Corps de l’article

La mort animale n’est pas courante dans le champ de l’art, même si les utilisations des matières issues du corps animal y sont, elles, nombreuses, tout comme l’exhibition du cadavre dans les traditions de la nature morte et du trophée naturalisé. Mais passer de la tête de cerf ou de la coiffe en plumes d’oie à la mise à mort délibérée de la bête, ou bien encore à la manipulation publique de ses restes, est une frontière rarement franchie par les artistes. Or, depuis le début du troisième millénaire, à l’heure où des milliers d’espèces s’éteignent en silence, où la cruauté de l’élevage et de l’abattage industrialisés des animaux fait l’objet de dénonciations médiatiques, se développe tout un univers créatif centré sur la mort animale. Des pratiques de mise à mort de l’animal, littérales ou « pudiques », aux spectacles de plasticiens performant la mort animale, en passant par le renouveau sculptural de la taxidermie, un changement de paradigme dans la démonstration et l’exposition de la mort et du cadavre animaliers est à interroger à l’aune de la condition animale dans nos sociétés. Est-il acceptable d’exécuter un animal dans le but de sauver son espèce? Jusqu’où tolérer les sévices opérés sur certains spécimens? L’art, jusque-là zone franche dans les débats animalistes et environnementalistes, semble rattrapé par les questions éthiques et sociétales que soulèvent l’horizon d’un écocide et la prise de conscience d’une sentience et d’une intelligence animales bien supérieures à celles jusque-là présumées. La tolérance, qui a jusqu’ici prévalu dans les arts, serait-elle rattrapée par la prise de conscience sociétale d’une sensibilité animale? La mise en scène de la mort animale ne serait peut-être pas le meilleur outil pour parler de disparition des espèces ou de leur potentiel sensible; alors que font les artistes?

À partir d’une mise en contexte à travers les siècles et d’exemples singuliers de représentations de morts animales qui se détachent des conventions de la nature morte de table ou de chasse, l’analyse des productions artistiques des deux dernières décennies permet de comprendre le développement de cette problématique et ses répercussions dans le débat actuel à propos du bien-être animal.

Une présence discrète, mais continue dans l’histoire de l’art

L’histoire des représentations animales montre que les scènes de mises à mort s’avèrent, in fine, peu fréquentes (en dehors des conventionnelles natures mortes de table et de chasse montrant l’animal déjà mort), ainsi que le relève Élisabeth Hardouin-Fugier dans Le coup fatal :histoire de l’abattage animal, étude extensive publiée en 2017. Hormis quelques iconographies sacrificielles, les récits de mort animale montrent souvent l’avant et l’après et non le moment de l’assaut, observant ainsi une certaine pudeur. Il existe de rares exemples de la torture animale. Elle se trouve représentée par l’artiste britannique William Hogarth en 1751, dans une série de quatre gravures mettant en garde ses concitoyens contre le péché de cruauté. Plus précisément, c’est dans la première des « leçons » de morale des Quatre étapes de la cruauté[1] qu’Hogarth détaille le plus les injures physiques faites au corps animal (Steintrager, 2001). Le personnage de cette histoire, Tom Nero, enfant de la paroisse de Saint-Giles-in-the-Fields, qui est montré dans ce cycle depuis l’enfance jusqu’à la dissection publique de son cadavre, est atteint d’une fâcheuse tendance à pratiquer une cruauté gratuite, notamment envers les animaux ainsi que le montre la première étape de l’exercice de la cruauté, une cruauté facile, apparemment très répandue dans les rues de Londres à l’époque. Les images d’Hogarth ont expressément été créées pour prévenir cette violence gratuite et cette première étape montre justement des animaux torturés par des enfants en une déclinaison de tyrannies à l’endroit d’oiseaux (brûlures aux yeux), de chiens (empalés vivants ou la queue lestée), de chats (pendus par la queue ou jetés depuis une fenêtre). Plus la série progresse et plus il devient évident que c’est la classe la plus déshéritée qui fait montre d’une certaine complaisance vis-à-vis de la violence. La morale est donc la suivante : si on laisse un enfant se livrer à de la cruauté gratuite envers un animal, il deviendra un adulte cruel et vicieux, à l’instar de Tom Nero.

L’animal est « utilisé » afin de dénoncer un travers humain et sert de métaphore plus globale qu’une critique de classe. En effet, il faut reconnaitre à Hogarth qu’il n’anthropomorphise pas les animaux à la manière d’une fable, mais qu’il montre des sévices communs infligés à des espèces proches des êtres humains. Le cycle gravé s’inscrit ainsi dans le développement, en Grande-Bretagne, d’une approche philosophique de la souffrance animale qui trouvera un premier aboutissement sous la plume de Jeremy Bentham en 1786, puis sous celle de Thomas Taylor en 1792 (Hardouin-Fugier, 2017). L’exemple d’Hogarth demeure une exception, la violence gratuite et ludique étant peu répandue dans la représentation animale.

L’iconographie de la mise à mort a notamment servi à représenter un corps à corps entre l’exécuteur et l’animal supplicié, qu’il soit tué à des fins sacrificielles, rituelles et religieuses, ou dans le cadre de l’abattage alimentaire. Si cette configuration n’est pas la plus fréquente, c’est celle qui livre les « batailles » les plus héroïques. Ainsi, en 1817, dans son Marché aux bestiaux[2] (Fogg Museum, Harvard), Théodore Géricault transforme la réticence désespérée des animaux, choisis par les bouchers, en corps à corps homérique entre l’humain bestial et la bête quasiment divine. Les bestiaux sélectionnés pour être conduits à l’abattoir y sont dépeints avec un héroïsme bien éloigné d’une scène purement ordinaire de marché. Rien n’évoque la mise à mort per se, simplement son imminence « ressentie » par les bovins. Cinquante ans plus tard, Jean-François Millet montre dans Les tueurs de cochons (1867-1870, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa) cette même réticence de l’animal, son appréhension devant le rassemblement humain le conduisant vers la mort sous le couteau de l’équarrisseur. Bien moins tumultueuse cependant que le tableau de Géricault, la toile montre une scène modeste, une lutte plus prosaïque entre un verrat et trois paysans s’employant à faire bouger l’animal rétif. Une nouvelle fois, la peinture témoigne d’un engagement physique entre l’humain et l’animal, mais point de mise à mort.

Si la représentation de ce qui précède la mort, l’avant – la sélection et la conduite de l’animal à son funeste destin –, n’est pas si fréquente, la contemplation du cadavre, une fois la mise à mort effectuée – qu’elle soit donnée dans le cadre d’une chasse, d’un rituel, ou d’une pratique bouchère – est plus fréquente, notamment dans le genre de la nature morte. Plusieurs sujets s’y prêtent comme des scènes de boucherie développées dans la peinture flamande notamment, ainsi que des natures mortes et des scènes liées aux activités de vénerie ou de pêche qui se pratiquent dans tout le bassin européen à partir du xvie siècle.

Une peinture retient particulièrement l’attention par sa singularité et l’ambigüité du statut donné au corps de l’animal mort : Le boeuf écorché[3]peint par Rembrandt en 1655 dans sa version conservée au Louvre. Ni scène de chasse, ni trophée, ni scène de boucherie, la carcasse éventrée du boeuf se dresse au centre de la composition telle une crucifixion. Équarri, l’animal n’est plus, sans toutefois être encore devenu viande. Il se tend, vertical, dans un intérieur sombre, à peine dérangé par une figure féminine visible dans l’embrasure d’une porte à l’arrière-plan. La violence est incarnée par l’empâtement pictural, restituant la chair sans dramatiser. Le sang est absent, car la mort n’est pas advenue dans l’instant. Si des carcasses sont déjà apparues dans des scènes de genre, manipulées, travaillées par les bouchers en action, le corps de l’animal n’avait jamais été montré de cette manière quasiment sacrificielle. Rembrandt a débarrassé la dépouille de toute anecdote, de celles qui peuplaient les scènes de boucherie traditionnelles flamandes ou servaient de support à des memento mori corporatifs, de divertissements ludiques montrant des enfants gonflant des ballons avec des sections d’intestins bovins juste à côté des carcasses éventrées. « Rembrandt ne représente pas la préparation de la viande, son sujet, c’est la disparition de la vie dans la solitude sépulcrale, que souligne la présence furtive, presque effrayée d’une femme qui ose à peine entrebâiller la porte », écrit Élisabeth Hardouin-Fugier (2017, p. 267). « C’est un instant bien précis de la “démolition” d’un corps vivant qu’il représente. Le sort que l’homme réserve à la bête ne s’affiche pas ici avec violence, il n’y a pas d’effets sanglants, mais une destruction méticuleuse, un dépouillement couche par couche, sans acteur visible, sans instruments, qui, inexorablement, conduit à la mort d’un être épris de vie. » (Hardouin-Fugier, 2017, p. 268)

Cette démolition est plus brutale encore sous le pinceau de Gustave Caillebotte dans Tête de veau et langue de boeuf[4] (1882, Art Institute, Chicago). Le corps est partitionné en pièces de viande (tête et langue), crochetées, pendues sans façon, une vision crue du destin de l’animal de boucherie, très éloignée de la dimension intime de Le Chat mort (1820, Le Louvre), peint par Théodore Géricault[5] quelques minutes après que son chat soit tombé accidentellement d’une fenêtre. L’artiste a sacrifié une toile déjà peinte d’un homme enturbanné à la turque ainsi que l’ont montré les radiographies de l’oeuvre, pour croquer au plus vite son chat dont le corps, encore souple, est posé sur le bord d’une table, éclairé avec délicatesse. L’animal est seul, fragile, et la façon dont Géricault l’a dépeint ne rejoint en rien les autres esquisses félines que ce dernier avait déjà réalisées, ni même les conventions de la nature morte animale, pas plus qu’un chat endormi. Ici, la mort animale vient d’advenir, elle est évidente même si aucune trace de sang ne vient dramatiser la scène. Le peintre a capté une dernière impression de son compagnon animal, le corps indemne de toute rigidité cadavérique, déployant une dimension compassionnelle, intime et affective pour l’animal mort, une exception dans l’iconographie de la mort animale.

De la taxidermie du vivant à la taxidermie de la mort

Répondant de la tradition classique de la nature morte ainsi que de l’art du trophée naturalisé, l’art contemporain emprunte plus volontiers qu’à l’image le corps même de l’animal, conservé grâce à la taxidermie, voire plus exceptionnellement grâce à des bains chimiques. Les intentions sont alors multiples : très rarement plaidoyers en faveur de la défense des animaux dans les années 1990, ces dépouilles ont été mises en scène de manière réaliste ou surréaliste, manipulées dans un va-et-vient entre la vie et la mort, jusqu’à servir, ces deux dernières décennies, un propos plus nettement éthique, voire environnemental, de dénonciation ou de déploration de la disparition d’espèces animales dans le contexte d’un conflit entre nature et culture.

Le corpus de la Britannique Claire Morgan est ainsi très symptomatique de ce glissement de l’effet esthétique à une esthétique de l’éthique animale. Dans l’installation Here is the End of All Things[6] (2012), l’animal mort est ressuscité par la mise en scène du corps d’une chouette arrêtée, les ailes déployées. Claire Morgan a très régulièrement utilisé des oiseaux figés en plein vol, des insectes et des mammifères dans des mises en scène spectaculaires, amplifiées par l’usage d’environnements constitués d’aigrettes de plantes en suspension, donnant l’impression de regarder une scène mise sur pause, de pouvoir tourner autour d’une trajectoire de vol comme dans le cas de cette chouette. Ce type d’installation, empruntant aux usages de la taxidermie classique, fige l’animal dans une posture vivante et entretient le leurre de la vie, détournant ainsi de la morbidité liée à la pratique. Ce qui va apparaitre progressivement chez Morgan (mais sans continuum puisque l’artiste effectue des va-et-vient entre les postures ante mortem et post mortem), c’est une taxidermie de la mort rendant manifeste la perte, jusqu’à parfois véhiculer un message dénonciateur de l’attrition des espèces. C’est le cas avec Opening[7] (2013) dans laquelle un pinson traverse une sphère de fleurs de pissenlits pour s’écraser au sol. Dans Captive[8](2008), c’est une chouette qui tombe, entourée de parcelles de plastique organisées de manière à constituer un cube, et plus récemment, Quiet[9] (2017), montre un chardonneret de Sibérie qui se retrouve au sol, figé dans une posture de mort et surmonté d’un slogan écrit en fleurs de pissenlit : « Le silence est assourdissant ».

Difficile de ne pas penser ici au Printemps silencieux de Rachel Carson, premier ouvrage publié en 1962 à mettre en relation l’utilisation massive de pesticides et la disparition de toute une chaine alimentaire, aboutissant à l’attrition sonore des paysages printaniers, un pamphlet qui lancera la prise de conscience publique de la crise environnementale. L’oeuvre de Morgan, inscrite dans son temps, n’échappe pas au contexte de l’extinction massive des oiseaux liée à la disparition de populations entières d’insectes, source d’alimentation principale de ces groupes aviaires. Le chardonneret est précisément le type d’espèce commune en danger de disparition à cause de la sur-capture de ces oiseaux chanteurs. Cependant, dans le cas de Captive, selon l’aveu même de l’artiste, il n’est pas question de problématique environnementale :

Here I wanted to play with the notion of solidity – the owl has crashed into something that is in fact not a solid form, but the suggestion of an object whose fragility is demonstrated by something as slight as the movement of air around it.

Claire Morgan, citée dans Aloi et Frank, 2008, p. 55

La mort animale peut donc entrainer une interprétation « environnementale » sans que l’oeuvre ne soit forcément « militante ». Si la démarche de Claire Morgan est ainsi loin d’être activiste, car elle ne défend pas systématiquement la cause animale, elle délivre néanmoins un message diffus de préoccupation de leur sort, surtout lorsqu’elle s’emploie à représenter leur dépouille, le corps sans vie. Le spectateur de telles oeuvres devra composer, dans l’actuel contexte de la Sixième extinction[10] celle qui voit disparaitre le plus d’espèces animales et d’insectes (Kolbert, 2015) , avec ses scrupules le conduisant à interpréter ce qu’il voit à l’aune d’une stricte moralité environnementale (Hache et Latour, 2009, p. 144). Il s’agit là d’une interprétation active répandue dans le cadre d’expositions à propos environnemental ou simplement naturaliste, qui se retrouvent quasiment systématiquement « verdies » par la bonne intention du spectateur, désireux de « bien » voir au sens d’une conscience environnementale (Ramade, 2018). Cet éco-blanchiment interprétatif du corpus de Morgan s’est accompagné depuis quelques années d’un changement de discours chez l’artiste venant préciser l’usage des spécimens. Chaque animal utilisé par Morgan a été retrouvé mort, soit par collision avec des vitres, soit naturellement, et l’artiste revendique de les empailler elle-même, se confrontant ainsi directement avec leur cadavre. Elle insiste sur ce point, contribuant à accentuer l’empathie de sa démarche (Aloi et Frank, 2008). L’artiste ne fait pas tuer pour les besoins de son art, la précision est importante. C’est elle qui effectue le travail de taxidermie, ce qui semble rejoindre un souci éthique, un respect du corps de l’animal et une réponse personnelle au don de soi fait pas l’animal.

Tuer une seconde fois, c’est bien ce qui caractérise aussi les carcasses équines renversées au sol, les pattes dressées, dans l’installation In Flanders Fields (2000) de la Belge Berlinde De Bruyckere[11]. Ici, point de commentaire environnemental, mais une oeuvre mémorielle élaborée en commémoration de la Bataille d’Ypres (1915) au cours de laquelle fut employé le fameux gaz moutarde. Des images retrouvées dans les archives montrant des chevaux prostrés sur le champ de bataille ont inspiré l’artiste. Elle a retravaillé ces positions pour les silhouettes de ses chevaux. Cependant, à bien y regarder, les bêtes ne sont pas « normales », elles ne reproduisent pas stricto sensu l’animal, mais plutôt une idée de celui-ci : les peaux utilisées forment des patchworks, ce qu’un naturaliste professionnel éviterait. Les prostrations elles-mêmes ont modifié les corporalités. Il ne s’agit pas de profanation, mais de reconstruction, d’une proposition visuelle, qui active et renforce la crispation du corps dans la mort, de manière néanmoins artificielle. Les chevaux ne sont pas réalistes, n’adoptant aucunement le mimétisme en raison de l’absence d’yeux, de museaux, de sabots ou même, de parties génitales. Avec leurs jambes fracturées et leur corps tordu, ils sont très éloignés des fières statues équestres de l’Antiquité et de la Renaissance. Seules les peaux et les crinières sont véritables. À certains endroits, la peau porte la marque d’une écorchure, d’une éraflure, d’une blessure, ce que la taxidermie s’emploie habituellement à dissimuler. Ces peaux ont une histoire elles aussi. C’est donc un corps transcendé par la mémoire, un corps qui synthétise la violence de la mort et non sa représentation littérale que livre Berlinde De Bruyckere. À partir d’images de charniers animaux et humains, de visions de corps retrouvés dans les arbres, démantibulés, elle est venue sédimenter une approche du corps martyrisé. La mort animale y est violente mais transcendée par la recomposition. Ici, la démarche rejoint un mouvement de reconnaissance de l’identité spécifique de l’animal de guerre auquel désormais des collectivités décernent des hommages, des récompenses[12] et les historiens, des ouvrages circonstanciés[13].

Cette idée du martyre moderne animal engendré par la guerre des hommes est suscitée, chez Abbas Akhavan, par un autre charnier, l’hécatombe saisonnière bien commune du road kill. Les bords de routes sont jonchés de corps plus ou moins intacts, témoignant de la violence de la cohabitation entre les habitudes humaines et les nécessités animales. La série Fatigues[14] (2014) est composée d’animaux récupérés, morts d’une collision routière ou immobilière (pour les oiseaux notamment)[15]. Akhavan les a fait empailler dans la posture naturelle de la mort, celle-là même que les taxidermistes ne réalisent jamais dans la tradition de leur métier. C’est donc dans un état de mort perpétuelle que l’artiste les a plongés, démasquant l’illusion conservatoire de la taxidermie. Ce qui est intéressant ici, et complètement contraire à la spectacularisation et l’esthétisation des précédents exemples, c’est la recherche de banalité du road kill par la disposition de l’oeuvre dans les salles d’exposition. Ainsi, lors de la Biennale de Montréal en 2014, les animaux étaient embusqués dans le parcours du Musée d’art contemporain, sans éclairage spécifique pour les désigner ou les dramatiser, disposés sous des vitrines, dans des angles de pièces, des couloirs. Ils n’étaient pas désignés par un cartel, protégés par une délimitation au sol, ou même mis sur un socle. Leur mort normalisée, comme celle du road kill qui ne suscite aucun deuil particulier, n’avait pas d’autre distinction que d’être exposée. Ces animaux n’étaient pas artialisés, sortis de leur banalité par un dispositif muséal, ce qui augmentait l’étrangeté de la rencontre inopinée avec eux, au détour d’une salle d’exposition. La rencontre accidentelle se faisait d’autant plus troublante que certains corps, comme celui du renard ou du porc-épic, pouvaient donner l’illusion du sommeil. Les oiseaux, quant à eux, se faisaient plus discrets dans les espaces de visite, presque invisibles, à l’instar de leur disparition. Akhavan n’articule pas sa pratique à une éthique animale lourde ou appuyée. Il n’esquisse pas un grand discours environnemental, mais il laisse la rencontre agir suivant un canevas de prise de conscience progressive, inscrivant cette série dans une logique subtilement politique visant à montrer la difficile cohabitation entre nos espèces. Une nouvelle fois, un sous-texte environnemental se dessine, importé par le contexte de l’interprétation, répondant à la transformation du statut de l’animalité dans nos sociétés occidentales. Désormais menacé d’extinction, perçu comme sensible et doté d’une certaine culture (Lestel, 2001), l’animal voit sa qualité de sujet se modifier, amplifier sa présence dans le contexte environnemental actuel.

Le cycle de la mort

La matérialisation du corps par l’usage de la taxidermie s’est donc engagée dans une voie plus prégnante de mise en scène du cadavre, de l’animal tué, plutôt que de singer une bête vivante dans un corps mort. Les oeuvres du Belge Martin uit den Bogaard poussent la réflexion sur un tout autre terrain que celui d’une prise de conscience de la fragilité animale dans sa confrontation à l’humain. La mortalité dont il fait exposition s’intéresse à la décomposition. Cette fois-ci, la mort est affichée dans son caractère performatif, progressif, dans la mutation des corps qu’elle génère, ou pas. Ainsi, Dog[16] (1998) expose-t-il le corps d’un chiot mort-né, étonnamment intact. En effet, en l’absence d’insectes nécrophores, de terre, d’humidité, la décomposition est considérablement ralentie et le corps relativement préservé. Pour un lapin posé à même le sol sur une plate-bande herbeuse, la disparition du corps s’est opérée beaucoup plus rapidement, documentée par la dialectique photographique du « avant/après ». Oie, tortue, chat, souris, rats, hibou, lézard, perruche, colibri, lapin, foetus de vache ou de cheval ont ainsi été exposés au centre d’art en milieu agricole, Rurart, en 2011 dans le cadre d’« Outre-vivant », première monographie de l’artiste en France.

Bien que très lente, l’évolution des corps est pourtant bien réelle. Ainsi, l’artiste constate-t-il que les trois petites souris présentées dans de minuscules boîtes de verre ont gonflé, que le foetus de cheval a été complètement oxydé par les fils de cuivre auxquels il est relié ou que les bactéries d’un rat ont complètement rongé les alliages d’une pompe métallique.

Stinès, 2011, p. 11

Car l’artiste convertit l’énergie issue de la dégradation des tissus en microvolts, appareillant les corps afin de montrer sur écran que la mort n’est pas une fin en soi, mais un stade, et possiblement, une ressource.

La démonstration du cycle de la mort, et ce qu’il peut signifier, est également au coeur d’une oeuvre polémique de Damien Hirst, polémique moins par les procédures mises en oeuvre que par le dégout qu’elle a pu susciter. Avant qu’il ne s’impose sur la scène contemporaine comme fossoyeur animal dont la consommation morbide a même été comptabilisée – le site artnet a en effet calculé qu’en date de 2017, Hirst avait exploité la mort de treize moutons, sept vaches et cinq veaux, trois chevaux, deux cochons, quatre taureaux, un ours, un zèbre, six cent soixante-huit poissons dont dix-sept requins, et des milliers d’insectes (Goldstein, 2017) –, Hirst s’était livré à une expérience bien révélatrice. En effet, pour A Thousand Years[17], installation qui remonte à 1990, l’artiste britannique avait exposé une tête de vache fraichement détachée de l’animal, largement sanguinolente, et laissé faire la nature. Ainsi, une colonie de mouches s’était développée à partir de cette partie de carcasse et s’était mise à croitre dans l’habitacle de verre ouvert sur l’espace d’exposition par des écoutilles. Dans la deuxième partie de la structure, une lampe anti-insectes à la vibration bleutée faisait son oeuvre, décimant des pans entiers de la colonie, les cadavres recouvrant assez rapidement le sol. Dans ce cycle de la vie peu ragoutant, le dégout du public se portait paradoxalement davantage sur le sang et la décapitation de la vache que sur l’extermination féroce des mouches, spécisme inconscient oblige. Personne n’aime les mouches, surtout pas celles issues de la décomposition d’une tête de vache. L’oeuvre tournera finalement à la mascarade, la tête fraîche devant être remplacée par une tête empaillée car sa décomposition et son odeur pestilentielle posaient trop de problèmes de gestion dans un cadre muséal (Cashell, 2009). Le cycle de vie des mouches, quant à lui bien réel, ne mit pas grand monde en émoi. La mort animale n’a pas la même incidence, dépendamment du statut du spécimen, démasquant ainsi de la plus crue des façons une éthique à deux vitesses (Despret et Porcher, 2007).

Hirst ne se livrait pas à pareille réflexion spéciste à l’époque, il établissait simplement un parallèle entre la vie humaine, son cycle, et celui de la mouche. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, la signification de l’oeuvre a changé par la force du contexte médiatique et politique, amenant à la considérer à l’aune de l’éthique animale, de l’exploitation des espèces bouchères, voire de la Sixième extinction qui affecte le plus violemment les insectes, mais émeut beaucoup moins que la disparition de mammifères vedettes (Musacchio, 2018). Un élément particulièrement intéressant ici, c’est que cette mort, même si elle semble dérisoire, n’a rien de discret puisque la mouche meurt par électrocution, déclenchant un bruit audible et parfaitement reconnaissable à travers l’espace d’exposition, prenant ainsi à témoin même le plus distrait des visiteurs (ou le plus hypocrite) qui chercherait à se voiler la face en évitant de regarder le dispositif. Ce registre audible de la mort est fascinant, car il déjoue la prédominance visuelle, notamment celle de la tête de la vache qui cristallise le dégout, alors même que l’indignation devrait provenir du spectacle de l’hécatombe des mouches. Comme celles-ci sont perçues comme nuisibles, du moins peu attachantes, leur mort en direct, produite par électrocution à l’aide d’un appareil utilisé partout à travers le globe, n’a pas du tout le même impact que celle des autres espèces tuées dans les salles d’exposition[18]. Pourtant, il en est fait spectacle. C’est aussi ce que l’on constate avec les deux oeuvres d’un duo chinois très controversé, membres de l’école des Beijing shockers, dite aussi Cadaver school.

Tuer pour l’art

Les deux artistes ont réalisé deux oeuvres séparément au début de leur carrière : un mur dans lequel étaient fichées des espèces marines vivantes, agonisant dans l’espace d’exposition (Sun Yuan, Aquatic Wall, 1998), tandis que pour l’autre, un rideau monumental constitué d’espèces comestibles qui était donné à voir pendant trois jours d’agonie et de décomposition (Peng Yu, Curtain[19], 1999). Quatre cents kilogrammes de homards, trente kilos d’anguilles, trente kilos de serpents, vingt kilos de grenouilles taureaux, tous ces spécimens ont été pendus vivants : cette abondance cherchant à montrer la gloutonnerie d’une société chinoise en proie à une surconsommation frénétique, l’ouverture du pays au commerce mondial en 1998 ayant eu des effets délétères sur le vivant. La cruauté de leur mise à mort par asphyxie était donnée à voir au public, performée par ces animaux non consentants, animaux qui ne répondent pas aux critères du mignon et de l’atermoiement médiatique. À la différence de l’oeuvre de Damien Hirst où la mise à mort de la mouche est fulgurante et supposément indolore, les oeuvres de ces artistes chinois intégraient le critère d’une souffrance sadique, gratuitement infligée.

Comme le dit l’éthicien Jeangène Vilmer :

Tuer pour fournir les galeries est-il pire que tuer pour garnir nos assiettes, et pourquoi? Ce qui choque, intuitivement, est la disproportion entre les coûts (pour l’animal) et les bénéfices (pour l’homme) : on estime que la viande est un besoin qui est plus nécessaire que l’art, qui n’est qu’un plaisir, et donc qu’il est plus légitime de tuer un porc pour faire du jambon que pour faire une oeuvre – ce qui est discutable... L’indignation est spéciste et anthropocentrique : elle discrimine selon l’espèce et diminue au fur et à mesure que l’animal concerné s’éloigne de l’homme. À son comble dans le cas du chien, qui nous est proche, elle est toujours présente mais moindre dans le cas du poisson […]

Jeangène Vilmer, 2009, p. 42

Curtain cherchait à dénoncer l’hypocrisie du public, à le choquer par cette agonie, alors même que la tradition culinaire chinoise encourage la consommation de crevettes vivantes et que les marchés chinois exposent dans des conditions sanitaires parfois indignes, ces mêmes espèces vivantes vouées à la consommation. En approchant ces animaux uniquement du point de vue de leur statut de matière consommable, de viande, de nourriture, les artistes chinois Sun Yuan et Peng Yu ont pointé très justement le paradoxe du statut de l’animal dans le cadre de l’espace d’exposition. Cependant, fallait-il aller jusqu’au sacrifice cruel pour réveiller les consciences? Quelle valeur esthétique conférer à l’usage de la mise à mort avec cruauté, alors même que sa valeur éthique est discutable? Comment articuler l’une avec l’autre dans un dialogue fécond? Le spectacle de la souffrance n’est-il pas contreproductif ainsi qu’il a été démontré par Susan Sontag dans le domaine de l’image? (Sontag, 2002, p. 21)

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer a répertorié trois statuts pour la mort animale telle qu’il en est fait usage dans l’art contemporain : l’animal déjà mort, celui que l’on tue pour l’oeuvre, enfin, celui tué par l’oeuvre comme dans le cas de Damien Hirst, Sun Yuan et Peng Yu.

La question est alors de savoir si l’on peut se permettre des entorses au bien-être « au nom de l’art ». Dans quelle mesure la violence sur les animaux (qu’elle soit ou non fatale) peut-elle être légitime? Une réponse commune consiste à dire : lorsque […] l’artiste a une réelle démarche, qu’il est d’ailleurs capable d’expliquer au public. Cette réponse anthropocentriste a le tort de n’envisager le problème que du point de vue de l’humain, en négligeant le fait que la souffrance sera la même pour l’animal, qu’il soit torturé gratuitement ou dans le cadre d’une « réelle » démarche, qui pose d’ailleurs de sérieux problèmes de définition (selon quels critères peut-on l’identifier?). Il est plus juste de comparer et de peser les intérêts en présence : d’un côté, le plaisir apporté à l’homme, de l’autre, le tort causé à l’animal.

Jeangène Vilmer, 2009, p. 44

Le corpus de l’artiste français Adel Abdessemed interroge très précisément ces limites. Don’t Trust Me, une première vidéo, tournée en toute légalité au Mexique en 2007, montrait sur des petits moniteurs de télévision posés au sol (ainsi que le montrent des vues d’expositions à San Francisco, Grenoble et Turin), un cochon, une chèvre, une brebis, un faon, une vache et un cheval, filmés de profil, recevoir un coup létal porté à la tête par une masse. Les animaux sont calmes, l’acte en lui-même, très court, semble les foudroyer. Mais c’est la diffusion ad nauseam du coup de massue dont le son est retravaillé et amplifié qui crée le malaise. Les écrans de petite taille ressassent l’image d’une grande brutalité sans qu’elle réponde aux standards du cinéma d’horreur. Pas de sang, pas de cri, pas de stress apparent de l’animal. Tout se passe très vite et « proprement ». Mais il y a bien mort animale, à la différence du cinéma, qui ne tue pas pour le bien du film (Aloi, 2008). Est-ce de l’abattage ou un sacrifice? Qu’est-ce que cette répétition nous dit ou dit de nous, observateurs? Là où l’oeuvre devient problématique à mon sens, c’est qu’il ne s’agit nullement d’une oeuvre postulant une réflexion sur l’abattage sauvage, son interdiction dans la plupart des pays occidentaux, l’interdiction même de filmer dans les abattoirs (en France et en Italie, notamment). L’oeuvre semble « gratuite ». Abdessemed brandit dans certains textes une vague référence au marteau du communisme et au zodiaque chinois, explication plutôt douteuse. Les commentateurs, à court d’arguments, renvoient le plus souvent, quant à eux, au passé douloureux d’Abdessemed, témoin de l’assassinat du directeur de l’école d’art où il étudiait[20], par le groupe islamique armé (GIA) algérien au début des années 1990, forçant le jeune homme à fuir son pays et trouver refuge en France (Mahot-Boudias, 2012; Moulène, 2012; Bellet, 2009).

Des animaux ont été expressément mis à mort pour le bien d’une vidéo dont l’ambition reste relativement mystérieuse. Mais n’est-ce pas là totalement reléguer l’animal dans la sphère d’un être vivant sans sentience? Se livrer à un acte de domination ayant entrainé la mort pour susciter chez le spectateur une réflexion sur la violence? D’autant qu’Abdessemed a persévéré dans cette veine en 2013, livrant une nouvelle vidéo, intitulée innocemment Printemps. Dans une mise en scène monumentale datant de mars 2018 (et rapidement censurée), une installation vidéo recouvrant les trois parois d’une grande salle du Musée d’art contemporain de Lyon montrait des poules vivantes pendues par les pattes, s’enflammer en boucle. « [C’]est une allégorie de toutes les violences. Notamment celles qui sont infligées aux animaux, ce qu’il ne cesse de dénoncer dans de nombreuses oeuvres et dans ses interviews », expliquait Thierry Raspail, directeur du Musée d’art contemporain de Lyon en mars 2018 pour défendre l’oeuvre incriminée dans la presse et sur les réseaux sociaux (Caron, 2018; Jardonnet, 2018). L’installation ferait aussi référence par son titre au Printemps arabe qui a secoué plusieurs pays du pourtour méditerranéen en 2011, et plus précisément à la Révolution de jasmin en Tunisie déclenchée par l’immolation de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid, dans le sud du pays, en décembre 2010, afin de protester contre le chômage et démontrer le désespoir de la population. Le communiqué émis par le musée en a même appelé aux mots de l’essayiste Hélène Cixous, pour légitimer la méthode brutale de l’artiste :

Ce que nous évitons de regarder en face, il le regarde. Après tout, ça le regarde. Ce que nous lui reprochons, c’est de nous montrer ces crimes, ces cruautés, de faire exprès de nous troubler, de nous déranger. De nous mettre en déséquilibre. De nous couper l’appétit. On repousse. On est fâché. On le renvoie. Il nous est étranger. On est offensé. On se sent provoqué. Il nous cherche. Et il nous trouve. Il trouve le point d’irritation assoupi dans notre poitrine et il le réveille.

Cixous, citée dans Jardonnet, 2018

Cependant, la violence infligée à un animal est condamnée par la loi en France, elle concerne et implique la société. Dès lors, ce qui le regarde nous regarde. Mais est-ce à dire que le musée serait une zone franche où une oeuvre peut être assimilée à une apologie de la violence sans condamnation possible? Il serait prématuré de répondre sans connaitre un point fondamental de cette oeuvre : l’artiste a fait semblant. Les poules ont certes réellement été enflammées grâce à un gel que l’industrie cinématographique utilisait pour les effets spéciaux avant que l’art de la retouche numérique ne vienne remplacer cette technique risquée. Ainsi, aucune poule n’est morte au cours du tournage, mais il y a bien eu acte de torture, faisant de cette vidéo un snuff movie (les tortures, viols, meurtres ou suicides montrés sont réels) à l’instar de Don’t Trust Me. Des animaux ont ici réellement souffert un stress très important, incapables de distinguer la supercherie d’un véritable acte d’immolation par le feu. Leurs cris stridents largement amplifiés dans l’espace d’exposition ne sont d’ailleurs pas feints. Ainsi, l’argument de la mise en scène ne « sauve » nullement cette oeuvre de la cruauté dont elle témoigne. D’ailleurs, l’artiste ne l’a pas tournée en France, évitant ainsi de s’exposer à une poursuite légale, ce qui indique qu’il était conscient de la portée de son geste. Dans les différents communiqués émis par l’institution lyonnaise, nulle explication n’est donnée à propos de l’oeuvre, seule l’innocuité du procédé est mise en avant (puisqu’aucune poule n’est morte sur le coup), la dimension « effets spéciaux » semblant constituer l’unique argument esthétique (bien que les pattes des animaux noircissent ainsi que leurs plumes). De plus, le dispositif grandiloquent déployé dans la salle relativise considérablement la recherche du « bien-être » animal brandi dans les communiqués et compris simplement comme l’absence de mort animale. Car la monumentalisation de la projection, l’hypertrophie sonore, la répétition ad nauseam, contribuent à construire un sentiment d’horreur et de commotion parfaitement injustifié par l’absence de contexte. D’ailleurs, comment penser que le stress causé au spectateur par le caractère hypertrophique de l’installation ait eu un quelconque effet productif, générant une réflexion aboutie sur la cause animale ou la violence dans nos sociétés (Sontag, 2002)? L’effet de boucle qui réitère le sacrifice sans soulagement, sans mort, de même que le son, qui renvoie à un dispositif dont on comprend bien qu’il hyperbolise le spectacle de la torture, s’avèrent gratuits en l’absence de dessein clair de l’oeuvre. À contrario, l’oeuvre aurait-elle été plus acceptable si elle avait endossé un prêche sur la défense des animaux? Un message bien-pensant aurait-il soulagé la conscience des spectateurs avec pareil dispositif superfétatoire? La mort même des animaux aurait-elle pu apporter une sorte de soulagement?

Malgré lui, Adel Abdessemed répond à la pudeur visuelle qui existe depuis des siècles, consistant à ne pas montrer la mort animale en face, à ne pas montrer leur terreur. L’oeuvre aurait pu être puissante si elle n’avait été si exempte de réflexion sur la mise à mort. Celle-ci sert de prétexte, de métaphore et de symbole des travers humains, à l’instar des gravures d’Hogarth. En aucun cas, nous ne sommes en présence d’une analyse, certes discutable, de la condition animale par exemple. Il s’agit d’une instrumentalisation, d’une objectification de l’animal à un moment crucial où l’avancée dans la connaissance de la sensibilité animale, sa perception, la reconnaissance de ses droits, s’affirme. L’animal n’est pas montré pour lui-même, son point de vue n’est pas central; sa présence sert encore et toujours à revenir à une histoire de l’humanité, perpétuant donc de vieux réflexes anthropocentriques, usant de l’animal comme d’un prétexte suivant un « ventriloquisme », pour reprendre l’expression de Giovanni Aloi (2008). Toute la difficulté ici est de ne pas piéger l’oeuvre dans un unique recours au discours éthique, mais d’observer aussi l’esthétique de l’oeuvre, d’analyser son dispositif, l’instrumentalisation qui est faite du spectateur, des moyens mis en oeuvre, afin de mieux envisager l’évolution du motif de la mort animale jusqu’à sa mise en oeuvre comme le symptôme d’une conception encore rétrograde de l’animalité dans la société.

De fait, la coprésence avec le corps de l’animal mort offre davantage de perspectives fécondes, ainsi que l’avance Jeangène Vilmer, que l’image, la déréalisation qu’elle induit et qui renforce la vacuité de la mise à mort :

Le simple fait de présenter les animaux en trois dimensions, plutôt qu’en deux à l’écran, rend la confrontation plus forte et diminue la mise à distance, permettant au souci éthique de se développer. Le fait d’utiliser des animaux morts, qui n’ont plus d’anima, qui sont donc des objets, suscite la réflexion puisque les vivants sont précisément utilisés comme des objets.

Jeangène Vilmer, 2009, p. 45

Est-il permis de tout infliger à un animal dès lors que la cause est supposée juste, par l’acte exemplaire d’une cruauté qu’il serait souhaitable de bannir? La diversité des pratiques présentées ici montre que l’approche physique en présence du corps véritable de l’animal, qu’il soit mis en scène, retravaillé ou déposé dans un état de mort permanente, répondait davantage à une certaine éthique du spectateur et pouvait, dès lors, positionner l’oeuvre dans une réflexion constructive et engagée pour l’institution muséale comme pour le public. En revanche, dans le contexte des écocides, de la transformation des espèces animales à l’aune du changement climatique, des découvertes éthologiques qui amènent à une compréhension plus extensive et précise de la sentience animale, la mise à mort dans l’espace muséal ou destinée à être diffusée dans une salle d’exposition n’apparait plus recevable du tout, qu’elle revendique une problématique environnementale ou non. La responsabilité de l’humanité vis-à-vis du monde animal ne saurait se satisfaire de pareilles parades, servant davantage, in fine, la renommée provocatrice des artistes que la condition animale.