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Cet ouvrage est une traduction du livre de l’auteur argentin Ivan Schuliaquer, paru en 2014. Ce détail n’est pas anodin, car la perspective « sudiste » se fait sentir, tant dans la plupart des auteurs étudiés que dans le style qui transpire de la traduction. Et pour preuve, Éric Maigret signale dans la préface : « Ce livre démontre […] la vitalité de la recherche latino-américaine et italienne, sur plusieurs générations […] En choisissant des auteurs issus de son continent et de l’Italie, Ivan Schuliaquer nous rappelle que l’Amérique du Nord et l’Europe du Nord ne détiennent pas le monopole de la pensée ».

Pour ce qui est de la traduction, on s’aperçoit dès le début qu’il ne s’agit pas d’un texte « conçu » en français, et le filtre linguistique n’est pas le meilleur : des termes tels que « médias digitaux » pour numériques témoignent de la présence, en arrière-fond, de quelques hispanismes (medios digitales). Même si elle est connue, la formule du livre offre des résultats très intéressants. Face à cet objet ingérable qu’est la question du pouvoir des médias, l’auteur choisit de réaliser six entretiens bien ficelés avec des sommités et des chercheurs plus jeunes, mais toujours fort provoquants. Les différentes visions du philosophe Gianni Vattimo ; de l’anthropologue Guillermo Garcìa Canclini (argentin-mexicain) ; du philosophe et théoricien Ernesto Laclau (le brillant auteur argentin professeur à Essex, décédé après la parution de l’édition en espagnol en 2014) ; d’Antonio Negri ; de l’expert argentin en médias numériques Pablo Boczowski ; et du théoricien Gabriel Vommaro, argentin lui aussi, sont exposées dans le cadre des processus sociopolitiques globaux contemporains.

Schuliaquer avoue être parti d’une question tragique, à laquelle on ne peut apporter de réponse ni unique ni totale, et encore moins manichéenne : quel est aujourd’hui ce fameux pouvoir des médias ? Pour y répondre, la réflexion se complexifie avec d’autres questions : comment notre relation aux médias se reconfigure-t-elle ? Qu’est-ce que la numérisation des processus et de la culture, au sens global, a provoqué dans ce monde médiatique et dans notre monde quotidien ? Et est-ce que les médias ont encore du pouvoir dans la construction de la réalité ?

Si, pour Negri, les médias sont toujours des instruments de pouvoir liés aux multitudes, Laclau les analyse à partir de leur capacité de cohésion des demandes collectives en « ces temps de dissolution des identités de parti ». Boczowski, de son côté, se penche sur les transformations homogénéisantes de l’information provoquées par Internet alors que Vommaro voit, entre autres, des confrontations éthiques entre les différents médias. García Canclini explore leur rôle dans un monde où les frontières deviennent des notions centrales. Et Vatimo ne manque pas d’évoquer sa foi catholique et sa relation avec l’écriture sacrée pour faire des comparaisons à découvrir dans le chapitre qui lui est consacré.

Les questions intelligentes posées par l’auteur aux six intellectuels constituent aussi des points forts de cet ouvrage. Heureusement, le lecteur ne trouvera pas de réponses banales, mais des réflexions parfois contradictoires, parfois complémentaires « au sein d’une mouvance de gauche très marquée par la sortie du marxisme », qui aident à la compréhension théorique approfondie de cette quête sur le sens et le pouvoir des médias dans notre société contemporaine, entendue globalement. Texte fortement recommandé que j'invite à lire : « Compléter le puzzle du pouvoir des médias implique que l’on entre dans une énigme sans réponses totalisantes ».