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Introduction

Depuis quelques temps on parle de crise des paradigmes, qui se traduit dans une crise de civilisation dont les contours, jusqu’à la fin des années 1960, étaient ceux de la « raison forte » des Lumières. De cette crise est née la culture actuelle, saisie par ses interprètes comme post, hyper, ultra ou transmoderne. Au « grand récit » des sciences et des idéologies qui déterminaient l’imaginaire et l’agir social de la modernité, souvent optimiste et avec un fort sens de l’histoire et de l’utopie, ont suivi les « petits récits » de la « raison faible », fragmentée, moins historique et utopique, mais plus ouverte à d’autres types de discours et de langages que ceux de la « raison forte » des Lumières.

Les Églises chrétiennes et leur théologie éprouvent également les effets de cette crise : désertion des fidèles des Églises historiques, due à la sécularisation, au choix des individus et au retour d’un religieux plus émotionnel, auquel on accède aussi en dehors des institutions ; difficultés d’élaboration d’un discours allant à la rencontre des besoins des individus et qui apporte une réponse aux problèmes des sociétés devenues plurielles où s’affrontent différents discours en dispute d’audience et de pertinence ; difficultés de penser l’idée même de vérité chrétienne, dans une époque qui se définit comme inter-religieuse, interculturelle et postcoloniale, critique donc de tout universalisme totalitaire.

Toute crise est aussi l’opportunité de nouvelles découvertes et traversées. La déconstruction postmoderne a fait naître un nouveau paradigme en science, celui de la complexité, qui cherche dans la méthode transdisciplinaire d’autres manières de lire la réalité. Par ailleurs, plus que jamais on est sensible à la différence, qui s’exprime dans la diversité culturelle et ethnique, dans la pluralité des religions, dans l’identité sexuelle.

La théologie chrétienne élaborée jusqu’à la fin des années 1980 a fait un grand effort de dialogue avec la raison moderne. D’abord, en tenant compte des questions de la première modernité et de son tournant vers le sujet. Ensuite, en se penchant sur les problématiques soulevées par les « maîtres du soupçon » et leur critique de la religion. Tous les contenus de la foi ont alors été réinterprétés et réélaborés, acquérant un nouveau sens pour les individus et rendant la foi chrétienne pertinente dans les sociétés.

La réflexion théologique faite dans plusieurs institutions à l’heure actuelle ne répond plus aux questions des sociétés postmodernes. En effet, depuis déjà plusieurs années, la pensée chrétienne cherche de nouveaux repères pour donner un nouveau souffle à l’annonce de l’évangile. L’un de ces repères est celui de la raison poétique. Plusieurs modèles ont été proposés, dont certains en dialogue avec la poésie et la littérature, soit en Europe, en Amérique du Nord, Amérique Latine, Asie et Afrique. Cette étude se penchera sur deux de ces modèles, l’un élaboré en dialogue avec la lecture de l’oeuvre d’art faite par Heidegger et l’autre avec la théorie du récit faite par Ricoeur. Les deux sont d’origine française et de la seconde moitié du xxe siècle. Il faudra les enrichir, avec les apports d’autres aires culturelles et des recherches plus récentes, tâche encore en cours et qui donnera lieu à d’autres contributions dans l’avenir.

I. La théologie à l’écoute de la poésie

Déjà en 1969, dans un livre sur une Poétique de la Foi, J.-P. Manigne a établi un dialogue important avec la pensée de Heidegger sur l’oeuvre d’art[1]. À bien des égards, il a anticipé l’analyse de la crise qui a éclaté à cette époque et qui est à l’origine de la postmodernité. Ce faisant, il a ouvert un chemin original à la théologie poétique, qui sera suivi par d’autres après lui. Une partie de sa recherche sera reprise ici, d’abord sa lecture de Heidegger et ensuite les conséquences qu’il en tire pour la théologie, car cette recherche peut bien inspirer l’une des manières de lier aujourd’hui théologie et poésie.

1. Le poème comme révélation de l’Être

L’ouvrage de Manigne s’inscrit dans un souci, partagé alors par philosophes et théologiens, de réentendre le langage métaphorique, allégorique, symbolique, mythique. Pour y arriver, il veut « aller de la poésie à la poétique, de l’expression symbolique à la manifestation des lois internes à sa constitution[2] » et qui agissent dans l’oeuvre, car elles appartiennent à la poésie, lui sont intérieures, miroitent sans cesse dans le poème.

Heidegger est sans doute l’un des principaux interprètes de la culture occidentale au xxe siècle, ouvrant la voie à la pensée de la déconstruction, qui est à l’origine des sociétés postmodernes, mais aussi aux nouvelles manières de dire l’inouï du sens, donné par le langage. Le chemin qu’il a traversé résume ce qu’il entend comme étant la triple tâche assignée à la philosophie : 1) « détruire » l’allégation métaphysique afin de mettre au jour l’histoire effective de l’Être de l’étant, toujours dissimulé derrière le malentendu fondamental de la métaphysique qui pense l’Être sous le mode de la présence constante, n’assurant sa garde et son hébergement qu’en le travestissant sous le voile des catégories ; 2) dénoncer l’oubli de l’Être dans les attitudes usurpatrices de la domination du monde, de l’utilisation d’une pensée scientifique insoucieuse de sa propre fondation ; 3) recueillir le dire le plus originel, qui jaillit en dehors du « bavardage » du monde du « on » et qui devient « tentation » de « déchoir dans l’inanité », à travers l’écoute des poètes et spécialement « ceux dont le chant tourne notre être sans abri face à l’ouvert[3] ». Dans la parole de certains poètes, le philosophe allemand ne s’achemine plus vers l’impensé et l’oublié, mais vers le domaine du sens et vers l’éclosion qu’ouvre cette parole[4].

Sous ces trois tâches se cache l’itinéraire philosophique de Heidegger, qui, après avoir développé une herméneutique de la facticité qui l’a conduit à l’analytique du Dasein, dans Être et temps, et après être passé par la déconstruction de la métaphysique qui a oublié l’Être au bénéfice de l’étant, arrive au tournant qui le rendra attentif au dire original présent dans le langage et dans la poésie. Au contraire de Platon, qui a exclu les poètes de la cité dans ses oeuvres de maturité, le philosophe allemand se met à leur écoute, car il entend dans leur parole l’avènement ou le dévoilement de la vérité de l’Être.

Dans sa réflexion sur l’oeuvre d’art, Heidegger s’interroge sur « l’être-chose » de l’oeuvre[5]. D’après lui, ce n’est pas à partir des notions d’« a priori » et de « choséité » que nous pouvons le découvrir[6]. Il faut remonter en amont du schématisme utilitaire, en se demandant quelle présence advient dans et par l’utilité du produit. C’est la solidité, dit-il, qui régit le concept pratique d’utilité et c’est l’utilité qui préside au choix de la matière comme à celui de la forme acquise par l’oeuvre. Mais dans cette solidité, une réalité plus mystérieuse et plus générale est apparue : la relation du monde et de la terre. Dans l’oeuvre d’art, la terre est entour, réserve, encerclement mystérieux du monde ouvert par l’oeuvre, et, à son intérieur même, elle est « matériau du travail[7] ».

Cette remontée en amont de l’oeuvre elle-même ne vise pas y séjourner, mais à penser l’être de l’oeuvre dans son avènement. En effet, poursuit Heidegger, c’est la vérité qui advient dans l’oeuvre. Dans l’éclosion, le dévoilement de la vérité, l’art a son origine. L’éclosion de cet étant qu’est l’oeuvre d’art ne peut pas être pensée comme la manifestation, l’expression d’un état préexistant, l’incarnation d’une idée de l’empyrée platonicien, mais toujours comme avènement. Certes, l’art advient par l’artiste, mais de telle sorte que « l’artiste est dépassé par son oeuvre, s’efface devant son oeuvre, où il reconnaît l’indisponibilité de la vérité, car l’art est un advenir et un devenir de la vérité[8] ».

La notion de vérité comme éclosion permet, selon le philosophe allemand, de rendre au langage de l’art toute sa dignité ontologique. Ce qui a été dit de l’oeuvre d’art, dit-il, s’applique également au poème, car l’art est essentiellement poème qui, laissant advenir la vérité de l’étant comme tel, permet son rayonnement. C’est par lui que naît un monde nouveau, délivré de l’usure de l’habitude. En ce sens, « il dit toujours plus qu’il ne représente[9] ». En ouvrant un monde, l’art permet à la terre de manifester ce qu’elle portait en elle, rendant possible à un peuple de se reconnaître sur cette terre comme en sa patrie, le révélant à lui-même. L’art véritable est origine, source d’histoire.

Si tous les arts sont poème, dit Heidegger, la langue a un privilège, celui d’ouvrir le monde par la désignation, l’évocation, avant toute autre forme d’expression. Elle est ce qu’il y a de plus originel parmi toutes les manifestations du Dasein. Et en elle, ce qui est plus originel c’est la poésie. « La Poésie, parmi les arts, a une priorité d’origine[10] ».

Pour le philosophe allemand, l’oeuvre d’art est donc poème. Il ne se réduit pas à illustrer la vérité mais il l’instaure. Nous naissons dans le langage. Celui-ci est toujours ce lieu accueillant où l’Être convoque l’humain, qui, à son tour, prend en charge le destin de l’Être. La déchéance du langage entraîne celle de l’humain et l’oubli de l’Être. Le langage devient alors instrument de domination, mais cette altération de sa finalité ne nous enlève pas de lui, mais nous rend attentifs aux significations voilées qui continuent d’habiter le langage et nous fait retourner aux sources du mémorial-pensé des poètes.

Selon Manigne, cette réflexion de Heidegger donne tout son prix à la Parole et justifie la Poétique, non pas comme détermination a priori des lois symboliques, mais comme méditation, réflexion approfondie, de ce qui est en jeu dans le poème. Elle nous apprend à nous laisser devancer par les mots, les images, les mythes. « Les poèmes, les choses, les oeuvres d’art », dit-il, sont d’abord à « laisser être », ensuite à penser, ce qui est une bonne résolution pour la « poétique[11] ». La Parole de Dieu, poursuit-il, est elle aussi à « laisser être », ensuite à penser, ce qui est une bonne résolution pour l’herméneutique et la dogmatique. Cette priorité du langage sur les autres manifestations de l’art se double encore, selon lui, d’une priorité de la poésie au sens étroit du mot, sur le langage courant. Le mystère poétique « ne peut pas être épuisé par la réflexion et la raison, mais, nourrissant cette réflexion, il la ramène sans cesse à lui-même et ne lui permet pas d’établir une juridiction sur ses plus secrètes démarches[12] ».

2. Vers une Poétique de la Foi

L’analyse heideggérienne de l’oeuvre d’art offre à Manigne les repères d’une ontophanie : manifestation du sens de l’Être tel qu’il advient dans le langage poétique et symbolique. Ce travail lui permet, dans la troisième partie de son ouvrage, d’élaborer une épistémologie de la Poétique de la Foi. Prenant en compte la situation du discours théologique, menacé de dissolution, n’étant plus reconnu comme logos, et partagé entre une exégèse reconnue comme science et un discours philosophique profane, entre lesquels circulent une analyse érudite des sources et un discours pastoral, l’auteur propose un retour à une Parole déjà prononcée, à un logos déjà acquis, cherchant les lois qui président à sa constitution, celles de la Poétique de la Foi.

L’analogia symboli est le principe méthodologique de la Poétique de la Foi. Ses caractéristiques, selon Manigne, sont les suivantes : « 1) le symbole est un élément analogique ; 2) l’incarnation est le fondement théologique du discours symbolique ; 3) le symbole est la clé herméneutique conjointement du texte de l’Écriture et de l’existence croyante en ses diverses expressions ; 4) en tant que symbolique, la Poétique de la Foi culmine dans le langage sacramentel qui est exemplaire pour toute théologie[13] ».

La notion d’analogia symboli dépend de l’idée d’ontophanie et de son rapport avec celle de théophanie. Selon Manigne, on ne peut pas définir a priori ce rapport, car, comme l’a montré la lecture de l’oeuvre d’art faite par Heidegger, c’est à l’intérieur du langage, non pas du langage analysé et réduit à sa syntaxe, mais du langage adressé et vécu dans l’écoute, qu’il faut penser le lien entre ontophanie et théophanie. Ces termes correspondent à l’évocation du possible et à son remplissage par la manifestation du transcendant. En effet, « la révélation de l’Être tel qu’il “donne sens” au poème (et plus largement à l’oeuvre d’art) est analogue à la façon dont la Révélation de Dieu “donne sens” aux signes de l’Écriture et aux symboles sacramentels[14] ». Ainsi la manière de décrypter le poème est une référence pour la manière de lire l’Écriture et les sacrements.

On trouve dans le processus « naturel » de la symbolique à la fois le premier analogue du symbole de foi et la structure élémentaire de ce même symbole. Le langage de la foi, observe Manigne, est « le doublet poétique efficient de la poétique nostalgique séculière ». La nostalgie, dit-il, évoque « la situation d’ouverture par rapport à une source-de-sens qui la transcende mais qu’elle exprime “en creux”[15] ». Comme la nostalgie est déjà là, « le langage poétique est prédisposé à fournir la symbolique de la Révélation, mais, parce qu’il y a rectification, le niveau poétique nostalgique n’est pas simplement couronné par sa réalisation dans l’histoire du Salut ». Le symbole de foi n’est donc « pas la confirmation d’une poétique naturelle mais […] une “nouvelle” poétique où les éléments de poétique nostalgique sont requis dans un sens neuf [16] ».

L’analyse de la nomination du Père donne à l’auteur l’occasion d’illustrer son propos. L’ontophanie du père, dit-il, remet à la nostalgie de la filiation, « qui réunit, sur un seul emblème […] les notions confondues de dépendance, de source donatrice, de partage, d’unité absolue […], d’intimité[17] ». Il s’agit d’un niveau mythique, présent dans toute expression poétique et dans toute expérience religieuse. En effet, « la poésie entretient en moi une filiation nostalgique envers un principe paternel et maternel, où joue immédiatement mon centre […] que je peux dire mais qui ne se “réduit” jamais à ce que je dis […], enfin qui s’adresse à moi pour me donner vie et connaissance[18] ». Appuyée sur ce sens, la Révélation lui donne un nouveau sens, qui le démystifie. Ainsi, le Christ s’adresse à ma filiation nostalgique et lui manifeste la filiation efficiente. Entre les deux poétiques, il y a « une solution de continuité, un paradoxe et un détour, “un passage à vide” […] une certaine absence qui est le lieu même de la décision de foi. Seul, l’acte de foi permet de reconnaître dans la poétique du Fils “ma” nostalgie de la filiation[19] ».

Le « mystère du symbole » de la foi chrétienne retrouve le socle et l’horizon le plus profond dans l’incarnation. Celle-ci « est la constitution contingente d’un certain “étant” où l’Être de Dieu est à la fois voilé et totalement signifié[20] ». L’oeuvre d’art offre, selon Manigne, un analogue de cette constitution, car en elle, comme dans l’incarnation, la totalité du sens habite dans la contingence, sans que la contingence soit diminuée ou dissoute. Certes, la signification de la contingence dans l’incarnation n’équivaut pas au cheminement laborieux par lequel elle advient au sens dans l’oeuvre d’art, mais si nous croyons à la manifestation de la plénitude d’un sens dans la contingence du signe, alors le langage biblique s’ouvre lui aussi à « notre interprétation comme une “littérature” susceptible d’être assumée […] dans une Poétique qui […] transgresse les limites du Livre où elle prend source, pour se déployer “analogiquement” sur un “nouveau” domaine de significations, appliquant l’efficience transhistorique de la Parole de Dieu à la nostalgie contemporaine[21] ». Parce qu’elle nous enseigne à trouver la plénitude dans la contingence de la rencontre, signale Manigne, l’incarnation nous offre comme première « figure » du sens le sacrement comme totalité de l’Être dans les limites matérielles ou gestuelles du signe.

Tout en fondant la Poétique de la Foi, car elle fait reposer sur la « contingence » historique et sur la « matérialité » du visage humain la plénitude du Sens, l’incarnation n’est pourtant pas de l’ordre de l’évidence, car elle demande une interprétation. Celle-ci doit, d’une part, « restaurer un espace de retentissement pour le niveau nostalgique de la symbolique scripturaire ». Pour ce faire, elle « interprétera à la lumière de l’expérience vécue les paraboles, les signes sacramentels, les types légendaires ou historiques de la Bible », dégageant ainsi une « couche de significations communicable en dehors même de la foi[22] ». D’autre part, elle tâchera d’articuler ce premier niveau avec celui de la Poétique efficiente de la Foi, ayant conscience de la solution de continuité entre les deux paliers symboliques. On ne parvient au premier niveau qu’avec une certaine expérience de la vie, de même que le second n’est accessible que dans et par une certaine expérience de la foi. Cette herméneutique comporte donc deux branches complémentaires : 1) une esthétique générale, « qui travaille sur le donné symbolique au niveau séculier afin d’enrichir sans cesse la connaissance que nous prenons du processus poétique, des relations que l’existence entretient avec les mythiques spontanées ou culturelles qui l’expriment » ; 2) en renversant cette connaissance au profit de la Poétique biblique, dans une « exégèse herméneutique » qui la prolonge « scientifiquement » par l’étude positive des documents, et « théologiquement » en montrant le dépassement original qu’opère la Parole « au moyen de l’analogia symboli [23] ».

La Poétique de la Foi a aussi ses « lieux » privilégiés et accorde un relief dans l’ensemble scripturaire, mettant au premier plan les textes où le processus symbolique joue avec le plus de pureté. Selon Manigne, « l’événement significatif ne se tient pas “dessous” son amplification mythique comme un fait originel que cette amplification altérerait, mais il est significatif au travers de cette amplification[24] ». Cette relativisation de l’histoire n’est pas sa dévaluation, car « l’histoire dans la Bible n’a de sens que comme certification du symbole, racine effective de la signification poétique du symbole[25] ».

La dernière caractéristique de l’analogia symboli proposée par Manigne est la dimension sacramentelle de la Poétique de la Foi. Pour lui, « le sacrement n’est pas une théologie appliquée ou une illustration pédagogique de la Parole […]. Il est l’axe où se condense la vie du Christ et où commence notre vie chrétienne[26] ». Parmi les sacrements, observe le théologien, celui qui remplit avec le plus de clarté son rôle symbolique, c’est l’eucharistie. Il tire alors quatre conséquences de cette affirmation :

  1. L’eucharistie est un symbole, son mode d’expression est onto-phanique. En elle, se donne l’unité la plus haute, qui réunit les « espèces » du pain et du vin à la signification d’un Dieu pleinement offert. En elle se donne aussi la plus large communion, puisqu’elle appelle tous les humains au partage du même pain, du même vin, en qui ils vérifient la même filiation. En elle il y a la priorité de l’apparaître sur le sens, car elle est un « événement » dont le sens ne peut se dégager que peu à peu. Elle contient la transcendance qui est tout entière dans la mémoire de l’événement pascal tel qu’il est rappelé, et dans le pain et le vin devenus corps et sang du Christ. Son sens n’est point indifférent, car elle appelle ceux et celles qui la reçoivent à mourir et à vivre.

  2. « Cette ontophanie relève des lois de l’esthétique générale et dans l’affirmation d’un sens spirituel révèle un sens “élémentaire” […]. Le symbole de la foi […] dit le mystère de l’Esprit “au moyen” des choses, mais, ce faisant, il dit ce que sont les choses, par lui les choses révèlent ce qu’elles étaient de toute éternité[27] ». C’est ainsi que la « communion à l’Esprit du Christ mort et ressuscité “par” le pain et le vin est “aussi” révélation du mystère de la nourriture partagée, sur le repas, sur le pain, sur le vin ». La symbolique sacramentelle nous renvoie à la réalité salvifique célébrée et nous apprend à habiter la terre, y trouvant notre sens et notre lieu. « La poétique nostalgique s’accomplit dans la Poétique efficiente de la Foi, mais elle n’a pas à s’atténuer pour s’accomplir[28] ». Le sacrement apparaît donc comme la « pierre angulaire de la Poétique de la Foi, car en lui nous faisons l’expérience de la communion absolue, de l’accomplissement du sens dans le geste et la parole, de la communication possible entre les hommes, nous y puisons le goût d’une activité poétique infinie qui tend à la révélation de tout le créé, à l’assomption de l’univers entier dans le rite unifiant[29] ».

  3. L’eucharistie comme sacrement de la foi est effective et son effectivité s’exprime en termes d’histoire. L’idée scolastique du sacrement comme signe efficient est reprise par l’auteur comme symbole efficace. Le sacrement est efficace, car il relève d’une poétique efficiente dont l’efficacité est liée à la mort et à la résurrection du Christ.

  4. Seule la foi permet de reconnaître la théophanie sous les espèces de l’ontophanie. En effet, le symbolisme théologal reprend le symbolisme naturel, qui sécrète déjà une nostalgie, une tension vers un surcroît. La théophanie n’est pas en continuité avec cette nostalgie, mais la déjoue, par une rupture du sens, qui, en continuité analogique avec l’expression symbolique, « postule la foi comme “autre commencement”, reprise à neuf des significations naturelles dans un Sens inédit qui, tout à la fois, les transcende, les consacre et les modifie[30] ». La théophanie lie l’absolu de son sens à la contingence de sa manifestation. En cet « autre commencement », qui, à son tour, reprend et modifie les termes de la poétique nostalgique, naît la Poétique de la Foi[31].

3. De l’herméneutique poétique à la théologie poétique

L’articulation entre ontophanie et théophanie demande encore le passage de la Poétique de la Foi, interprétée en ses sources (Bible), à l’exercice de cette poétique dans la théologie contemporaine. En effet, selon Manigne, la Bible n’est pas simplement « la collection des thèmes et des lieux de notre foi mais le mode sémiologique exemplaire de représentation ou de symbolisation de cette foi. Le logos, reçu d’abord comme répondant de notre foi, se découvre ensuite à nous comme modulation et “style” de la foi[32] ». Le principe de l’interprétation biblique, qui oscille entre « la mise à jour d’une frange de poétique nostalgique et l’élucidation de l’affirmation de la foi au niveau de la poétique efficiente », joue aussi dans l’expression théologique. Il s’agit de constituer la poétique théologique à partir de la nostalgie contemporaine à l’instar de la poétique biblique. Il faudra alors poser les mêmes gestes sacramentels, mais à un donné mouvant, contingent, contemporain aux protagonistes des différents contextes à partir desquels on fait de la théologie. « Parce que la poétique sacramentelle nous a été confiée comme réitérable, toute poétique biblique doit être pour nous réitérable. Elle transgresse son “lieu” originaire, l’Écriture, pour parcourir la totalité du monde et de l’histoire[33] ».

Comment cette « transgression » se donne-t-elle ? Selon Manigne, le pôle de la poétique nostalgique donne à la Bible son aspect lisible et accessible, tandis que le pôle efficient en signale l’aspect transcendant et fermé, l’autonomie et la puissance de la Parole de Dieu. Ils sont mutuellement constituants, car c’est la poétique efficiente de la Parole de Dieu qui éveille, évoque et invoque la poétique nostalgique de la Bible. À son tour, celle-ci fournit à la poétique efficiente sa matière, son vocabulaire, son tissu. C’est dans le passage de la nostalgie à la Révélation que se vérifie l’invariant analogique.

Manigne s’interroge enfin sur la situation de la Poétique de la Foi dans l’ensemble des disciplines théologiques. Sa méthode, dit-il, prend en compte l’expression artistique et poétique comme un domaine privilégié de significations, tout en rattachant le discours symbolique actuel à ses racines bibliques. Pour réaliser ses deux tâches, elle doit élucider les rapports qu’en lui entretiennent la valence lyrique et la valence critique. Ces deux instances se développent en contrepoint, ce qui veut dire qu’aucune des deux a le dernier mot sur l’autre. Chacune dépend de l’autre. Dans la Poétique de la Foi occupent une place de choix la liturgie et la prédication, comprise comme prophétisme plutôt que comme catéchèse. La prédication vient avec la liturgie, non seulement parce qu’elle se déroule à l’intérieur de la liturgie, mais par sa proximité existentielle avec l’eucharistie. Celle-ci est le sommet silencieux, qui appelle une parole qui l’explicite, tâche qui est impartie à la prédication, qui peut revêtir la forme de l’enseignement, du commentaire évangélique, de l’interprétation de l’assemblée, de l’appel à la conversion, de l’interprétation des signes de temps. La prédication est mimée par la lyrique et doit être confrontée aux instances critiques de la théologie, telles l’exégèse, l’analyse des sources pastorales, l’histoire des dogmes et la réflexion spéculative sur les dogmes. Cette instance communique avec les disciplines profanes, comme la philosophie, la sociologie, la politique, la psychanalyse, etc. La confrontation entre la prédication et la théologie dogmatique s’opère dans une discipline de liaison qui analyse les rites, les symboles du langage religieux et en apprécie la portée à l’égard de la vie de foi que ces rites et ces symboles sont censés alimenter.

La communication de la prédication avec les sciences profanes par l’entremise d’une théologie dogmatique et critique ne va pas sans difficultés. Il ne s’agit ni d’utiliser ni de dominer les disciplines séculières en leur assignant des fins qui leur sont étrangères, mais d’en attendre et d’en apprendre quelque chose. La réflexion philosophique et les sciences humaines « élaborent la matière brute de l’existence, de telle sorte que celle-ci puisse, dans la confrontation avec la Parole de Dieu, exprimer avec exactitude sa dimension nostalgique[34] ». L’emprunt des disciplines séculières ne vise pas à les contester ou à les intégrer au système épistémologique de la théologie. Il est fait dans la conviction que rien n’est dit de vrai et de grave sur l’humain et son monde, qui ne soit susceptible d’être éclairé et « repris » dans l’annonce du Salut. Partout où l’être humain (le sachant ou non) pose la question de son destin et de ses choix, la Poétique de la Foi a quelque chose à dire au nom de la foi au Dieu de la Révélation et du Salut.

4. La théologie à l’école de la poésie

L’approche de Manigne se présente plutôt comme un parcours de théologie fondamentale poétique. À ce titre elle ouvre plusieurs pistes à la pensée, se ralliant, d’une part, aux tendances de la culture postmoderne, elle aussi attentive à l’écoute de l’inouï du sens qui jaillit de ce « fond de l’Être », qui est de l’ordre du mystère et se laisse dire de manière symbolique. Les poètes, sans doute, sont les plus sensibles et attentifs à cette écoute, mais elle est également présente dans les nouvelles sensibilités à l’altérité, y compris à celles sensibles au mystère du Tout Autre, si présentes dans beaucoup d’itinéraires de nos contemporains, s’exprimant souvent dans l’affirmation de la différence (ethnique, religieuse, sexuelle), mais aussi dans les nouvelles requêtes spirituelles et mystiques. Ces différentes expressions de l’ontophanie nous permettent d’aller à la rencontre de ce qui configure la nostalgie des hommes et femmes d’aujourd’hui et, à ce titre, est un lieu privilégié d’écoute. Mais d’autre part, pour la théophanie, ce chemin n’est pas suffisant. Il faut établir le rapport analogique entre ontophanie et théophanie. Pour ce faire, comme l’a montré l’auteur, il faut laisser que la théophanie puisse révéler l’ontophanie.

Plusieurs théologiens ont entrepris ce chemin ces dernières années. Ils ont été précédés par les travaux importants de non-théologiens qui ont montré les aspects théologiques de la littérature, comme Henri Bremond[35] et André Blanchet[36], ou par les oeuvres monumentales de théologiens comme Charles Moeller[37], Romano Guardini[38] et Hans Urs von Balthasar[39], qui ont trouvé dans la « bibliothèque de l’humanité » des interprétations de l’existence humaine. Eberhard Jüngel et Johannes Baptist Metz[40], plus récemment, ont respectivement mis en valeur la dimension symbolique et narrative de la théologie, Karl-Josef Kuschel et Jean-Pierre Jossua[41] établissent depuis quelque temps un lien important entre théologie et littérature. Par ailleurs, aux États-Unis, des revues académiques ont été créées, présentant les recherches en cours sur la théologie et la littérature, et en Amérique Latine, en 2005, a été créée une association de théologie et de littérature[42].

Toutes ces initiatives, exceptée, peut-être, celle de Hans Urs von Balthasar, qui a élaboré une esthétique fondamentale liée à une dramatique et à une théologique, représentent des efforts de rapprochement entre théologie et littérature pas encore pleinement aboutis, car, comme le note Jean-Pierre Jossua, depuis le xiiie siècle, le discours théologique reste exclusivement conceptuel[43]. Le rapport établi par Manigne entre la Poétique de la Foi et la poétique des discours séculiers, à travers la méthode de l’analogia symboli, malgré la fécondité qu’il établit entre ontophanie et théophanie, ne semble pas avoir été reçu, car la plupart des théologiens qui se sont mis à l’école de la poétique n’ont pas fait avancer l’articulation épistémologique proposée par ce théologien, dont le projet semblait beaucoup plus ambitieux, puisqu’il envisageait une sorte de refonte de la théologie en termes poétiques. Sa façon de concevoir l’ontophanie privilégie la poésie proprement dite, et les champs contemplés par sa Poétique de la Foi se rattachent plutôt aux domaines de la liturgie et des sacrements, plus marqués par l’aspect symbolique. La poétique embrasse toutefois des domaines plus vastes que ceux de la poésie et Manigne en est conscient. Les années ayant suivi la publication de son ouvrage ont vu l’apparition d’autres études dans le domaine de la poétique, surtout dans le champ de la narrativité. Paul Ricoeur a été l’un des philosophes qui a le plus contribué à cette expansion de la poétique. C’est à sa théorie que sera consacrée la seconde partie de cette étude, à partir d’une recherche d’Alain Thomasset sur une poétique de la morale[44], laquelle semble élargir le champ de la poétique à d’autres domaines que celui de Manigne.

II. La théologie à l’écoute des symboles, métaphores et récits

La pensée de Ricoeur se prête à plusieurs types d’approches, telle la richesse et la diversité des sujets qu’il a traités au long de sa vie. L’un des thèmes qui traverse ses écrits est celui de la poétique. En effet, dans l’introduction au projet de sa Philosophie de la volonté, parue en 1950 dans Le volontaire et l’involontaire, il affirme la nécessité de dépasser la méthode de la phénoménologie descriptive des structures fondamentales et actuelles de la volonté pour parvenir à rendre compte de la libération du sujet, esclave de sa faute[45]. Après l’Eidétique de la volonté (Le volontaire et l’involontaire) et l’Empirique de la volonté serve (La symbolique du mal), il envisage une troisième partie à son oeuvre qui devrait fournir « l’accès à une sorte de ‘Poétique’ de la volonté[46] » consacrée aux liens paradoxaux entre la Transcendance et la liberté. Après avoir redonné à la subjectivité le privilège qu’elle mérite dans l’analyse des pouvoirs du vouloir sur la corporéité (objet de l’Eidétique de la volonté), la poétique devrait décentrer l’être et le soi vers le divin, examinant les conditions de l’accueil du don gracieux qui rend la liberté à elle-même. Ce projet n’a pas été réalisé sous la forme prévue par le jeune Ricoeur mais il n’a jamais été abandonné, restant l’un des fils conducteurs de sa réflexion.

1. Une poétique de l’existence

La poétique amène donc Ricoeur à changer le champ d’analyse et la méthode. D’après lui, l’espérance liée à l’événement christique de la résurrection, est le lieu pour penser l’angoisse de la conscience humaine hantée par le fantasme d’un « dieu méchant » qui aurait enfermé les humains dans l’échec de leur finitude. Le langage et la parole rendent cependant possibles la manifestation de la transcendance et la proclamation de la libération. C’est pourquoi, la poétique de la volonté donne lieu à la poétique du langage. En effet, dans La symbolique du mal, le philosophe français avait déjà identifié dans le langage de l’aveu l’accès à l’expérience concrète du mal. Sa rencontre avec la méthode psychanalytique complète ce déplacement vers le langage. Comme il dit dans son étude sur Freud, la problématique authentique de la foi relève d’une dimension nouvelle, qu’il appelait « Poétique de la Volonté, car elle concerne l’origine radicale du Je veux, la donation de puissance à la source de son efficace », et que désormais il appelle « l’interpellation, le kérygme, la parole qui m’est adressée[47] ». On voit dans cette affirmation l’importance de la théologie de la Parole de Karl Barth.

Selon Alain Thomasset, la fonction poétique de la parole prend la place « d’une impossible métaphysique de l’être divin, connu à partir du monde et de l’homme[48] ». C’est pourquoi la parole instaure la liberté et l’obéissance de la foi devient écoute de la parole qui suscite notre créativité et fonde notre autonomie. En effet, « ce retournement dans l’usage du langage, dans la pratique du langage, constitue pour Ricoeur, l’expérience poétique au sens fort ». Par poésie, dit-il, « je n’entends pas le langage versifié, distinct de la prose, mais plus fondamentalement la poïesie, l’expérience d’être créé par le langage. Je crois que c’est cela l’ontologie, et peut-être la seule ontologie qui soit vraiment impliquée dans l’Évangile, à savoir que j’existe par la puissance de la parole[49] ». La poétique exprime donc dans le langage l’initiative de la transcendance tout en manifestant l’instauration par cette parole d’une liberté responsable et répondante[50].

Comment cette action créatrice du langage s’exerce-t-elle sur la liberté et sur les dispositions fondamentales de l’existence ? En quoi la poétique du langage agit-elle sur l’existence croyante ? Les travaux ultérieurs de Ricoeur sur le langage symbolique, la métaphore et la narrativité offriront des réponses diverses à ces questions. Son herméneutique biblique ouvrira des pistes importantes à une théologie poétique. Tous les effets du texte sont vus par lui comme étant dirigés vers le lecteur. La dimension poétique du langage est créatrice et critique. Elle provoque l’irruption de nouveaux mondes, y compris pour le croyant, et possède un pouvoir révélant et expérimental sur la réalité.

Pour Ricoeur, l’imagination est la clé du fonctionnement poétique du langage. Elle produit « l’innovation sémantique », phénomène commun à la métaphore et au récit. En effet, l’innovation de la métaphore consiste à produire une nouvelle pertinence sémantique par le moyen d’une attribution impertinente. Ainsi, sur les ruines d’une interprétation littérale impossible s’élève un sens nouveau dont le processus fait appel à l’ensemble de la phrase. Avec le récit, l’innovation consiste à inventer une intrigue qui, elle aussi, est une opération de synthèse par laquelle des buts, des causes, des hasards, des circonstances sont rassemblés sous l’unité temporelle d’une action complète. L’inédit aussi apparaît dans le langage, au moyen d’une synthèse nouvelle et fragile d’éléments hétérogènes. Dans les deux cas, l’imagination réalise triplement la synthèse.

Tout d’abord, elle la réalise, par son pouvoir de schématiser une nouvelle pertinence sémantique. Reprenant Kant, pour qui le schématisme est la méthode qui donne une image à un concept, Wittgenstein, selon lequel l’imagination est « voir comme », et Aristote, pour qui « faire de bonnes métaphores c’est apercevoir le semblable », le philosophe français dit que l’image fait saisir ou créer soudainement la ressemblance qui fonde la nouvelle pertinence de sens[51]. L’imagination rend proches des termes a priori éloignés, comme dans l’affirmation « le temps est un mendiant ». De même pour l’intrigue d’un récit, qui « prend ensemble » des éléments hétérogènes sous la puissance de l’imagination, schématisant la signification du récit pris comme un tout.

Une seconde fonction de l’imagination est liée à sa dimension picturale. Cet aspect imagétique et iconique apparaît dans la métaphore non comme la réplique d’une chose absente, mais sous un mode imagé, lié au sens produit, qui doit être lu dans l’épaisseur de l’image. Ricoeur parle à ce propos du phénomène du retentissement par lequel l’imagination ravive et réactive des expériences antérieures, des souvenirs endormis, irriguant ainsi des champs sensoriels adjacents[52]. Dans le récit, ce phénomène est présent dans le déroulement narratif, qui donne une représentation imagée à un certain type d’action et de rapport au temps. Les « fables du temps », analysées par lui dans Temps et récit, montrent comment ce phénomène s’inscrit dans le « monde du texte ».

La troisième fonction de l’imagination est d’introduire dans le processus de sens un moment de suspension et de neutralisation du réel qui rend possible l’entrée dans un autre monde. Son rôle ici est de permettre un « libre jeu avec les possibilités » qui fait entrer dans un état de désengagement par rapport à nos perceptions et actions, pour essayer de nouvelles idées, de nouvelles valeurs et d’autres manières d’être au monde.

Ces différentes fonctions de l’imagination décrivent, selon Ricoeur, la manière dont fonctionne le langage poétique sur le plan de l’innovation sémantique. Mais le langage a aussi une fonction heuristique, liée à sa capacité de révéler ou d’inventer des aspects inédits de la réalité elle-même. La suspension de la fonction référentielle directe et descriptive, propre à la troisième fonction de l’imagination, est l’envers d’une fonction référentielle seconde et originale. En effet, le texte, comme poème, porte au langage des aspects de la réalité et de l’expérience qui ne se trouvent pas dans le langage descriptif ordinaire. La référence métaphorique a la capacité de re-décrire le réel. Le « voir comme » de la métaphore révèle un « être comme » au niveau ontologique le plus radical. De même pour le récit, dont la fonction mimétique « n’est même qu’une application de la référence métaphorique à la sphère de l’agir humain[53] ». En général redescription métaphorique et mimèsis narrative sont très mêlées, dessinant ainsi l’unité d’une « vaste sphère poétique qui inclut énoncé métaphorique et discours narratif [54] ».

La poétique de l’existence correspond chez Ricoeur à l’effet de lecture, c’est-à-dire, la réponse du sujet lecteur à la proposition du monde du texte pris comme poème. Le processus métaphorique et le processus de mimèsis narrative se réalisent par l’imagination productrice du lecteur, chez qui le discours poétique suscite des changements dans la manière de voir, de sentir et d’agir. L’imagination est à la charnière du théorique et du pratique. Ainsi, dans la poésie lyrique, où dominent les effets de redescription métaphorique, ces influences affectent le champ des « valeurs sensorielles, pathiques, esthétiques et axiologiques[55] ». C’est la façon d’être au monde en son enracinement premier, pré-catégorial et pré-objectif, qui est ainsi atteint. Dans les récits ou dans la poésie dramatique, où domine la fonction mimétique de l’intrigue, les influences affectent de préférence le champ de l’action humaine et les valeurs temporelles, qui touchent surtout les relations inter-humaines et notre rapport au temps.

L’identité humaine elle-même, personnelle ou collective, est en grande partie le résultat des lectures des poèmes et des récits lus et entendus, reçus ou rejetés par chaque personne ou chaque groupe, qui leur ont permis d’habiter, par l’imagination, d’autres mondes, accordant ainsi sens aux diverses situations de leur existence, s’appropriant des valeurs. En Soi-même comme un autre, Ricoeur a développé davantage ce qu’il avait appelé, à la fin de Temps et récit 3, l’identité narrative. Cette notion réalise, d’une certaine façon, les intentions présentées au début du parcours de la Philosophie de la volonté, recueillant tous les apports de la poétique de l’existence à la formation du soi.

2. Vers une poétique biblique

Ricoeur a été un grand lecteur de la Bible. Comme nous l’avons évoqué, déjà les premiers pas de la constitution d’une poétique de l’existence l’ont mis à l’école des textes scripturaires, comme le montrent ses analyses du mythe adamique, dans son analyse de la faute par laquelle le mal entre dans le monde, ou sa lecture de l’espérance biblique comme lieu pour penser la liberté[56]. Son intérêt pour la Bible s’est approfondi au fur et à mesure qu’il a développé son herméneutique des textes, le mettant en dialogue avec des exégètes et des critiques littéraires, amplifiant sa poétique de la Bible.

L’un des textes qui a beaucoup marqué Ricoeur, Le grand code, de Northrop Frye, l’a aidé à voir la forte cohérence de la poétique biblique, qui selon Frye est régie par des lois purement internes d’organisation, qui offrent un réseau symbolique qui a le pouvoir de susciter chez l’auditeur ou le lecteur le désir de se comprendre lui-même à la lumière du grand code. S’écartant de l’exégèse historico-critique, le philosophe français affirme que le texte n’a aucun dehors, son dehors n’étant que nous-mêmes qui, en le recevant, nous assimilons à lui, faisant du Livre un miroir. Le langage, dit-il, poétique en soi, devient par cet effet kérygmatique pour nous. Le soi qui assimile ce Livre est un soi décentré et recréé. Ainsi, me situer dans le christianisme, c’est me situer « dans ce grand code, déchiffrer ma propre existence dans les termes du grand code[57] ».

Selon Thomasset, Ricoeur ne s’enferme pas dans une lecture unique de la Bible, restant sensible au caractère pluriel des Écritures[58]. Cela ne l’a pourtant pas empêché de proposer une vision globale de la poétique biblique, autour de l’économie du don. Pour le philosophe français, la religion chrétienne ne veut pas offrir une garantie supplémentaire à l’existence humaine, visant simplement à placer cette existence dans la perspective de l’économie du don qui est une perspective poétique. D’après lui,

dire perspective, ce n’est pas dire fondement mais sens, c’est-à-dire à la fois signification et direction. Dire don, c’est envisager une donation originaire qui a pour bénéficiaire toute créature, et non seulement la seule humanité et sa moralité, laquelle est bien fondée sur elle-même. Dire économie, c’est dire que le don s’exprime dans un réseau symbolique beaucoup plus vaste que celui qui gravite autour de la confession et de la rémission des péchés. Le premier prédicat de bonté ressortissant à cette économie du don s’attache à l’être créé en tant que tel. Il est donc avant toute détermination proprement morale[59].

Une présentation panoramique de l’économie du don est donnée par lui dans le texte Amour et justice[60]. L’un des aspects de la constellation symbolique de l’économie du don est le thème de la création, au sens de donation originaire de l’existence. L’affirmation de la bonté des choses en Gn 1, place l’humain dans la situation d’une dépendance radicale et en position de créature au sein d’un monde qui doit rester objet de sa sollicitude. L’autre aspect de cette économie se retrouve dans le symbolisme des fins dernières, où le Dieu de l’espérance fait écho au Dieu créateur, comme les deux extrêmes qui se rejoignent. Entre ces deux extrêmes se retrouve, enfin, le dispositif central de l’économie du don qui est donné par le rapport à la loi et à la justification.

Dans le champ pratique, l’économie du don devient source d’obligation. Ricoeur voit dans le commandement d’aimer les ennemis l’une de ses expressions, mais précise qu’en entrant dans ce champ pratique, l’économie du don développe une logique de surabondance, qui a priori s’oppose à la logique de l’équivalence de l’éthique ordinaire, qui est illustrée par la Règle d’Or. La vision morale du monde, dit-il, qui se retrouve dans une bonne partie de l’histoire biblique, et a contribué à la conscience de la responsabilité humaine, est remise en cause en face de la souffrance injuste de Job. La littérature sapientielle marque la première résistance à la pensée développée par le mythe adamique de la peine. La vision morale, qui impute le mal à la liberté et s’arrête sur l’inscrutable de son origine, enferme l’humanité dans une économie juridique du jugement et de la colère. C’est contre cette « malédiction » que s’insurge Paul, en montrant la délivrance de la justification accordée par le Christ. Cette surabondance du don se retrouve ainsi du côté d’un excès, bien illustré par l’Apôtre dans l’épître aux Romains (5,12s), qui, à la logique de l’équivalence, oppose celle de la grâce en tant que « logique du surplus et de l’excès. Elle n’est pas autre chose que la folie de la Croix[61] ».

Située à l’horizon eschatologique de la réconciliation, que le symbolisme religieux oppose à l’injustifiable du mal, cette logique du surplus et de l’excès se retrouve également dans les comparaisons utilisées par Jésus dans les Évangiles pour parler de la venue du Royaume de Dieu. Elles sont dans la tournure extravagante de beaucoup de paraboles, de l’hyperbole ou du paradoxe des formules proverbiales ou des proclamations eschatologiques de Jésus. Ces variétés de la logique de la surabondance sont données par les expressions-limites utilisées par le langage poétique de la Bible, qui révèle la transgression du langage ordinaire et un excès qui transcende la réalité ordinaire tout en provoquant l’entrée dans un monde poétique propre à la Bible.

Cette vision générale d’une poétique biblique unifiée autour de l’économie du don s’est faite en tension avec l’affirmation de la dispersion provoquée par la polyphonie du texte biblique. Dans une première étape, Ricoeur a insisté sur « un concept pluriel, polysémique et tout au plus analogique de révélation », ainsi qu’à sa description de la nomination plurielle de Dieu[62]. Il applique l’analyse structurelle à l’exégèse et insiste sur la nécessité de ne pas séparer la « confession de foi » de ses formes de discours. Le résultat de ce travail est la prise en compte des divers genres littéraires qui composent le texte biblique auxquels sont rattachées une variété de styles de confession de foi et une diversité de modèles de relation entre l’être humain et Dieu.

Le premier genre littéraire, le narratif, a un primat dans l’ensemble de la Bible, dominant dans le Pentateuque, les Évangiles et les Actes des Apôtres, représentant une première forme de nomination de Dieu. Dieu y est d’abord désigné comme l’actant ultime, « c’est-à-dire comme l’un des personnages signifiés par la narration elle-même et intervenant parmi les autres actants de la geste[63] ». Dans le genre littéraire prophétique, le prophète ne se présente pas comme parlant en son nom propre, mais comme celui qui parle au nom d’un autre. Dieu y est signifié, non pas comme dans le récit, à la troisième personne, mais à la première personne, comme la voix de l’autre à l’arrière de la voix du prophète. Le discours prescriptif, souvent lié à la confession, nomme Dieu comme l’auteur de la loi qui m’interpelle à la deuxième personne : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ta force et de toute ta pensée » (Dt 6,5). « La promulgation de la loi est ainsi organiquement liée au récit de la délivrance[64] ». En outre la Loi est un aspect d’un ensemble relationnel plus vaste qui, sous le terme d’Alliance, regroupe des idées d’élection, de promesse, de menace et de malédiction, suscitant des sentiments éthiques variés, qui vont de l’obéissance à la vénération, en passant par l’interprétation et la méditation. La nomination divine dans ce type de discours « oriente l’histoire de la pratique et engendre le dynamisme des institutions[65] ». Le genre sapientiel déborde le cadre de l’Alliance et de l’élection d’Israël, car il réfléchit sur l’existence qui rejoint l’individu et, à travers lui, toute l’humanité. Le sage fait face au sens et au non-sens de l’existence, particulièrement dans les situations-limites, comme la solitude, la faute, la souffrance et la mort. À la différence du prophète, il ne présente pas sa parole comme celle d’un autre mais il sait que la sagesse de Dieu le précède et qu’il peut la recevoir comme don. La voix de la sagesse parle plutôt du silence de Dieu et de son absence ou de sa présence mystérieuse et cachée au milieu du cours inhumain et anonyme des choses. Dans le genre hymnique et des Psaumes, constitué d’hymnes de louange, de supplication et d’action de grâce, la « parole humaine se fait invocation : elle s’adresse désormais à Dieu en deuxième personne[66] ». Ainsi, la louange surélève le récit des prodiges accomplis par Dieu en le transformant en prière, la supplication du souffrant modifie la qualité de son souffrir, l’action de grâce est tout entière dans une relation de reconnaissance du je à un tu divin.

Ces cinq genres littéraires nous enseignent beaucoup sur la puissance poétique du texte biblique. Ils montrent que l’analyse du discours religieux et biblique doit s’effectuer sous les modalités les plus originaires du langage d’une communauté de foi. Cette perspective rejoint celle présentée par Manigne. Un corollaire important de cette poétique conduit à insister sur la diversité de ces expressions de la foi, irréductibles entre elles. En effet, la narration nous apprend à découvrir Dieu comme Celui qui agit au sein des événements d’une histoire de délivrance ; la prophétie désigne Dieu comme Celui qui interpelle et fait parler en Son nom pour menacer et promettre ; la prescription Le nomme comme La source de la loi et Le partenaire d’une relation d’Alliance ; la sagesse évoque Sa présence mystérieuse comme sens au milieu du non-sens ; l’hymne L’invoque en deuxième personne comme Celui qui reçoit la plainte et la louange. En même temps, ces différentes formes d’expressions de la foi n’ont de sens que dans l’interaction des unes avec les autres. Le sens est ainsi un phénomène d’intertextualité.

La poétique biblique vit aussi de tensions, par exemple, entre récit et prophétie, prophétie et sagesse, prescription et hymne, mais également d’harmonies soudaines ou en attente, comme quand le prophète annonce la venue de l’Alliance nouvelle ou quand le récit narrativise la loi pour la porter vers l’avenir. Elle ne peut donc pas être ramenée à un seul genre, mais à plusieurs, qui dans leur diversité évoquent différentes formes d’être-au-monde. Cette pluralité ne peut pourtant pas se multiplier à l’infini, risquant de transformer en une cacophonie inaudible la polyphonie de la poétique biblique. Conscient de ce risque, Ricoeur a changé sa manière d’organiser le divers biblique, reprenant à son compte la typologie proposée par Paul Beauchamp, dans L’un et l’autre Testament, qui revient à la structure triadique des rabbins du Second Temple et parle du Livre énumérant la Torah, les Prophètes et les autres écrits. Il ne s’agit pas de genres littéraires, mais de trois manières de relier Parole et Écriture, de trois types d’écritures.

Ainsi, la Torah est double en son principe même, liant Loi et récit. C’est ensemble que le massif législatif et le cadre narratif opèrent le transfert de l’écriture à la parole originaire, la Parole de Dieu. « La loi est Parole quant à l’origine de l’appel, de la convocation, de l’injonction, mais écriture en tant que le législateur s’absente[67] ». Elle est également habitée par la question de l’origine invisible du don (de la vie, de la Loi, des biens), qui, selon Beauchamp, se cache « sous les images du commencement ». La loi induit aussi un rapport au temps marqué par une antériorité irrévocable, un passé antérieur à tout passé. Elle appartient à « l’avant » des commencements qu’elle délimite elle-même, en posant dans le même cercle, le passé, l’absolu de la loi et l’absolu du don. L’écriture prophétique porte la marque d’un « maintenant », prenant en charge la question de savoir ce qu’il advient à Israël, une fois le Jourdain franchi. « En lui se fait la mue de l’archétype en histoire[68] ». En effet, sa parole et son écriture vivent de la tension entre le récit des origines et l’irruption de l’histoire réelle qui laisse pointer sa fin. Son discours utilise des moyens imprévus, des formes détournées. Son rappel à l’Alliance est un procès, qui lui permet de dénoncer l’illusion d’une sécurité sans faille appuyée sur un usage idéologique de la tradition des origines. Il annonce la fin de l’histoire, puisque le don reçu a été perverti, un seul péché unifie toutes les injustices morales : le Nom de Dieu est profané, Baal le remplace et la convoitise se substitue à la faim de la Parole de Dieu qu’on croit posséder en propre. La Sagesse, enfin, ne décrit rien de l’ordre des grands événements passés ou de la fin imminente de l’histoire, mais ce qui est à la fois quotidien et immémorial. Elle dit sous forme d’énigme, sous forme poétique, ce qui unifie la Loi et les biens, la morale et la félicité. Son temps est sans âge et fait paraître l’immémorial, qui est « toujours là », soulevant la question de l’origine. La sagesse est universelle, car elle commence avant Israël et promet le bien de la vie même. Elle s’affronte aussi à ce qui nous rassemble tous dans la privation de ce bien : la mort.

Quels enseignements pour la poétique biblique de ces trois classes d’écrits ? Le premier consiste à rappeler que le rapport au temps, n’est pas identique pour la Loi, les Prophètes et les Sages. Le législateur antidate les lois, les prophètes insistent sur l’urgence de l’accomplissement et le sage tient un discours hors du temps ou de tout temps. Le second enseignement de cette triade d’écritures concerne la manière dont ces temporalités s’entrecroisent pour former l’unité du Livre. Cette unité marque un dynamisme interne qui pousse à la convergence des trois écritures et à l’ouverture vers le hors-texte du Livre, vers son avenir, qui pointe vers le telos, la fin. Cette ouverture se manifeste d’abord dans le phénomène de la deutérose, qui dans la Loi dit qu’elle doit être obéie, chez les Prophètes devient une parole de Dieu dont le contenu est que Dieu parle et qu’il est le même, et dans la Sagesse s’affirme elle-même pour principe. L’ouverture du Livre se manifeste aussi par la convergence des écritures, déjà visible dans la deutérose, et qui se réalise par la Sagesse et dans la Sagesse, mais dont la vérité se situe dans l’avenir d’où le mouvement est commandé, le telos, qui, selon Beauchamp, a comme genre l’apocalyptique, ou l’écriture sur la fin de l’histoire. Ce genre d’écrit est le point de jonction de l’écriture de la Torah, de la Prophétie et de la Sagesse. L’apocalyptique marque le moment où ces écritures se ferment dans leur unité et où elles s’ouvrent dans l’attente de ce qui leur est extérieur et qui constitue leur accomplissement.

Le Livre dans sa clôture laisse voir de lui-même le passage d’une poétique du texte à une poétique de l’existence, individuelle et collective. La perspective développée par Beauchamp rejoint l’intuition ricoeurienne qui a regroupé la poétique biblique autour de la catégorie du don. En effet, la Torah marque le rapport fondateur de la liberté à son origine, la Prophétie montre les menaces de cette relation au cours de l’histoire, la Sagesse assure la présence permanente de l’origine au fil du quotidien. Le mouvement d’ensemble, suscité par l’herméneutique interne des Écritures, porte le sceau d’une promesse d’accomplissement qui est la marque même du désir de la liberté.

3. De la poétique biblique à la poétique de l’existence

Quels sont les effets de cette poétique dans l’existence croyante ? Quelles dispositions suscite-t-elle chez le lecteur ou l’auditeur ? Thomasset privilégie dans sa recherche le domaine de la morale, réalisant une lecture intéressante, qui peut s’élargir dans d’autres domaines de la réflexion théologique, comme ceux de la théologie systématique ou dogmatique, qui a déjà quelques essais, mais qui n’ont pas encore fécondé l’ensemble du discours théologique.

D’après lui, « la relation qui lie la description du réseau symbolique biblique à la détermination du soi qui se comprend face à ce texte est un rapport entre un appel et une réponse[69] ». Cela justifie la détermination du sujet chez Ricoeur comme « convoqué », dans le sens que « le soi y est constitué et défini par sa position de répondant à l’égard des propositions de sens issues du réseau symbolique décrit précédemment[70] ». La réponse du sujet lecteur de la Bible n’est pas une réponse aux questions posées par la philosophie ou l’anthropologie, mais « l’essai de correspondre à la manière d’exister proposée par le Grand Code[71] ». Il s’agit d’un soi qui répond à l’ensemble symbolique qui ressort du canon biblique et qui s’insère dans une « con-vocation », un rassemblement qui concerne le peuple entier. L’imaginaire biblique invite à vivre son appel en relation avec la constitution d’une communauté : le peuple élu, dans l’Ancien Testament, la communauté des disciples de Jésus-Christ, dans le Nouveau Testament.

La refiguration du soi face au pouvoir poétique du texte biblique se fait aussi autour du contenu de cette poétique. Le Livre (la Bible), observe Thomasset, « dit ce qu’il opère en présentant en son sein des figures d’auditeurs et de lecteurs refigurées par la parole qu’ils ont entendue[72] ». Westermann, que Ricoeur prend comme exemple, organise la symbolique biblique autour de quatre figures de Dieu : Dieu qui sauve en délivrant du péril ; Dieu qui bénit par le don de la création et de la terre promise ; Dieu qui punit en se déclarant contre ceux qui ont transgressé les commandements de la communauté d’Israël ; Dieu miséricordieux qui souffre de sa propre colère, se repentant et pardonnant. Chacun de ces thèmes a une structure dialogale et à chaque fois est équilibré par une réponse humaine différente. Si l’on prend la distinction poétique des trois écritures proposée par Beauchamp, la poétique de l’existence qui lui correspond se présente sous la forme de trois figures du peuple. Ainsi, dans la Torah, l’homme biblique apparaît comme précédé par la prévenance du Créateur et du Sauveur, sa liberté ne pouvant pas se définir hors d’un héritage transmis par le jeu des générations. La Loi instaure l’identité éthico-narrative d’Israël. Le lecteur actuel de la Bible, exposé à cette temporalité, est invité à trouver son identité éthico-narrative dans la relecture des événements décisifs de son existence, identité qui s’insère dans celle de la communauté à laquelle il appartient. La temporalité prophétique est construite autour du « maintenant » de la décision et du jugement dans l’histoire. Chaque génération doit se décider à nouveau par rapport aux bienfaits reçus et les considérer comme des dons de Dieu. La prophétie confronte l’identité éthico-narrative du peuple aux aléas d’une histoire étrangère et hostile, instaurant « une identité essentiellement menacée[73] ». Le discours du sage est à la fois quotidien et immémorial, contribuant à opérer la médiation entre nos paroles humaines et la Parole transcendante qui s’y inscrit. Il invite à élargir les dimensions de l’espace particulier de l’expérience aux dimensions universelles.

Selon Ricoeur, « au ternaire de l’appel — Torah, Prophètes, Sagesse — répond, du côté du soi, le rythme ternaire d’une identité fondée, d’une identité ébranlée et d’une identité à la fois singularisée et universalisée[74] ». Pour Thomasset, la lecture que Ricoeur fait de Beauchamp risque cependant « d’en rester à une juxtaposition de figures du soi répondant à des temporalités différentes ». Il lui a manqué, dit-il, la reprise de l’idée de l’écriture de la fin de l’histoire, « où Loi, Prophètes et Sagesse se donnent rendez-vous pour regarder ensemble leur avenir ». Cette convergence des écritures est le lieu de la suscitation d’un soi répondant, constitutif d’une liberté théonomique et d’un peuple nouveau. Le soi qui répond à une telle suscitation d’existence, poursuit Thomasset,

c’est Jésus-Christ et le peuple auquel il donne naissance […]. L’existence de Jésus-Christ, sa vie terrestre dans sa durée, est passage incessant de l’Ancien au Nouveau, car le changement de l’un à l’autre ne se fait pas en un instant. […] Le chrétien est par excellence le sujet répondant à la poétique biblique de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il est celui dont la liberté ne cesse de se constituer en face de la suscitation de la transcendance divine, au sein du mouvement de la promesse[75].

Conclusion : se mettre à l’école de la poétique

Les deux parcours ici présentés sont très différents, mais invitent à un même exercice : un retour à la source même de l’avènement de l’Être, qui se donne dans l’oeuvre d’art et dont le langage privilégié est celui des poètes et des artistes. Manigne, en lisant Heidegger, et Thomasset, en reprenant les contributions de Ricoeur, ouvrent des pistes importantes et complémentaires pour la théologie. Le premier, en nous invitant à rester davantage sur la symbolique primordiale d’où émerge le sens, celui d’une ontophanie, mais aussi celui d’une théophanie. Le second, en nous invitant au travail d’interprétation du sens qui jaillit des formes symboliques par lesquelles le sens de l’existence et le sens de l’existence illuminée par la poétique biblique nous adviennent.

Il faudra certainement creuser les analyses des approches ici présentées, pour ne pas en rester au seuil de l’accueil de ce que nous enseigne la raison poétique, mais la laisser féconder la façon même de lire les différents contenus de la foi. Habituée si longtemps à accéder aux contenus de la foi à partir d’une systématisation dogmatique et conceptuelle, la théologie doit saisir l’invitation au retour aux sources et accueillir à nouveaux frais ce que lui enseigne le langage de la poésie et de la littérature. Peut-être y trouvera-t-elle de nouvelles ressources pour se rendre plus signifiante et pertinente dans l’actualité.