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Aujourd’hui, je vais vous parler du déploiement des compteurs intelligents : Linky pour l’électricité, Gazpar pour le gaz. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de donner au consommateur les moyens de sa citoyenneté énergétique, c’est-à-dire d’être parfaitement informé de sa consommation, de comment il peut moduler sa consommation, de comment il peut commander à distance sa consommation. […] Je tiens beaucoup à ce que les citoyens puissent se réapproprier le pouvoir sur leurs consommations énergétiques[1].

C’est en soulignant leur intérêt pour l’émancipation énergétique du citoyen qu’en novembre 2015, en marge de la COP 21 à Paris, la ministre française de l’Environnement, Ségolène Royal, présente les compteurs Linky, version nationale d’une nouvelle génération de compteurs électriques, communicants. Inscrits dans la loi d’août 2015 sur la transition énergétique pour la croissance verte, ces nouveaux compteurs y sont présentés comme une brique technologique incontournable du programme européen d’évolution vers les réseaux électriques intelligents[2]. Ils sont perçus comme des instruments d’une alliance sociotechnique (Akrich et al., 1988) entre ces nouveaux réseaux, leurs opérateurs et les usagers-consommateurs, permettant de répondre au défi de la maîtrise de la demande énergétique des ménages (sécuriser l’approvisionnement en énergie par la réduction de la consommation générale plutôt que par le renforcement du réseau). Ils sont dans les faits la partie visible d’une infrastructure (équipements connectés, réseaux de communication et systèmes d’information) qui permet des formes évoluées de comptage et de communication de données entre le distributeur d’électricité, les fournisseurs et les consommateurs finaux, ce qui leur vaut le qualificatif d’« intelligents » (smart meters). Par cette capacité de communication avancée, ils permettent de transmettre des informations dynamiques et synthétiques sur la consommation électrique du logement et facilitent une facturation de la consommation réelle. Ils sont dès lors supposés se comporter en « technologies réflexives » (Licoppe et al., 2013), fournissant à l’usager la possibilité de se confronter à ses données de consommation pour monter en compétence et autoréguler ses pratiques (Licoppe et al., op. cit.). Ils sont également le moyen technique par lequel l’usager peut accéder à des services ou des équipements supplémentaires pour faciliter les économies d’énergie de son ménage (Grandclément et Nadaï, 2018). La consolidation de ce cadre de référence (Flichy, 2003) écologique et participatif confère dès lors une place centrale aux questions de l’appropriation sociale des services de suivi des consommations énergétiques, mais aussi de l’adhésion du public au projet politico-industriel.

Au cours de la dernière décennie, la thématique de la réception sociale des compteurs communicants s’est structurée en champ de recherche spécifique, en réponse aux besoins de connaissances soulevés par la nouvelle régulation européenne de maîtrise de la demande énergétique[3]. Il s’agit tout d’abord d’évaluer l’efficacité du smart metering, puis d’interroger ses conditions d’usage. Ainsi, une première vague d’études paraît entre 2006 et 2010 pour mesurer ou qualifier les économies d’énergie réalisées par les ménages bénéficiant de l’affichage numérique des consommations électriques (Darby, 2006 ; Burgess et Nye, 2008 ; Ehrhardt-Martinez et al., 2010 ; Hargreaves et al., 2010 ; Van Dam et al., 2010). Après 2010, le spectre d’analyse s’élargit et le champ de recherche se structure autour de deux axes principaux. Dans la continuité des études précédentes, le premier axe apporte des éclairages complémentaires sur les modalités par lesquelles le retour d’information favoriserait la réflexivité de l’usager (Licoppe et al., op. cit.), ainsi que sur les dispositifs d’attachement (au sens de la sociologie de la traduction) pouvant faciliter l’appropriation sociale du compteur communicant et renforcer son efficacité (Petkov et al., 2011 ; Draetta et al., 2015). Quant au deuxième axe, plus exploratoire, il interroge les apprentissages cognitifs, les représentations et les comportements dont le compteur peut être vecteur, en particulier à l’égard de l’énergie et de l’environnement (Brandon et Lewis, 1999 ; Wallenborn et al., 2011 ; Poumadère et al., 2015 ; Danieli, 2016), mais aussi les risques qui peuvent y être associés (Raimi et Carrico, 2015 ; Buchanan et al., 2016).

Dans l’ensemble, ces études apportent une contribution indiscutable à l’analyse de la réception sociale des technologies émergentes dans le domaine de la maîtrise énergétique, au confluent de la sociologie de l’innovation, de la sociologie des usages et de la sociologie de l’énergie. Toutefois, ces travaux se focalisent sur l’observation microsociale des interactions entre utilisateurs et équipement technique, tandis que l’analyse des « arènes publiques » (Cefaï, 1996) est laissée au second plan. À ce jour, seules deux études font exception à cette observation, celles des Américains David Hess et Jonathan Coley (Hess and Coley, 2012 ; Hess, 2014) sur l’opposition publique aux compteurs intelligents dans le nord des États-Unis et en Colombie britannique. Les auteurs décrivent une controverse multithématique cristallisée autour de préoccupations sanitaires à l’égard de la technologie Wi-Fi utilisée par les nouveaux compteurs nord-américains. Ils montrent notamment comment cette controverse se nourrit de la controverse sanitaire plus globale sur les effets non thermiques des radiations non ionisantes, ainsi que de l’émergence d’importants réseaux de contre-expertise dans un contexte d’absence de recherche scientifique spécifique (undone science).

C’est dans la continuité de ces deux études que s’inscrit notre contribution. Elle porte sur le cas des compteurs Linky, en cours de déploiement en France depuis décembre 2015. Alors que 13,7 millions de ces compteurs ont déjà été installés en octobre 2018 et qu’au total 35 millions devraient être déployés d’ici 2021, cette opération estimée à 5,7 milliards d’euros, pilotée par le gestionnaire historique du réseau de distribution d’électricité, Enedis, semble encore loin de donner réalité au scénario envisagé par ses concepteurs. D’une part, l’appropriation par les utilisateurs des services associés aux nouveaux compteurs reste extrêmement modeste[4] (Cour des comptes, 2018) ; d’autre part, ces compteurs sont au centre de mobilisations d’opposition qui se manifestent par la multiplication d’actions et discours dirigés à l’encontre de leur déploiement sur les territoires concernés (courriers, arrêtés municipaux, moratoires, pétitions, création de collectifs et de sites internet).

Comment une technologie émergente dans le domaine de la protection de l’environnement (Ademe, 2018), qui a été traitée dans les débats techno-scientifiques comme un instrument de la maîtrise de la demande énergétique et qui a été mise au coeur de la politique nationale de transition énergétique, devient-elle une source de préoccupations publiques et l’objet d’oppositions multiples ? Dans quelles conditions la controverse émerge-t-elle et se structure-t-elle ? Et comment comprendre sa montée en puissance malgré les multiples tentatives de rationalisation et de clôture par les promoteurs et par les experts impliqués ?

L’objectif de cet article est de restituer une analyse de la controverse autour du déploiement des compteurs Linky en France et de montrer comment son émergence et sa vigueur sont étroitement liées à la manière dont le système Linky a été construit, et mis en oeuvre politiquement et administrativement pendant la période précédant son déploiement. Ainsi, la première partie de l’article est consacrée à une présentation de la controverse, étudiée dans sa période d’émergence et de publicisation, à partir d’une analyse de contenu de la presse française parue entre 2015 et 2016 au sujet de Linky et des compteurs communicants. Nous mettrons en lumière le mode de surgissement et les espaces de production de la controverse, les acteurs en jeu, les répertoires argumentatifs utilisés et leurs trajectoires, en appliquant le cadre analytique de la cartographie des controverses techno-scientifiques (Venturini, 2010). Afin de nous permettre de comprendre la dynamique de la controverse, la deuxième partie de l’article se focalise sur la genèse du projet des compteurs Linky. Basée sur l’analyse d’un corpus hétérogène de données documentaires[5] et de terrain[6], cette partie s’attachera à retracer les prises offertes à la critique par la mise en oeuvre institutionnelle du projet Linky (de son encadrement légal à l’accompagnement politico-administratif du déploiement). Elle met ainsi la focale sur quelques moments-clés de la genèse du projet : l’expérimentation, le cadrage écologique et la production des expertises.

Cet article s’inscrit dans le champ d’analyse de la sociologie des controverses environnementales et techno-scientifiques (Rip, 1987) pour apporter une contribution empirique au débat sur la participation publique dans les choix techno-scientifiques (Wynne, 2007a, 2007b). Plus particulièrement, il se situe dans la continuité des travaux qui appréhendent les controverses publiques comme une réponse à l’exclusion des citoyens « ordinaires » des processus délibératifs (Joly et Marris, 2003 ; Barbier et Nadaï, 2015).

1. Smart metering et opposition publique : le cas Linky

Linky est le nouveau compteur électrique qu’Enedis est en train de déployer en France, depuis décembre 2015, au rythme de 175 000 compteurs par semaine. La couverture médiatique de cet objet protéiforme − qui renvoie autant à un équipement tangible (le « boîtier vert ») qu’à un assemblage infrastructurel plus complexe − suit au départ un rythme épisodique au gré de ses avancées technico-organisationnelles, des discours industriels et des mesures politiques à travers lesquels Linky a gagné progressivement en réalité. Ce n’est qu’à partir du vote de la loi sur la transition énergétique (août 2015) et, plus remarquablement, au moment du lancement de la campagne de déploiement national du nouveau compteur (décembre 2015), que cette couverture médiatique s’intensifie et se cristallise autour de positions défavorables que le compteur suscite auprès d’un nombre croissant de citoyens. Les termes utilisés pour qualifier ces réactions − « inquiétude », « rejet », « mobilisation », « opposition », « fronde », « controverse » − participent tous d’un récit médiatique structuré autour d’un angle de traitement largement partagé : celui d’un objet technologique controversé.

Figure 1

Distribution chronologique du nombre d’articles de presse publiés en France au sujet de Linky

Distribution chronologique du nombre d’articles de presse publiés en France au sujet de Linky

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Cette première partie de l’article porte sur la structuration et la trajectoire de la controverse publique à propos des compteurs Linky en France, décrite à partir de sa représentation dans la presse. Faisant l’hypothèse d’une corrélation entre couverture médiatique et orientation du débat public (Neresini et Lorenzet, 2016), elle s’appuie sur une analyse textuelle qualitative de la presse française, écrite et en ligne, nationale et locale, faisant référence à Linky ou aux compteurs communicants entre 2009 et 2016. Notre analyse s’est focalisée sur un corpus de 234 textes publiés entre juillet 2015 et juillet 2016, période pendant laquelle le traitement médiatique de Linky s’intensifie. Cette entrée par la presse, qui ne saurait pas couvrir la totalité du traitement médiatique d’une controverse publique à l’heure de la multiplication des supports d’information, permet néanmoins d’en explorer les différentes échelles de traitement (locale, nationale), ainsi que les cadrages thématiques et critiques qui la portent sur la scène publique.

1.1 Une controverse publique importée

Les premières traces de publicisation de la controverse remontent à octobre 2011, lorsque le site de la radio Europe 1 rend compte d’une interpellation que l’association Robin des Toits adresse au ministre de l’Industrie et de l’Énergie à la suite de la décision gouvernementale de généraliser l’installation des compteurs Linky. Dans une lettre recommandée, cette association, qui milite pour la sécurité sanitaire dans les technologies sans fil, alerte le ministre Besson sur les risques potentiels du nouveau compteur pour la santé des usagers : « […] on s’est rendu compte au Canada et aux États-Unis, qu’il y a des gens qui devenaient électrosensibles quand ils étaient soumis au rayonnement des compteurs soi-disant intelligents[7] ».

Effectivement, la controverse sur les compteurs communicants démarre en 2009 en Californie, lorsque la compagnie PG&E lance l’installation de ses wireless smart meters. La commission de régulation de l’énergie californienne (California Public Utilities Commission) reçoit, en un an, plus de 2000 plaintes pour atteinte à la santé (Hess et Coley, op. cit.). À la suite de la mobilisation de municipalités et de comtés qui, dans plusieurs États américains, votent l’illégalité des smart meters dans leur juridiction, les Public Utilities Commissions de ces territoires finissent par accorder aux clients de PG&E un « droit de refus » (Hess, op. cit.). C’est en écho à ces événements et avec un socle argumentatif similaire que l’affaire Linky surgit en France. Au départ, jusqu’au vote de la loi de transition énergétique (été 2015), la discussion reste confinée dans les sphères des mouvements associatifs, alors que deux expérimentations sont réalisées à Lyon et en Touraine (entre mars 2010 et mars 2011) et que des décisions gouvernementales sont prises en vue de la généralisation nationale des nouveaux compteurs. Pendant cette longue période (2011-2015), que l’on peut qualifier de « latence », la presse ne publie que quelques dizaines d’articles faisant état d’interrogations générales (sur les implications économiques, la fiabilité des infrastructures et les risques d’atteinte à la vie privée). Ce n’est qu’au lancement du déploiement national (décembre 2015) que la controverse se publicise, à travers l’implication d’une diversité de publics et la rapide montée en puissance de la médiatisation du projet.

1.2 Un questionnement plurithématique dominé par la préoccupation sanitaire

Comparée à d’autres controverses sociotechniques portant sur les effets négatifs des technologies émergentes (téléphonie mobile, antennes-relais ou nanotechnologies), la controverse sur les compteurs communicants présente la particularité de faire converger une large diversité de questionnements ou de préoccupations. Nous avons déterminé, pour le cas français, cinq pôles thématiques autour desquels s’organisent les prises de position des publics : radiofréquences etsanté (exposition humaine aux ondes électromagnétiques émises par le compteur et risques pour la santé et le bien-être), vie privée et sécurité des données (exploitation de données personnelles et atteinte à la vie privée ; vulnérabilité des infrastructures et piratage de données), risques socio-économiques (surfacturation des consommateurs, perte d’emplois liée à l’automatisation des opérations du gestionnaire de réseau), sécurité des équipements (interférence avec d’autres appareils électroniques domestiques et incendies) et impact écologique (production de e-déchets et inefficacité énergétique). Ces pôles thématiques renvoient point par point à la dimension problématique des performances intrinsèques (Akrich et al., op. cit.) de cette innovation infrastructurelle, dont le boîtier Linky n’est que la partie visible : la communication sans fil, la collecte systématique de données de consommation, l’automatisation des opérations, la tarification de la consommation réelle et la maîtrise de la demande d’électricité. Toutes ces fonctionnalités prennent chacune leur place dans le débat autant comme avancées sur le plan technique que comme sources de préoccupation sur le plan sociopolitique.

Malgré le caractère pluriel de la controverse, la question sanitaire joue un rôle structurant dans sa médiatisation en France. Elle se fonde sur la double problématique de l’exposition humaine aux radiofréquences et de la vulnérabilité des personnes électro-hypersensibles. Ce deuxième axe problématique est particulièrement mis en lumière durant le mois d’octobre 2015, quand les responsables de l’association Priartem et du collectif Électrosensibles de France (Janine Le Calvez, présidente de l’association, et Sophie Pelletier, vice-présidente et leader du collectif) sont reçues à la Direction générale de la santé (DGS). Au cours de cette rencontre, qui a suscité l’intérêt de la presse[8], sont abordés quatre sujets « chauds » : les compteurs électriques communicants Linky, la prise en charge médico-sociale et administrative de l’électro-hypersensibilité, le Wi-Fi à l’école, la mise à jour de l’expertise sur ondes et sur la cancérogénicité. À la suite de cette réunion, la DGS décide de saisir l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) pour obtenir en urgence un état des lieux techno-scientifique sur les rayonnements émis par Linky, comme Priartem l’avait demandé dans un courrier adressé à la ministre de la Santé, trois mois plus tôt[9].

Figure 2

Médiatisation de la problématique sanitaire par angles de traitement. Évolution mensuelle du nombre de citations des termes de la problématique sanitaire dans le corpus, ramenée à la courbe du nombre total d’articles

Médiatisation de la problématique sanitaire par angles de traitement. Évolution mensuelle du nombre de citations des termes de la problématique sanitaire dans le corpus, ramenée à la courbe du nombre total d’articles

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Bien que modeste quantitativement (22 articles recensés), ce premier pic de couverture médiatique représente en réalité la partie « grand public » de la mobilisation des associations de défense des personnes électro-hypersensibles, dont la communication sur leurs propres médias (sites internet, infolettres, réseaux sociaux) ne cesse de croître depuis l’annonce du déploiement des nouveaux compteurs. Reprenant les contenus de cette communication, la presse se fait le relais de discussions jusque-là cantonnées à des communautés militantes : elle porte sur la scène médiatique non seulement la situation des électro-hypersensibles face à une nouvelle source d’ondes électromagnétiques, mais aussi les attentes et les propositions de ces derniers en matière d’évolutions possibles du dispositif technique et de sa mise en oeuvre[10]. Ainsi, dans sa trajectoire, la controverse procède d’une phase de maturation progressive de la problématique sanitaire au sein d’associations militantes, puis d’une phase de publicisation lorsque ces associations sont érigées au rang d’interlocuteurs légitimes des experts « certifiés » (Collins et Evans, 2002) et des pouvoirs publics. C’est le cas de Priartem, qui publie son premier dossier sur « Les compteurs dits "intelligents" » en novembre 2012[11], et qui n’arrive sur la scène médiatique que trois ans plus tard.

Au cours du premier semestre 2016, avec la progression de l’installation des compteurs, l’opposition s’organise, localement, dans les communes ou les quartiers investis par le déploiement. Responsables de la sécurité publique et des services relatifs à l’énergie, les maires, alertés par les associations et interpellés par leurs administrés, interviennent dans la controverse en organisant des réunions publiques. Ces réunions sont de véritables arènes de débat, où l’entreprise Enedis, des experts institutionnels (l’Agence nationale des fréquences) et non institutionnels (associations environnementales) sont invités à s’exprimer devant les citoyens et à éclairer les choix des élus locaux. Plusieurs maires prennent des arrêtés contre le déploiement des compteurs dans leurs communes, et des collectifs de citoyens se constituent[12]. Cette territorialisation de la controverse est particulièrement visible dans le traitement médiatique qui est fait du projet, aussi bien à travers la croissance exponentielle de la production d’articles qui lui sont dédiés (Figure 2), qu’à travers la mise en lumière des « nouveaux publics » d’opposants : les communes et les collectifs de citoyens nouvellement constitués. À cette phase de territorialisation, dont rend compte surtout la presse locale, correspond aussi un élargissement des débats, d’abord, vers de nouveaux questionnements sanitaires (caractère cancérogène des ondes électro-magnétiques, préoccupation pour les enfants en tant que population fragile, prévention), puis vers les autres sujets de la controverse (données et vie privée, coûts-bénéfices pour le citoyen, environnement).

1.3 De la critique de l’objet à l’opposition au projet

Dans l’évolution chronologique du traitement médiatique de la controverse par axes problématiques (Figure 3), la prééminence de la question sanitaire contraste avec la couverture, bien plus modeste, de la problématique environnementale.

Figure 3

Évolution du traitement médiatique de la controverse par axes problématiques. En ordonnée sont comptabilisés les articles faisant référence une fois ou plus aux différents termes des axes problématiques

Évolution du traitement médiatique de la controverse par axes problématiques. En ordonnée sont comptabilisés les articles faisant référence une fois ou plus aux différents termes des axes problématiques

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Dépassée également par les autres axes problématiques (coûts et données), la problématique environnementale est réduite à la confrontation de deux arguments : la promotion des compteurs comme outils au service de la maîtrise de la demande énergétique et la critique du « gaspillage » qu’implique la mise hors service d’anciens compteurs encore fonctionnels. Mais si l’on regarde de plus près la composition des axes problématiques concurrents, la question environnementale semble se diluer partiellement dans l’ensemble des autres préoccupations. La « pollution électromagnétique » participe aussi de l’inscription des ondes dans une perspective écologique prenant en compte plusieurs échelles de risques, de l’habitat à la « ville connectée ». Du côté des discours de promotion, la réduction de la facture énergétique des ménages renvoie aussi au principe de sobriété énergétique. Si, avant le déploiement, cette dimension est soutenue par les élus et les militants écologistes, au cours de celui-ci, elle fait l’objet de scepticisme, surtout lorsqu’elle est rapportée aux coûts financier et écologique du projet :

Ces compteurs soulèvent aussi, selon l’élu, la problématique de la confidentialité des données, qui pourraient être détournées à de mauvaises fins. Enfin, il lui semble que devoir mettre à la poubelle 46 millions de compteurs en parfait état de marche pour une facture de 6 milliards d’euros face à des bénéfices hypothétiques semble très peu « développement durable[13] ».

De surcroît, à partir du déploiement des compteurs, cette critique du système technique en tant que source de risque s’élargit aux conditions de déploiement du projet (Figure 3). La médiatisation de cette critique dévoile les problèmes rencontrés par les riverains lors des installations (altercations avec les poseurs, installations en l’absence des habitants ou en dépit de refus manifestés, etc.), les « erreurs » de communication d’Enedis (« arrogance », « méthodes autoritaires »), mais aussi la dénonciation politique de la mise en oeuvre du projet, formulée à l’encontre de l’ensemble des promoteurs (« compteurs imposés », « absence d’étude d’impact », « déni de démocratie », etc.). Au fur et à mesure que la controverse progresse, deux constats s’imposent dans l’analyse des énoncés et de leur articulation : il est de plus en plus difficile (1) de distinguer la critique de l’objet Linky de celle de ses conditions de déploiement et, dans celle-ci, (2) de séparer la critique opérationnelle de la critique politique du projet et de ses justifications.

2. Retour sur la genèse institutionnelle du projet Linky

L’analyse de la genèse du projet Linky fournit des clés de compréhension de la controverse, notamment du point de vue de l’encadrement légal, de la gouvernance et de la communication. Cette deuxième partie de l’article analyse donc la phase de préfiguration et de validation du déploiement des compteurs communicants. Nous verrons comment la genèse de ce programme national, par la chronologie des actions menées et le cadrage qui président à l’installation des compteurs, produit un ensemble de prises (Chateauraynaud et Debaz, 2017) encourageant la controverse publique ainsi que son ouverture à une critique dépassant l’objet-système Linky. Poursuivant une analyse du cadrage du projet Linky opéré par une diversité d’institutions publiques (ministères, experts, organes de régulation), nous montrerons dans un premier temps comment son rattachement progressif à la politique publique de transition énergétique alimente le scepticisme de certains opposants à l’égard de sa justification écologique. Nous montrerons ensuite, à travers l’examen des conditions d’expérimentation des nouveaux compteurs, que la décision de leur généralisation se fonde sur des considérations essentiellement techniques laissant une place marginale à l’implication des usagers. Enfin, la convocation tardive des expertises sanitaires, largement critiquée par les associations aujourd’hui, nous conduira à questionner la portée des dispositifs de consultation mobilisés pour traiter ex post la problématique des risques ainsi que la participation citoyenne aux choix technologiques.

2.1 L’écologisation progressive du dossier

La dimension écologique de l’objet Linky s’inscrit dans les exigences de plusieurs textes de loi européens et français cherchant à favoriser les processus de transition énergétique. Il est donc difficile de la réduire à une simple stratégie de communication. La directive européenne de 2006 (2006/32/CE) est la première des trois impulsant le développement des « systèmes de relevés intelligents » dans les États membres. Bien qu’elle ne précise pas leurs contours organisationnels et techniques, elle fait directement mention de l’efficacité énergétique comme un « moyen de protéger l’environnement ». Trois ans plus tard, la directive 2009/72/CE apporte des spécifications prévoyant que les États membres conditionnent la décision du déploiement des compteurs « intelligents » à une évaluation technico-économique favorable.

En France, cette évaluation est déjà réalisée dès 2007 par le cabinet de consultation Capgemini. L’étude dresse un bilan économique favorable au déploiement d’une nouvelle infrastructure de comptage. Néanmoins, la maîtrise de la demande énergétique y figure essentiellement en tant qu’opportunité stratégique : elle est, à moyen terme, un élément incontournable de l’évolution du marché de l’électricité. S’appuyant sur ces conclusions, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) établit, en 2010, le cahier des charges des premières expérimentations du nouveau compteur Linky. Ces dernières se tiendront entre mars 2010 et mars 2011 en Touraine et en région lyonnaise. Il s’agit d’évaluer les apports de Linky en matière de maîtrise de la demande d’énergie (MDE) : meilleure information du client sur sa consommation, comptage d’effacement diffus, incitations à diminuer la consommation pendant les périodes de pointe, etc.

En mai 2011, Éric Besson, alors ministre de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique, met en place un « Comité Linky » pour évaluer les résultats de ces expérimentations. Organisé en groupes de travail thématiques, ce comité rassemble des acteurs de l’énergie (entreprises et régulateurs), des experts sectoriels (Ademe, CNIL), des associations de consommateurs (CLCV, ALLDC) ainsi que des représentants des territoires d’expérimentation. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie y est sollicitée pour prendre part à un groupe de travail sur le « volet MDE » :

Le compteur, c’est important de le noter, il a été conçu pour les bénéfices du distributeur et du réseau, ce qui est toujours un point important. Et d’autres acteurs se sont dit : tant qu’à installer un truc, ça serait peut-être bien que ça serve à tout le monde. Et donc, c’était l’occasion de ce groupe de travail, d’essayer de creuser toutes les pistes pour lesquelles le compteur pouvait être vraiment utile à tout le monde, et notamment aux particuliers

Ingénieur de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie — Ademe, entretien du 14/03/2018

À l’issue de la phase d’expérimentation, la mise en place des services de maîtrise de la demande d’énergie ne fait pas consensus. Un débat émerge au sein du Comité Linky à propos de la nature des solutions et de la responsabilité de leur développement :

L’Ademe et le médiateur national de l’énergie, soutenus par l’Association Léo Lagrange pour la défense des consommateurs (ALLDC), souhaitent un engagement du gouvernement pour qu’une solution d’information, en temps réel, dans le lieu de vie et sans facturation additionnelle soit proposée à chaque consommateur. À l’opposé, les fournisseurs et les équipementiers estiment que les services à l’aval du compteur relèvent au contraire du domaine concurrentiel, seul à même de répondre à la diversité des attentes des consommateurs et de permettre l’émergence de solutions innovantes. […] Enfin, la CRE indique que le déploiement éventuel d’un afficheur déporté ne relève pas de la mission des gestionnaires de réseaux, mais bien des fournisseurs […]

Rapport du Comité Linky, 2011 : 9

La directrice de l’énergie au ministère de l’Environnement, qui à l’époque du Comité Linky y représentait l’Ademe, regrette — au cours d’un entretien — que la décision de déploiement de Linky ait été entérinée en écartant la demande qu’elle a faite d’intégrer au compteur des solutions de retour d’information pour le consommateur[14]. Le 28 septembre 2011, le ministre Besson donne le feu vert pour le déploiement national du nouveau système de comptage en dressant un « constat très clair » : « l’expérimentation a été un succès[15] ».

À la suite des élections présidentielles de 2012, le portefeuille de l’énergie passe du ministère de l’Industrie à celui de l’Écologie et du Développement durable. Lorsque Delphine Batho prend la tête de ce ministère (octobre 2012), elle signale la reprise en main du dossier Linky et l’associe directement aux enjeux de la transition énergétique :

J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer que le gouvernement allait reprendre le projet Linky pour faire aboutir le déploiement des « compteurs intelligents ». Quatre objectifs prioritaires sont visés : répondre aux attentes des consommateurs, intégrer des capacités liées à l’effacement de consommation, coordonner une stratégie de déploiement national et résoudre la question du financement qui, vous le savez, n’est pas encore résolue et a été à nouveau soumise à un groupe de travail dont les conclusions devraient pouvoir être présentées dans le cadre du débat sur la transition énergétique[16].

Il faudra néanmoins attendre l’année 2015, marquée par la COP 21 de Paris et par le vote de la Loi de transition énergétique, pour voir Linky érigé au rang d’instrument de la politique publique environnementale. Son inscription dans la loi fait de son déploiement une obligation légale pour le gestionnaire du réseau d’électricité, qui se voit ainsi contraint de respecter des objectifs ambitieux dans des délais serrés (35 millions de foyers équipés à l’horizon 2020). Sous l’impulsion de Ségolène Royal, le cadrage écologique du projet Linky est alors consolidé sur le plan de la communication, à grand renfort de plaquettes d’information, de discours publics et de clips vidéo. Il y est mis en avant de façon très significative, aussi bien comme un outil de lutte contre la précarité énergétique et de soutien à la « citoyenneté énergétique », que comme l’un des vecteurs de la « croissance verte ».

Figure 4

Ségolène Royal présente les compteurs intelligents[17]

Ségolène Royal présente les compteurs intelligents17

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Cette chronologie témoigne du caractère progressif de la construction institutionnelle du cadrage écologique du projet Linky, dans un contexte de forte concurrence interprétative autour de sa portée écologique. La temporalité de cette construction doit ici être comparée à celle de la dénonciation des risques sanitaires. Dès le début des études et des annonces successives marquant la phase de prédéploiement, plusieurs associations suivent déjà de près l’évolution du dossier. Certaines d’entre elles, à l’image de Robin des Toits, voient dans le changement de majorité du printemps 2012 une occasion d’éclaircir un ensemble de « zones d’ombre », au premier rang desquelles « le surcroît de pollution électromagnétique[18] ». Ces associations n’ont donc pas forgé leur argumentaire sur l’alerte sanitaire à l’encontre d’un projet politiquement cadré par la problématique environnementale. En revanche, rétrospectivement, le décalage entre la qualification écologique ex post du projet et les premiers arguments en sa faveur incite les opposants à réfuter sa pertinence sous l’angle de la transition énergétique :

Donc au sujet de cette transition énergétique, il faut quand même savoir que le Portugal, qui n’a pas du tout prévu de mettre des compteurs communicants, qui en tout cas n’en a pas pour l’instant, a réussi un exploit en mai 2016, c’est de s’alimenter pendant trois jours consécutifs uniquement avec de l’électricité d’origine renouvelable. En France, on est bien loin de pouvoir réaliser cet exploit, et le Portugal ne compte aucun compteur communicant. Déjà, quand on nous dit que ces compteurs communicants sont indispensables, on peut en douter. […] Donc on en arrive finalement aux vrais objectifs du programme Linky, qui sont évidemment — on va parler gros sous — de réaliser des opérations à distance et par ordinateur ; ça permet de se délester d’une partie de sa main-d’oeuvre… Ensuite, c’est un marché sur lequel clairement Enedis entend se positionner, puisqu’actuellement il y aurait 300 millions de compteurs communicants dans le monde, et que d’ici quelques années, ils pensent qu’il y en aura 1 milliard, 2 milliards d’ici 2030. Et ça, Enedis veut se positionner sur ce marché-là. Et puis surtout, Enedis entend se positionner sur le marché de la data, de la donnée personnelle

Nicolas Bérard à la présentation de son livre « Sexy Linky », Équitable Café, Marseille, le 08/02/2018

2.2 Une expérimentation de validation

À la suite de l’expérimentation de 2010-2011, qui se traduit par l’installation de 270 000 compteurs Linky en Touraine et en région lyonnaise, la CRE statue en faveur de leur généralisation dans sa délibération du 7 juillet 2011. Sa décision se fonde sur les résultats de trois études : l’évaluation technico-économique prospective réalisée par Capgemini et deux enquêtes de satisfaction menées, à l’issue de l’expérimentation, par Enedis (alors ERDF) et par le Syndicat intercommunal d’énergie d’Indre-et-Loire (SIEIL, 2011). Malgré les premières inquiétudes formulées par des associations écologistes anti-ondes sur la question sanitaire, cette question ne trouve pas de place dans les études en question ni dans les discussions qui leur font suite au sein du Comité Linky. Les associations ne sont pas invitées à rejoindre ce comité, car elles sont jugées non représentatives des destinataires du programme de déploiement. Selon l’une des responsables de l’association Priartem, cette dernière est laissée à l’écart, car elle est « non certifiée pour la protection des consommateurs[19] ». Ainsi, la figure du citoyen affecté (Callon, 2007), aujourd’hui centrale dans la controverse, reste exclue du cadre de référence (Flichy, op. cit.) de l’innovation débattue et construite au sein de cette instance de consultation.

La validation institutionnelle du projet Linky pâtit également d’une seconde réduction relative aux données d’enquête mobilisées, à leur mode de production et à leur place dans l’argumentation de promotion. Les retours d’expérimentation retenus par la CRE reposent majoritairement sur des données techniques produites par ERDF quant aux conditions matérielles d’installation et de fonctionnement de son compteur (la validation du temps de pose, le temps de coupure d’électricité nécessaire, les taux de fourniture d’index réels aux fournisseurs, etc.). Du côté des conditions d’usage, les données débattues sont réduites aux enquêtes de satisfaction, conduites par ERDF et par le SIEIL sous la forme de questionnaires distribués auprès de panels de ménages équipés[20]. Ces enquêtes livrent des résultats divergents. Alors que la première dépeint une réception sociale du compteur majoritairement positive[21], la seconde produit des résultats bien plus mitigés au sujet des usages du dispositif et de leur performativité (Figure 5).

Figure 5

Extrait du rapport d’enquête du SIEIL (2011)

Extrait du rapport d’enquête du SIEIL (2011)

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En combinant ces enquêtes avec l’étude de marché et avec les tests techniques, la phase de préfiguration de la généralisation des compteurs Linky prend donc les allures d’une expérimentation de validation technocentrée (Tavner, 2015), où seul le cadre de fonctionnement (Flichy, 2003) de la nouvelle infrastructure technique est pris en compte. Tout ce qui dépasse du périmètre des actions précisément confiées au gestionnaire du réseau et soumises à l’évaluation est renvoyé à des expérimentations ultérieures sans laisser de place à une remise en cause plus structurelle du dispositif :

De nombreux acteurs regrettent que le compteur ne permette pas de réaliser directement des économies d’énergie. Néanmoins, force est de constater que le périmètre et la valeur ajoutée des solutions de MDE envisageables ne sont pas connus avec suffisamment de certitude et demandent encore à être évalués par des expérimentations. Les expérimentations de solutions de MDE ne doivent cependant pas retarder un projet validé par l’expérience et prêt à être déployé.

Rapport du Comité Linky, op.cit. : 11

2.3 Une expertise sanitaire tardive

Alors que la trajectoire de la problématique environnementale fait apparaître une écologisation progressive du dossier Linky, celle de la problématique sanitaire fait l’objet d’une discontinuité plus nette entre l’avant et l’après-déploiement des compteurs. À la suite de la phase de tests techniques et de l’avis favorable de la CRE, les rapports d’expertise se succèdent pour aborder le sujet des données de consommations et de leur traitement (CNIL, 2012 et 2014), ainsi que celui des bénéfices du compteur pour l’environnement (Ademe, 2011), les consommateurs et les collectivités (Ademe, 2015 et 2018). Ce n’est que sous l’effet des alertes formulées par les associations et de la saisine de l’Anses que des études ad hoc sont réalisées pour répondre aux inquiétudes relatives à l’exposition humaine aux champs électromagnétiques générés par les compteurs (ANFR, 2016 ; Ineris, 2016 ; Anses, 2016 et 2017).

Figure 6

Représentation chronologique de la prise en charge institutionnelle des compteurs communicants Linky. Distribution par an des actes législatifs, expertises et débat parlementaires produits avant et après le déploiement des compteurs (ligne verticale verte)

Représentation chronologique de la prise en charge institutionnelle des compteurs communicants Linky. Distribution par an des actes législatifs, expertises et débat parlementaires produits avant et après le déploiement des compteurs (ligne verticale verte)

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Ces différentes expertises n’arrivent pas à clore la controverse (Draetta, 2019) et les débats qu’elles nourrissent sur la scène publique sont vigoureux, attisés par une opposition grandissante. La Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale avait déjà consacré une séance à cette opposition, le 16 octobre 2013[22], en présence des représentants du secteur de l’énergie (ERDF, CRE), des consommateurs (UFC-Que Choisir) et de l’industrie (Schneider Electric). Mais, largement orientée vers les modalités organisationnelles et économiques du déploiement et vers l’impact de ce déploiement sur le portefeuille des ménages, cette séance n’avait accordé qu’une place très marginale aux questions de la performativité écologique du dispositif et de son impact sanitaire[23]. Il faudra attendre 2017 pour que l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques) s’y intéresse. Il organise deux séances successives autour de Linky, en février et en décembre. La question sanitaire y est à l’ordre du jour. La première séance est organisée sur le format de l’audition (OPECST, 2017), où l’ANFR et l’Anses exposent, en présence d’autres experts (Académie des technologies et Criirem), les conclusions de leurs rapports d’évaluation de l’émission des champs électromagnétiques créés par les compteurs Linky (ANFR, 2016) et de l’exposition humaine à ces champs (Anses, 2016). Quant à la seconde séance, elle est organisée en trois tables rondes où, en plus des experts, sont invitées deux associations (UFC-Que Choisir et La Quadrature du Net) et une sociologue. Au cours de la réunion, les questions de démocratie, de préservation du service public et de l’environnement sont introduites par les intervenants. Dans sa conclusion générale, Cédric Villani, vice-président de l’OPECST, achève son discours sur la pertinence de la concertation publique pour éviter les conflits :

Nous avons eu l’impression d’avoir déjà eu ce débat sur d’autres sujets […]. Et à chaque fois, on se rend compte que tout le temps qu’on a cru gagner en voulant aller vite, on le perd après en devant résoudre des situations de conflit. C’est pas (sic) un reproche fait aux uns et aux autres, c’est un reproche collectif, et nous devons être bien meilleurs dans le futur pour instruire le débat le plus en amont possible et en s’y (sic) associant le plus tôt possible. […] Même quand une décision est bonne et logique, et qu’objectivement on aurait intérêt à la faire, si on n’associe pas les concitoyens le plus en amont possible à cette décision, on voit qu’il y a un rejet qui se passe[24].

Cet extrait montre toute l’ambivalence des dispositifs de consultation relatifs aux orientations technologiques au sein des instances parlementaires et confirme l’inclination de l’OPECST à inscrire la gestion des controverses dans des temporalités longues plutôt qu’à résoudre les conflits sur le court terme (Barthe et Borraz, 2011). Si la diversité des intervenants illustre un souci de responsabilité face aux enjeux sociétaux pointés, ce discours perpétue une vision descendante des « bonnes décisions » devant être prises — avec les citoyens idéalement — et accentue l’apparente irréversibilité des orientations déjà actées. À défaut d’une gouvernance identifiable du programme Linky, investie d’un pouvoir d’enquête et de rétroaction sur ses orientations (sociotechniques, organisationnelles, réglementaires), la trajectoire de l’opposition aux nouveaux compteurs fait écho à l’irréversibilité manifeste de leur déploiement, à l’heure où 13,7 millions d’entre eux ont déjà été installés en France.

Conclusion

Souvent réduite à un problème de communication et de pédagogie (mieux informer les consommateurs des fonctionnalités, mieux informer les citoyens des enjeux), ou encore à un rapport de force entre une entreprise en situation de monopole et ses détracteurs hostiles au progrès, la controverse Linky s’en démarque au contraire par son caractère largement pluridimensionnel. Nous avons montré que trois dimensions du programme Linky étaient visées par l’opposition : 1) le système technique lui-même (le compteur et son infra-structure), dont les qualités intrinsèques font l’objet de controverse en tant que sources de risques et de préoccupations publiques multiples (santé, vie privée et données personnelles, coût pour le citoyen, emploi et environnement) ; 2) la dimension écologique du projet, vis-à-vis de laquelle les opposants manifestent leur scepticisme, aussi bien du point de vue de sa justification que de sa performativité ; et, enfin, 3) les conditions de déploiement, avec la dénonciation des modes opératoires de l’entreprise de distribution et de ses sous-traitants, mais aussi des pouvoirs publics pour l’absence de débat sur les choix faits en amont.

Nous nous sommes alors attachés à analyser la phase de préfiguration institutionnelle du programme Linky sous le prisme de la place qu’y occupaient respectivement la dimension écologique (plus particulièrement, la question de la maîtrise de la demande énergétique), les usagers équipés et l’expertise sanitaire. Cette analyse révèle une controverse dont la trajectoire, par son renforcement continu malgré les tentatives de clôture, fait écho à l’irréversibilité du processus de déploiement des compteurs. Sur ce point, notre enquête tend à montrer que la gestion du cas Linky, malgré la succession d’épreuves auxquelles il a été soumis depuis sa genèse, revêt aujourd’hui davantage les traits de l’accompagnement institutionnel d’un programme acté que de la réouverture des orientations politiques, techniques et organisationnelles lui ayant précédé.