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Dans L’Europe en quête d’Européens, l’historien et sociologue Gérard Bouchard présente un plaidoyer en faveur de l’Union européenne. Son constat est sévère : les orientations culturelles qui ont permis à l’ue de connaître un essor rapide à sa naissance sont aujourd’hui devenues dysfonctionnelles (p. 11). Il suggère d’en rebâtir les fondements symboliques non seulement sur la raison, mais aussi sur l’émotion, et plaide pour deux formes de réhabilitation : celle du mythe et celle de la nation (p. 12). Ce livre est soutenu par un postulat de fond qui « suppose que les facteurs symboliques ou culturels agissent constamment sur le devenir d’une société et qu’ils possèdent donc une part d’autonomie » (p. 13). Bouchard espère que sa contribution permettra de renforcer et renouveler le fondement symbolique de l’ue (source de solidarité), de réduire la tension entre l’institution de l’ue et les nations (ou les peuples), et d’affaiblir les nationalismes de droite (ou d’extrême droite) et autres courants anti-Union (p. 13).

Bouchard ne cache pas ses influences néo-durkhémiennes. Or il souhaite s’éloigner d’une perspective trop déterministe en refusant d’aborder les sociétés comme des ensembles plutôt clos (voir la critique de Durkheim, p. 17). Ainsi, les conflits et les contradictions ont toujours une place importante (p. 18). Sa théorie du mythe prend en compte ces contradictions en distinguant les mythes directeurs (construits pour la longue durée) des mythes subalternes (secondaires ou dérivés). C’est dans les premiers que l’on retrouve les grands idéaux (liberté, égalité, démocratie) tandis que les mythes subalternes se caractérisent par leur capacité d’adaptation constante (p. 22). Bouchard définit le mythe « comme une représentation collective porteuse d’une valeur sacralisée qui s’enracine à la fois dans l’émotivité (et plus généralement dans le psychisme) et dans la rationalité, le tout cimenté par le symbolique » (p. 26). Il est inutile selon Bouchard de souhaiter éradiquer le mythe, car il s’agit d’un mécanisme sociologique universel (p. 29).

Afin de repenser les fondements symboliques européens, Bouchard souhaite réhabiliter la nation, qui a été délaissée dans la réflexion sur l’ue (p. 59, 61), ce qui a créé plusieurs difficultés dans son développement (p. 75). Après analyse, l’auteur impute l’échec des propositions d’une identité et des mythes européens à deux principaux facteurs : la crainte des représentations collectives (à la suite de la Deuxième Guerre mondiale) qui ajouteraient une part d’émotion à la rationalité, et la concurrence entre les cultures nationales (p. 125). Bouchard ne baisse pas les bras et il voit un brillant avenir pour les mythes européens. Pour cela, l’ue doit se réconcilier avec les cultures nationales en les réhabilitant (p. 129).

Le dernier chapitre expose la proposition de Bouchard en faveur de la construction de mythes européens. Il y présente trois grands chantiers. Le premier est la nécessité de (ré)concilier l’ue avec les nations. Il propose de mettre en relief les valeurs communes et de les conjuguer avec les attentes de l’ue (p. 153). Le deuxième chantier est l’européanisation des mythes nationaux. Il faut créer des mythes qui amènent chaque nation à percevoir l’ue comme un cadre flexible qui prolonge sa trajectoire symbolique singulière (p. 154). Plusieurs procédés peuvent être utilisés à cette fin. Il y a le recyclage, lorsqu’une partie des mythes nationaux existants est conservée ; la refondation par un nouveau mythe basé sur la base primaire de son ancien fondement symbolique ; et la mise en levier, quand un nouveau mythe (européen) est conçu en s’appuyant sur un mythe national bien établi (p. 155-156). Un exemple de mise en levier est la reprise du vocabulaire religieux par les révolutionnaires français en 1789. Les patriotes étaient qualifiés de saints ou perçus comme des martyrs. Jésus lui-même était présenté comme un révolutionnaire. Le dernier chantier est d’avoir une voix à plusieurs échos. Il faut délaisser le mode top-down afin que divers acteurs de milieux sociaux différents puissent innover dans leur collaboration à la construction de nouveaux mythes (p. 159).

Ce livre de Gérard Bouchard fait suite à une longue réflexion sur les mythes et le fondement symbolique des sociétés du Nouveau Monde (voir son livre Raison et déraison du mythe. Au coeur des imaginaires collectifs, Montréal, Boréal, 2014). Cependant, la question de la pertinence de l’ue est tenue pour acquise. Ce plaidoyer ne sert donc pas tant à convaincre les anti-européens qu’à offrir des outils aux élites européistes. Bouchard porte ainsi deux chapeaux à la fois : celui du chercheur et celui du militant. L’auteur incarne la figure de l’intellectuel engagé qui souhaite autant comprendre le monde que le changer. Cependant, l’utilisation d’une approche sociologique holistique se soustrait à toute tentative de réfutation. On peut avoir le sentiment à la lecture d’avoir affaire à un prêt-à-penser qu’il est possible de transposer à n’importe quelle situation. N’empêche que, dans ce livre, Bouchard fait encore une fois preuve d’une grande érudition. Chaque chapitre est très bien argumenté et organisé de façon à faciliter la lecture. Ce livre s’insérera surement dans la grande discussion contemporaine sur la construction identitaire et politique de l’Union européenne.