés de la célébration de la pureté à celle de la diversité. Les lignes de continuité (recherche des origines, culte de l’authenticité, quête de l’identité) ne doivent pas cacher les ruptures que consomme une telle évolution. Dans un premier mouvement, l’« engagement avec la diversité » auquel nous sommes conviés promet de mettre en relief des sujets neufs, trop longtemps négligés. Par exemple, on avance qu’en décalage par rapport aux recherches américaines les plus récentes, les luttes des femmes canadiennes-françaises à l’intérieur des unités familiales des émigrants établis en Nouvelle-Angleterre n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritent. Je n’ai rien à redire à cet égard. L’obligation d’originalité de la recherche scientifique (d’où découlent des querelles d’antériorité, de plagiat et de droits d’auteur sur des concepts ou théories d’appellation contrôlée) sous-entend que la contribution de chaque chercheur.e éclairera autrement la réalité.

Plus encore, cependant, on soutient que la diversité ouvre à une manière radicalement différente de comprendre le développement de la société québécoise. Pour les responsables du volume, « there have always been multiple and diverse ways of belonging in Quebec and living the Quebec experience, in contrast to a single path or stringent orthodoxy proposed by the “values crowd[37]” » et il importe donc de révéler cette complexité dans les travaux savants. Car, soutient-on, ce que l’historiographie québécoise raconte trop souvent n’est pas l’histoire du Québec, mais une vision déformée, ou à tout le moins partielle, de cette histoire, réduite aux tribulations de la « majorité minoritaire ». Les responsables du collectif lient dans leur introduction cette historiographie biaisée aux problèmes sociaux que connaissaient les immigrants et les groupes racisés, faute de connaître une intégration à la mesure de leur plein potentiel. Ici, l’écriture de l’histoire débouche sur une reformulation de la mémoire collective en vue de mieux promouvoir le bien commun et le vivre-ensemble. La diversité annonce une société plus ouverte, plus démocratique, plus tolérante, plus heureuse. Il n’y aurait donc jamais trop de diversité.

Le concept pour l’instant mal défini de diversité connaîtra-t-il le sort d’autres concepts cardinaux des sciences sociales maintenant tombés en désuétude (tels aliénation, structure sociale, psyché collective, appareils, idéologie) ? On peut se le demander à la lecture d’Engaging with Diversity : les meilleures contributions du collectif restent très classiques, et les pires sont engluées dans une rhétorique qui confond objectivité et justice sociale et qui entreprend de moraliser l’écriture de l’histoire. Bref, pour l’instant, au-delà de l’intention bienvenue de favoriser l’inclusion de nouveaux sujets dans la recherche et de brosser un portrait toujours plus complet du passé québécois (ce qui est déjà énorme, j’en conviens, et mérite tout notre appui), on ne peut pas dire que le concept, tel qu’utilisé dans Engaging with Diversity, ait révolutionné quoi que ce soit.