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En 1927, Henri Michaux publie Qui je fus, son premier recueil de textes, que la critique a souvent présenté en épinglant ces mots : « les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés au premier coup[1] ». Extrait de la huitième section du recueil, cet énoncé a de fait la valeur d’un programme : Michaux entend déjouer le piège que représente selon lui la reproduction des codes génériques fixés par la tradition littéraire. À l’heure où se multiplient les redéfinitions des genres poétique et narratif, par les modernistes et les avant-gardes, il tente à son tour d’inventer une littérature « nouveau style[2] », qui tourne le dos aux conventions pour laisser place à la traduction de pensées éclairs, de pulsions agressives et de troubles physiologiques. La critique des modèles génériques s’explique manifestement, dans son cas, par la fonction exploratoire conférée à l’écriture : cherchant à appréhender et à traduire la vitesse réelle du flux pensant, ainsi que les déséquilibres du système nerveux, Michaux refuse de reconduire ces formes de pure convention que sont les genres et l’exprime dans ses textes par des métaphores apparentant l’écriture à un combat.

Obéissant à des lois, les genres sont à ses yeux des structures figées qui, comme le langage et ses règles syntaxiques, pèsent sur la pensée et empêchent donc l’écriture de se déployer librement. Or, de celles-ci, l’écrivain ne peut se dégager totalement : c’est ce que souligne, dans l’oeuvre de Michaux, leur association récurrente à un ennemi, à un adversaire qui « ne vous laisse que quelques coups heureux[3] ». Pour parvenir à désarticuler ces structures piégeantes, il faut les prendre de vitesse, leur opposer la force subversive du mouvement que le cinéma muet, avec ses personnages agités et son rythme trépidant, a rendue visible. Michaux met effectivement au point, nous allons le voir, des stratégies énonciatives inspirées par les gestes à la fois agressifs et indifférents que le personnage de vagabond incarné par Charlie Chaplin oppose aux conduites réglées par les conventions sociales.

L’hypothèse d’une influence du cinéma muet sur la façon dont Michaux conçoit l’écriture n’est pas nouvelle. En 1976, Jean-Claude Mathieu relevait déjà une parenté entre les aventures de Plume et celles de Charlot[4] ; Claude Mourier a ensuite démontré le caractère cinématographique d’autres textes écrits au tournant des années 1930 : bien qu’il n’ait pas encore signé, comme certains écrivains[5], de poèmes cinématographiques ou de scénarios, Michaux multiplie déjà les raccourcis narratifs pour rivaliser avec le rythme rapide des slapstick américains[6]. Dans les pages suivantes, nous proposons de compléter cette lecture en démontrant que les qualités attribuées par l’écrivain au personnage de Chaplin sont aussi celles qui lui ont permis de s’armer contre les genres littéraires. En analysant des extraits de ses premiers ouvrages (Plume, Mes propriétés, Ecuador) à la lumière de ses considérations sur le cinéma et, plus particulièrement, des propositions développées dans un article consacré à Charlot (« Notre frère Charlie », 1924), nous verrons en effet qu’il ne s’agit pas simplement d’écrire vite, mais aussi de porter atteinte aux modèles génériques par déformations et court-circuitages.

Le cinéma, un modèle d’écriture

Pour traduire la vitesse du flux pensant ou « dire la chair du corps sans la pétrifier[7] », il faudrait idéalement dégager l’écriture de tout modèle, de « toute forme qui pourrait l’enserrer et l’immobiliser[8] ». Or, à lire attentivement les textes de Michaux, on comprend que celui-ci ne croit pas en la possibilité d’écrire sans être influencé par les codes génériques. De la même façon qu’elle s’arrime au concept philosophique de tabula rasa tout en dénonçant son impossibilité effective, son oeuvre formule le voeu de se déprendre des modèles littéraires mais démontre, en même temps, le caractère illusoire de ce projet : à l’écrivain désireux de prendre le large ne s’offre aucune perspective d’échappée, seulement des occasions de lutte, menant au mieux à une altération des modèles génériques. Conscient de ne pouvoir s’affranchir de l’influence de ceux-ci, Michaux prend effectivement le parti d’écrire contre, c’est-à-dire de les attaquer, par les moyens conjugués de la déformation expressive[9] et du court-circuitage.

Le recueil Qui je fus en fait déjà la démonstration. Michaux forge par exemple, avec ses poèmes, un espéranto lyrique[10] salissant la pureté de la poésie classique (Boileau est cité et pris à partie) par introduction d’onomatopées et de mots déformés, refaits dans la bouche, afin de leur conférer de la chair ou du souffle. Cette volonté de rendre un corps à l’écriture s’observe également au niveau de la composition du recueil : dénonçant l’illusoire unité du « moi », l’auteur fait varier les formes génériques (essai, récit, poésie) comme autant de voix représentatives des multiples personnalités couvant sous sa peau[11]. Ce faisant, au piège que constitue la reproduction maîtrisée d’une forme, Michaux oppose une écriture volontairement décousue : l’expérimentation de genres différents s’exerce de fait sur le mode du coq-à-l’âne qui, par ses effets de court-circuitage, permet de les tenir à distance.

Expression du flux pensant, déformation du réel

Les recueils suivants mettent en oeuvre une même dynamique critique. « Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir[12] », lit-on dans la postface de Plume précédé de Lointain intérieur. Voulant rendre compte des changements de direction brusques et constants du flux pensant, Michaux tente de reproduire les mouvements que lui inspire le cinéma : fasciné par le défilement rapide des images filmées, offrant à ses yeux un parfait équivalent visuel du fonctionnement de la pensée, il s’efforce de conférer à ses écrits une pareille dynamique. En 1927, les textes de Qui je fus font déjà état d’une volonté de gagner en vitesse d’écriture ; les recueils ultérieurs ne feront qu’expérimenter les moyens de parvenir à suivre les sautes d’une pensée à l’évolution rapide et discontinue. Le maximum de rapidité est atteint dans les années cinquante, avec l’expérimentation de substances hallucinogènes. Michaux ne multiplie pas seulement dans ses textes[13] les métaphores cinématographiques pour caractériser les mécanismes de la pensée ou les visions provoquées par la drogue ; il invente également de nouvelles formes d’écriture, comme des poèmes qualifiés de tapis roulant en marche[14], qui reproduisent les « films impromptus[15] » et incohérents de son cinéma mental : les mots, témoins indirects du passage accéléré des idées, sont saisis au hasard et simplement juxtaposés, sans chercher à leur conférer un sens.

Cependant, l’intérêt de Michaux pour le cinéma ne s’explique pas uniquement par sa recherche d’une forme d’expression immédiate et fidèle du flux pensant. Le septième art nourrit aussi son besoin de fiction, de déformation du réel. En s’appuyant sur des témoignages de proches et sur une recension de toutes les références au cinéma présentes dans son oeuvre, Anne-Élisabeth Halpern a récemment dressé un portrait de l’écrivain en cinéphile insatiable, dont les goûts vont des slapstick de la Keystone aux documentaires scientifiques, en passant par le cinéma de genre (westerns, films fantastiques) puis les films hindous, bengalis et japonais découverts lors de ses voyages[16]. À l’évidence, en matière de films, Michaux ne s’embarrasse guère des questions de genre : pour peu qu’il soit vecteur d’évasion, de voyages imaginaires, ou générateur de sensations fortes, le cinéma lui plaît. Loin de réduire l’image filmée à la reproduction du visible, l’écrivain pense que la caméra peut être un outil d’exploration du réel (lorsqu’un gros plan fait apparaître des pans insoupçonnés de la réalité, des détails imperceptibles à l’oeil nu) et, donc, un moyen d’en déformer les représentations conventionnelles.

Michaux appréciait ainsi les courts métrages scientifiques de Jean Painlevé sur la vie sous-marine, comme La pieuvre (1927), Les oursins (1928) et L’hippocampe (1933), qui tirent la représentation de la faune vers le fantastique et lui confèrent, par le léger tremblement de l’image, un pouvoir hypnotique. Il s’en souviendra d’ailleurs au moment de réaliser, avec Éric Duvivier, un documentaire médical sur les effets des psychotropes : voulant restituer la fulgurance, mais aussi l’étrangeté des visions suscitées par la drogue, il fait introduire des photogrammes de films de Painlevé parmi les Images du monde visionnaire (1963)[17]. Comme l’a souligné Halpern, il semble que Michaux ait mentalement conçu ce documentaire en mettant bout à bout des souvenirs de films lui ayant permis d’entrevoir d’autres mondes ou d’étancher sa soif de vitesse, de mouvements. On y trouve en l’occurrence des séquences filmées depuis un train en marche ou une voiture lancée sur des montagnes russes, ressemblant à celles d’Entr’acte (1924), un film dadaïste de René Clair, et une scène animée par l’agitation incongrue d’un « personnage en redingote et chapeau-claque à la Mack Sennett[18] », tentant en vain de monter sur un échafaudage.

L’influence des slapstick américains

Un même constat s’impose concernant ses fictions littéraires. Les films de la Keystone, qui ne se soucient pas de la vraisemblance et laissent une « impression confuse de vitesse vertigineuse, de courses, de sauts, de gesticulations sauvages[19] », ont constitué dès 1923 une source d’inspiration majeure pour l’écrivain. Michaux regarde alors les films de Chaplin, qui se passent de personnages élaborés et de progression dramatique, et apprécie particulièrement les gestes impulsifs de Charlot, dans lesquels il voit un « automatisme de clown[20] » d’un « comique formidable[21] » et, de surcroît, profondément subversif. Aussi projette-t-il d’écrire à son tour les péripéties d’un personnage à la fois drôle et transgressif. De ce projet, les aventures de Plume, né à la fin des années 1920, sont assurément la réalisation : les treize textes repris en 1938 avec ceux du Lointain intérieur sont tous fondés sur un même schéma narratif élémentaire (éventuellement répété plusieurs fois[22]), rivalisant avec la rapidité des gags développés en trois temps dans le cinéma burlesque[23]. On y retrouve en outre quelques ingrédients essentiels des slapstick américains : performances acrobatiques, détournements d’objets et retours de bâton.

L’influence des slapstick ne se limite toutefois pas à l’écriture de Plume. Comme l’ont montré Mourier et Halpern, ceux-ci sont également à l’origine de textes mettant en scène de rapides métamorphoses[24], des gestes de clowns nerveux ou d’hommes à l’allure de bête sauvage – comme dans le récit de l’« Origine de la peinture » (1922), où Halpern reconnaît le souvenir d’un court métrage de Chaplin, Son passé historique[25]. Ajoutons aussi à cette liste les nombreux récits d’agression physique qui insistent sur la manière dont on peut « frappe[r] comme par distraction[26] », avec un « sadisme constant[27] », ou décrivent des gestes d’exaspération nerveuse, comme le « dégorgement répété de la main[28] » dans « La mitrailleuse à gifles ». Certains de ces textes peuvent bien sûr être lus comme une description métaphorique du geste pictural selon Michaux : pour rappel, la peinture constitue à ses yeux le seul véritable moyen de libérer des pulsions refoulées, de les exorciser avec rage, rapidité et jouissance, afin de « vivre en milieu explosif, dans la vitalité même de la vie[29] ». Cependant, cette rage mêlée de jouissance est aussi celle d’un écrivain qui, lorsqu’il est interrogé sur la fonction sociale de l’écriture, se distancie des formes classiques de littérature engagée en identifiant l’action du poète à celle d’un Charlot profondément immoral, certes, mais dont les gestes permettent aux spectateurs d’exorciser des désirs enfouis et d’en rire[30].

Ainsi Charlot est-il pour tous un frère, un ami[31], un bienfaiteur[32] et, pour Michaux, un modèle à suivre. Dans un fragment du recueil Mes propriétés (1930), le poète avoue : « Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi, non. J’aime mieux battre. […] Je le rince, je l’étire (je commence à m’énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume[33]. » Inspiré par les gestes agressifs de Charlot, ce portrait de l’auteur nous rappelle sa volonté de mettre en mots la « vie impulsive[34] », mais définit aussi, de façon imagée, les procédés permettant de malmener les conventions génériques : les gestes de serrer et de résumer nous renvoient à la stratégie du raccourci narratif, permettant d’écrire vite, et l’action d’étirer, à une opération de déformation.

Charlot, un alter ego

Rappelons ici que l’identification d’un écrivain au personnage de Charlot fut, dès les années 1920, un fait relativement courant. Comme l’a démontré Nadja Cohen, de nombreux poètes se sont comparés à cet « homme-image[35] » tout en mouvements et à la moralité douteuse : par ses transgressions systématiques de l’ordre social et son langage purement gestuel (non verbal), ce personnage de vagabond semblait réunir tous les ingrédients nécessaires à l’élaboration d’une poésie libérée des valeurs bourgeoises comme des contraintes de la syntaxe. Cela dit, à lire les textes qui lui sont consacrés ou le mettent en scène, on remarque que les traits prêtés à Charlot diffèrent sensiblement d’un auteur à l’autre. Par exemple, tandis que Soupault, dans son Charlot (1931), s’empare du personnage conformément à sa « vision romantique du poète rêveur, incompris, épris de liberté[36] », Cendrars s’y identifie en mettant l’accent sur sa maladresse : Charlot est « gaucher et […] bègue[37] », à l’image de celui qui a été amputé de la main droite et s’est choisi un patronyme annonçant, souligne Cohen, un usage bégayant de la langue[38].

Dans le cas de Michaux, l’identification à un Charlot immoral et agressif met également en exergue un désir de transgression : l’écrivain partant en guerre contre le langage et les genres littéraires se choisit logiquement un alter ego tout à fait explosif, multipliant les coups de pied et autres jeux de jambe, et assuré de sa « non-valeur sociale[39] ». Néanmoins, il y a aussi, à l’origine de cette identification séditieuse, une importante réflexion sur ce qu’est écrire à une époque transformée par l’invention du cinématographe.

Pour le comprendre, il faut revenir sur les textes que Michaux a rédigés entre 1922 et 1925, du temps de sa collaboration au Disque vert, une revue de littérature dont le modernisme se manifestait par une « volonté d’ouverture à “l’esprit nouveau”[40] ». Michaux, qui n’est pas encore écrivain, mais un lecteur assidu de la revue d’Ozenfant et Jeanneret, témoigne de cette ambition dans chacune des lettres qu’il adresse à Franz Hellens, écrivain et directeur du Disque vert. À lire cette correspondance, on découvre de fait un homme soucieux d’abandonner les vieux « trucs de cuisine[41] », d’inventer une littérature « nouveau style[42] » et qui, pour ce faire, s’intéresse à des « théories variées[43] » en matière de psychologie, de psychiatrie… et de cinéma.

Fatigue !

En 1922, ayant davantage réfléchi aux possibilités expressives du cinéma qu’à celles de la littérature, Michaux envisage d’abord d’écrire un scénario, puis se lance finalement dans la rédaction d’une série de textes définissant les moyens de parvenir à une traduction des symptômes de l’homme moderne (nervosité, fatigue, indifférence), après en avoir trouvé la cause dans la fréquentation des salles de cinéma.

Michaux explique en effet, dans sa première chronique sur les arts modernes, que le cinéma, avec ses « images mimiques[44] », est à l’origine du développement d’une nouvelle forme d’intelligence, caractérisée par une sensibilité accrue au mouvement, à la vitesse : « Émotivement, l’Homme est plus vite », écrit-il, en notant que les spectacles cinématographiques « font les émotions et les états d’âme plus nombreux, plus brefs, plus rapides[45] ». Michaux dresse alors le portrait d’un homme moderne fortement affaibli, en faisant référence aux thèses de Jean Epstein, dont il a lu Bonjour cinéma (1921) et La poésie d’aujourd’hui. Un nouvel état d’intelligence (1921). C’est à ce dernier livre, démontrant l’influence du cinéma sur l’écriture des poètes, que Michaux pense en renvoyant aux travaux du cinéaste. Epstein y explique de fait que l’époque moderne se caractérise par un état d’épuisement physique et cérébral sans précédent, principalement dû à une sollicitation accrue de l’attention[46], et démontre ensuite que cette fatigue exerce, tout comme le cinéma, une vraie influence sur la manière d’écrire des poètes[47].

S’intéressant lui-même aux phénomènes d’altération psycho-physiologique, qu’il a découverts en lisant Théodule Ribot[48], Michaux reformule cette hypothèse en insistant sur la plasticité des corps et du système nerveux, puis dessine la courbe d’une évolution progressive de l’état physiologique de l’homme, dont le stade ultime est l’épuisement nerveux provoqué, à l’aube du xxe siècle, par l’action conjuguée des nouveaux moyens de transport et du cinématographe : confronté à un défilement continu d’images trépidantes[49], l’homme moderne devient de plus en plus nerveux, de plus en plus fatigué. Et c’est ce qui explique, ajoute Michaux, qu’il recherche désormais, avant toute chose, la simplicité en art : « Le xxe siècle-Art est blasé de la complexité, du luxe, des détails[50]. »

Michaux défend, à la suite d’Epstein, la thèse d’un recul de l’intellectualisme dans les arts et les lettres modernes. Dans La poésie d’aujourd’hui, le cinéaste observe effectivement une tendance, chez les poètes, à préférer l’expression des sensations au développement d’idées et, ce faisant, à adopter une écriture de la notation, volontairement elliptique : dorénavant, note Epstein, « on ne raconte plus, on indique[51] », de façon à reproduire le plus exactement possible la fulgurance des sensations, ou bien cette « vitesse de pensée que le cinéma enregistre et mesure[52] ». Michaux observe lui aussi l’apparition d’un « tic-tac plus rapide de représentations et d’émotions dans les arts[53] » ; toutefois, alors qu’Epstein s’intéresse surtout à des écrivains comme Cendrars, Aragon et Cocteau, qui montrent comment écrire vite, il attire plutôt l’attention sur des phénomènes tels que l’invention de l’espéranto, le cubisme, l’art nègre et la littérature enfantine, lesquels lui semblent répondre mieux encore au nouveau « besoin […] d’universalité et de simplicité[54] » épinglé par le cinéaste.

Les rêves et le cinéma muet comme horizon de l’écriture

L’année suivante, Michaux publie un essai (Les rêves et la jambe, 1923) qui vient compléter cet ensemble de phénomènes en pointant l’invention, en littérature, d’un « style rêve[55] » doué d’une égale simplicité. Ce style, qu’il a découvert dans un récit fantastique de Hellens, Mélusine ou la robe de saphir (1920), constitue d’après lui l’avenir de la littérature, qu’il redéfinit à partir des caractéristiques du rêve : déformation du réel, manifestation de sensations corporelles (le style rêve est un « style morceau d’homme[56] »), vitesse d’exécution et simplicité d’expression (les mots doivent évoquer des choses, non des concepts). Or, la logique des rêves décrite dans cet essai est à l’évidence inspirée par le cinéma muet et, en particulier, par le comportement irrationnel de Charlot. En effet, les rêves ne sont pas seulement muets et mouvementés ; l’écrivain leur attribue aussi d’autres caractéristiques : absurdité, insensibilité (ou anaffectivité), coq-à-l’âne – caractéristiques qu’il reprend très exactement, deux ans plus tard, dans le portrait de Charlot écrit pour un numéro spécial du Disque vert[57].

Il faut dire que Michaux perçoit, dans l’absurdité des rêves comme dans les réactions impulsives de Charlot, la preuve d’une possible révolte du corps, d’une revanche prise sur la pensée complexe et les conventions sociales. Dans Les rêves et la jambe, il démontre, avec Ribot[58], que les rêves sont d’abord la traduction d’une « conscience partielle fragmentaire, et intermittente des membres, d’organes internes ou de la peau[59] ». Michaux se distancie de la sorte des théories freudiennes alimentant les expérimentations des surréalistes, lesquels n’offrent selon lui qu’un faible aperçu de la vie mentale du dormeur : leurs récits de rêve ne sont que des dissertations écrites en « style d’homme éveillé[60] ». À l’inverse, Charlot fait vivre le subconscient dans chacun de ses gestes simples et rapides :

Proust, Freud, sont des dissertateurs du subconscient.
Charlie, acteur du subconscient.
Un homme penché sur une cuve. Vous voyez ses fesses que le pantalon claque. Une association d’images naturelle, immédiate, un désir subconscient mais universel : lui donner un coup de pied au derrière, et voir la tête, le corps de l’homme chavirant dans la cuve.
Mais les uns ne remarqueraient même pas leur désir, tellement il est instinctivement, immédiatement repoussé.
Proust, Freud, J. Romains le remarqueront, le diront.
Et Charlie donnera le coup de pied.
C’est pourquoi Charlie est dadaïste. Sa vie est coq-à-l’âne. Ni milieu, ni commencement, ni fin, ni lieu. Les désirs du subconscient, les impulsions réalisées sur-le-champ[61].

Contrairement aux littérateurs, Charlot parle un langage universel, immédiatement compréhensible : celui du corps. De plus, ses réflexes sont la manifestation directe des symptômes de l’homme moderne : nervosité, fatigue et indifférence (absence d’émotions) sont effectivement les premières voies d’accès au subconscient. Ainsi Charlot constitue-t-il un modèle pour l’écrivain désireux de rendre un corps à l’écriture et de traduire les opérations rapides et inconscientes de la pensée. Or, comment Michaux peut-il rivaliser à l’aide de mots seuls ?

Dans un article sur le surréalisme écrit l’année suivante, Michaux analyse les textes automatiques de Poisson soluble (1924), apprécie leur style d’homme « indifférent à tout[62] », « inémotif[63] », mais juge qu’ils manquent de vitesse et de corps, et propose donc d’aller plus loin, avec « des pages entières d’onomatopées, des cavalcades syntaxiques, des mêlées de plusieurs langues[64] ». Michaux imagine une écriture tout en mouvements, sauts de puce, coq-à-l’âne et démangeaisons. Comme il le note dans ses Rêves d’enfant (1925), c’est d’un fourmillement que naissent, chez lui, les signes graphiques : « Doigt engourdi. – Quatre fourmis jaunes me sortent du doigt, tandis que sous le toit blanc de la peau, une à l’intérieur s’occupe des oeufs[65]. » L’engourdissement de ses doigts donnera de fait bientôt naissance à des animaux « inventés “nerveusement”[66] », « faits paresseusement[67] », puis, quarante ans plus tard (avec Saisir, 1979), à une multitude de formes insectueuses[68] concrétisant le devenir-fourmi[69] de l’écrivain.

Déformations, court-circuitages

À l’image de Charlot, dont l’invention représente aux yeux de Michaux une « réaction contre le romantisme[70] », l’écrivain peut en effet devenir tout à fait insensible : il se laisse alors gagner par ses pensées éclairs, ses pulsions agressives, et multiplie par conséquent les entorses aux conventions littéraires. Michaux le soulignait déjà en 1923 dans Les rêves et la jambe : à l’écrivain moderne, il n’incombe pas seulement d’écrire « comme on se tâte le pouls[71] », mais de prendre la littérature par-dessus la jambe, en faisant de la désinvolture, sinon de l’indifférence, sa marque de fabrique. Et pour cause, ces qualités ne permettent pas uniquement d’écrire vite ; elles sont aussi l’arme privilégiée de celui qui veut court-circuiter les modèles génériques sans pour autant croire en la possibilité de s’en débarrasser totalement : l’écrivain indifférent ne bafoue les codes que pour mieux faire apparaître leur caractère aliénant.

De cette façon, Michaux rivalise réellement avec le langage « simple, primitif [72] » de Charlot, lequel est aussi, par son insensibilité, doué d’une vraie puissance critique. Toutes les aventures décrites dans « Notre frère Charlie » (des comptes rendus de films vus[73], pour la plupart) insistent sur ce point : confronté à une situation problématique, Charlot trouve l’idée simple, fait sans s’émouvoir le geste qui le mettra, certes, en péril, mais lui permet malgré tout de satisfaire d’abord ses besoins immédiats, ses « désirs utilitaires[74] ». Qu’il soit en cavale ou piégé par les forces de l’ordre, il ne cesse donc, en définitive, de prendre sa revanche sur l’arbitraire des conventions, en leur opposant l’évidence de ses gestes « tout en réflexes de nerveux fatigué[75] ».

Indifférence et agressivité de l’écrivain

Cette puissance critique, faite d’insensibilité et de gestes simples, Michaux l’a indéniablement conférée à Plume. Découvrant au réveil le cadavre de sa femme, celui-ci reste indifférent ; l’événement ne l’affecte pas ; interrogé par la police, il reste muet, se rendort et laisse ainsi engager une procédure judiciaire contre lui[76]. Par distraction, il exprime un désir que ne prévoit pas le menu d’un restaurant, ne peut expliquer logiquement ce geste aux forces de l’ordre (il passe du coq à l’âne, s’empêtre dans ses explications) et finit par se faire arrêter[77]. D’épisode en épisode, Plume découvre les lois de la vie en société en les bafouant, se laisse indifféremment prendre au piège (il est successivement arrêté, inculpé, dépouillé, mutilé) ou tente une dérobade par un dernier geste simple.

Comme l’a démontré Jean-Claude Mathieu dans sa lecture de Plume, les aventures de ce personnage passant outre les conventions peuvent être lues comme une métaphore du travail d’écriture opéré par la plume de Michaux : ces récits sont à l’évidence le fait d’un écrivain qui teste l’efficacité narrative du détournement de lieux communs (proverbes, expressions figées). Le geste se veut bien sûr récréatif : certains clichés sont remis en mouvement, transformés en actes, et produisent de la sorte « des situations bouffonnes, invraisemblables, absurdes[78] », racontées avec la simplicité des comptines pour enfants. Néanmoins, Michaux reste critique envers le langage : les malheurs de Plume mettent aussi en exergue « le fonctionnement à vide de la rhétorique, dans la parole commune[79] ». Pour rappel, les discours des figures s’opposant à Plume sont uniquement composés de stéréotypes langagiers et se caractérisent en outre par un enchaînement de subordonnées, soulignant la volonté de soumettre le vagabond à l’ordre, de le piéger. Or, avec son silence obstiné et ses bafouilles sans queue ni tête[80], Plume force le discours de l’ordre à se répéter d’une façon incongrue, qui souligne le rapport d’aliénation du sujet au langage mais désamorce en même temps, avec humour et simplicité, le pouvoir des locutions courantes.

Plume, frère de Charlot et alter ego de l’écrivain (comme le confesse Michaux[81]), n’est donc pas un parfait innocent ; d’ailleurs, par un mélange de distraction et d’insensibilité, il peut très bien se mettre à arracher des têtes[82]. Observons également que l’épisode « Plume au restaurant » a pour pendant le portrait de l’écrivain en agresseur commenté en introduction : dans ce texte du recueil Mes propriétés[83], l’action se déroule pareillement dans un restaurant, mais se termine par une dérobade, exactement comme l’un des scénarios que Michaux rapporte dans « Notre frère Charlie », en pensant au film The Immigrant (1917). Dans ces deux derniers textes, la fuite est semblablement précipitée par un geste simple, impulsif : tandis que Charlot « biffe précipitamment les chiffres[84] » qu’il vient d’inscrire sur les murs pour calculer sa dette, le poète « jette ostensiblement[85] » le contenu du verre dans lequel il a introduit sa victime.

Ce geste de défiguration et de réduction, un autre texte de Mes propriétés le dirige explicitement contre la littérature ; l’écrivain est un homme fatigué de se battre toute la journée contre tous et même contre les livres, qu’il met en pièces en détournant les mots de leur sens et de leur apparence première :

Ce qui me fatigue ainsi ce sont mes interventions continuelles.
J’ai déjà dit que dans la rue je me battais avec tout le monde ; je gifle l’un, je prends le pied de l’autre, je prends les seins aux femmes, et me servant de mon pied comme d’un tentacule, je mets la panique dans les voitures du Métropolitain.
Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.
Je l’attrape et, après quelques efforts, je le déracine et le détourne définitivement du troupeau de l’auteur.
Dans un chapitre vous avez tout de suite des milliers de phrases et il faut que je les sabote toutes. Cela m’est nécessaire[86].

Intitulé « Une vie de chien », comme l’un des célèbres films de Chaplin (A Dog’s Life, 1918), ce texte a la fonction d’un art poétique : en décrivant ce qu’il fait subir aux livres, l’écrivain nous dit comment il écrit, c’est-à-dire par détournement de significations et déformation de vocables. Jean-Pierre Martin l’a parfaitement démontré en rapprochant l’opération de sabotage décrite dans ce texte d’une réécriture que Michaux a insérée parmi les fragments du récit de son voyage en Équateur[87]. Dans ce livre, paru un an plus tôt, l’auteur vante déjà les bienfaits de ses lectures profanatrices, conjuguant « les moyens de l’amnésie, de la lecture latérale, du caviardage et du vandalisme[88] ». « Je lis très mal, repoussant incessamment, avec haine, refus et mauvaise foi », avoue-t-il, puis reproduit, en guise de preuve, la dépouille d’un « texte très sérieux sur les arts graphiques[89] » (une étude sur le peintre Georges Papazoff) qu’il vient de lire. De sa lecture ne subsiste en effet qu’un déchet, des phrases-lambeaux, grammaticalement fautives et, surtout, à l’enchaînement incohérent. L’écrivain a bafoué l’ordre du livre en lui substituant un texte décousu, qui suit les coq-à-l’âne de la pensée et laisse deviner, par la répétition de consonnes fricatives, les accents nerveux d’une parole bafouillante :

Après son mariage, son instinct le fit geindre Mallarmé.
Sa pose et son goût des frictions ne facilitèrent pas son abcès.
Geindre était pour lui un homme qui n’avait pas besoin de « self », un roteur obscur enregistrant les actes de naissance.
Soudain, il s’arrête, dressant sa hune à louer sur un clapier de grandes personnes, bafouillant le modèle avec des éclats à frire le diable.
Il pouffa… Trop facile de faire sa pieuvre au large !…
Questionnant les trains qui répondirent comme à un fou, son monotone l’était sans précision ni joie, tel un cratère en mal de clients.

E, 176

Ecuador, autopsie d’un ratage

En comparant cette réécriture à son texte source, Jean-Pierre Martin explique très justement que les mots déformés par Michaux sont révélateurs de sa volonté de dire les troubles d’un organisme volcanique, à l’image des paysages parcourus[90]. Quant à nous, nous proposons de percevoir en outre dans ce texte déformé la démonstration d’une traduction possible des symptômes de l’homme moderne (selon Michaux) par la mise à distance du lyrisme romantique (que soulignent l’évacuation du « self » et l’utilisation du terme « geindre »), par l’expression d’un caractère joyeusement irrévérencieux, voire immoral, et, enfin, par la figuration d’une revanche explosive du corps sur les conventions. Le narrateur confirme ainsi ses liens de parenté avec Charlot. Le « roteur obscur » partage à l’évidence avec le personnage de Chaplin le « goût des frictions », une incapacité à se conformer à l’ordre (que représentent le « clapier des grandes personnes » et le modèle « bafouillé ») et un comportement irrationnel, qui renforce son isolement : c’est un fou, un diable insensible, indifférent, dont les éructations réduisent à néant toute velléité de se faire comprendre. Enfin, la signature de ce clown bafouillant et pouffant, animé d’une énergie rare, est un geste impulsif qu’on peut assimiler à une rature : s’attaquant au modèle avec « des éclats à frire le diable », il ne laisse derrière lui qu’un texte méconnaissable, et salissant de surcroît l’hermétisme mallarméen, auquel est substitué un incompréhensible bafouillage.

Le journal Ecuador mérite d’être relu à travers le prisme de cette analyse. En effet, si l’on en croit la notule expéditive tenant lieu de préface, ce livre est lui aussi un raté : « Un homme qui ne sait ni voyager ni tenir un journal a composé ce journal de voyage. Mais, au moment de signer, tout à coup pris de peur, il se jette la première pierre » (E, 139). À l’écrivain qui signe une oeuvre maîtrisée, Michaux oppose celui qui ne connaît pas les codes du genre qu’il pratique et désavoue finalement son texte par un geste de repentance, reconduit dès la première page du journal : « Je n’ai écrit que ce peu qui précède et déjà je tue ce voyage » (E, 142). Ainsi passe-t-on de l’annonce d’un texte mal ficelé au constat d’un texte raté. Il faut bien dire qu’Ecuador ne tient pas les promesses d’un récit de voyage en bonne et due forme : de l’aveu même de l’auteur, on y trouve peu de descriptions susceptibles d’ouvrir l’horizon du lecteur. Et pour cause, l’apprenti voyageur « ne voit rien, […] ne comprend rien » (E, 149) ; les spectacles qui se déroulent devant lui le laissent insensible, indifférent, ou bien l’énervent, provoquent sa colère. Aussi préfère-t-il court-circuiter les tableaux attendus : le portrait de l’Équatorien est sans cesse reporté, et les descriptions de paysages ou de coutumes locales, résumées de façon expéditive[91].

Celui qui préfère aux livres le « cinéma plastique » (E, 145) et qui, à bord d’une « Pearless de course » (E, 194) déjà conduite à vive allure par un fou, « réclame [encore] de la vitesse » (idem), se réserve par contre le droit de commenter un peu longuement ses troubles physiques et les idées simples traversant son « manchon pensant » (E, 159). Comme dans le recueil précédent (et ceux qui suivront), Michaux ne cesse de faire varier les sujets et les formes d’écriture, d’accélérer ou de ralentir comme bon lui semble, de contracter ou de dilater certains passages, et montre de la sorte comment conférer du rythme, du mouvement à l’écriture : la lecture d’Ecuador laisse une « impression de décousu, de coq-à-l’âne, de rêverie à bâtons rompus[92] », comme le notait Epstein en observant l’influence du cinéma sur l’écriture des poètes.

Michaux signe un récit elliptique, mais porteur d’une énergie impétueuse, assimilée à celles des volcans (E, 161), des torrents (E, 165), des tourbillons (E, 189), et qui se caractérise, en outre, par une attention portée à la description de gestes impulsifs, de courses (poursuites, fuites, dérobades) et de déséquilibres (chutes, vertiges). Ce faisant, l’écrivain s’efforce déjà de parvenir à la traduction de pensées éclairs, de pulsions agressives et de troubles physiologiques : comme nous l’avons souligné en début d’article, Michaux assigne à l’écriture la fonction de saisir les mouvements du corps organique et du flux pensant. S’il reconnaît les défauts du langage verbal, son manque d’expressivité et de vitesse, il ne cesse toutefois de mettre au point des techniques énonciatives permettant de rendre un corps à l’écriture et de lui insuffler du rythme, c’est-à-dire de la vie.

Le récit du voyage en Équateur en est un exemple parfait : feignant de ne point maîtriser les règles du genre, le narrateur d’Ecuador s’autorise une écriture rapide et discontinue, à l’image de ses pensées désordonnées et de son corps « tout fléchissant, comme prêt à se rompre » (E, 188) – ce qui est le symptôme, selon Michaux, d’une grande fatigue : « Une fatigue, c’est le bloc “moi” qui s’effrite[93] », lit-on dans Qui je fus. Comprenons bien que la fatigue est cet état amenant à découvrir la fragilité du sentiment de l’unité et de la permanence de l’identité personnelle, pour reprendre ici les termes utilisés par Ribot dans Les maladies de la personnalité. S’inscrivant dans le sillage des recherches menées par ce dernier, Michaux explore les effets de désorganisation psychique et de dérèglement organique causés par la « fatigue moderne », et tente d’en rendre compte en adoptant un régime de notation rapide : l’écriture devient ainsi, comme le cinéma burlesque qu’il apprécie tant, un art de l’instant, de la brièveté et de la vitesse.

Or rappelons qu’à l’origine de la « légèreté » de son écriture, il y a d’abord une volonté de se déprendre de l’influence exercée par les conventions littéraires, en faisant des symptômes de l’épuisement nerveux (indifférence, désinvolture, agressivité) autant de moyens d’écrire contre : comme on l’apprend en lisant « Une vie de chien », sa fatigue est avant tout celle d’un écrivain visant à subvertir les modèles génériques et qui, pour ce faire, met au point des stratégies énonciatives (court-circuitages, déformations expressives) inspirées par les gestes à la fois indifférents et agressifs que le personnage de Chaplin oppose aux conduites réglées par les conventions sociales. Telle est bien l’ambition qui sous-tend l’écriture de ce texte à l’apparence désordonnée qu’est Ecuador. En laissant s’exprimer, comme le fait Charlot, son tempérament d’homme nerveusement fatigué, et par conséquent versatile, le narrateur procède, nous l’avons noté, tantôt à la réduction des ingrédients incontournables d’un récit de voyage, tantôt à l’introduction d’éléments incongrus, qui fait verser la relation du vécu dans la fiction. Ainsi malmène-t-il les conventions du genre, tout en posant les bases d’une nouvelle poétique du corps[94], qui valorise le geste simple, impulsif.