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Le fini est bordé délicatement par son propre infini ; c’est comme si une ombre lumineuse enveloppait la lumière assombrissante de l’intelligence.

Hubert Aquin, « Le texte ou le silence marginal[1]»

« Le texte ou le silence marginal » est un des derniers écrits publiés par Hubert Aquin, quelques mois avant son suicide. Dans ce court essai, composé sous la forme d’une lettre, l’écrivain expose ses idées sur la porosité des frontières de l’écriture, sur les limites de l’être et sur la relation entre l’individu et la collectivité. Essai à l’allure frangée et au contenu débordé, « Le texte ou le silence marginal » constitue une sorte de prisme au travers duquel transparaissent plusieurs des obsessions manifestées par Aquin tout au long de sa carrière, touchant tant à l’expérience personnelle qu’à la politique et à l’esthétique.

Or à la source de ce texte se trouve une des grandes préoccupations d’Aquin, que résume bien la citation placée en exergue : « Toute spécialisation atrophie[2]. » Attribuée à un certain « T. W. », cette épigraphe provient en fait du Journal de Pierre Teilhard de Chardin, philosophe chrétien cher à Aquin[3]. Dans sa forme originale, elle se donne à lire ainsi : « Toute spécialisation atrophie, sauf celle en Dieu, le Centre où tout se fond[4]… » Synthétisant en quelques mots l’opposition entre la démarche analytique propre aux sciences et la quête mystique développée par le philosophe, notamment dans Science et Christ et Le phénomène humain[5], cette inscription suggère que la segmentation des connaissances en champs distincts et définitivement différenciés est contraire à l’expérience divine, où le « multiple » (TSM, 321) se concentre vers le « Centre unique des Choses[6] » :

L’explication et la consistance du Monde sont à chercher dans une Âme supérieure d’attraction et de solidification progressives, sans laquelle la radicale pluralité de l’Univers ne serait jamais sortie de poussière[7].

À l’échelle humaine, les mots empruntés à Teilhard de Chardin expriment l’aversion d’Aquin pour l’étanchéité des disciplines, ainsi que son intérêt pour l’excentrement et les croisements identitaires, culturels et artistiques – en somme, pour les marges, « motif » qui détermine en particulier les derniers écrits de l’auteur, où se décèle une logique du déplacement, voire de la dissémination, qui dépossède le centre de son être et le disperse parmi ses franges. Présent dès les premiers écrits d’Aquin, notamment dans L’invention de la mort[8] et dans son essai « La fatigue culturelle du Canada français », ce paradigme s’intensifie vers la fin de la carrière de l’écrivain, jusqu’à atteindre une forme particulièrement éloquente dans ses derniers projets télévisuels inachevés, La mort de Charité (1973) et Les plaisirs de la mort (1974), où se manifeste d’abord une volonté de décloisonner les pratiques artistiques, marquée par des considérations intertextuelles, intergénériques et intermédiales ; ensuite une dynamique de la falsification qui vise à l’effacement des caractéristiques identitaires du sujet, voire à la mise au ban de son être ; enfin un déplacement de la « fonction-auteur » (Michel Foucault) vers le lecteur, qui mène à une conception d’inspiration à la fois (post)structurale et teilhardienne de la relation entre l’écrivain et son lectorat, où le rôle du premier est de coaliser les lectures possibles de son oeuvre.

« [S]i le texte est excentration, il ne tient donc qu’à sa propre marge[9] »

L’écriture aquinienne est déterminée par ce que l’on pourrait nommer une « esthétique de la marge », dont les données essentielles transparaissent avec évidence dans « Le texte ou le silence marginal », où l’écrivain fait état de la porosité du texte littéraire, de son aspect indéterminé et de ses frontières incertaines qui le constituent comme un objet d’« excentration » :

À force d’être imprégné par la marge qui le guette, le texte écrit ne fait plus figure d’insertion, mais d’exsertion. On peut toujours décentrer un peu plus ou un peu moins vers la gauche ou vers la droite, mais si le texte est excentration, il ne tient donc qu’à sa propre marge.

TSM, 321

Les références aux oeuvres teilhardienne et sartrienne insérées dans « Le texte ou le silence marginal », faussement attribuées à « T. W. » et « O. S. »[10], participent de cette volonté de remettre en cause les frontières du récit au moyen d’une pratique citationnelle essentiellement falsificatrice. La forme même de l’article contribue à cette indétermination : empruntant à la fois au genre de l’essai et de la lettre, ou encore de l’iconotexte[11], « Le texte ou le silence marginal » se situe à la limite floue entre différentes formes génériques et médiatiques, oeuvrant ainsi sur le terrain vague de l’hétérogénéité textuelle. Touchant d’un côté à l’intertextualité[12], de l’autre à l’impureté[13], cet essai pose les principaux repères de la poétique aquinienne.

La problématique de l’originalité apparaît tôt dans l’oeuvre d’Aquin. Dès « Profession : écrivain », il émet des réserves au sujet du mythe romantique de la création inspirée, en des termes qui ne sont pas sans rappeler certains projets littéraires et médiatiques qu’il élaborera au cours des années 1970 :

l’originalité d’un écrit est directement proportionnelle à l’ignorance de ses lecteurs. Il n’y a pas d’originalité : les oeuvres sont des décalques […] tirés de contretypes oblitérés qui proviennent d’autres « originaux » décalqués de décalques qui sont des copies conformes d’anciens faux qu’il n’est pas besoin d’avoir connus pour comprendre qu’ils n’ont pas été des archétypes, mais seulement des variantes[14].

Présente également dans Prochain épisode, où le narrateur « dénonce […] la vanité fondamentale de l’entreprise d’originalité[15] », la critique aquinienne de la création inspirée devient de plus en plus importante au fur et à mesure que son oeuvre se construit, l’écrivain valorisant progressivement une esthétique de la réécriture et du collage intertextuel. Comme l’a démontré André Lamontagne[16], l’oeuvre d’Aquin est pénétrée de références à des récits antérieurs, et ce, tant dans ses écrits littéraires (pensons aux passages du Cantique des cantiques insérés dans L’antiphonaire[17]) que médiatiques. En effet, lorsqu’elles ne constituent pas des adaptations d’ouvrages emblématiques de la littérature occidentale (comme Ulysse, Hamlet et Oedipe, composés au tournant des années 1970), les créations télévisuelles d’Aquin se présentent soit comme des patchworks de citations, soit comme des transpositions d’oeuvres factices. Double sens[18], par exemple, est en grande partie composé de fragments non référencés tirés des écrits d’Épicure, de Lucrèce et de Catulle. Pour emprunter les mots de l’écrivain (adressés à son complice Louis-Georges Carrier au sujet des multiples intertextes dissimulés dans son adaptation télévisuelle d’Oedipe[19]), dans l’oeuvre d’Aquin, « on a l’impression […] que le centre (ou l’essence) est fatalement margi-m nal. Le centre a pété en l’air ; tout est mardement marginalifié[20] ! »

L’effet produit par cette « marginalification » excessive est à rapprocher des observations que fait Aquin au sujet du caractère éclaté de l’esthétique joycienne, dans laquelle il décèle non pas un désir de fondre ensemble les différents éléments mis en présence, mais bien plutôt, sur le modèle relativiste, une volonté de dynamiser ces éléments. Ce faisant, l’auteur d’Ulysse crée des oeuvres mouvantes, baroques, dont la richesse des « chaînes référentielles » signale à la fois la profondeur encyclopédique de son écriture et le mouvement perpétuel qui en caractérise le sens :

La question, j’ose croire, n’était pas pour Joyce de se consacrer à la revalorisation de l’imitation ; mais d’écrire un roman qui soit une somme (au sens médiéval) dont les chaînes référentielles apparaissent comme infiniment extensibles dans le temps et dans l’espace, une somme – quoi… – non pas de type thomiste, mais apparemment thomiste et organiquement einsteinienne[21].

Les pratiques intertextuelles aquiniennes se couplent d’un important souci de décloisonner les oeuvres littéraires et médiatiques au moyen de stratégies d’écriture qui se situent au croisement des esthétiques postcoloniale et postmoderne[22]. Les combinaisons et les transformations génériques[23], les références interartiales et les transferts intermédiaux[24] constituent les assises (non exhaustives) des procédés d’hybridation, voire de « créolisation[25] » de matériaux divers propres à Aquin, et tendent à véhiculer une conception essentiellement interdisciplinaire de la création. Cette logique de « l’hétérogène accentué[26] » est contraire à une certaine vision moderne de l’art valorisant la pureté des formes esthétiques – comme certains l’ont constaté, par exemple, chez les écrivains du nouveau roman, ou encore dans l’art suprématiste. Comme le soutient Janet M. Paterson :

On peut affirmer qu’une pratique littéraire est « postmoderne » lorsqu’elle remet en question au niveau de la forme et du contenu, les notions d’unité, d’homogénéité et d’harmonie. Car selon Lyotard, le postmoderne est avant tout un savoir hétérogène qui n’est plus lié à une autorité antérieure, mais à une nouvelle légitimation fondée sur la reconnaissance de l’hétérogénéité des jeux de langage[27].

C’est cette « multiplicité active[28] » que met en oeuvre Aquin dans sa production artistique, faisant dialoguer différents matériaux textuels au sein de ses récits hybrides, contestant l’autorité de certains modèles génériques, ou encore conviant son lecteur à un choc interartial par l’évocation, à même les matériaux scripturaire et télévisuel, de différents codes médiatiques. En ce sens, il apparaît que l’oeuvre aquinienne, « bordé[e] délicatement par son propre infini » (TSM, 322), est en grande partie composée depuis ses marges, tant intertextuelles et intergénériques qu’intermédiales.

« [T]out plagier, ne rien inventer »

La mort de Charité et Les plaisirs de la mort forment deux états d’un même projet téléthéâtral élaboré au début des années 1970. Ils présentent un héros nommé Cornélis (aussi appelé Gérard dans Les plaisirs de la mort) qui fuit ses créanciers en simulant sa mort et en épousant une nouvelle identité. Bien que La mort de Charité et Les plaisirs de la mort reposent sur un même canevas intertextuel, intergénérique et intermédial, ces pratiques discursives sont surtout envisagées dans le premier de ces deux projets télévisuels.

Les références intertextuelles n’apparaissent pas avec évidence dans La mort de Charité. Néanmoins, à l’image des récits littéraires d’Aquin, qui se présentent le plus souvent comme des réécritures de textes antérieurs (songeons aux intertextes oedipiens et hamlétiens dans Neige noire), cette dramatique participe, à sa manière, d’une visée palimpseste, puisqu’elle se montre comme la reprise d’un roman composé par l’écrivaine suédoise Selma Lagerlöf, traduit et adapté par Hubert Aquin et Louis-Georges Carrier[29]. Rien ne nous est dit au sujet de ce texte source, ni de son auteure, d’ailleurs peu connue au Québec. Là n’est pas l’intérêt de la démarche intertextuelle d’Aquin, puisque ce texte, en fait, n’existe tout simplement pas. Qui plus est, Aquin souhaite en présenter le « titre = en anglais » (T, 1017), soulignant ainsi avec force l’étrangeté du récit d’« origine », dont les mots se perdent en traductions. Oeuvre simulacre, La mort de Charité incarne une vision paroxystique de l’intertextualité où le texte est toujours déjà un intertexte dont la source, qui s’efface dans la facticité d’un monde à jamais incréé, ne peut être identifiée :

l’homme de théâtre

  ou l’histoire d’un plagiaire / tout plagier, ne rien inventer, ne jamais créer, ni modifier — mais accumuler
Mais, écrivant Amlød, le plagiaire débouche quand même sur autre.

T, 1013-1014

Cette indiscernabilité de l’origine se reproduit sur le plan générique de la dramatique. D’abord biographique bien que fictif (« plus factice que les extraits de films vrais ou les interviews » [T, 1013]), puis franchement autobiographique bien que nécrologique[30], le récit en arrive à se coupler à la formule du « reportage » (T, 1017). Par ces mélanges génériques paradoxaux, dont certains sont issus du média journalistique, et par ce « je » autobiographique qui doit sous-tendre la dramatique (et qui obtiendra, dans Les plaisirs de la mort, le statut d’une voix off), Aquin manifeste le désir d’ancrer son récit dans le réel, de lui offrir une garantie d’authenticité qui transparaisse clairement aux yeux du téléspectateur. Mais cela ne saurait exister sans qu’à la source du téléthéâtre, il y ait ce « roman » adapté, celui de Lagerlöf, oeuvre qui, si elle avait réellement été composée, serait classée dans la catégorie des « fictions ». Un mélange de réalité et d’invention anime ainsi La mort de Charité, suivant une volonté certaine de brouiller leurs espaces respectifs. Roman autobiographique, réalité fictionnelle, La mort de Charité est une oeuvre oxymorique qui vit dans le cadre de limites incertaines, faisant évoluer son histoire dans les espaces propres à l’intergénéricité.

À cette hybridation des genres s’ajoute une problématique liée à la transposition linguistique et médiatique. En effet, La mort de Charité se présente simultanément comme le résultat de deux transferts : une traduction, d’abord, du texte de Lagerlöf (soi-disant effectuée par Hubert Aquin et Louis-Georges Carrier), puis une adaptation télévisuelle d’un roman, qui implique une activité de « transcodage » permettant, comme le souligne Irina O. Rajewsky, le passage d’un médium à un autre : « the “original” text, film, etc., is the “source” of the newly formed media product, whose formation is based on a media-specific and obligatory intermedial transformation process[31] ». Ces échanges linguistiques et médiatiques ouvrent un espace de l’entre-deux, de l’« inter », où s’active la signification[32], permettant, par exemple, à une narration de type autodiégétique, propre au genre autobiographique, d’être adaptée à l’écran sur un mode proprement télévisuel.

Le projet de téléthéâtre La mort de Charité s’élabore ainsi à partir d’une esthétique de la transgression où les données textuelles, génériques et médiatiques s’entrechoquent et s’entremêlent au sein de frontières partagées, présentant, sur le plan compositionnel, un mouvement incessant des identités qui peut mener, dans certains cas, à l’oblitération de leurs caractéristiques d’origine.

« Je ne suis pas ce que je suis[33]»

Une des analogies créées par Aquin dans « Le silence ou le texte marginal » touche à l’irréductible « opposition de l’ego et de l’infini » (TSM, 320) et laisse transparaître une des plus importantes préoccupations de l’écrivain : son intérêt pour les frontières de l’existence. Mettant en relation le texte et la marge d’un côté, la vie et le néant de l’autre, Aquin soutient qu’à l’image des caractères disposés sur la page d’un livre, l’existence est bordée par le vide. Or, paradoxalement, c’est ce vide qui permet à ce qu’il enceint d’acquérir une certaine « présence » – à l’image des mots qui puisent leur source dans le silence :

Le texte ne remplit pas la page, pas plus que l’être humain n’occupe la plénitude de son champ existentiel. Pense à toute l’étendue stressante qui étrangle chaque caractère imprimé, chaque mot, chaque sanglot de Musset, chaque phrase interminable et divinement embrouillée de Proust. En fin de compte et somme toute, c’est le néant qui différencie l’être et non pas l’être le néant. La vie n’émerge vraiment que de son contraire absolu. Le néant distingue, tout comme la marge invente le texte.

TSM, 320

L’influence de la pensée de Jean-Paul Sartre sur la réflexion d’Aquin est confirmée par une citation faussement attribuée à un auteur nommé « O. S. » : « Je ne suis pas ce que je suis. » (TSM, 320). Dans L’être et le néant, cette phrase aux accents hamlétiens s’inscrit au sein d’une digression sur les frontières du moi dans sa relation avec autrui. Sartre y décrit un homme seul regardant par le trou d’une serrure et dont la conscience s’avère, par conséquent, entièrement tournée vers l’extérieur. L’absence de témoin(s) et le manque de réflexivité qui caractérisent cette position particulière font en sorte que le « moi » se voit momentanément mis entre parenthèses, réduisant, du coup, la conscience au seul spectacle observé – ce qui pousse Sartre à énoncer que dans un tel contexte, « je suis ce que je ne suis pas[,] je ne suis pas ce que je suis[34] », c’est-à-dire « non seulement je ne puis me connaître, mais mon être même m’échappe[35] ». Si elle émane d’une réflexion sur les limites de la conscience et sur les frontières qui distinguent l’individu de la collectivité[36], la citation de Sartre, dans son aspect tronqué par Aquin, met aussi (et peut-être surtout) l’accent sur le défaut d’être du sujet représenté, se fuyant lui-même. Elle acquiert ainsi une connotation existentielle, à portée individuelle, et qui se manifeste chez Aquin par une puissante hantise de la mort, expérience limite omniprésente dans son oeuvre et à laquelle font écho, à nouveau, les mots de Sartre : « je suis mon propre néant[37] ».

La problématique de la mort volontaire apparaît tôt dans la vie d’Aquin. Dès ses premiers écrits en tant que diariste, le suicide hante le jeune étudiant de l’Université de Montréal : « J’ai de profondes visions de notre crépuscule inévitable. Depuis longtemps je me débats pour renflouer un soleil couchant. En vain. Je suis tourné vers notre occident[38]. » L’oeuvre littéraire aquinienne, en cela autofictionnelle, s’est amplement nourrie des sombres intentions de l’écrivain, de L’invention de la mort, roman qui met en scène un antihéros aux propensions autodestructrices nommé René Lallemant, jusqu’à Obombre[39], texte inachevé qualifié de « pré-posthume » par Gilles Dupuis, en raison de « l’extrême lucidité avec laquelle l’auteur était conscient d’écrire là son testament littéraire : l’oeuvre nécessairement inachevable[40] ». Cette tension mortifère se double d’une conception paradoxale de l’existence où la vie et la mort interagissent selon un impossible désir de conciliation – comme en rend compte, à nouveau, la citation sartrienne « Je ne suis pas ce que je suis ». La coexistence de l’être et du non-être se décline en de multiples figures dans l’oeuvre d’Aquin, où la question de l’authenticité et de l’identité se voit fréquemment soulevée – songeons aux thèmes du double et du faux qui structurent une grande partie de la production télévisuelle et romanesque de l’écrivain[41], ou encore à l’ambivalence existentielle sous-tendue par l’exergue kierkegaardien de Neige noire, « [j]e dois à la fois être et ne pas être[42] », dont l’aspect conjonctif s’oppose au fameux « être ou ne pas être » shakespearien, comme l’a bien relevé la critique[43]. Cette volonté de concilier la vie et la mort est symptomatique d’une certaine façon de concevoir l’existence chez Aquin, lui-même s’étant souvent pensé comme « mort déjà », comme un suicidé en sursis, condamné à survivre jusqu’au moment fatidique[44]. Ainsi, l’entrée du 11 septembre 1968 du journal d’Aquin est particulièrement éloquente :

Pauvre Philippe ; pauvre Stéphane ; pauvre Emmanuel : pauvres orphelins de naissance ! C’est à vous que je pense, quand je vois clair, parce que je vous aime. Sans doute, souffrirez-vous (hélas) comme moi… Cela est bien dommage. Demain et après-demain, je terminerai le texte que j’ai promis : 24 heures de trop. Je mangerai trois repas, je serai poli, correct, paisible même ! Je vais me coucher sept ou huit heures, puis je me lèverai. Personne ne s’apercevra que je vis mort : du moins, je le souhaite, car je ne veux pas troubler les vrais vivants ! Je n’ai pas ce droit – et je n’en ai pas l’intention. Pour la première fois, je prends conscience de ma mort invisible[45] !

Poreuse, l’identité aquinienne est tout entière pénétrée par la mort, par cette marge inconcevable de la vie ; travaillant l’écrivain jusqu’à l’obsession, elle a laissé des traces indélébiles dans ses écrits, qui en déterminent en grande partie la portée esthétique et idéologique.

L’écrivaine et essayiste Catherine Mavrikakis a bien cerné la propension des personnages aquiniens, notamment celle de René Lallemant, à se penser sur le mode de l’antériorité : « la mort ne peut être chez Aquin qu’un futur toujours déjà conclu qui se donne au présent et le livre ne peut s’écrire que dans la perspective d’une fin toujours donnée[46] ». Bien que certaines oeuvres de l’écrivain soient davantage marquées par un esprit comique ou ludique, dont les téléthéâtres Table tournante et 24 heures de trop où règnent le jeu et le stéréotype hollywoodien, il n’en demeure pas moins que les personnages aquiniens font fréquemment figure de morts-vivants, comme le démontrent les dernières esquisses télévisuelles composées par l’écrivain, où se manifestent des êtres sans identité propre, contraints à errer indéfiniment entre le réel et la fiction qu’ils se sont inventée. Double sens met ainsi en scène Jean Gerson, personnage à la personnalité triple dont la passion pour la littérature antique le mène à rejouer les drames de Catulle et de Lucrèce, ce qui, inévitablement, le conduit au désenchantement amoureux, puis au suicide. Mais c’est d’abord le projet de téléthéâtre Les plaisirs de la mort qui met le mieux de l’avant, et de manière radicale, les motifs de la falsification, de l’indétermination et de la néantisation de l’être.

« [L]’immunité […] des trépassés[47] »

Exploitant le thème de l’usurpation identitaire, à l’image de La mort de Charité dont il poursuit le schéma, le projet de dramatique Les plaisirs de la mort relate l’histoire d’un homme d’affaires montréalais lourdement endetté[48], qui quitte sa femme qu’il croit adultère et fuit son travail afin d’adopter la personnalité « d’un noyé non identifié » (T, 1021), « cet être sans nom, sans visage et sans marque dette […]. Cet autre qui allait me permettre d’être hypocritement le même tout en me métamorphosant rétroactivement paradoxalement en mort en son néant » (T, 1025-1026).

Cette falsification identitaire se double d’une altération des caractéristiques physiques de Cornélis, puisque celui-ci, lors d’un pèlerinage dans la ville de Chicago, recourt à la chirurgie plastique afin de camoufler sa personnalité antérieure :

 Avion
 Chicago : Clinique de chirurgie esthétique.
 Salle
 Bloc opératoire.
Séquence détaillée en VO

(VO)
 Le trijumeau, c’est cette grande bandelette qui qui tend ou détend les traits ; il suffit de le sectionner à la base pour que l’expressi ligaturer à la base, après avoir fait une coche de quelques centimètres, pour modifier l’expression. Ici, Ici la pince touche, en un de ses points, le muscle orbiculaire de la bouche : une légère l’insertion d’une prothèse minuscule altère son f sa vitesse de contraction et défigure et désidentifie facialement celui. Ce n’est pas magique, ni m mais délicat. Cela, en tout cas, n’est pas assimilable au lifting que que certaines femmes subissent après 45 ou 50 ans et qui ne se fait qu’en relev tendant les peauciers de la tête et qu’en les suspenseurs des joues.

T, 1027-1028

« Désidentifié », masqué (le thème du théâtre apparaît déjà dans La mort de Charité où le personnage principal est qualifié d’« homme de théâtre » [T, 1013]), voire transfiguré (au sens christique), Cornélis revient à Montréal où « il découvre le mal, l’orgie, les plaisirs de la mort » (T, 1023).

Mais Cornélis se lasse rapidement de sa nouvelle personnalité ; anti-Dante (« Il ne s’agit pas de remonter l’Hadès ou de suivre Dante dans les dans sa forêt obscure dans sa course létale » [T, 1025]), il entreprend « le contraire d’un voyage aux enfers » (T, 1021) et souhaite recouvrer à la fois sa femme et son ancienne identité. Or, cette « pseudo-résurrection » (T, 1029) lui est irrémédiablement refusée : incrédule, sa femme le renvoie à son faux décès. « [C]oincé dans sa mort » (idem), Cornélis « frappe le néant (car il ne peut plus vivre, ni mourir) » (T, 1021) et se voit donc pris dans un espace interstitiel, un lieu intermédiaire fatal et inconciliable, qu’Aquin représente par un chiasme éloquent :

il ne peut vivre et ne peut revenir
il peut revenir mais se tue

T, 1030

Ce trépassé parmi les vivants, Christ ressuscité entre deux morts, est un visage emblématique des derniers textes d’Aquin – songeons au narrateur « incarné » mais à l’identité indéterminée de Neige noire –, voire de l’auteur lui-même dont le « projet[49] » de mort volontaire, après une longue succession d’ajournements, s’est finalement concrétisé le 15 mars 1977. À l’image des personnages qu’il s’est créés, à force de frayer avec les marges de l’existence, Aquin s’y est engouffré.

« Disparaître, c’est mourir un peu[50] »

Oeuvres d’artifices, réécritures factices marquées par les interférences génériques et médiatiques, La mort de Charité et Les plaisirs de la mort sont des récits limites où évoluent des héros écartelés, captifs d’un entre-deux incessant. Si, dans ces dramatiques, les interactions intertextuelles et formelles permettent un certain dynamisme du sens, il s’en dégage néanmoins une figure particulière du sujet, éminemment paradoxale, où celui-ci se voit prisonnier d’une situation ontologique intenable où se conjuguent l’être et le non-être, et qui le mène nécessairement à une présence oblitérée au monde.

Est-ce à dire que le sujet aquinien, tel qu’il se manifeste dans les derniers projets de l’écrivain, est fatalement destiné à errer jusqu’à s’abolir dans les marges[51] ? Le propos d’Aquin dans « Le texte ou le silence marginal » au sujet de « la problématique de l’individu et du collectif » est à cet effet éclairant, dans la mesure où l’écrivain, jugeant « l’histoire individuelle indissociable de l’aventure cosmique » (TSM, 322), y « rêve » de dessiner une nouvelle frontière, celle, « aqueuse qui sépare le moi de l’autre, l’individu de sa propre et grisante dissolution dans le groupe » (TSM, 320).

Après quelques considérations sur la félicité paulinienne (« Saint Paul a dit : “Heureux le monde qui finira dans l’extase[52] » [TSM, 322]), Aquin clôt « Le texte ou le silence marginal » sur ces mots : « Dieu seul est devant et autour. Et, comme le dit Schiller, “le milieu est plus consistant que les centres” » (idem). Cette citation attribuée au poète allemand est en fait tirée du Journal de Teilhard de Chardin[53] et renvoie aux concepts de « noosphère » et de « point Oméga » développés par le philosophe dans Le phénomène humain.

La noosphère préfigure, en quelque sorte, la mondialisation actuelle. Conséquence de la « Planétisation humaine » (PH, 269, n. 1), c’est-à-dire de « l’expansion des vagues humaines sur la superficie du Globe » (PH, 266), et de l’intensification des interactions entre individus, « races, peuples et nations » (PH, 269), la noosphère est une couche supérieure d’activité intellectuelle, une « nappe pensante » (PH, 201) qui entoure la terre, où se regroupe la « pluralité des réflexions individuelles » (PH, 279) et où s’harmonisent les consciences « dans l’acte d’une seule Réflexion unanime » (idem). Évolutive, à la manière des composantes de la biosphère, elle tend à se resserrer et à « culminer en avant dans quelque Conscience suprême » (PH, 287), que le philosophe nomme « point Oméga », lieu où « s’additionne et se ramasse, dans sa fleur et son intégrité, la quantité de conscience peu à peu dégagée sur Terre par la Noogénèse » (PH, 289). Lieu de rencontre des consciences plurielles, « état final d’un Monde en voie de concentration psychique » (PH, 291), le point Oméga est le « Pôle supérieur de l’Évolution » (PH, 289), centre transcendant assimilable au Christ, à Dieu. Bien qu’il soit de nature synthétique, le point Oméga n’effectue toutefois pas la fusion des consciences mises en présence, bien au contraire : suivant le postulat selon lequel « l’Union différencie » (PH, 291), Teilhard de Chardin soutient que le point Oméga a pour nature

un système dont l’unité coïncide avec un paroxysme de complexité harmonisée. Il serait donc faux de se représenter simplement Oméga comme un Centre naissant de la fusion des éléments qu’il rassemble ou les annulant en soi. Par structure, Oméga, considéré dans son dernier principe, ne peut être qu’un Centre distinct rayonnant au coeur d’un système de centres. Un groupement où personnalisation du Tout et personnalisations élémentaires atteignent leur maximum, sans mélange et simultanément, sous l’influence d’un foyer d’union suprêmement autonome, – telle est la seule image qui se dessine si nous essayons d’appliquer logiquement, jusqu’au bout, à un ensemble granulaire de pensées, la notion de Collectivité.

PH, 291-292, l’auteur souligne

Ce modèle, caractérisé par une humanité « abandonn[ant] son support organo-planétaire pour s’excentrer sur le Centre transcendant de sa concentration grandissante » (PH, 320), sous-tend en grande partie la production artistique d’Aquin où, bien souvent, se dessine la promesse d’une genèse seconde. Favorisant la conjonction du multiple, la coalescence du pluriel, l’oeuvre aquinienne est à l’image du point Oméga teilhardien : elle est un lieu de rencontre des centres où s’articulent et interagissent les identités plurielles au sein d’une totalité différentielle infinie, gravitant autour d’un foyer unificateur qui, dans l’espace du texte, s’assimile à l’auteur, dans ses rapports avec la communauté des lecteurs.

La question de la relation entre l’auteur et le lecteur devient une réelle obsession dans les dernières années de la vie d’Aquin. Lieu de rencontre, le texte permet une forme de symbiose relationnelle, de communication génésiaque entre l’écrivain et son double, ce dernier acquérant le statut de co-créateur de l’oeuvre :

La littérature jaillit, pour ainsi dire, de cette union entre un écrivain et un lecteur. Au mieux, cette rencontre ressemble à un coup de foudre, à un accouplement fulgurant qui dure le temps de la lecture. Cette conjonction revêt un caractère sacré. C’est l’événement originaire de la littérature, le choc instaurateur de joie, d’exaltation, de pensée[54].

Or une image singulière de l’écrivain se dégage des réflexions qui ont animé la prose et les idées d’Aquin vers la fin de sa vie, et qui n’est pas sans rappeler la posture qu’adoptent les personnages et les narrateurs qui animent ses derniers projets d’écriture. Aquin remarque ainsi, tant chez Mallarmé[55] que chez Gustave Flaubert (cet auteur qui a « disparu dans ses livres »), le désir « d’une écriture impersonnelle où l’écrivain aurait été comme un Dieu hors de la création, manipulant toutes ses créatures, mais étant légèrement absent, mais pas trop quand même parce qu’on sent toujours Dieu derrière cette création qu’est le livre[56] ». Ces propos sur l’effacement de l’auteur font évidemment penser aux positions défendues par la critique (post)structurale des années 1960, d’abord chez Roland Barthes, qui dans « La mort de l’auteur » soutient que « [l]’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit[57] », mais aussi chez Michel Foucault, qui pose en des termes similaires à ceux d’Aquin la question de « l’auctorialité », constatant que « [d]ans l’écriture, […] il est question de l’ouverture d’un espace où le sujet écrivant ne cesse de disparaître[58] » :

l’écriture est maintenant liée au sacrifice, au sacrifice même de la vie ; effacement volontaire qui n’a pas à être représenté dans les livres, puisqu’il est accompli dans l’existence même de l’écrivain. L’oeuvre qui avait le devoir d’apporter l’immortalité a reçu maintenant le droit de tuer, d’être meurtrière de son auteur. Voyez Flaubert, Proust, Kafka. Mais il y a autre chose : ce rapport de l’écriture à la mort se manifeste aussi dans l’effacement des caractères individuels du sujet écrivant ; par toutes les chicanes qu’il établit entre lui et ce qu’il écrit, le sujet écrivant déroute tous les signes de son individualité particulière ; la marque de l’écrivain n’est plus que la singularité de son absence ; il lui faut tenir le rôle du mort dans le jeu de l’écriture[59].

Mais si, dans l’oeuvre aquinienne, l’écrivain est une figure qui tend à s’effacer « derrière cet écran de décombres[60] » qu’est le texte, la « fonction-auteur[61] », de son côté, ne disparaît pas pour autant ; elle se voit même en grande partie réinvestie dans la figure du lecteur qui donne « vie » au texte, par la pluralité des lectures qu’il produit : « Chaque nouvelle lecture d’un livre en constitue une célébration nouvelle et ajoute au livre un peu plus de valeur ; en quelque sorte, chaque nouvelle lecture rejaillit sur l’oeuvre[62]. » Chez Aquin, l’« auctorialité » procède ainsi d’une relation privilégiée entre le texte et le lecteur, érigeant le premier au rang de principe « unificateur » autour duquel s’« organise » la somme de ses lectures ; « [L]a naissance du lecteur, soutient Barthes, doit se payer de la mort de l’Auteur[63] »…

À l’image de Cornélis, héros de La mort de Charité et des Plaisirs de la mort, l’auteur est pour Aquin une figure paradoxale, à la fois présente et absente de son oeuvre, tel un Dieu qui hante son récit à la manière d’un spectre, s’y disséminant jusqu’à « encre[r] chaque caractère[64] ». Agent de la signification, aspirant à une genèse plurielle, l’écrivain, chez Aquin, permet une commun(icat)ion sacrée avec le lecteur, cet « officiant […] [d’]une célébration nouvelle[65] », rassemblant autour de son centre fuyant la somme des interprétations qu’il occasionne : « le sens mystique se glisse précisément à la charnière du moi et du collectif… » (TSM, 322).

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