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Que la démocratie soit affaire de procédures est une évidence. Quelle que soit sa forme, elle se réclame en effet de la souveraineté populaire, et elle est nécessairement pour nous désormais pluraliste ; elle ne saurait donc se concevoir sans votes, qu’il s’agisse de désigner des représentants ou de décider de la législation, ni par conséquent sans règles pour organiser à tous les niveaux la compétition pour les suffrages, le comptage des voix, la régularité des opérations d’élection ou de consultation, la remise en jeu des mandats, etc. La question qui anime ce dossier est ainsi celle d’un éventuel caractère substantiel de la démocratie, au-delà, en deçà, en complément ou en substitution de son incontournable caractère procédural.

Il apparaît nécessaire de préciser la notion de substance, qui recouvre au moins deux sens différents. Selon un premier sens, et un usage surtout pratiqué par les philosophes anglo-américains, la « substance » désigne simplement les résultats des procédures démocratiques, soit le contenu des décisions effectivement prises. À ce point de vue, la question de savoir si la démocratie doit être définie de manière procédurale ou substantielle équivaut à se demander si la seule présence d’un certain nombre de procédures telles que celles évoquées plus haut permet de caractériser un régime comme démocratique, ou si cette qualification dépend aussi, voire prioritairement, de la nature des décisions prises. Selon un autre sens de la notion, plus couramment utilisé par les théoriciens européens, la substance fait signe vers des valeurs morales issues de la culture, ou de l’ethos traditionnel — ce que Habermas nomme, à la suite de Husserl, le monde vécu[1]. Cette ambivalence peut parfois être source de malentendus entre les deux traditions. Pourtant, les deux usages du terme se rejoignent naturellement dès lors que l’on envisage le contenu des décisions démocratiques sous l’angle de leur valeur morale, ou de leur justesse. En effet, si un régime ou une société est qualifié de démocratique parce qu’il prend certaines décisions plutôt que d’autres, c’est bien que ces décisions sont évaluées à l’aune de valeurs indépendantes des procédures, qu’il s’agisse du juste, du bien, ou du vrai. Dès lors, la question de savoir si la démocratie est affaire de « substance » ou de « procédure » revient à se demander si la démocratie ne consiste que dans le respect des procédures du suffrage, de la règle de majorité, de la régularité des élections, etc., ou si elle se caractérise aussi par la justesse ou la sagesse intrinsèques des décisions qu’elle produit[2] — que ce caractère juste ou sage soit considéré comme évident par soi-même, ou qu’il soit expressément dérivé d’une culture donnée —, ou encore, à se demander quel est son rapport aux conceptions de la justice ou du bien dans leur diversité.

Sans doute convient-il à ce stade d’écarter une objection ou un malentendu possible, selon lequel, entre procédure et substance, la démocratie n’aurait pas à choisir. Certes, la séparation entre l’une et l’autre ne saurait être étanche. La simple invocation ci-dessus du principe de souveraineté populaire suffit à rappeler que les procédures démocratiques sont guidées par une conception de la légitimité du pouvoir, selon laquelle celui-ci doit être l’expression de la volonté du peuple pour pouvoir précisément prétendre à la légitimité ; selon laquelle, autrement dit, il ne serait pas juste qu’un seul, ou un petit nombre, gouverne au lieu du peuple — sous la figure de la majorité. On peut bien sûr, à l’instar des théoriciens désenchantés de la démocratie, faire abstraction du principe de souveraineté populaire[3] ; on peut même considérer que la démocratie représentative des modernes est avant tout une procédure compétitive permettant d’attribuer le pouvoir[4] ; quand bien même, pourtant, on ne donnerait qu’une définition strictement instrumentale des procédures démocratiques — selon laquelle elles ne seraient qu’un moyen d’obtenir l’obéissance des individus au pouvoir — il resterait à rendre raison du choix de cet instrument de préférence à d’autres, qui pourraient, au moins dans certaines circonstances, s’avérer tout aussi efficaces, sinon davantage. On peut d’ailleurs faire valoir que la règle de majorité elle-même présuppose l’adhésion à des valeurs principielles, telles que l’équité, ou l’égalité de tous les participants à la prise de décision[5]. La plupart des tenants d’une conception « procédurale » de la démocratie y font d’ailleurs appel, même s’ils ne reconnaissent pas toujours explicitement que ces valeurs sont bel et bien substantielles[6]. Les procédures ne sont donc sans doute jamais vierges de toute substance. Néanmoins, la question demeure de savoir si ces valeurs substantielles qu’implique la démocratie sont vouées à ne s’exprimer que dans ses procédures, ou si la démocratie a vocation à les mettre en oeuvre dans les décisions qu’elle produit[7]. Autrement dit, si l’on juge que les procédures démocratiques sont raisonnables, cela implique-t-il pour autant que la démocratie soit dotée de vertus épistémiques ? Si l’on estime que ses procédures sont équitables, faut-il en conclure qu’elle est destinée à produire des décisions elles-mêmes équitables ? La démocratie est-elle vouée à promouvoir des valeurs morales déterminées ? Au contraire, peut-elle n’être qu’un cadre de coexistence pour la pluralité axiologique, quand bien même elle impliquerait elle-même certaines valeurs ?

Les contributions à ce dossier se proposent, chacune à sa manière, de répondre à ces questions, en partant d’une perspective partagée, libérale-républicaine, qui fournit ici la base d’un cadre d’interrogation commun. Nous laissons ainsi de côté les réponses qui pourraient être apportées aux enjeux de la dichotomie substance/procédure en termes marxistes, ou celles qui rejettent plus fermement encore la légitimité de toute validation normative et procédurale « démocratique » des décisions politiques et interprètent exclusivement la démocratie comme forme de vie ou contestation radicale. Nous avons choisi de nous concentrer sur les possibilités offertes, et les difficultés rencontrées, par les modèles libéraux de la démocratie, ou celles des critiques du libéralisme qui maintiennent l’importance de procédures politico-juridiques de défense des droits subjectifs individuels pour que soit assuré le consentement de chacun des concernés ou des affectés aux décisions publiques, ou bien encore celles qui n’évacuent pas entièrement la légitimité d’une intervention normative de l’État sur la vie bonne, mais estiment qu’elle exige une justification supplémentaire. À l’intérieur de ce cadre herméneutique commun, les interventions s’interrogent sur le statut des valeurs en démocratie, sur sa capacité épistémique, enfin sur la manière dont les procédures peuvent façonner les croyances et modes de vie des citoyens. Le dialogue entre les articles est le produit d’un croisement constant de références anglo-américaines et européennes, ou de l’application de références anglo-américaines dans un cadre européen — ce qui permet de décaler le regard, en particulier sur ce que sont les « procédures » démocratiques (dont la réalité est trop souvent présupposée sans être précisée), très profondément dépendantes des contextes juridiques et culturels dans lesquels elles sont mises en place et qu’elles contribuent en retour à informer.

La question du rapport entre démocratie et valeurs substantielles se pose d’abord quant à la place ou la fonction de ces dernières pour les procédures elles-mêmes. Se demandant, à l’épreuve de l’hypothèse du désaccord moral radical, ce que partagent minimalement les ressortissants de la démocratie, Didier Mineur fait valoir que les valeurs de justice que présupposent les procédures ne peuvent être considérées comme des principes hors d’atteinte des procédures elles-mêmes. Néanmoins, des individus en désaccord sur la justice — et non pas seulement sur le bien — qui s’engagent dans un projet démocratique partagent une rationalité pratique minimale dont la raison publique rawlsienne, en dépit des apparences, peut fournir le modèle, dès lors qu’elle est comprise comme une procédure ouverte, et que le consensus par recoupement est envisagé comme une idée régulatrice plutôt que comme un résultat préalablement déterminé. Florent Guénard interroge la notion d’égalité, communément considérée comme le principe cardinal du régime démocratique ; se demandant d’abord s’il faut l’admettre comme une présupposition fondatrice des procédures démocratiques, il cherche ensuite à déterminer si elle imprègne aussi la nature des décisions démocratiques ; il soutient que c’est la quête de l’égalité substantielle des conditions qui fonde et justifie le souci de l’égalité procédurale.

Dans le prolongement de cette contribution, la seconde question qui se pose est celle du rapport que les valeurs substantielles entretiennent avec les résultats des procédures démocratiques — c’est-à-dire avec leur « substance » au sens étroit du terme. Cette question est celle de l’éventuelle aptitude de la démocratie à produire de bonnes décisions. Elle est d’abord traitée du point de vue de la légitimité : Juliette Roussin défend une conception duale de la légitimité démocratique, selon laquelle les décisions politiques, pour être légitimes, doivent à la fois satisfaire des exigences procédurales et posséder des traits substantiels spécifiques, même si une priorité lexicale doit être établie en faveur des premières. L’article de Charles Girard porte plus particulièrement sur la délibération démocratique, qui peut être promue au nom de ses vertus épistémiques, ou au titre de son caractère équitable, pour défendre une troisième voie, selon laquelle elle aurait pour principal mérite de rendre davantage égales les conditions de formation par chacun de son jugement politique.

Enfin, en dernier lieu se pose la question du rapport entre le procéduralisme démocratique et les modes de vie des individus. Les procédures démocratiques ne sont-elles qu’un cadre de coexistence pour les cultures dans leur diversité, ou bien ont-elles vocation à façonner directement les comportements ? Ophélie Desmons affronte directement ces questions en examinant l’aptitude du républicanisme à résister aux critiques les plus communément adressées au neutralisme libéral. À l’examen, parce qu’une interprétation neutraliste du républicanisme doit être préférée à son interprétation perfectionniste, il apparaît douteux qu’il permette de dépasser le libéralisme politique. À partir d’une perspective différente, celle du droit public, Vincent Valentin fait écho à cette réflexion : il se penche sur quelques évolutions contemporaines de la jurisprudence, en France, qui tendent à limiter les libertés individuelles au nom de valeurs qui devraient s’imposer non seulement dans le rapport de l’État à ses citoyens, mais encore entre les citoyens eux-mêmes, et font signe vers une forme de perfectionnisme républicain. Sophie Guérard de Latour, pour sa part, examine plus particulièrement le rapport du libéralisme au multiculturalisme, en interrogeant la capacité du procéduralisme démocratique à prendre en charge à partir d’un point de vue neutre la notion de droits culturels.