Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

Les théories explicatives de la gentrification (embourgeoisement), héritées des travaux pionniers anglophones, ne permettraient pas de rendre compte des spécificités de l’environnement construit, des politiques publiques et du développement économique et social local. C’est pourquoi six jeunes chercheurs ayant soutenu leur thèse entre 2007 et 2011 proposent de croiser leurs regards disciplinaires et empiriques sur des processus de gentrification. La collaboration fine entre les auteurs est claire tout au long de l’ouvrage, qui est de belle facture, agrémenté d’une série de photographies à mi-parcours.

Les lecteurs curieux d’explorer la gentrification sur des terrains moins fréquentés risquent cependant d’en ressortir partiellement insatisfaits. Les regards croisés demeurent très ancrés sur le territoire français, qui rassemble la majorité des terrains d’étude (Goutte d’Or, Château-Rouge et Bas-Montreuil à Paris ; Croix-Rousse à Lyon ; Berriat Saint-Bruno à Grenoble ; le centre de Roubaix). Mais cette limite est aplanie par le dialogue entre les cas français, portugais (Alcantara à Lisbonne), espagnol (Ciutat Vella à Barcelone) et anglais (Inner city de Sheffield). Par ailleurs, les auteurs se focalisent sur des processus de gentrification émergeant dans des quartiers ou secteurs centraux, denses, diversifiés et historiques, excluant les dynamiques de transformation des petits centres urbains périphériques, des noyaux villageois ou de villégiature, même si elles suscitent un intérêt grandissant chez les chercheurs. Malgré ces limites, le travail est original et démontre une grande rigueur.

Les 10 chapitres sont précédés, en introduction, d’une recension détaillée et fouillée des écrits. Insatisfaits des définitions classiques issues des travaux pionniers sur la gentrification par l’offre (par exemple Smith, 1979) ou la demande (entre autres Zukin, 1987) voire leur complémentarité (par exemple Hamnett, 1991), les auteurs en prennent leurs distances et proposent une approche plurielle. Pour eux, « les » gentrifications, « ces rapports inégalitaires à l’espace », sont créées, facilitées ou alimentées par une diversité d’acteurs, soient-ils résidents, usagers, commerçants, investisseurs ou pouvoirs publics, et ce, dans des contextes multiples. En d’autres mots, ces gentrifications prennent place à la croisée de trois dynamiques structurantes à différentes échelles qui forment les trois parties de l’ouvrage : l’économie (Structures), les politiques urbaines (Politiques) et la population (Habitants). Face à la complexité des processus et de leurs effets variés, les auteurs présentent la gentrification comme une catégorie analytique plutôt que descriptive, une théorie de moyenne portée.

Les chapitres de la première partie de l’ouvrage montrent que les facteurs macros n’expliquent pas à eux seuls les gentrifications. D’autres structures, à différentes échelles, peuvent avoir des caractéristiques ou des effets singuliers. C’est le cas du redéveloppement du centre de Roubaix, qui a été amorcé par le développement immobilier à l’aide de capitaux locaux, dans une logique de deuxième circuit du capital (Harvey, 2003), sans toutefois mettre un terme au processus de paupérisation (Rousseau, chap. I). Mais il ne suffit pas d’investir dans l’immobilier ; le potentiel de gentrification dépend également, à Paris et à Lyon, des caractéristiques architecturales et urbanistiques (Chabrol et Giroud, chap. II). À cela il faut ajouter les structures sociales et les motivations de la population, ce qui explique notamment que les profils des résidents (nouveaux arrivants et « déjà là ») sont diversifiés à toutes les étapes du processus (Collet, chap. III).

Les politiques publiques et ces acteurs qui influencent les transformations urbaines au coeur de la gentrification sont examinés dans les chapitres de la deuxième partie. On observe que les effets d’actions publiques restent difficiles à distinguer de ceux des actions du privé, mais en parallèle, on doute de l’intentionnalité des acteurs publics de chasser les plus pauvres pour rendre les quartiers plus attrayants. La mise en politique de la gentrification à Paris et Barcelone montre la diversité des intérêts et des effets selon le contexte (Collet, Launay et Ter Minassian, chap. IV). On s’interroge par ailleurs sur les représentations collectives qui sont, dans le cas de Barcelone, influencées par la transformation du bâti ou, à l’opposé, qui sont manipulées, précèdent et favorisent la gentrification, comme à Paris (Collet, Launay et Ter Minassian, chap. V). Ainsi que le souligne Rousseau (chap. VI), la gouvernance urbaine en transformation laisse de plus en plus de place aux acteurs privés et à leurs intérêts communs d’attractivité du capital et des populations plus riches.

Mais la gentrification n’est souvent qu’un des processus prenant racine dans les quartiers. Paupérisation, immigration, touristification et autres processus complexifient les dynamiques de cohabitation, d’évitement et de désir d’entre-soi chez les « déjà-là » et les « autres », produisant différentes formes d’inégalité, que mettent en exergue les chapitres de la troisième partie. Malgré cela, les classes populaires ont des ressources et des compétences, à Barcelone et Lisbonne, permettant leur maintien en place (Giroud et Ter Minassian, chap. VII). Chabrol et Giroud (chap. VIII) nous rappellent par ailleurs que la gentrification n’est pas qu’une question de résidents. Les usagers du quartier contribuent à son dynamisme commercial ou communautaire, sorte de citoyenneté par procuration (vicarious citizenship) comme l’a documenté Greene aux États-Unis (2014). En somme, les inégalités affectent les capacités de choix du lieu de résidence et des lieux de fréquentation. Inégalités et désir d’entre-soi, notamment dans les espaces publics, remettent alors en question les idéaux de mixité programmée (Chabraul et Launay, chap. IX) qui, même si souhaitée à l’échelle d’un quartier par les résidents, peut entrainer un repli, comme dans le cas du choix de l’école à Paris (Launay, chap. X).

En somme, pour les auteurs, le concept de gentrification, malgré ses limites, reste utile pour décrire les rapports sociaux inégalitaires d’appropriation de l’espace et ne serait pas une solution au déclin des quartiers. L’usage et la pratique du quartier par les « déjà-là » seraient alors une forme de résistance, que l’on pourrait associer à une forme de résilience de prestige au sens de Van den Berg (2004). Finalement ils en arrivent à quelques conclusions / recommandations sur les alternatives de forme de (re)développement et sur l’importance de la mixité fonctionnelle.