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Des nombreuses formes de rencontre entre la littérature et le cinéma, les journaux de tournage sont, à n’en pas douter, l’une des moins étudiées. Rédigés par les cinéastes eux-mêmes ou, parfois, par une tierce personne, ces textes ont rarement été envisagés comme un genre à part entière[1] en raison de leur variété et de leur hétérogénéité – certaines de ces productions n’étant guère plus que des brochures publicitaires accompagnant la sortie du film.

De fait, l’exigence formelle qui préside à leur écriture est très variable : un abîme sépare ainsi un récit à visée didactique et promotionnelle comme celui de Marcel Lapierre qui dévoile, dans Aux Portes de la nuit : le roman d’un film (1946), les coulisses d’un film de Marcel Carné, d’une narration sophistiquée comme celle d’Un roman russe (2007) d’Emmanuel Carrère, dont l’un des fils rouges est le récit du tournage de Retour à Kotelnitch par l’écrivain-cinéaste, ou d’une machine complexe comme Mortinsteinck : le livre du film (1999) de Nathalie Quintane, paru, comme le précédent, chez P.O.L.

Ces trois exemples, pris au sein d’un vaste corpus qui reste à cartographier, donnent déjà une idée de la variété formelle que l’on peut y rencontrer. L’écriture diariste y est souvent utilisée – comme dans L’Inde fantôme de Louis Malle (1968) – mais pas nécessairement : Vincent Ravalec opte, quant à lui, pour le récit rétrospectif satirique mêlé d’éléments fictionnels dans Les souris ont parfois du mal à gravir la montagne (2000), quand Philippe Claudel, lui, préfère la forme de l’abécédaire dans Petite fabrique des rêves et des réalités (2008). Le texte est souvent rédigé par le réalisateur lui-même, à quelques notables exceptions près, comme celle d’Eleanor Coppola qui tient le journal d’Apocalypse Now sur le tournage duquel, pour le meilleur et pour le pire, elle accompagne son mari volage. Parfois illustrés de photographies, de tels ouvrages prennent occasionnellement la forme de bandes dessinées – comme Feuille de chou : journal d’un tournage du dessinateur Matthieu Sapin (2010) consacré au film de Joann Sfar sur Serge Gainsbourg –, sans que cette présence de l’image soit pour autant la règle.

Une étude exhaustive des journaux de tournage s’avère impossible dans le cadre restreint de cette étude. Pour des raisons d’homogénéité, je me limiterai à des récits relevant de l’écriture diariste : l’incontournable du genre que constitue le vibrant Journal d’un film écrit par Cocteau pendant le tournage de La Belle et la Bête[2] ; celui tenu par François Truffaut sur le plateau de Fahrenheit 451[3], ainsi que Pas à pas dans la brume électrique[4] où Bertrand Tavernier raconte la fabrique de Dans la brume électrique, d’après le roman de James Lee Burke.

Ce dernier trait – l’adaptation d’un roman pour l’écran – est commun aux trois films dont il sera ici question, et le rapport du réalisateur à l’écrit et au livre joue dans certains cas un rôle important dans les carnets de tournage. Dans un passage un peu alambiqué, Truffaut semble même suggérer que l’écriture de ce journal lui aurait été dictée par une forme d’exigence morale envers l’auteur qu’il adapte, Ray Bradbury, avec lequel il est en contact tout au long du tournage :

J’ai refusé à deux écrivains l’autorisation d’écrire un livre sur le tournage. En voyant ce journal de bord, ils penseront peut-être qu’il est la cause de mon refus. Ce n’est pas le cas. En fait, comme chaque fois que je travaille d’après un roman, je me sens une certaine responsabilité vis à vis de l’auteur initial.

JTF, 123

Après m’être intéressée à l’inscription parfois malaisée de ces récits de tournage dans un contexte éditorial, je me propose de mettre en évidence la parenté de ces textes sur deux plans : tonal, d’abord, les tournages étant présentés comme des aventures collectives aux accents souvent épiques, pragmatique, ensuite, en montrant que l’écriture diariste offre aux auteurs un espace privilégié d’affirmation de leur ethos de créateur.

Une inscription générique et éditoriale malaisée

L’identification générique des oeuvres se manifeste tout d’abord dans le paratexte et l’inscription dans un contexte éditorial. Les journaux de tournage y sont souvent présentés, non comme de simples documents destinés aux cinéphiles, mais aussi pour leur valeur humaine et parfois littéraire, celle-ci étant davantage accentuée dans le cas des éditeurs de littérature.

Il en va ainsi du journal de La Belle et la Bête, écrit en 1946 mais publié par les éditions du Rocher en 1958, suivi du conte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, quoique ce texte source semble jouer un simple rôle de bonus. Significativement, ni la couverture ni la page de titre n’en font mention et le résumé que propose Cocteau lui-même du conte en préambule de son journal semble même destiné à s’y substituer. Un petit texte en quatrième de couverture propose une courte présentation du volume, mobilisant trois périphrases que je souligne, par lesquelles l’éditeur tourne autour du texte en le désignant successivement comme la « chronique de neuf mois de tournage » – une telle précision chiffrée faisant immanquablement surgir chez le lecteur l’idée de la gestation – mais « surtout la confession d’une intériorité » et un « témoignage émouvant » de la lutte de son auteur contre la maladie. Le choix des étiquettes génériques « chronique », « confession » et « témoignage » permet à l’éditeur de souligner l’accointance de ce texte singulier avec plusieurs formes littéraires, pour faire prévaloir la valeur humaine de ce document, au-delà du cadre strictement cinématographique. Il élargit ainsi le lectorat potentiel de ce journal, tout en reconnaissant son intérêt indéniable pour les passionnés de cinéma qu’atteste le choix du préfacier Serge Toubiana, directeur des Cahiers du cinéma. Ce dernier souligne d’ailleurs qu’outre sa valeur humaine indéniable, le journal de Cocteau doit aussi se lire comme un « manifeste contre les professionnels de l’image » (BB, V), ajoutant ainsi une nouvelle étiquette générique à celles recensées plus haut. De fait, si les journaux de tournage sont saturés d’affects, ils s’apparentent aussi par moments à la forme de l’essai dans la mesure où les divers conflits qui émaillent la réalisation des films donnent aux réalisateurs l’occasion d’affirmer leurs préférences et de livrer les linéaments de leur art poétique.

Le deuxième texte qui nous intéresse, Pas à pas dans la brume électrique, est qualifié par son auteur de « récit de tournage », peut-être parce que, quoiqu’il adopte comme le précédent la forme d’un journal, il fait l’objet d’une plus grande élaboration dans la construction narrative. Si le point d’ancrage reste le tournage (du 24 avril au 22 juin 2007), Tavernier y ajoute en effet ponctuellement d’autres strates temporelles servant à mettre en perspective la réalisation et la réception du film. Ainsi, il s’autorise au début un long « flash-back » (PP, 13) pour relater l’écriture longue et mouvementée du scénario et, en aval, nous livre quelques pages écrites pendant le montage (juin et septembre 2008) puis après la première projection du film (février 2009). Ce feuilletage temporel présente un double intérêt : il rappelle d’abord au lecteur que la fabrique du film ne se réduit pas à quelques semaines de tournage mais qu’elle prend souvent racine des années plus tôt et qu’elle est suivie d’une phase cruciale de postproduction qui donne au film son sens et sa forme achevée.

En outre, le choix d’entrecouper l’écriture diariste de quelques passages écrits des mois, voire des années, plus tard offre au réalisateur un recul critique sur des pages écrites sous le coup de l’émotion, pendant un tournage de plus en plus tendu. Un tel dispositif vient donc par endroits tempérer le caractère brûlant d’une écriture au jour le jour. Dernière particularité formelle distinguant ce journal des deux autres étudiés ici : Tavernier y insère occasionnellement quelques documents annexes qui contribuent à restituer l’atmosphère et l’humeur du moment (courriels, mémo sur la cantine, recette de cuisine, etc.) et font aussi de ce récit un « journal de voyage », la composante culturelle de cette plongée dans la Louisiane d’après l’ouragan Katrina jouant un rôle essentiel dans l’expérience de Tavernier. La quatrième de couverture met d’ailleurs en avant cet aspect, susceptible de piquer la curiosité d’un lectorat varié. Si Tavernier est exclusivement reconnu comme réalisateur (cultivé, certes), l’éditeur du volume y insiste aussi sur ses talents d’observateur de la culture cajun et suggère même qu’il aurait, sinon des qualités littéraires, du moins une « langue précise et vibrante » à même de restituer « [s]es sensations et [s]es impressions ».

En termes de positionnement éditorial, le « journal de tournage » de Fahrenheit 451 se place en revanche pleinement du côté du cinéma, à l’image de son auteur, François Truffaut, qui n’a rien d’une figure « amphibie[5] » comme celle de Cocteau. La « Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma » fait de ce récit un appendice au scénario d’un autre film du réalisateur, La nuit américaine. La hiérarchie entre les deux textes se traduit visuellement par la taille inégale des polices de caractère et le choix de l’illustration de couverture : une photo de plateau de ce dernier film, montrant Truffaut en train de rectifier délicatement la position du visage de son actrice Jacqueline Bisset. L’éditeur fait donc clairement primer le scénario de La nuit américaine, type de publication cinéphilique dont cette collection est coutumière, sur la forme mal identifiée du journal de tournage. La publication d’un tel document est d’ailleurs justifiée avec quelque insistance dans une quatrième de couverture qui s’appuie sur l’autorité de l’auteur pour affirmer que « c’est François Truffaut qui avait eu l’idée de publier dans un même volume » les deux textes ici présentés, la construction clivée (« c’est […] qui ») lui en donnant toute la responsabilité. Dans une courte préface, Truffaut explique en effet que le journal de tournage de Fahrenheit, précédemment paru en livraisons mensuelles dans Les Cahiers du cinéma, aurait pu donner une image trop sombre de l’ambiance régnant lors de la réalisation d’un film et qu’il a voulu lui donner un contrepoint joyeux en y adjoignant le scénario de La nuit américaine qui met en scène le tournage d’un film fictif. Le « vrai journal d’un de mes tournages » et le scénario de ce « journal filmé » sont dès lors présentés comme complémentaires et justifient le choix éditorial de publier ces deux textes que Truffaut affirme destiner, l’un comme l’autre, à satisfaire la curiosité des spectateurs sur les coulisses du cinéma.

Le journal de tournage comme récit épique d’une aventure humaine

La lutte du réalisateur contre l’hydre du tournage

Si ces paratextes mettent volontiers l’accent sur la dimension humaine de l’aventure que constitue un tournage, c’est qu’en effet les innombrables contraintes (humaines, financières, techniques, culturelles, météorologiques, voire zoologiques[6] !) qui pèsent sur la production d’un film font toujours de cette dernière une aventure à l’issue incertaine.

En cela, les carnets de tournage diffèrent profondément des journaux d’écriture, dans lesquels un créateur livre les difficultés qu’il rencontre lors de la rédaction de son oeuvre. Si les tourments de l’écrivain sont souvent immenses, les obstacles qu’il rencontre le placent avant tout face à ses propres limites (l’auteur est à lui-même son adjuvant et son opposant) et c’est en lui qu’il doit trouver les solutions aux problèmes esthétiques qu’il se pose. Le réalisateur se trouve au contraire confronté à de multiples aléas sur lesquels il n’a pas ou peu de prise pendant le tournage. La réalisation d’un film prend alors la forme d’un récit d’aventures, riche en péripéties – « un pépin par unité » (JTF, 119) prévoit Truffaut – où l’on frôle sans cesse la catastrophe.

De même que les premiers opérateurs de cinéma étaient assurés de tenir un récit filmique cohérent, quoique minimal, en suivant des pompiers, de leur sortie de la caserne à leur retour, de même pourrait-on dire que la tenue d’un journal de tournage offre à coup sûr à son rédacteur la matière d’un récit d’aventures, confinant même parfois à l’épique. Comme l’écrit Truffaut de manière imagée :

Un scénario est quelque chose de positif, la promesse d’une oeuvre, presque comme un roman. Dès le premier jour de tournage, un film devient une chose à sauver, comme un navire en détresse. Il ne s’agit pas de tenir la barre mais de la redresser, sinon on s’achemine vers le navet. À cause du temps qui passe trop vite par rapport à la pensée, on peut également comparer le tournage d’un film au trajet d’un train emballé qui brûle les stations au point que l’on n’a même plus le temps de lire le nom des gares traversées.

JTF, 127

Non sans autodérision, Truffaut montre ainsi qu’à l’objet premier de sa quête (faire oeuvre) se substitue rapidement une ambition plus modeste, d’abord énoncée en termes chevaleresques (le film serait « une chose à sauver ») avant que ce sauvetage ne perde franchement son caractère héroïque, la métaphore du navire en perdition (les femmes et les enfants d’abord !) cédant le pas à celle du train emballé qui fait perdre à son conducteur toute illusion de maîtrise.

Si la contrainte temporelle imposée par les coûts de production est un des sujets majeurs de tourment pour les réalisateurs, un autre aléa va lourdement peser sur ce tournage : le différend l’opposant à son acteur principal Oskar Werner qui « ne joue pas assez sec » (JTF, 163) à son goût. De profondes divergences les opposent en effet quant à la manière de comprendre et d’incarner le personnage de Montag, Werner refusant manifestement de suivre les indications de Truffaut. Exaspéré par le comédien récalcitrant qui, à mesure que le tournage avance, devient rien moins que son ennemi, le réalisateur décrit leurs rapports sur un mode tantôt ironique tantôt belliqueux et attend impatiemment la phase de post-production pour prendre sa revanche :

De toute manière, ce n’est pas lui qui gagnera la bataille sournoise qui nous oppose car au montage je passerai sur Julie […] chaque fois qu’il faudra escamoter un geste trop brutal, un sourire trop appuyé, une mimique trop solennelle.

JTF, 152, je souligne

La métaphore guerrière apparaît aussi occasionnellement sous la plume de Tavernier qui, tel un vétéran, s’arme de courage dès les premières lignes de son journal, adoptant pour l’occasion un style laconique, quasi martial : « Demain, on tourne. Veillée d’armes » (PP, 9, je souligne). L’écriture du scénario donne ainsi lieu à des luttes épiques pour « arracher » aux scénaristes les changements voulus (PP, 31) et faire prévaloir sa vision :

Je pique donc une violente colère et menace de quitter le film, ajoutant qu’on est en train de tirer le scénario vers le genre de cinéma que j’exècre. Et que je ne sais pas faire. Tommy me calme et me dit qu’on n’en reparlera plus jamais.

PP, 38-39

Cette « lutte héroïque contre les clichés » (PP, 199) l’amène à se battre non seulement sur le terrain du scénario mais aussi sur celui de la mise en scène : le choix des cadrages et des raccords l’oppose aux équipes techniques, et le montage sera le lieu d’affrontements croissants, jusqu’à ce que l’incompréhension réciproque soit telle que le réalisateur préfère rentrer en France pour finir son film. Les producteurs américains finiront même par sortir sur leur territoire une autre version du film, jugée plus conforme aux normes locales.

Le tournage de La Belle et la Bête n’est pas moins épique. Cocteau y lutte constamment contre l’adversité, qui prend des formes multiples : les « opposants » du héros étant tour à tour les restrictions de l’immédiat après-guerre, pudiquement qualifié d’« époque d’économie » (BB, 16), les aléas climatiques – « J’avais contre moi le ciel et la terre », écrit-il non sans emphase (BB, 34) – mais aussi et surtout les accidents et maladies qui affectent tour à tour le réalisateur et ses acteurs, transformant le tournage en un véritable chemin de croix. De nombreux passages dépeignent ainsi avec crudité les anthrax et les diverses infections qui transforment la peau de Cocteau en une « carapace de gerçures » (BB, 91). Qu’on en juge par ce passage, pris entre beaucoup du même genre : « Nuit épouvantable. Démangeaisons au visage, à la main droite. Gencives. Oeil. Il pleuvait. Angoisse d’être empêché dans la suite de mon travail, par les microbes » (BB, 86), dont la forme chaotique (le surgissement d’un imparfait sur fond de phrases nominales produisant un effet assez curieux) traduit la souffrance, l’épuisement et l’irritation de son auteur.

Il n’est donc pas excessif d’affirmer avec le préfacier, et au-delà de son seul cas, qu’« il y a quelque chose d’héroïque dans ce récit de tournage, comme la chanson de geste d’un artiste-poète en prise avec les éléments épars ou éclatés du film » (BB, VIII). De fait, le lexique belliqueux choisi par Cocteau témoigne d’un combat de tous les instants : « J’arrache ce conte au néant, par surprise. Si le destin me contre, je le combattrai. J’inventerai contre lui quelque tour de cartes » (BB, 50, je souligne).

En dépit de ces difficultés mais peut-être aussi fortifié par elles, Cocteau dépeint le tournage comme une expérience précieuse, un moment de communion avec une équipe dévouée corps et âme à la réalisation de son projet. De fait, les journaux de tournage accordent aussi une place importante aux scènes de groupe, occasionnellement aux portraits, parfois à l’exaltation de ces petites communautés humaines qui contribuent à divers degrés à l’élaboration du film.

Le réalisateur et ses adjuvants : le tournage comme aventure collective

L’éloge de son équipe et de l’atmosphère de solidarité régnant sur le tournage occupe de nombreux passages du journal de Cocteau, qui célèbre notamment l’implication des techniciens dans l’édification de l’oeuvre : « Le moindre machiniste de cinématographe participe au film, l’aime, s’y intéresse et collabore avec les artistes d’un bout à l’autre. On peut lui demander, obtenir de lui n’importe quoi » (BB, 27). À en croire l’auteur, un tel dévouement de la base distinguerait le cinéma français d’autres arts du spectacle (« C’est le contraire au théâtre », affirme-t-il de manière péremptoire dans ce même passage) mais aussi d’autres traditions nationales, américaines pour ne pas les nommer (il se fonde alors sur les mésaventures de René Clair avec les syndicats aux États-Unis). Dans cette vision idéalisée, Cocteau fait littéralement corps avec son équipe dans un « nous (je veux dire mon équipe et moi profondément confondus) », même s’il distingue plus particulièrement encore ses comédiens et surtout son acteur fétiche, amant puis ami, Jean Marais jugé « héroïque » (BB, 81).

Même ivre de fatigue, Cocteau « [s]e demande si ces journées si rudes ne sont pas les plus douces de [s]a vie. Pleines d’amitié, de disputes tendres, de rires, de main-mise [sic] sur le temps qui passe » (BB, 54), et il s’enthousiasme comme un enfant pour « le spectacle des coulisses en plein air […] [qui l]e console d’attendre toujours. […] C’est le collège, les vacances, le voyage », et de conclure par cette alliance de l’otium et du negotium qui délimite un horizon de vie : « Vivre ensemble, travailler, discuter le travail, me représente, à moi, le comble du luxe » (BB, 56). Cette camaraderie n’exclut pas la hiérarchie, les machinistes avec qui il est « à tu et à toi », rivalisant d’ingéniosité pour satisfaire le maître d’oeuvre, qu’ils appellent d’ailleurs « mon général » (on ne quitte décidément pas le registre guerrier), de sorte que, comme l’écrit Cocteau, « [s]es désirs sont solidifiés, exécutés, à la minute » (BB, 105).

Cette alliance de familiarité et de professionnalisme se retrouve dans une moindre mesure chez Truffaut, qui reconnaît les qualités de son équipe britannique : « Je n’ai jamais travaillé avec une équipe aussi dévouée, montrant une telle gentillesse et si désireuse de me faire plaisir, qu’ici à Pinewood. Tout le monde veut aider le “Gouverneur français” à s’en sortir le mieux possible » (JTF, 127). Comme chez Cocteau, le réalisateur se voit affublé d’un surnom amical révélateur de la fidélité de son équipe au chef incontesté. Toutefois, même si Truffaut apprécie ses techniciens ou son actrice Julie Christie, jugée « épatante », et relate quelques moments de convivialité, il reste le seul maître à bord et considère avant tout les comédiens comme une pâte à modeler, la seule réelle familiarité qu’il se permet étant réservée à son ami cinéaste Jean Aurel, auquel il fait appel en toute confiance lorsqu’il a besoin d’un regard extérieur sur son film.

Chez Tavernier, même si, on l’a vu, l’atmosphère s’alourdit de plus en plus jusqu’à la crise finale, le réalisateur estimera à la fin que « l’aventure valait la peine d’être vécue » (PP, 266). La dimension humaine et collective de la création est célébrée chez lui de manière bien plus enthousiaste que chez Truffaut. Ainsi, l’écriture du scénario, même conflictuelle, est un moment joyeux : « dans ce cadre merveilleux, on revoit chaque scène, on relit le livre, on se bagarre, on s’empoigne » (PP, 26), le lexique guerrier dépeignant ici une atmosphère d’émulation et de débat dont les escarmouches restent encore, à ce stade, bénignes et fortifient les relations. Les portraits élogieux et les jugements positifs pleuvent. L’entente et la compréhension sont ainsi immédiates avec l’auteur du roman, James Lee Burke, loué pour « sa chaleur, son entrain, son rire communicatif » (PP, 18) et qui rédigera un texte destiné à être lu en voix off, à la demande par Tavernier : « Quelques heures plus tard, je reçois de Burke un texte magnifique. Exactement ce que je voulais » (PP, 29). Si quelques différends avec le comédien principal émaillent ponctuellement le tournage, le réalisateur est globalement admiratif de Tommy Lee Jones, dont il admire l’intelligence, le talent et le sens du dialogue, et dont il adoptera d’ailleurs plusieurs suggestions dans ce domaine : « Tommy est l’auteur de ces belles répliques qu’il chuchote avec une intensité bouleversante » (PP, 117). La convivialité du tournage se manifeste à plusieurs reprises dans deux cadres privilégiés : les scènes de repas, Tavernier en bon vivant étant féru de gastronomie et curieux du terroir louisianais, et les échanges de livres et de films entre les membres de l’équipe, comme d’ailleurs chez Truffaut où l’équipe ne cesse de lire et d’aller au cinéma.

Si, dans sa quête épique, le réalisateur peut ainsi compter sur de précieux adjuvants pour affronter les nombreux obstacles et opposants qui se dressent sur son chemin, l’écriture diariste ajoute néanmoins à ces récits une tonalité intime et offre à leurs auteurs un espace d’affirmation de leur ethos et de leurs préférences, d’autant plus précieux dans le cadre du tournage qui est, comme on l’a souligné, une lutte de chaque instant contre l’aléa et la dépossession.

Autoportrait du réalisateur français en auteur de cinéma

S’ils font le récit d’une aventure collective, les journaux de tournage, par la forme diariste qui est la leur, traduisent aussi chez leurs auteurs un besoin de réflexion et de ressaisie de soi, mais aussi de défense et d’illustration de leur art. Dans la mesure où ces réalisateurs choisissent ensuite de les publier, ils contribuent aussi à façonner leur image publique et, pour ce qui est des trois textes choisis, cette image est en l’occurrence celle de trois réalisateurs défendant, chacun à sa manière, une certaine idée du cinéma d’auteur.

Cocteau ou la douleur exquise du poète de cinéma

La position de Cocteau est singulière dans ce corpus, du fait qu’il est à la fois poète et cinéaste et que cette dernière activité ne lui est pas encore complètement familière. Fasciné par le monde du cinéma, il reconnaît se laisser volontiers absorber par sa contemplation et commettre certaines erreurs qui lui font douter de sa légitimité :

Cette nuit je me réveille en sursaut. […] Je viens de m’apercevoir d’une faute que j’ai commise et il faut que je la répare sans qu’on s’en aperçoive. On me suspecterait. Je ne suis pas, je ne serai sans doute jamais un vrai metteur en scène. […] Je m’intéresse trop à ce qui se passe. Je regarde. J’assiste au spectacle. Je deviens public et j’oublie les raccords.

BB, 34

La gravité de ces erreurs est accrue par la responsabilité qui est la sienne envers son équipe, ce qui renforce son sentiment de culpabilité : « Il y a des minutes où j’ai honte d’exiger d’eux une discipline qu’ils n’acceptent que par confiance en moi. Confiance qui m’ôte la mienne et me fait craindre de n’en être pas digne » (BB, 34).

Toutefois, cette humilité est tempérée par le profit poétique que Cocteau entend tirer de ses « fautes d’orthographe », puisqu’il estime qu’elles ont le mérite d’introduire de l’aléatoire dans la mécanique bien rodée du film :

Je fais mes comptes. La récolte est bonne. Le montage escamotera mes fautes et le peu d’importance que j’attache à l’exactitude des raccords. (Ce qui consterne Lucienne, ma scripte.) Trop de soin, aucune porte ouverte au hasard, effarouchent la poésie, déjà si difficile à prendre au piège. On l’apprivoise avec un peu d’imprévu.

BB, 62

La même métaphore apparaît plus haut dans le journal lorsque Cocteau explique que « [s]a méthode est simple : ne pas [s]e mêler de poésie. Elle doit venir d’elle-même. Son seul nom prononcé bas l’effarouche » (BB, 17). Si les erreurs du metteur en scène débutant ne sont évidemment pas les seules pourvoyeuses de poésie – la lumière d’Alekan apporte aussi au film une poésie « robuste » (BB, 45)[7] – en introduisant de l’aléatoire, Cocteau estime donc qu’elles y contribuent et, en assumant son amateurisme, c’est en fait un art poétique intuitif qu’il livre, à rebours d’une conception technicienne du cinéma.

C’est donc en poète que Cocteau approche le cinéma, persuadé que l’oeuvre dont il rêve existe déjà virtuellement et qu’il doit simplement l’aider à accéder à l’être, devenir son intercesseur ou, pour reprendre sa métaphore, être l’archéologue qui la mettra au jour : « Le film existe (préexiste). Il me faut le découvrir dans l’ombre où il dort, à coups de pelle et à coups de pioche. Il m’arrive de l’abîmer à force de hâte. Mais les fragments intacts brillent d’un beau marbre » (BB, 110). À partir de ces éclats, il s’agira de « sculpter dans l’espace et dans la durée » cette « chose qu’on a longtemps rêvée, imaginée, vue sur l’écran invisible » (BB, 22), mais, précisément, entre le rêve et sa concrétisation s’interposent la technique et les aléas du réel qui laissent le réalisateur exsangue. C’est pourquoi ce journal joue un rôle essentiel, qu’à juste titre Jan Baetens, dans le très bel article qu’il lui consacre, qualifie de performatif :

Pour Cocteau, tenir un journal pendant la réalisation de La Belle et la Bête est une façon de se garantir contre le mauvais sort, de s’assurer qu’il restera au moins cela et que sans tenir lieu de l’oeuvre même ces pages seront malgré tout en mesure de sauvegarder, puis de transmettre l’idée du film. […] Au cas tout sauf improbable d’un enlisement du projet, de son abandon, de son échec, bref de l’incapacité du réalisateur à « réaliser » son oeuvre, il faut que le journal puisse, le cas échéant, s’y substituer[8].

Toutefois, dans cette lutte évoquée plus haut, la maladie n’est sans doute pas uniquement l’opposant que l’on a identifié mais bien aussi l’un des instruments du sacre du poète-cinéaste. Lorsqu’il affirme : « Sans en tirer la moindre fierté, je me demande si un autre homme ferait le travail que je fais en souffrant ce que je souffre » (BB, 126), comment ne pas lire au contraire toute la gloire et les délices qu’il tire de son douloureux sacrifice ?

La souffrance dicte à Cocteau quelques passages de prose poétique, comme celui-ci : « Il y a des aigrettes de douleur, des fumées de douleur, des paraphes, des éclairs, des enluminures de douleur » (BB, 130), où l’écriture, tramée de métaphores, transmue la douleur (le terme étant ici repris en épiphore) en oeuvre précieuse (l’enluminure). Plus encore, elle joue un rôle dans la constitution d’une figure héroïque du poète sacrifiant sa santé et son repos sur l’autel du cinéma. Un raisonnement relevant de la pensée magique semble même lier la réussite de l’oeuvre à la souffrance de son auteur :

Si je me portais bien, le film se porterait peut-être mal. Je paie. Je paie comptant. […] L’oeuvre qui dévore son auteur n’est pas une boutade. C’est une vérité. L’oeuvre nous déteste et cherche n’importe quel moyen criminel de se débarrasser de nous.

BB, 133

Conscient du cliché qu’il relaie (cette « boutade » qu’il évoque), Cocteau n’en perpétue pas moins, sans les nommer explicitement, une série de mythes dans lesquels le créateur paie le prix fort pour accomplir son grand oeuvre. Toutefois, à Faust, Frenhofer ou aux poètes romantiques, il préfère le modèle christique, affirmant sans équivoque :

Et maintenant, il faut que je dise la vérité. Je n’ai jamais été aussi heureux que depuis que je suis malade. Ma souffrance ne compte pas. J’ai vécu, soulevé par la gentillesse, par la grâce, par la chaleur de mon entourage. […] J’offrais ma croix au film et je suis certain qu’il y est passé quelque chose.

BB, 147, je souligne

Ce nécessaire sacrifice prend tout son sens quand Cocteau le présente comme une participation à la douleur infligée à son acteur bien-aimé, Jean Marais, qui subit chaque jour la torture de quatre heures de maquillage malgré les problèmes de peau dont il souffre aussi :

N’est-il pas dans ma ligne que mon visage se détruise, enfle, craque, se couvre de blessures et de poils, que ma main saigne et suinte puisque je couvre le visage et la main de Marais d’une carapace si douloureuse que le démaquillage ressemble au supplice de mes pansements ?

BB, 148

Du sacrifice artistique au rituel amoureux, la douleur endurée devient ainsi tout à la fois un instrument de communion et d’exaltation de la figure du poète-cinéaste.

Une conception française de l’auctorialité filmique : Truffaut et le montage comme geste d’écriture

Il s’agit aussi chez Truffaut de faire passer le film rêvé du stade de fantasme à celui de réalité ou, pour le dire avec ses mots, d’« animer un être humain que l’on a inventé, le faire glisser au lieu de marcher, […] voilà un rêve d’artiste, un rêve de cinéaste » (JTF, 164-165). Toutefois, dans son journal, le cinéaste de la Nouvelle Vague se distingue radicalement des envolées lyriques de Cocteau par sa sobriété, voire sa froideur, et sa façon d’assumer pleinement le contrôle total qu’il entend exercer sur son film.

S’il salue çà et là le talent d’un acteur ou d’un dialoguiste, Truffaut n’est pas loin de partager l’avis de Hitchcock, qu’il cite, selon lequel « les acteurs sont du bétail » (JTF, 179). Évoquant son actrice principale, Julie Christie, il se réjouit qu’elle soit « aussi facile à travailler que Jeanne Moreau ou Françoise Dorléac » (JTF, 134, je souligne). De plus en plus exaspéré par sa vedette masculine, il finit même par reconnaître que le meilleur moment est pour lui celui où l’on peut se débarrasser des comédiens pour pouvoir monter son film comme on l’entend :

Lorsqu’un film est au montage, on éprouve une grande impression de liberté. Les comédiens peuvent bien se droguer, se casser une jambe dans la neige ou se suicider, on s’en fout, on n’a plus besoin d’eux, on dispose de plusieurs centaines de petites images qui sont leur représentation améliorée, et ces images, on les coupe, on les colle, on les assemble, on les ajuste paisiblement, comme un artisan.

JTF, 177

Autrement dit, passer du tournage au montage, c’est passer du règne de l’aléa à celui de la maîtrise, mais aussi, du réel, dans sa diversité et sa difformité, à « sa représentation améliorée ». Les « petits bonheurs du montage » (JTF, 187) permettent notamment à Truffaut de prendre sa revanche sur l’acteur récalcitrant, comme il s’était promis de le faire, mais aussi de réparer ses propres erreurs et de continuer ainsi à « sauver » son film (dont il restera toutefois insatisfait). Suivant la suggestion de son ami Jean Aurel « impitoyable et lucide » (JTF, 176), il décide ainsi d’intervertir deux scènes et constate alors : « qu’en faisant cela, nous retombons sur la construction du roman qu’[il] avai[t] cru devoir modifier. Vive Bradbury ! » (idem)

Dans ce passage, comme dans tant d’autres, son ethos se distingue radicalement de celui de Cocteau : à la figure sacrificielle de l’auteur communiant avec son équipe, mais incroyablement narcissique, tirant de ses fautes mêmes une gloire poétique, il oppose l’image d’un homme froid, presque misanthrope, mais capable de reconnaître ses dettes – « En fait, ce film, comme tous ceux tirés d’un bon livre, appartient pour moitié à son auteur » (JTF, 118) – et de payer son tribut au cortège de cinéastes qui l’ont nourri, et qui sont ici évoqués à l’occasion de diverses sorties au cinéma. Aux ambitions de Cocteau qui se dépeint en artiste dévoré par son oeuvre, il oppose enfin, et surtout, l’image d’un artisan inquiet, se livrant à une autocritique permanente. À mi-parcours, il s’adresse ainsi un sévère jugement : « Tu as bâclé, tu as été négligent, tu aurais pu faire mieux, maintenant tu as devant toi la seconde moitié du film pour te rattraper, pour remonter la pente et pour sauver le film » (JTF, 142), se donnant à nouveau pour objectif le sauvetage ou le ravaudage du film plus que l’accomplissement du magnum opus.

Ne pourrait-on d’ailleurs voir une manifestation de cette absence d’orgueil dans les rapports harmonieux qu’entretient le cinéaste avec la littérature, au lieu de se mesurer à elle ? Le voeu de Truffaut ne semble pas vain lorsqu’il écrit dans sa préface « J’espère enfin qu’à travers cet ouvrage livres et films se mêlent et s’entremêlent, j’espère qu’ils font l’amour » (JTF, 11). Si le réalisateur et l’équipe ressentent une fascination enfantine et malicieuse lors des autodafés de livres qui émaillent le film, cela ne les empêche pas de lire constamment, comme le constate Truffaut pour qui « le sujet des films influence les équipes » :

Depuis le début de Fahrenheit 451, tout le monde s’est mis à lire. Il y a souvent des centaines de livres dans le décor, chacun en choisit un, et à certains moments on n’entend plus que le bruit des pages qu’on tourne.

JTF, 151

S’il circule au milieu des livres et témoigne d’une sensibilité littéraire – la perspective que la traduction fasse perdre un jeu de mots le désole –, Truffaut se présente néanmoins et avant tout comme un auteur de cinéma, à la fois par les nombreuses références qu’il manie, qui sont avant tout cinéphiliques (Hitchcock, Sternberg, etc.) et par le choix d’une écriture précise fuyant les effets.

Défense et illustration d’un ethos de cinéaste français : l’expérience américaine de Tavernier

Si l’ethos de l’auteur se manifeste en partie par les références qu’il mobilise, celui que construit Tavernier dans son journal est à la fois celui d’un cinéaste et d’un homme de goût, fervent lecteur[9], doté de surcroît d’une conscience politique[10]. Écrit sur le sol américain, ce texte est aussi le journal de voyage d’un Français, certes passionné de culture américaine, mais dont certains déboires renforcent aussi le sentiment d’être étranger et de lutter pour imposer une vision du cinéma difficilement compatible avec les impératifs de la production locale.

Ce choc des cultures, qui donne à Tavernier l’occasion d’exposer certains principes de son cinéma, éclate violemment dans un passage clé, où il s’oppose au chef opérateur sur la question du cadrage :

Je refuse violemment. Trop. Je le blesse sans doute. Il me trouve arrogant et quitte le plateau. Je ne supporte pas qu’une phrase, qu’un moment important soit obligatoirement filmé en gros plan. J’ai tendance à faire l’inverse. D’autant qu’en disant cette phrase, Tommy lance la ligne dans un geste magnifique et que je veux capter la belle réaction de Mary et le ciel derrière elle.

PP, 179-180

Un débat orageux s’ensuit avec la production, qui évoque « sans cesse [le] public américain qui ne comprend rien. Exaspéré, je commets la connerie de lancer, dans un moment de colère : Fuck the American audience » (PP, 180). Ce débat sur la nécessité ou non de rendre les images immédiatement lisibles par le spectateur était latent pendant tout le tournage mais la tonitruante insulte déclenche ici une véritable « guerre » qui aboutira à une douloureuse explication avec le producteur, scellant le choc entre deux visions, française et américaine, de ce que doit être un film, mais aussi celui entre le cinéma d’auteur et celui des studios :

Roberto, à qui je présente mes excuses, me dit qu’on ne fait pas un film d’auteur. Michael est plus nuancé, mais lâche que mes films français sont atrocement montés, ce qui est faux, blessant, humiliant pour [mes] monteurs. […] Les récompenses obtenues [, …] si elles sont européennes, n’ont aucune valeur à leurs yeux. Il est vrai que je refuse d’instinct la dramaturgie hollywoodienne. Je cherche à créer des dissonances, à briser le rythme, à privilégier l’émotion et non l’intrigue, à ne pas tout expliquer tout de suite.

PP, 180

Un tel passage est essentiel pour comprendre la fonction que revêt aux yeux de Tavernier ce journal de tournage. Outre l’exutoire salutaire qu’il lui offre après ses accès de colère ou de découragement, c’est un lieu d’affirmation de ses principes esthétiques. Il y célèbre en effet l’art de la dissonance mais aussi et surtout celui de la suggestion (« J’ai appris le cinéma avec Jacques Tourneur qui parvenait à nous faire sentir la présence menaçante d’une panthère en créant des ombres avec deux de ses doigts » [PP, 77]). Un peu comme chez Cocteau, quoique sur un mode plus polémique, Tavernier s’insurge ainsi contre les professionnels de l’image et défend une vision d’auteur, où les maladresses peuvent parfois devenir des beautés (« D’une “erreur” peut naître une trouvaille » [PP, 218]). Enfin, la visée du journal est aussi clairement dans ce texte de réparer une blessure d’orgueil, sensible dans ce passage dans la gradation et le rythme ternaire (« ce qui est faux, blessant, humiliant »), en restaurant une image positive de cinéaste accompli mais aussi de belle personne.

Cette éthique implique une forme de générosité et d’ouverture à l’autre. Évoquant une scène écrite entièrement par son acteur Tommy Lee Jones, il se déclare ainsi « ému, touché par ce texte mystérieux, poétique, drôle et ne change pas une ligne » (PP, 179). Hors du cadre strictement filmique, Pas à pas dans la brume électrique témoigne aussi, en de nombreux endroits, d’une véritable utopie culturelle de l’échange : s’il se délecte de la culture cajun, tant musicale que culinaire, il se fait à son tour le passeur d’une certaine cinéphilie française, comme dans l’évocation de ce long week-end de Memorial Day passé avec son équipe :

J’ai fait découvrir à une partie de l’équipe certains films […] surtout des films français, Touchez pas au grisbi, La Bête humaine, La Grande illusion, Le Corbeau que beaucoup découvrent et apprécient. Rip Russell, comptable cinéphile et fou de jazz, vient les voir chez moi. Je dois dire que Becker, Renoir, Clouzot m’ont drôlement remonté le moral. […] Que c’est bon de l’entendre parler français. Je suis en manque de Pagnol, Ophuls, Rohmer, Resnais.

PP, 173

Se réclamer de tels films est aussi pour lui une façon de défendre, plus qu’une esthétique, une véritable éthique du cinéma : le respect de l’intelligence du spectateur en est un des principes, tout comme la lutte contre les clichés (« Il n’y a aucune raison que les enterrements se passent toujours sous la pluie » [PP, 115]) et contre une vision simpliste du monde. De ce point de vue, pour expliquer qu’un acteur d’allure inoffensive incarne un personnage négatif comme celui de Murphy Doucet, il est révélateur que Tavernier évoque un « choix dramaturgique et moral » (PP, 83), allant jusqu’à convoquer Hannah Arendt et sa théorie de la banalité du mal.

Par l’autoportrait indirect qui se trame ainsi de page en page, Tavernier oeuvre donc à la construction de son image de cinéaste humaniste, tout en défendant son film et ses choix.

*

L’étude des journaux de tournage de Cocteau, de Truffaut et de Tavernier – trois réalisateurs français qui, si différents soient-ils, partagent une commune ambition : celle d’être des auteurs de cinéma – a permis de mettre en évidence certaines constantes du genre. Le choix d’une écriture diariste, tout d’abord, confère à leur texte une indéniable dimension humaine, souvent mise en avant dans le discours d’escorte des éditeurs. Plus qu’un simple document témoignant de la genèse d’un film, le journal de tournage tend en effet souvent au récit épique, tant les embûches rencontrées par les réalisateurs sont nombreuses et l’énergie nécessaire à les surmonter, démesurée. Dès lors, comme on l’a vu dans un dernier temps, le journal de tournage révèle aussi un souci de mise en scène de soi, évident chez un auteur comme Cocteau, moins manifeste dans les deux autres cas, mais il en va toujours de la construction d’un ethos, offrant aux réalisateurs, dont l’expérience du tournage a été une épreuve, sinon un chemin de croix, un espace d’affirmation de soi et aussi parfois de justification. En témoigne de manière exemplaire ce dernier extrait du journal de Cocteau où l’auteur affirme :

Je ne suis pas un écrivain de table. J’écris lorsque je ne peux pas ne pas écrire. Le moins possible. Écrire des dialogues m’ennuie. Mais remuer cette grande machine de rêves, se battre avec l’ange de la lumière, l’ange des machines, les anges de l’espace et du temps, voilà une besogne à ma taille. […] J’ai fait de mon mieux pour prouver que la France peut encore se battre contre des forces géantes.

BB, 229

En hystérisant cette posture héroïque et sacrificielle, Cocteau va ici jusqu’à conférer à sa tâche une dimension patriotique, sans doute pour se laver de certains reproches de passivité qui lui sont adressés après guerre. Le journal de tournage se donne ainsi pour projet de dépasser l’anecdotique pour inscrire son auteur dans l’Histoire et lui conférer pleinement les pouvoirs d’un héros épique.