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La disparition d’une Faculté de théologie ne constitue jamais un événement mémorable, mais lorsque cette décision évitable survint en Suisse durant l’été 2015, le doyen Félix Moser a eu la bonne idée d’organiser avec son équipe un « colloque de fermeture de la Faculté de théologie de Neuchâtel », tenu les 10-12 juin 2015[1]. Bien que son titre ne l’indique pas, le présent ouvrage reproduit les actes partiels de ce colloque particulier, sous la forme d’un double bilan, à la fois académique et administratif, de la part de nombreux professeurs, théologiens, pasteurs et administrateurs à divers niveaux hiérarchiques[2]. Comme le rappellent plusieurs intervenants dont Didier Berberat, l’enseignement théologique dans ce canton jurassien avait débuté en 1530 (p. 179).

Dans sa contextualisation élaborée et nuancée, le professeur Félix Moser rappelle certains précédents : il y a eu des fermetures de facultés de théologie dans certaines universités au Portugal, en Argentine, aux Pays-Bas et en Allemagne ; chaque fois, la question de la viabilité et de « la pertinence » de la théologie et des sciences religieuses réémergea en interrogeant les liens entre les institutions cléricales et l’université, toutes deux chargées de l’enseignement et de la recherche dans des domaines variés incluant les questions religieuses, spirituelles et éthiques (p. 11). Tout en évitant les procès sur la place publique et sans oser prendre la place d’un arbitre ou d’un justicier, le dernier doyen Félix Moser ne manque pas de qualifier cette crise à l’Université de Neuchâtel de « grave revers de la pensée protestante » (p. 23).

Des dix-neuf textes proposés ici, retenons surtout certains témoignages étoffés dans lesquels des chercheurs avérés mettent en perspective leur cheminement professionnel au sein d’une discipline en profonde mutation. Parmi les contributions les plus substantielles, les premiers chapitres abordent successivement des questions de fond liées à l’oecuménisme (Willy Rordorf, p. 56) ou encore l’apport neuchâtelois sur les récits de Pâque [le mot « Pâque » étant ici écrit sans « s »] chez les évangélistes Luc et Jean (Folker Siegert, p. 69). Plus loin, revenant sur le thème conducteur qui donne à ce livre son titre, Jean Zumstein réaffirme la pertinence de la mémoire, concept sociologique parfois emprunté dans l’étude du religieux : « Le christianisme vit de sa mémoire, notamment du lien qu’il tisse avec ses textes fondateurs. Sans mémoire, le christianisme est un bateau ivre, abandonné au délire religieux et aux appétits de pouvoir de ses clercs » (p. 87). De loin le plus sage mais peut-être aussi le plus engagé de tout l’ouvrage, l’exposé de Jean Zumstein se conclut sur des remarques autour des croisements possibles entre l’exégèse et la culture dans le monde universitaire, mais aussi sur les périls actuels de l’université sollicitée de toutes parts et exposée aux lois du marché ou encore aux exigences de l’utilité, de la pertinence et de la rentabilité à court terme (p. 89).

De format variable, les textes suivants s’apparentent à un diagnostic pour tenter d’expliquer de diverses manières cette disparition annoncée pour ensuite répondre à l’inévitable question posée par Gottfried Hammann : « Comment en sommes-nous arrivés là ? » (p. 136). Certains chercheurs neuchâtelois, dont Nicolas Cochan, emprunteront pour mieux les déconstruire ensuite des arguments économiques axés sur la rentabilité et ne manqueront pas de souligner les retombées indirectes — et pas toujours mesurables — de l’existence d’une faculté de théologie dans une institution universitaire qui se veut complète et généraliste tout en étant digne de son nom, de son aspiration à l’universalité et de sa mission implicite : « […] l’impact économique et social local était très largement supérieur au coût réel d’une petite faculté comptant cinq ou six chaires » (p. 161). Dans son chapitre intitulé « Le mensonge de la fermeture pour raison économique », Nicolas Cochan explique le mouvement voulu par les autorités suisses pour créer une nouvelle instance pouvant satisfaire simultanément plusieurs groupes pourtant divergents dans un pays multireligieux et multiconfessionnel où le catholicisme fribourgeois et le calvinisme genevois ont coexisté avec le protestantisme et d’autres religions minoritaires. Un mouvement d’ensemble a été esquissé par les autorités : on comptera désormais « une seule faculté de théologie, bilingue, oecuménique, pour l’ensemble de la Suisse » (p. 163).

Les deux textes de la partie centrale interrogent et articulent l’institutionnalisation de l’enseignement protestant dans la filière universitaire en partant du cas suisse. Dans un exposé factuel et concis, Didier Halter soutient que l’Église tout comme l’État ont tout à gagner en favorisant l’enseignement de la théologie à l’université, dans une faculté entièrement dédiée à ce domaine, et non au sein d’une entité plus vague ou plus diversifiée (p. 167). Par la suite, dans un exercice de catégorisation très concis, Denis Müller définit, compare et articule différents types de théologie — pratique, académique, critique ou publique — pour affirmer du même souffle que « la théologie académique est toujours critique et publique » et qu’elle ne devrait jamais s’exclure des débats de la vie publique (p. 171).

La dernière section d’Entre la mémoire et l’oubli regroupe des allocutions circonstanciées plus brèves de la part de différents gestionnaires impliqués dans ce processus administratif : précisément celles et ceux qui ont pris la décision de fermer définitivement cette faculté de théologie neuchâteloise qui n’attirait plus suffisamment d’étudiants, selon des termes strictement normatifs dont la rectrice ne se cache même pas, faisant référence à des effectifs estudiantins jugés « à la limite, et même en dessous de la limite » (p. 177). Cette rationalisation très officielle contraste évidemment avec les contextualisations beaucoup plus nuancées exposées dans les chapitres précédents, et notamment dans le chapitre plus polémique sur « Le mensonge de la fermeture pour raison économique », de Nicolas Cochan. À ces discours de remerciement (dans les deux sens du terme) se succèdent des propos plus visionnaires comme ceux de Gaëtane Valazza qui, au lieu de s’enfermer dans les limites strictes de la théologie ou de la gouvernance selon les normes, parlera plutôt — et avec intelligence — de l’indispensable formation de cohortes de ces nouveaux « experts en complexité religieuse » (p. 193) dont la pertinence sociale devra être réexpliquée et mieux comprise par tous, même au sein des rectorats et des ministères, car : « Loin d’être les suppôts de l’Église et des faiseurs de pasteurs (une bonne partie des théologiens ne sont pas pasteurs !), les facultés de théologie sont peut-être aujourd’hui les meilleures servantes de la laïcité » (p. 193).

Inévitablement, c’est avec un pincement au coeur que l’on lit ce livre vivant et instructif, car il montre éloquemment cette opposition persistante entre les arguments à courte vue de la rentabilité immédiate et mesurable, d’une part, et d’autre part l’existence vitale de quelques facultés de théologie qui étaient pourtant fondatrices du projet universitaire initial. Au Moyen Âge, il était impensable de créer une nouvelle université sans une faculté de théologie. Ce fossé entre deux conceptions opposées saute aux yeux en lisant successivement les exposés rigoureux et pertinents allant au-delà du strict domaine de la théologie protestante auxquels suivent de brèves allocutions circonstanciées et parfois embarrassées sur les difficultés de la gestion universitaire. Au fond, le plus grand gaspillage que puisse faire une université, peu importe où elle se trouve, c’est de se départir de ses principales richesses : ses enseignants et la tradition d’expertise et de transmission des savoirs qu’elle a pu créer et maintenir au fil des décennies.