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« [Par souci de clarté, ] nous avons dû présenter [le policier interpellant un individu] […] sous la forme d’une succession temporelle […]. Mais dans la réalité, […] l’idéologie a toujours-déjà interpellé les individus en sujets […] »

Louis Althusser (1971, 163 et 164)

« […] sur ce que j’ai appelé le versant religieux. Il s’y dit couramment : “Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé.” »

Jacques Lacan (1978, 7)

Les citations d’Althusser et de Lacan ci-dessus nous rappellent la complexité des processus qui attirent les sujets vers la religion. Althusser, pour qui la religion constitue l’un des multiples appareils idéologiques d’État (superstructures, ou institutions, décentralisées et hétérogènes qui assurent le pouvoir principalement par des moyens idéologiques)[1], recourt à une allégorie biblique pour expliquer comment les individus apprennent à reconnaître leur place dans les superstructures idéologiques : Dieu, après qu’il les a interpellés et que ceux-ci ont accepté de l’être, ordonne à Pierre et à Moïse d’obéir par la suite à ses commandements (Althusser, 1971, pp. 165-167). Toutefois, Althusser et Lacan compliquent cette description familière d’un appel religieux en laissant entendre qu’il se déroule indépendamment de toute temporalité. Si notre conception de la religion repose sur la nécessaire illusion quotidienne que l’identité est stable, fixée et unifiée — pensons à combien notre corps nous semble immuable malgré sa dégénérescence continue et la perpétuelle régénération des cellules qui le compose —, nous devrions rationnellement nous dire que Dieu ne peut nous interpeller que si nous l’avons toujours-déjà trouvé. Cette notion théologique acquiert une nouvelle signification du fait qu’Althusser considère l’Église comme une institution idéologique : la voix de Dieu dans l’exemple du philosophe est plus audible par ceux qui sont nés ou qui vivent dans — ce qui se rapproche peut-être du fait d’être « toujours-déjà dans » — des circonstances qui favorisent les idéologies épousées par l’Église (Althusser 1971, 123-149)[2]. Même si elles peuvent varier grandement, ces circonstances sont essentielles à la formation idéologique d’un sujet, et les diverses formes qu’elles peuvent prendre sont susceptibles de donner des résultats surprenants, comme quand des individus religieux adoptent des pratiques qui semblent en contradiction avec leur religion telle qu’elle est généralement perçue dans l’imaginaire populaire.

Le heavy métal chrétien offre certains exemples frappants de cela, des exemples qui varient selon les différents contextes historiques, politiques et géographiques. Depuis le début du nouveau millénaire, le milieu international du métal chrétien a pris de l’ampleur, a beaucoup gagné en autonomie et s’est diversifié par l’intermédiaire des réseaux mondiaux de communication qui se sont constitués grâce à Internet. Cette expansion, qui inclut la multiplication des sous-catégories du genre métal chrétien et de la participation de groupes de musique métal à des services religieux particuliers, s’est accompagnée d’un changement dans la manière dont la plupart des membres de ce milieu musical perçoivent les liens qui les unissent aux communautés métal « laïques » et à la chrétienté au sens large. Comme l’a bien montré Eileen Luhr, dans les années 1980, aux États-Unis, nombre de musiciens heavy métal chrétien, influencés par les nombreux débats politiques sur les « valeurs familiales », se sont perçus comme des évangélistes qui utilisaient la musique à des fins de prosélytisme religieux (Luhr 2005). En revanche, ces dernières années, les membres de ce genre musical d’envergure désormais planétaire, comme ceux qui ont pris part aux messes métal en Finlande et en Colombie, se sont concentrés sur leur milieu dans le but d’accroître la légitimité du genre métal en tant que forme alternative d’expression religieuse (Moberg 2015, 134-137). Dans ces deux cas, le heavy métal chrétien a conservé une grande autonomie dans ses relations avec le métal laïque et l’orthodoxie chrétienne, deux Autres divisés, bien qu’étroitement liés, qui, grâce à leur position dominante sur le métal chrétien, exercent une pression énorme (quoique contraire) sur les fans et les musiciens de ce genre musical.

Ce mélange inhabituel de systèmes de signes divisés soulève plusieurs questions quant à l’équilibre précaire que les amateurs de métal chrétien maintiennent entre spiritualité et musique. Comment et pourquoi les chrétiens et les fans de métal se sentent-ils obligés d’allier des pratiques culturelles apparemment opposées ? À quelles difficultés se heurtent-ils pour parvenir à assurer ce mélange inhabituel qui existe entre la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes sur le plan spirituel et la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes sur le plan sous-culturel ? À quelles critiques s’exposent-ils précisément et, réciproquement, quelles sortes de critiques adressent-ils à leurs censeurs ? Pour répondre à ces questions et en soulever d’autres sur des sujets comme la musique et l’identité, l’authenticité, les connotations du genre ou les systèmes de signes, j’ai appliqué les théories sur la formation de l’identité tirées de la psychanalyse freudienne et lacanienne à trois cas distincts d’utilisation par des chrétiens de la musique métal en lien avec le culte : le cas de Fratello Metallo (« Frère Métal »), moine capucin et chanteur dans un groupe métal, le cas des « messes métal » en Finlande et en Colombie, ainsi que le cas de la formation de groupes de métal extrême chrétien, comme Mortification (death métal chrétien) ou Horde (unblack métal), ce dernier ayant réutilisé à des fins de prosélytisme religieux de nombreux signifiants du black métal, un genre musical généralement considéré comme étant fondamentalement opposé au christianisme. En comparant le discours et les paroles de ces groupes aux débats des fans dans Internet, j’ai examiné la façon dont ces derniers et les musiciens du genre métal chrétien perçoivent leurs Autres musicaux et religieux ainsi que la manière dont ces perceptions influent sur la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes. Si les théories psychanalytiques lacaniennes sont particulièrement utilisées pour examiner la manière dont les sujets acquièrent un sentiment d’identité, je trouve révélateur ce qu’elles permettent de démontrer sur la manière dont les sujets préservent cette identité en dépit d’une farouche opposition.

1. Remarque sur la méthodologie et la psychanalyse lacaniennes

Bien que la psychanalyse puisse donner aux lecteurs sceptiques l’impression d’être ésotérique, voire d’être sans fondement scientifique, sa pertinence et son utilité découlent de son influence historique et du fait qu’elle sert de base au traitement clinique de vrais patients. Les traitements psychanalytiques des patients ont orienté la recherche scientifique sur les processus comportementaux et mentaux, si bien qu’ils ont profondément influencé la psychologie. Plus largement, en ce qui a trait à la culture, on constate l’omniprésence des idées freudiennes, comme le moi et l’inconscient, qui ont été vulgarisées et sous-tendent désormais les croyances modernes sur le fonctionnement de l’esprit. Les théories sur l’esprit du xixe siècle ont tellement influencé la pensée d’aujourd’hui qu’elles peuvent en fait façonner la manière dont les gens se comportent en société (p. ex., de manière égoïste, narcissique, hystérique, etc.). Par conséquent, quand on explore la jungle du jargon, des diagrammes et des formules algébriques de la psychanalyse, il est important de ne pas oublier que ces barrières conceptuelles représentent des concepts enracinés dans les expériences cliniques des praticiens et les comportements réels de leurs patients.

Profondément influencées par les théories freudiennes, les théories lacaniennes tentent d’expliquer comment l’esprit se développe durant l’enfance d’une manière qui a des répercussions sur la vie adulte. Si le fait que les expériences de l’enfance influent profondément sur l’identité d’une personne semble intuitif et n’est pas matière à controverse, ce sont les nuances particulières que Lacan tente d’expliquer qui peuvent être difficiles à comprendre. Pour aider le lecteur à s’y retrouver, j’ai fréquemment défini et utilisé certains des plus importants concepts lacaniens à mesure qu’ils se sont présentés dans mes études de cas. Il pourrait également être judicieux de consulter certains des excellents ouvrages suivants : Introducing Lacan de Darian Leader et Judy Groves (2000), An Introductory Dictionary of Lacanian Psychoanalysis de Dylan Evans (1996), Lacan to the Letter, Reading Écrits Closely de Bruce Fink (2004), et le guide en ligne de John Zuern (1998) sur le stade du miroir lacanien. L’une des prémisses fondamentales qui guident mon article est la possibilité que les idées de Lacan sur la formation de l’identité soient applicables, passée l’enfance, au développement des différentes identités aux stades ultérieurs de la vie. En effet, à l’âge adulte, nous entrons parfois dans de nouvelles phases de notre vie qui sont comme de nouveaux commencements, de nouvelles enfances pour ainsi dire. Ainsi, bien que notre cerveau ne soit plus aussi malléable à ces stades de notre vie que durant notre enfance, il n’en demeure pas moins que l’idée selon laquelle les théories de Lacan sur la formation de l’identité restent applicables aux stades ultérieurs du développement de l’individu est présente dans ses écrits et ceux des autres lacaniens[3]. Une autre prémisse est que les théories de Lacan sur la formation de l’identité d’un individu peuvent être appliquées avec succès aux identités collectives. Comme je l’explique ultérieurement, les germes de cette idée sont déjà présents dans les écrits de Freud sur la psychologie collective. En résumé, comme dans le cas de toute théorie critique, l’intérêt d’appliquer les théories de la psychanalyse aux études de cas, comme celles relatives au métal chrétien décrites dans cet article, provient de leur capacité à faire naître en nous des questions qui n’ont jamais été posées avant et à nous permettre d’envisager les phénomènes familiers sous des angles différents.

2. Fratello Metallo

Connu par ses fans sous le pseudonyme de Fratello Metallo (Frère Métal), Cesare Bonizzi s’est beaucoup intéressé à la musique métal après avoir assisté à un concert de Metallica. Peut-être est-ce en raison du fait qu’il est venu à ce genre musical très tard dans sa vie, alors qu’il était un moine capucin italien d’un certain âge, mais il ne se comporte pas conformément aux nombreuses règles non écrites qui régissent la distribution du capital sous-culturel de ce genre musical dans le milieu du métal extrême[4].

Par exemple, le titre de nombre de ses chansons parle des vices qu’il dénonce, comme « Tabacco » (le tabac), ce qui le prive de l’aura de transgression que cultivent la plupart des musiciens heavy métal. Ses paroles simples, et parfois absurdes, sont souvent raillées en raison de leur trivialité et de leur enracinement dans des croyances contre lesquelles la musique métal est, pour beaucoup, censée se rebeller. Sur le site satirique italien imitant Wikipédia intitulé Nonciclepedia, il est tourné en ridicule sur ces questions, et ses chansons sont jugées « délirantes » et « incompréhensibles »[5]. Le site reproduit la réponse bizarre que Fratello Metallo a donnée à une question sur la chanson de Metallica qu’il préfère, et se sert de son incapacité à parler l’anglais pour mettre en évidence sa méconnaissance de la musique métal. En montrant qu’il connaît mal un groupe culte comme Metallica, surtout après avoir affirmé être très attaché aux spectacles du groupe, Cesare Bonizzi perd ce que Kahn-Harris appelle son capital sous-culturel de base, une sorte de capital culturel grâce auquel une personne exprime son attachement à un genre musical après avoir mémorisé des aspects de l’histoire du genre et l’avoir soutenu activement (Kahn-Harris 2007, 122). Bonizzi a également été, à plusieurs reprises, pris en photo en train de faire les cornes du diable, un geste courant dans le monde de la musique métal, en tenant le pouce vers l’extérieur plutôt que replié vers la paume (voir la figure 1). Son geste a facilement été associé à une imitation innocente (ou, pire, naïve) d’un signifiant du genre transformant les cornes du diable en un signe inoffensif voulant dire « Je t’aime » dans la langue des signes américaine. Bien qu’il puisse être compris comme un acte conscient de rébellion (après tout, pourquoi un moine imiterait-il le diable ?), le geste de Bonizzi met néanmoins mal à l’aise certains fans, qui l’interprètent comme une preuve que Fratello Metallo est « bidon »[6].

Figure 1

Fratello Metallo faisant le geste des cornes avec le pouce vers l’extérieur.

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Il est possible de mieux comprendre les aspects théoriques de plusieurs des moments charnières de la carrière de musicien de Bonizzi ainsi que les nombreuses difficultés auxquelles il s’est heurté, en traçant la trajectoire de sa carrière musicale sur le graphe du désir de Lacan (Lacan 2006 [1966], 692 ; voir la figure 2). Bien que le graphe de Lacan schématise habituellement le développement d’un sujet durant l’enfance, il peut être judicieux de l’appliquer aux étapes de la formation de l’identité de Fratello Metallo à l’âge adulte, particulièrement si l’on considère que Bonizzi pourrait avoir vécu une autre sorte d’enfance en devenant très soudainement un musicien de musique métal sur le tard. Sa rapide initiation aux codes de ce genre musical a été à l’origine d’un processus de formation identitaire qui, sur le graphe, est comparable à celui d’un enfant qui découvre un langage par l’intermédiaire d’un Autre parent.

Bonizzi commence donc au S barré ($) du graphe (le sujet divisé de Lacan), qui représente la séparation d’entre son passé de moine en tant que Fratello Bonizzi et sa nouvelle identité en tant que Fratello Metallo, qui devient de plus en plus importante[7]. Il commence par vivre un processus semblable à celui du stade du miroir lacanien, une étape de formation du moi au cours de laquelle un enfant se reconnaît dans l’image de quelqu’un en dehors de son corps (p. ex., une image de miroir ou un autre enfant). Bonizzi commence par découvrir l’image de l’Autre sous la forme de Metallica (représentée sur le graphe par i(a) pour désigner l’image de l’autre). Comme un enfant peut se reconnaître dans un miroir en relation avec un parent qui l’observe, Fratello Metallo se reconnaît (m pour moi, également connu sous le terme de moi idéal) en tant que sujet intéressé par « l’énergie libérée par ce genre de musique » (i(a) pour image de l’autre sous la forme de Metallica)[8]. Parachevant le stade (ou le processus) du miroir, représenté par l’arc de la partie inférieure du graphe (de $ à i(a), à m, puis à I(A)), l’idéal du moi de Fratello Metallo est symbolisé par I(A) : une image de lui tel qu’un observateur pourrait le voir, tout comme un enfant peut s’imaginer être vu par un parent[9]. L’idéal du moi de Bonizzi possède, bien sûr, une complexité que n’a pas celui d’un enfant, puisqu’il symbolise à la fois le regard imaginé des Autres de son monastère et celui des Autres qui l’écoutent chanter. Il sera important de garder à l’esprit le caractère bifocal de cet idéal du moi, un soi imaginé depuis deux points d’observation opposés, lorsque nous monterons dans les parties supérieures du graphe.

Figure 2

Graphe du désir de Lacan (2006, 692).

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Le processus du miroir, tel qu’il s’applique à Fratello Metallo, pourrait se comprendre en suivant la trajectoire susmentionnée allant de $ à i(a) et de m à I(A) ou bien il pourrait se poursuivre le long la boucle extérieure plus longue en direction du vecteur du discours (la flèche allant du « Signifiant » à la « Voix » ; Fink 2004, 114). À ce stade, Fratello Metallo rencontre le « jeu des éléments linguistiques et leur altérité » (représentés sur le graphe par la lettre A, Leader 2000, 115) sous la forme de plusieurs codes du genre non familiers — codes stylistiques de la musique, mode et façons de s’habiller, discours de classe —, une rencontre assez semblable à celle d’un bébé avec le langage[10]. Comme le montre apparemment le fait qu’il garde sa robe de bure sur scène et dans la vie de tous les jours, Fratello Metallo n’adopte pas l’ensemble des codes du genre. Par conséquent, Bonizzi reprend certains signifiants du milieu métal (représentés dans l’algèbre lacanienne par s(A), c’est-à-dire les signes de l’Autre), alors qu’il reste certains signifiants qu’il n’est pas capable d’interpréter. Bien que, évidemment, il soit impossible de distinguer précisément les aspects du heavy métal que Fratello Metallo évite sciemment de ceux qu’il ne comprend tout simplement pas comme les autres membres de ce milieu, on peut imaginer que, peu importe le cas de figure, il a dû tenir à combler certaines de ses lacunes en approfondissant ses connaissances de ce genre musical, du moins à un moment ou à un autre du processus qui l’a mené de sa rencontre avec le heavy métal par l’intermédiaire de Metallica au rôle de chanteur dans un groupe de métal. Le désir d de comprendre l’éloigne donc du registre lacanien de l’imaginaire, c’est-à-dire du registre du développement qui sous-tend les premières étapes de la prise de conscience de soi, pour le rapprocher du registre du symbolique, un registre dans lequel le sujet et l’Autre font des demandes plus codées[11].

Suivant la trajectoire marquée par le désir d de ce qu’il ne comprend pas, Fratello Metallo arrive à la pulsion, représentée par le mathème $D (S barré, poinçon, D, qui indique une conjonction entre le sujet divisé et les demandes parentales), un stade où nous pouvons observer les diverses pressions qu’il a ressenties en tant que célébrité unique[12]. On peut réinterpréter chacune des accusations d’inauthenticité formulées contre Fratello Metallo comme des demandes D qui lui sont adressées par ses fans et les modèles de rôle du genre. Ces demandes qui, dans le monde de l’enfance, peuvent être les ordres habituellement donnés aux enfants par leurs parents (« Mange ! », « Va sur le pot ! » ; voir Leader 2000, 117), circulent, dans le cas de Bonizzi, en sens inverse, puisqu’elles proviennent des amateurs de métal (laïques pour la plupart) et de ses confrères moines. Par exemple, les demandes que les fans adressent à Fratello Metallo pour qu’il se comporte selon tel ou tel code du genre sont exprimées par une vaste gamme de discours sur l’esthétique et l’authenticité ; ceux-ci englobent : des plaintes directes, mentionnées plus haut, reprochant au chanteur d’être « bidon » ; des malaises plus ambivalents, comme les incertitudes des critiques de musique sur la manière d’interpréter ce qu’il fait[13] ; ainsi que des demandes plus inconscientes comme celles par lesquelles les fans montrent implicitement des préférences pour un chanteur plus jeune[14]. Si les déclarations de ses confrères moines sont plus rares, on peut observer des traces du genre de demandes qu’ils adresseraient à n’importe quel moine (« Sois pieu ! », « Sois dans la contemplation ! »)[15] dans les remarques amusées des journalistes qui font de Fratello Metallo un phénomène divertissant. L’absurdité que leurs rires font ressortir — le décalage entre le comportement de Fratello Metallo et celui qu’on attend ordinairement d’un moine capucin — est identique à celle qui nuit à ses relations avec ses confrères moines. Toutefois, on imagine qu’à l’intérieur des murs du monastère, le rôle de Bonizzi, en tant que représentant du monastère jouissant d’une grande notoriété, pourrait inciter ses confrères moines à s’abstenir de prendre part à l’amusement du public, ce qui, par conséquent, augmenterait l’intensité de leurs demandes (probablement inexprimées ou implicites) à son endroit.

Si la moitié inférieure du graphe de Lacan représente l’acceptation par Bonizzi des systèmes de signes du heavy métal et son identification aux désirs des fans et des musiciens de musique métal (ainsi que son adaptation à toute une série de désirs, devenus récemment plus pressants, de la part de ses confrères moines), la moitié supérieure montre l’abandon de ces désirs par Fratello Metallo après avoir réalisé qu’il ne pourra jamais les assouvir[16]. Même aussi tardivement que six mois avant de prendre sa retraite, Bonizzi se montrait encore désireux de savoir ce que ses fans pensaient de lui en tant que chanteur, en faisant un sondage sur son blogue :

Je pose une question plus vaste, mais plus profonde, au sujet de Fratello Metallo : « Que penses-tu de lui ? » « Que sais-tu de lui ? » « Que veux-tu de lui ? [Cosa ne vuoi fare ? ] » Je pose la question parce que j’entends toujours dire que […] il y a ceux qui sont contre, comme s’il n’y avait qu’eux. À mon avis, les opinions sur le Frère Cesare se répartissent comme suit : 70 % sont tout à fait favorables, 20 % sont favorables, 5 % ne sont pas favorables, 3 % sont contre et les 2 % restant sont farouchement contre, voire hostiles [oppositori]. Voilà les pourcentages que j’ai obtenus à partir des courriels que j’ai reçus cette année des quatre coins de la planète. Toutefois, comme c’est désormais mon moyen favori [le blogue] pour communiquer avec vous, je vous repose la question AD PERSONAM : Que pensez-vous de FRATELLO METALLO ?[17]

Pourtant, malgré la probabilité que les réponses au sondage réalisé sur le site destiné à ses fans soient positives, la variété et la complexité de l’opinion publique sur la fusion unique des identités de Fratello Metallo font en sorte que les Autres du chanteur ne puissent jamais trouver un consensus sur ce qu’ils attendent de son personnage de scène. Lacan représente cette incertitude par le « signifiant de l’impossibilité de signifier quoi que ce soit » S(A). Ce mathème est relié à deux flèches : une qui arrive à la pulsion ($D) et une autre qui en vient, ce qui montre que Fratello Bonizzi possède une identité de sujet divisé et est soumis à des demandes. La base de ces deux flèches, le vecteur de jouissance, nous permet de théoriser les pressions à l’origine de la retraite soudaine de Bonizzi.

Dans une interview qu’il a donnée à un journaliste italien, Bonizzi explique la décision de prendre sa retraite comme un acte de résistance au diable :

Le diable m’a éloigné de mes imprésarios et il a failli me couper des membres de mon groupe, tout comme de mes confrères moines. Il m’a fait devenir une célébrité, et maintenant je veux le tuer[18].

Dans le contexte des angoisses associées à l’accès de Bonizzi à la célébrité, on peut voir le diable comme le père dans le complexe de castration lié au complexe d’Oedipe, un processus qui se déroule le long du vecteur de jouissance. Autrement dit, Fratello Metallo parle d’une entité symbolique simple, le diable, qui le sépare à la fois de ses Autres du monastère et de ses Autres du heavy métal. Si on se plaçait dans le contexte du développement d’un enfant, le diable dont parle Bonizzi représenterait le père symbolique qui s’interpose entre l’enfant et sa mère dans le complexe d’Oedipe (les mots choisis par le chanteur (« maintenant, je veux le tuer ») font presque littéralement référence au mythe d’Oedipe)[19]. La réalisation qu’il est impossible de s’incarner dans le phallus, l’objet symbolique qui représente le désir de la mère, fait, pour un sujet, partie intégrante du passage par cette étape de développement. Nous pourrions aussi considérer le sondage réalisé par Bonizzi auprès de ses fans comme une des dernières traces de son envie de connaître ce qui leur manque pour combler ce vide à l’aide de son personnage de scène : en posant la question « […] cosa pensi di FRATELLO METALLO ? » (que penses-tu de Fratello Metallo ?), il ne cherche pas seulement à connaître l’opinion de ses fans, il demande directement « Cosa ne vuoi fare ? » (que veux-tu de lui ?), une question semblable à la célèbre question de Lacan “Chè vuoi ? ” (que veux-tu [de moi] ?)[20]. Quand il devient évident qu’une réponse définitive est impossible — une certitude mise en évidence par les relations tendues avec les nombreux Autres de Bonizzi —, ce dernier vit ce que Lacan appelle un complexe de castration, c’est-à-dire « une disparition systématique de toute jouissance dans le corps » (Leader 2000 147)[21]. Le surplus initial d’excitation (autrement dit de jouissance) ressenti par Bonizzi à la découverte de Metallica, et partiellement maintenu grâce à sa carrière musicale, n’est plus suffisant pour inciter le chanteur à poursuivre sa carrière malgré la dégradation de ses relations avec ses imprésarios, les membres de son groupe et ses confrères moines. En annonçant son départ à la retraite, il a, pour reprendre les mots de Bruce Fink, « fait l’expérience de l’interdiction de jouissance et de la signification du manque dans l’Autre », ce qui est révélateur d’une castration métaphorique. En soulageant considérablement Bonizzi de la pression exercée par les demandes de ses Autres du milieu métal comme du milieu monacal, sa retraite lui procure « un plaisir de satisfaction pulsionnelle après ou malgré l’interdiction et la perte » (Fink 2004, 127).

3. Les messes métal

Après avoir appliqué le graphe du désir de Lacan à Fratello Metallo, un individu qui s’est révélé incapable d’accepter la double identité de personne publique et privée que sa chance extraordinaire a fait naître en lui, nous pouvons maintenant examiner quelques exemples plus subtils de pressions similaires qui s’exercent dans des contextes collectifs. Deux exemples, les messes dans le cadre desquelles, en Colombie et en Finlande, on a eu recours à de la musique métal, ont attiré l’attention des médias internationaux. Comme dans le cas de Fratello Metallo, les médias ont presque toujours présenté ces messes métal comme étant des spectacles d’un nouveau genre ou des rébellions contre l’Église, et ils les ont décrites sur un ton amusé en insistant sur combien elles sont éloignées des messes approuvées par l’Église. Cet amusement, prétendument partagé par une grande partie du public, témoigne des pressions que les chrétiens conservateurs et, plus largement, les journalistes des médias populaires, par leurs critiques voilées et détournées, exercent sur les personnes prenant part à ces messes, et il met en évidence les croyances culturelles plus larges qui sont véhiculées par les médias. Comme cela deviendra évident, les différences culturelles et religieuses entre la Colombie et la Finlande non seulement façonnent les sortes d’obstacles auxquels se heurtent les personnes prenant part aux messes métal, mais elles influent également sur la place qu’occupe la musique métal durant ces messes ainsi que sur la manière dont elles sont perçues par l’Église officielle.

Sur YouTube, la vidéo la plus populaire de Pantokrator, une messe métal de Bogota, en Colombie, commence par l’image paisible d’une enseigne d’église suivie par l’image de fidèles écoutant un sermon. Alors que l’on entend, en arrière-plan, un choeur qui chante une mélodie sans paroles, des sous-titres disent « Bienvenue au sein de l’église… ». Puis, le bruit d’un disque rayé se fait brusquement entendre pour indiquer un changement de scène et, contre toute attente, les sous-titres se poursuivent et disent «…du heavy métal » (voir la figure 3). Dans la scène diégétique suivante, le son rock d’une batterie joué à tempo modéré et des power chords graves d’une guitare électrique accompagnent un chanteur qui hurle en rythme avec la guitare à la grande satisfaction des personnes réunies qui, pour la plupart, se tiennent debout, épaules contre épaules, légèrement penchées vers l’avant et font du headbanging. Étonnamment, les femmes ne sont pas moins nombreuses que les hommes, comme c’est souvent le cas lors d’un concert de musique métal, mais la foule porte la tenue classique de ce genre de concert : la plupart sont en noir (jupe noire et bottes pour les femmes, short ou pantalon et t-shirt noirs pour les hommes) et ceux qui dérogent à cette règle portent généralement le pantalon et la veste en jean typiques des fans de musique métal dans les années 1980 et au début des années 1990. Si la messe n’était pas ponctuée de moments de musique métal endiablés, on pourrait s’étonner de l’air jeune des personnes rassemblées et de la manière décontractée dont elles s’habillent. Au vu du cadre évoquant un modeste entrepôt dans lequel se déroule la scène, on pourrait voir, dans cette église du tiers-monde, un rassemblement de jeunes cols-bleus conformes à la définition habituelle du fan de musique métal[22]. Il est clair que « les rosaires faits avec des chaînes et les bibles recouvertes avec du jean » évoqués dans le reportage pour donner une idée de la raison pour laquelle Pantokrator « n’a pas encore été reconnue officiellement » laissent entendre l’existence d’une opposition farouche au capital social et au capital économique du catholicisme romain, la religion majoritaire en Colombie et qui a été la religion officielle de ce pays, de l’époque coloniale à 1991[23].

Figure 3

Images tirées d’un reportage sur Pantokrator, la messe métal de Bogota, en Colombie. <www.youtube.com/watch ? v=JVdGR3PtVT8> (site consulté le 3 juin 2017).

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En effet, Cristian Gonzalez, le pasteur de 24 ans qui a fondé cette Église, et Adriana Ardilla, une membre de cette Église, interviewés dans le reportage parlent avec passion de leur besoin de disposer d’un lieu de culte où serait permis ce que rejette habituellement l’Église.

Jésus Christ a montré qu’il s’intéressait aux gens, peu importe leur condition, que les personnes aient été des prostituées, des pharisiens, des voleurs ou des percepteurs d’impôts. Quoiqu’ils aient été, Jésus s’est approché d’eux. Malgré le dogme religieux qui prévalait à l’époque, selon lequel il ne fallait pas se laisser « contaminer », le Christ s’est opposé à ce dogme par l’action[24].

Je cherchais une église différente et ce qui m’a attirée dans cette église a été la musique rock. Si je suis venue, c’est parce que je savais qu’il y avait un pasteur qui portait les cheveux longs et qui aimait les mêmes choses que les gens d’ici. C’était incroyable[25].

L’opposition faite par Adriana Ardilla entre la culture des cheveux longs et celle conservatrice de l’Église peut apparaitre comme un lieu commun. Mais, tout comme les remarques de Cristian Gonzalez sur les prostituées, les voleurs et (cela fait sourire) les percepteurs d’impôts, elles acquièrent plus de force si on les considère comme des traces de la répugnance des fidèles qui, comme le pasteur, ressentent de l’empathie pour les « contaminés ». D’ordinaire, s’écarter des formes approuvées de se vêtir, de faire de la musique et de se comporter risque d’engendrer de la violence symbolique, voire, selon les circonstances, de la violence physique, puis éventuellement une exclusion de la communauté religieuse. Voilà pourquoi il n’est peut-être pas étonnant que metalforjesus.org, le site Web de ressources heavy métal chrétien en ligne, propose même un lien intitulé « Long Hair and the Bible » (les cheveux longs et la bible) associé à une page qui explique en détail que la bible cautionne le port des cheveux longs par les hommes, et comporte de nombreux passages des Écritures à l’appui (Jonsson, s.d.). Le degré de répugnance et d’insécurité ressenties par les fans de heavy métal chrétien est mis en évidence par le nombre disproportionné de ressources en ligne qui défendent le heavy métal chrétien comparativement au silence indifférent de ses détracteurs. En effet, alors qu’il existe une foule de vidéos, d’interviews et d’argumentaires établissant la validité spirituelle de ce genre musical, il est difficile de trouver une réfutation du genre heavy métal par des chrétiens conservateurs et même de trouver la moindre trace d’un quelconque dialogue (du moins durant la période qui a suivi la création du PMRC) entre des fans de heavy métal chrétien et des fans de heavy métal à propos de la musique de ces derniers[26].

Bien qu’à un degré bien moindre que dans le cas de Pantokrator en Colombie, ce sentiment d’insécurité et d’aliénation est également à l’origine de la messe métal finlandaise (metallimessu), qui est, dans ce pays, plus privilégiée sur le plan financier et mieux tolérée par la société. Se livrant brièvement à des conjectures sur les différentes manières de concevoir le métal selon les pays, un journaliste britannique parle des motifs des membres de cette congrégation en des termes qui rappellent ceux des membres de Pantokrator : « La messe métal est bien vue par ceux qui se sentent aliénés par les fidèles de l’Église traditionnelle. Les t-shirts de groupes de musique sont ici autorisés. » Toutefois, le journaliste s’empresse d’ajouter : « Mais c’est peut-être simplement un signe de la relative tolérance de la culture finlandaise »[27]. Si, comme Pantokrator, metallimessu offre un cadre social et religieux à ceux qui ne se sentent pas à leur place dans l’Église traditionnelle, la messe métal finlandaise est perçue comme beaucoup plus inclusive. Les médias ont rapporté que, à l’invitation des chefs de l’Église, de multiples messes métal, auxquelles ont assisté plus d’un millier de personnes, dont des enfants et même une personne de 97 ans, avaient été organisées[28]. En plus d’avoir remporté en 2007 un prix de la Kristillinen medialiitto (Association des médias chrétiens) finlandaise, metallimessu a attiré l’attention en Allemagne, au Royaume-Uni et en Suède où ses membres ont été invités à célébrer des offices[29]. Quand on lui a demandé ce qui « a rendu le heavy métal acceptable, même par l’Église », le pasteur et cofondateur de metallimessu, le révérend Haka Kekäläinen, a déclaré que c’était la victoire à l’Eurovision 2006 du groupe de heavy métal finlandais Lordi, un mois avant la première messe métal[30]. Si la victoire de Lordi n’a certainement pas nui, cela n’a toutefois été qu’un cas parmi tant d’autres où le heavy métal a occupé le devant de la scène dans un pays scandinave, une particularité qui pourrait avoir contribué à la popularité de la messe métal dans un contexte déjà favorable[31]. Les avantages que confère la plus grande notoriété de la musique métal en Finlande, la plus grande disponibilité des ressources financières au sein de l’Église finlandaise (voir la figure 4), la plus grande facilité de célébrer des offices religieux dans le cadre de la religion majoritaire du pays (l’Église luthérienne évangélique de Finlande), plutôt qu’en dehors, et le ton moins rebelle, de type hymne, de la musique de metallimessu sont autant de caractéristiques qui rendent les messes métal beaucoup plus acceptables que leurs pendants colombiens.

Figure 4

De nombreux fidèles assistent au metallimesu dans une église richement décorée.

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Comme on peut l’imaginer, les nombreuses situations qui lient les fans de métal chrétien, non seulement à l’échelle de leur communauté proche, mais également à l’échelle internationale, portent à croire que les amateurs de ce genre de musique ont, individuellement, des trajectoires similaires sur le graphe du désir de Lacan. Et, en effet, à l’aide des théories de Freud sur l’identification au groupe, il est possible de rechercher les explications psychanalytiques de ces trajectoires communes. Mais, d’abord, il est utile de comparer sur le graphe les trajectoires de certaines personnes dont le nom revient souvent dans la couverture médiatique des messes métal, comme le révérend Kekäläinen, le pasteur Gonzalez et Adriana Ardilla. La comparaison des trajectoires de ces personnes et de leur groupe semble particulièrement intéressante puisque les messes métal, qu’elles soient colombiennes ou finlandaises, en sont, comme un sujet lacanien se trouvant au stade du miroir, à l’étape de l’enfance. Comme c’est le cas pour la congrégation dans son ensemble, la conscience qu’un amateur de métal chrétien a de lui se forme aussi lorsqu’il découvre cette église unique.

Pratiquement tous les sujets chrétiens attirés par les messes métal ressentent très distinctement la division de la conscience de soi qui est au coeur du stade du miroir lacanien. Alors que je m’attendais à ce que tous les sujets rencontrés jusqu’à présent soient partagés entre leur amour de la musique métal et leur amour du Christ, j’ai pensé que ce serait les membres de Pantokrator — fidèles d’une église colombienne modeste, non officielle et discrète — qui auraient pris le plus conscience de cette division. Toutefois, le stade du miroir semble s’appliquer également aux trois sujets. Notamment dans le cas des chefs spirituels Kekäläinen et Gonzalez, on aurait pu penser à plusieurs Autres auxquels ils se seraient d’abord identifiés. Les deux hommes s’identifient certainement à d’autres religieux chrétiens ainsi qu’au Christ lui-même, pourtant il est probable que leur identification aux mois idéaux de la musique diverge[32]. Gonzalez, qui, contrairement à Kekäläinen, joue un rôle dans les moments de la messe où il y a de la musique métal, s’identifie probablement à un autre batteur. Toutefois, c’est intéressant, Kekäläinen semble s’être identifié plus fortement au groupe finlandais Lordi dont le succès avec la chanson « Hard Rock Hallelujah » est, selon lui, à l’origine du succès de metallimessu, comme il le dit dans une interview[33]. Il existe, bien sûr, un effet réciproque dans le cas de l’identification des membres du clergé et de la congrégation (j’y reviendrai avec les théories de Freud) par lequel chacun pourrait devenir l’idéal du moi de l’autre en s’imaginant du point de vue de l’autre. Dans le cas d’Ardilla, cela est mis en évidence par la manière dont elle loue Gonzalez pour sa compréhension des systèmes de signes qui attirent les membres de la congrégation[34]. Le pasteur servant comme un attrayant idéal du moi (le point à partir duquel on est considéré) en raison de l’empathie qu’exprime son regard.

De la même façon qu’au stade du miroir, la plus forte conscience de l’altérité exprimée par les membres de Pantokrator laisse entendre qu’ils éprouvent davantage de confusion et un désir plus fort pour ce qu’ils ne comprennent pas lorsqu’ils rencontrent le vecteur du discours. Même si le ou les signifiants-maîtres chargés de souder la chaîne signifiante pour Ardilla, Gonzalez et Kekäläinen devraient vraisemblablement être les mêmes — c’est-à-dire « Dieu » et la « liberté [affranchissement de la conformité] », entre autres — le contexte national dans lequel se trouvent ces personnes influent sur la manière dont elles comprennent le mot liberté après le capitonnage (la soudure)[35]. Si Kekäläinen, membre du clergé bien avant metallimessu, pourrait facilement porter ses habits traditionnels lors de pratiquement toutes les messes, en revanche, pour Ardilla et Gonzalez, les vêtements comportent un ensemble de significations qui sont perdues dans l’altérité de l’Église catholique romaine et ses codes restrictifs. Pour revenir au graphe, Kekäläinen pourrait facilement associer des sens aux vêtements officiels qu’il porte, alors qu’Ardilla, comme beaucoup de fans de métal chrétien, qui attribuent une valeur symbolique aux cheveux longs, ne comprend pas les significations de l’apparence de son Autre catholique, car son désir d la pousse à rechercher une « Église différente » susceptible de satisfaire son « Chè vuoi ? » visuellement comme musicalement. De la même manière, Gonzalez peut seulement souder des sens tirés du système de signes des apparences de l’Église catholique en utilisant les signifiants-maîtres liberté et, comme il le dit lui-même, « contamination ». Le fait qu’il s’identifie avec enthousiasme au Christ qui accepte toutes les personnes « indépendamment de leur condition » et rompt avec une forme d’exclusion religieuse désuète montre qu’il associe les modes d’exclusion auxquels le Christ a mis un terme à ceux auxquels il a lui-même mis un terme grâce à Pantokrator. Du moins en ce qui a trait aux Autres catholiques, il lui est inutile de rechercher des sens qui n’ont pas été compris dans la partie supérieure du graphe, vers la pulsion. Au lieu de cela, il pose continuellement la question « Chè vuoi » aux Autres de sa congrégation.

J’ai encore relativement peu parlé de la manière dont la musique agit comme un système de signes de l’altérité. Jusqu’à un certain point, nombre des observations susmentionnées sur les codes vestimentaires restent valables, puisque Pantokrator joue une musique métal beaucoup plus agressive que les lentes mélodies heavy métal de metallimessu. La musique agit donc également comme un système de signes soudé par le signifiant-maître « liberté » qui vient s’ajouter aux autres que nous examinerons plus tard en même temps que le métal extrême chrétien. Toutefois, étant donné qu’elle est le système de signes qui distingue les messes métal des messes classiques, la musique métal joue, en plus, le rôle de ce que Freud a appelé, dans Psychologie collective et analyse du moi (1921), un « objet extérieur » dans la formation de ce qu’il a désigné par le terme de foule primaire (voir aussi la représentation graphique de Freud reproduite à la figure 5).

[Une foule primaire a] un meneur et n’[a] pas encore acquis secondairement, par suite d’une « organisation » excessive, les propriétés d’un individu. Une foule primaire se présente comme une réunion d’individus ayant tous remplacé leur idéal du moi par le même objet, ce qui a eu pour conséquence l’identification de leur propre moi.

Freud 1949 [1921], 80, je souligne[36]

Ici, parmi les autres systèmes de signes complémentaires, le potentiel de signification de la musique joue le rôle de l’objet extérieur qui lie des individus (représentés sur le graphe par trois lignes horizontales) pour former une foule. Il s’agit d’un processus d’identification semblable à l’état amoureux, tel que le comprend Freud : le moi d’une personne amoureuse s’abandonne tellement à l’objet aimé que « l’objet a pris la place de ce qui était l’idéal du moi », un processus représenté par les flèches arquées sur le graphe de Freud (Freud 1949 [1921], 75, emphase dans le texte).

Figure 5

Reproduction du graphe de Freud représentant la formation d’une foule primaire du fait que ses membres ont remplacé leur idéal du moi par un objet extérieur commun (Freud 1949 [1921], 42). Voir également Lacan (1978, 272).

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Toutefois, le heavy métal n’est pas le seul objet qui assure la cohésion des messes métal. Du point de vue d’un amateur de musique métal laïque, ce qui assure la cohésion d’une messe métal, c’est Dieu, un objet très différent qui joue aussi le rôle de chef. À l’inverse, on pourrait se représenter ces objets freudiens que sont le heavy métal et Dieu comme des phallus lacaniens, c’est-à-dire la perception d’un manque qui prend une forme différente selon la position du sujet de la personne qui perçoit. Lorsqu’il fonctionne comme l’objet extérieur, le heavy métal est le signe d’un manque de capital spirituel aux yeux des chrétiens conservateurs, alors que, quand la bible fonctionne comme l’objet, cela est souvent perçu comme un manque de capital sous-culturel par les amateurs de musique métal laïque. Par conséquent, une foule comme celle d’une messe métal (ou, dans les années 1980, le PMRC) peut sembler unie comparativement à ce qui manque à l’Autre. Surtout si un chef sert d’idéal collectif à la place de l’idéal du moi des individus qui composent la foule, on peut s’attendre à trouver sur le graphe une trajectoire collective relativement unie grâce à laquelle une foule peut découvrir les systèmes de signification de l’Autre (d’une autre foule) et collectivement réfléchir sur ce qu’elle interprète mal dans le discours de l’Autre ainsi que sur son incapacité à comprendre ce que l’Autre veut[37]. Autrement dit, il semble que les amateurs de métal chrétien, dans leurs nombreuses tentatives de justifier leur musique dans les débats par Internet, posent collectivement la question « Chè vuoi ? » comme le ferait un enfant qui tenterait désespérément de poser la question « Que veux-tu (de moi) ? » à une figure parentale. À l’image des relations parent-enfant théorisées par Lacan dans son oeuvre psychanalytique, ce débat, généralement unilatéral, consiste à constamment rechercher une assurance qui ne peut jamais vraiment être obtenue (S[A]) : l’assurance que les musiciens de métal chrétien répondent à la demande spirituelle D imposée non pas par Dieu, semble-t-il, mais par les Autres chrétiens.

4. Justifications des fans, métal extrême chrétien et objet en musique qui dépasse la musique

Je souhaite maintenant examiner de plus près les arguments des fans de métal chrétien qui ne cessent de se convaincre les uns les autres que les chrétiens peuvent écouter de la musique agressive, la conscience tranquille. Ces débats unilatéraux relativisent souvent le pouvoir d’influence du métal chrétien en minimisant le caractère potentiellement négatif de ce genre musical et en niant fréquemment l’importance des éventuelles conséquences néfastes de cette musique. De tels arguments deviennent particulièrement difficiles à défendre dans le cas du métal extrême chrétien (death métal chrétien et unblack métal), ce qui nous permettra plus tard d’avancer des hypothèses sur la signification de cette musique et de découvrir les motivations qu’elle cache en partie, grâce à un bref sondage sur ce genre musical. Dans la conclusion de la présente étude, j’applique mes observations à une interprétation lacanienne du graphe de Freud présenté plus haut. En associant les systèmes de signes musicaux et paramusicaux empruntés aux groupes de métal extrême laïque par les groupes de métal extrême chrétien aux modèles psychanalytiques freudien et lacanien sur la formation de l’identité collective, il devient possible de montrer le rôle charnière que jouent les signifiants du genre souvent non reconnus dans le fait de voir dans le heavy métal chrétien une tribune pour l’identité.

Sur le site YouTube, une vidéo de Jonathan Anthony Banville intitulée « Is Christian heavy metal evil ? » reprend l’un des arguments en faveur du heavy métal chrétien les plus courants[38]. Dans la vidéo, Banville reconnaît combien la musique elle-même peut sembler dangereuse, sous-entendant que le timbre de la guitare électrique devient, pour les chrétiens conservateurs, d’autant plus dangereux qu’il est amplifié et déformé. Se servant comme exemple d’une guitare électrique sur laquelle il joue un accord simple qu’il amplifie et déforme progressivement, il se demande en quoi un son peut être critiquable.

À quel moment un accord de guitare [auquel on donne différents effets] devient-il abusif ? Je ne comprends pas pourquoi le fait de jouer un mi sur une guitare est bien alors que de jouer le même mi avec de la distorsion est mal aux yeux de Dieu. Comment peut-on dire qu’un gars qui joue du tambourin, c’est bien, alors qu’un gars qui tape sur une batterie, c’est mal ? Comment peut-on dire que la clarinette, c’est bien, alors que le saxophone, c’est mal ? Parce que, disent certains, le saxophone a un son érotique, mais la clarinette a un son ringard. C’est ridicule[39].

Bien conscient du pouvoir évocateur du timbre dû aux associations culturelles auxquelles il peut prêter, Banville affirme que les timbres agressifs caractéristiques du heavy métal chrétien sont acceptables dans la mesure où ce qui les motive vise à glorifier Dieu. En termes lacaniens, il semble avancer que la chaîne signifiante des timbres musicaux peut être accrochée au signifiant-maître Dieu (autrement dit, qu’il peut voir en eux un sens chrétien) dans la mesure où les interprètes de ces timbres entendent glorifier Dieu.

Nombre des personnes ayant écrit des commentaires sur la vidéo de Banville expriment davantage leurs frustrations au sujet des connotations associées à la musique et elles rejettent l’idée selon laquelle des sentiments antichrétiens joueraient un rôle décisif dans l’attrait qu’exerce le heavy métal chrétien. Ces personnes reconnaissent fréquemment écouter des groupes dont l’idéologie est explicitement antichrétienne, dans la mesure où, pour reprendre les mots de l’une d’entre elles (cocu127), ils « ne laissent pas la musique satanique les influencer »[40]. Une autre personne (Rustinator5) conteste avec véhémence l’importance des paroles dans la classification du genre. Il s’oppose à ce que les paroles jouent un rôle dans l’opposition entre métal « chrétien » et métal « satanique », et affirme que Banville devrait « traiter chaque genre seulement d’après la musique et non d’après les paroles »[41]. Pour montrer que la musique unblack métal est fondamentalement identique au black métal laïque (généralement antichrétien), il demande à son auditoire de deviner entre deux extraits musicaux lequel est satanique. Évidemment, les caractéristiques musicales des deux exemples (« Forces of Satan’s Storms » de Gorgoroth et « Mine Heart Doth Beseech Thee [O Master] » du groupe d’unblack métal Horde) sont pratiquement impossibles à différencier. Peut-être est-ce dû au fait que les hurlements stylisés des chanteurs rendent les paroles difficiles à comprendre, mais Rustinator5 leur dénie toute importance et insiste sur la facilité avec laquelle les groupes de musique unblack métal reprennent à leur compte les signifiants antichrétiens.

Il est étonnant de voir avec quelle facilité les auditoires chrétiens ont su s’approprier certains des signifiants les plus transgressifs du genre métal extrême. Des maisons de disques, comme R.E.X. Records, la maison de disques death métal aujourd’hui disparue, se sont spécialisées dans la production de groupes de death métal chrétien qui réinterprètent pour le compte des idéologies chrétiennes les symboles de la rébellion, de la mise en scène, de la dissidence, du pouvoir, du sacré, du blasphème, de la liberté, de la lutte, ainsi que de l’aliénation et de la désaliénation[42]. Par exemple, les groupes de death métal chrétien Living Sacrifice et Crimson Thorn, produits par R.E.X. Records, reproduisent les logos pointus caractéristiques des groupes de death métal et ils ajoutent des symboles de mort, comme des crânes ou des squelettes, sur leurs albums (voir la figure 6). De tels emprunts s’adaptent d’autant mieux au métal axé sur les thèmes bibliques que, comme l’ont mentionné Deena Weinstein et Keith Kahn-Harris, les groupes de métal laïque puisent depuis longtemps dans l’iconographie biblique pour développer les thèmes du chaos et du mystère (Weinstein 2000, 39 ; Kahn-Harris 2007, 38 et 40). Les groupes de métal extrême chrétien s’inspirent fréquemment des versets de la bible à caractère apocalyptique, vengeur ou prophétique et tournent souvent leur agressivité contre Satan plutôt que Dieu, tout comme peuvent le faire les groupes de métal antichrétien. Le plus surprenant, c’est que les groupes d’unblack métal copient les tenues guerrières très recherchées — gants à pointes, ceintures de balles, armes blanches, corpse paint (visage blanc avec contours des yeux et de la bouche noirs) — des groupes de black métal (voir la figure 7) et vont même jusqu’à donner des explications analogues aux personnes qui les interrogent sur les raisons de leur intérêt pour cette musique.

Figure 6

Couverture de l’album de deux groupes de death métal chrétien reprenant l’iconographie propre au death métal laïque.

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Figure 7

Similarité entre les tenues guerrières des musiciens de black métal et de ceux d’unblack métal (seules les deux images supérieures droites séparées des autres ne montrent pas des groupes de métal chrétien).

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Généralement reconnu comme le premier groupe d’unblack métal de renommée internationale, le groupe australien Horde est probablement l’exemple le plus frappant d’un groupe de métal extrême chrétien ayant construit sont identité en étant pleinement conscient d’un Autre satanique. Après la commercialisation en 1994, dans la foulée des affaires très médiatisées d’incendie d’église en Norvège allumé par des musiciens de black métal, de Hellig Usvart (« Unblack saint » en norvégien), le premier disque du groupe, des rumeurs selon lesquelles ce dernier aurait reçu des menaces de mort de la part de membres du milieu black métal norvégien criminalisé ont circulé[43]. Étant donné le désir ardent des membres du milieu norvégien de vivre une transgression authentique — par exemple, « Dead », le chanteur de Mayhem avait l’habitude de se couper sur scène avec du fil de fer barbelé et d’inhaler l’air d’un sac contenant un oiseau mort avant de monter sur scène ; en outre, après son suicide avec un fusil de chasse, une photo de son corps a été utilisée en couverture d’un album de son groupe et des membres de ce groupe ont porté des morceaux de son crâne —, c’est comme si Horde s’était explicitement moqué de ce milieu avec son manque de respect presque comique : l’étrangeté pour un groupe chrétien australien d’enregistrer un album black métal en anglais portant un titre norvégien s’est combinée à la référence à Euronymous, le musicien de black métal norvégien assassiné, dans le pseudonyme d’« Anonymous », le batteur de Horde, ainsi qu’à l’utilisation dans les paroles et le titre de leurs chansons des tropes du black métal après les avoir inversés d’une manière un peu ringarde (voir la figure 8). Quand un journaliste lui a demandé si l’album Hellig Usvart visait à tourner en ridicule le black métal, le batteur Jason Sherlock a affirmé que le groupe n’avait que des visées évangéliques et déclaré que « l’objectif [de Hellig Usvart] était de donner l’espoir et une alternative divine à ceux qui en avaient besoin »[44]. Décrivant le milieu du black métal norvégien au début des années 1990 comme « un milieu glauque, sombre et totalement vide », Sherlock considère que, pour son projet d’unblack métal, le milieu métal laïque constitue un Autre contre lequel adosser une identité, qui a beaucoup plus d’intérêt que l’Église chrétienne en dehors des cercles de la musique métal (à laquelle appartenaient les participants aux messes métal représentant une force ou un Autre opposé).

Figure 8

Une sélection de trois chansons de l’album Hellig Usvart.

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S’il est possible de penser les pressions qui s’exercent sur les fans de métal chrétien comme une force qui les sépare des chrétiens conservateurs cherchant à monopoliser le capital religieux et, d’une manière opposée, des membres du milieu de la musique métal (notamment de la musique métal extrême) qui valorisent un capital sous-culturel transgressif, on peut ajouter un troisième type de capital pour expliquer l’attrait des groupes de métal extrême chrétien[45]. En partant du concept d’occulture inventé par Christopher Partridge, c’est-à-dire la fascination spirituelle croissante de l’Occident pour ce qui est occulte dans la culture populaire, on peut postuler l’existence, à la jonction des deux camps, d’un « capital occulturel », autrement dit d’une forme de capital qui séduirait la plupart des chrétiens qui aiment le heavy métal. Partridge parle des « […] récentes tendances occulturelles que l’on trouve dans […] le paganisme d’extrême droite d’un groupe comme Burzum et le satanisme du groupe black métal norvégien Mayhem » (Partridge 2005, vol. 2, 149) et, effectivement, les mythologies nationalistes scandinaves constituent le ciment occulturel qui lient les thèmes païens de Burzum et les explications de Mikko Saari, cofondateur de metallimessu, sur les raisons de l’intérêt que suscitent les messes métal en Finlande (« La musique métal est honnête. La musique métal est très puissante. Elle est en phase avec la culture finlandaise. ») (les italiques sont de moi)[46]. Si les thèmes occulturels qui associent la puissance, l’authenticité et le paganisme sont de nature à plaire surtout dans les pays scandinaves, on peut repérer les traces d’une occulture plus diffuse symbolisant le complexe système de désirs et de manques que Banville, l’utilisateur de YouTube rencontré plus haut, constate au sein de l’église chrétienne et parmi les éventuelles personnes converties :

[Les groupes de métal chrétien] touchent des jeunes qui n’écoutent normalement pas le message évangélique. Ils ne reçoivent pas ce message parce qu’il ne comporte pas de son. Il est passé de mode [« it sounds dorky »], comme la prière et les chansons d’église. Les jeunes d’aujourd’hui veulent de la musique à laquelle se rattacher, ils veulent de la musique qui les ouvrira à Dieu [sans] altérer le message.

Le « son » dont parle Banville est, bien sûr, agrémenté par le capital sous-culturel transgressif qui est l’inverse de ses Autres chrétiens conservateurs. L’occulture modère cette transgression par le son à l’aide d’un symbolisme religieux et des thèmes chrétiens autorisés, de manière que les chrétiens puissent eux aussi être « cools »[47].

Avant d’essayer de brosser un vaste tableau théorique de la manière dont le métal chrétien peut être compris dans des termes lacaniens, je me servirai de la figure 9 pour résumer certains aspects importants de l’évolution du milieu heavy métal chrétien à l’échelle internationale. La partie supérieure de la figure indique l’évolution sur deux décennies des discours dominants sur le heavy métal chrétien. Durant les débats sur les « valeurs familiales » dans les années 1980 et la panique morale incarnée par le PMRC, on peut dire que le heavy métal chrétien américain a, comme l’a déclaré Marcus Moberg, tenu un « discours alternatif qui s’est révélé un moyen d’évangélisation efficace » (Moberg 2012, 59, c’est l’auteur qui souligne ; voir également Moberg 2015, 137-140). Comme l’a montré Eileen Luhr, aux États-Unis, dans les années 1980, des groupes comme Stryper (le groupe heavy métal chrétien le plus connu dans ces années-là) ou Vengeance Rising se produisaient souvent dans des lieux laïques dans le but de recruter des fans pour le Christ (Luhr 2005). Si un tel prosélytisme continue aujourd’hui, comme nous l’avons entendu dans les déclarations de Banville, il est désormais plus fréquent de rencontrer ce que Moberg appelle « un discours du “métal chrétien en tant que forme alternative d’expression religieuse” » (Moberg 2012, 58, c’est l’auteur qui souligne ; voir aussi Moberg 2015, 134-137). Il s’agit d’un discours dont font partie nombre des débats unilatéraux sur la validité spirituelle du métal chrétien. Dans un contexte géopolitique différent comme celui de la Colombie majoritairement catholique romaine, c’est le discours par lequel les membres de Pantokrator parlent des chrétiens conservateurs (plutôt que des fans de métal laïque) comme de leur Autre primaire. En Colombie, aujourd’hui, mais également en Amérique du Nord, beaucoup plus qu’en Finlande, c’est également le discours par lequel les fans de métal rejettent ce qu’ils considèrent comme étant l’hégémonie des valeurs bourgeoises exprimées par l’église chrétienne, un rejet qui alimente les luttes pour les formes bien distinctes de capital indiquées dans la partie inférieure de la figure 9[48].

Figure 9

Synthèse de l’évolution du milieu heavy métal chrétien international et des luttes pour le capital symbolique.

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Les groupes de heavy métal chrétien, notamment ceux de métal extrême chrétien, sont capables de reprendre à leur compte, d’une manière convaincante, certains des systèmes de signes les plus transgressifs, en raison de la nature fondamentalement rétroactive de la formation du sens d’après le point de capiton lacanien, c’est-à-dire le point conceptuel de la chaîne de communication signifiante qui soude le signifiant et le signifié pour qu’un sujet produise « la nécessaire illusion d’en sens fixé » (Evans 1996, 149). En rappelant, au début de la présente étude, comment les sujets interpellés d’Althusser semblent être toujours-déjà interpellés et comment Lacan parle d’un sujet religieux qui cherche Dieu parce qu’il l’a déjà trouvé, nous pouvons comprendre de quelle manière le point de capiton permet aux sujets chrétiens d’établir leurs propres significations à partir des systèmes de signes de l’Autre, comme s’ils avaient toujours compris ces signifiants en fonction de leurs propres intérêts idéologiques[49]. Pour Žižek, cet effet de renversement agit comme une « illusion de transfert selon laquelle le sujet devient à chaque étape “ce qu’il a toujours-déjà été” : un effet rétroactif est vécu comme quelque chose qui était déjà là depuis le début » (Žižek 1989, 104). En d’autres termes, en étant produits comme des sujets métal chrétien grâce au capitonnage de signifiants-maîtres, tels que « Dieu », « liberté » (d’écouter des genres de musique transgressifs) et « contrôle » (leurs certitudes spirituelles sont protégées par des ontologies logocentriques de genre limitées au style musical), parmi d’autres, ils font l’expérience du transfert : une nécessaire illusion de l’inéluctabilité du sens qui leur permet de conserver leur complexe sens d’eux-mêmes divisé[50]. Nombre de fans de métal chrétien affirment donc que le heavy métal chrétien en tant que genre est intrinsèquement dépourvu de signifiant du péché faisant l’objet d’un interdit religieux. D’où la remarque que l’on entend fréquemment selon laquelle le métal n’est rien d’autre que de la musique, comme s’il s’agissait d’un son neutre.

Mais c’est là qu’il est important de parler du signifiant du genre musical plus que du genre musical (pour paraphraser la formule lacanienne « en toi plus que toi », Lacan 1978, 263-276). Ce potentiel supplémentaire de signification, qui fait que la musique ne se réduit pas à l’ensemble de ses sonorités, comme le laisse entendre Banville lorsqu’il parle de l’acceptabilité d’un accord de guitare selon les effets, agit comme l’objet externe de Freud, qui permet une identification collective dans la mesure où les membres du groupe substituent cet objet à leur idéal du moi. Après tout, l’attirance pour le heavy métal chrétien est ce qui permet à ces personnes de former un groupe. D’autres concepts lacaniens pourraient s’appliquer à cette attirance apparemment indéfinissable qu’exerce ce genre musical particulier : le surplus de jouissance ou l’impossible noyau du réel dans un objet plus que l’objet[51]. Tout comme un chef spirituel, l’élément que Freud considère comme nécessaire à la cohésion d’un groupe « artificiel », le surplus de jouissance musicale procure aux fans de métal chrétien un moyen d’identification collective qui leur permet de conserver la complexe conscience qu’ils ont d’eux-mêmes, malgré la grande adversité qu’ils doivent affronter.