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À la regrettée Marie-Andrée Charbonneau (1956-2014), celle qui m’a montré tout l’intérêt de la philosophie pour l’histoire.

1. Une mise en contexte : le « post-postmodernisme »

Le postmodernisme et le poststructuralisme ainsi que le « tournant linguistique » qu’ils ont engendré et dont ils sont les produits ont, dans le dernier tiers du XXe siècle, remis en question les cadres théoriques et méthodologiques de l’ensemble des sciences humaines et sociales – entreprises intellectuelles intimement liées à la modernité et aux Lumières. Bien que nous soyons conscients que les notions de « postmodernisme », de « poststructuralisme » et de « tournant linguistique » ont des significations différentes, pour ne pas dire floues et instables[2], nous les comprendrons, dans ce texte, comme trois manifestations interreliées d’un phénomène plus large qui, à partir des années 1970, a remis en question la relation que les sciences humaines entretiennent avec la réalité extradiscursive : le langage, loin de se réduire à un médium neutre et transparent représentant la réalité, constitue la réalité. Regroupées ainsi, ces manifestations peuvent être comprises comme le « poststructuralist postmodernism » (Breisach, 2003, p. 65)[3]. L’histoire, possiblement plus que les autres sciences humaines, a eu un rapport difficile avec ce « postmodern challenge » (Iggers, 2005) qui aurait eu l’effet d’un « sea change » (Spiegel, 2009, p. 3) sur sa théorie, et possiblement sur sa pratique (Spiegel, 2005). En plus d’avoir mis en cause les « métarécits » (Lyotard, 1979) eurocentriques hérités de la modernité et qui ont longtemps façonné la perception historienne du processus historique, le postmodernisme rejette des idéaux au coeur de l’ethos historien comme la vérité, l’objectivité et le désintéressement.

Or, après une période de turbulence théorique, le « hold » du postmodernisme sur la discipline historique « is diminishing » (Spiegel, 2009, p. 3) :

Today, some thirty years or so after the introduction of poststructuralism and the “linguistic turn,” there is a growing sense of dissatisfaction with its overly systematic account of the operation of language in the domain of human endeavors of all kinds, even among those committed to its fundamental postulates and insights.

ibid., p. 9

C’est ainsi que s’est amorcé, dans ce que Nancy Partner et Sarah Foot ont récemment nommé la période du « post-postmodernism » (2013), un questionnement sur « what remains valuable in the legacy of the linguistic turn » (Spiegel, 2009, p. 11). Il est entendu que le questionnement de l’impact du postmodernisme sur la discipline historique est déjà bien amorcé et a pris différentes avenues. Dans la première partie de ce texte, nous ferons un bref tour d’horizon nécessairement schématique de quelques réflexions sur la question (section 2). Ce tour d’horizon nous permettra de préciser l’angle à partir duquel nous souhaitons nous-même considérer la question de l’impact du postmodernisme sur la discipline historique et, ainsi, participer à la réflexion sur son héritage, à savoir le statut de l’exercice épistémologique en histoire (section 3). Le postmodernisme, le poststructuralisme et le tournant linguistique sont venus poser avec une nouvelle acuité un problème rarement soulevé en philosophie de l’histoire, celui du rapport théorique ou discursif que les historiens entretiennent avec leur savoir. Ce problème, comme l’a bien souligné Christian Delacroix :

[…] a longtemps été délaissé par les historiens qui, traditionnellement, se méfient de la réflexion épistémologique et, plus généralement, de la philosophie, alors même que ce type de réflexion sur l’histoire est et a également été mené par des historiens.

2005, p. 99

Les troisième (section 4) et quatrième (section 5) parties de notre texte porteront sur le rapport des historiens à l’exercice épistémologique. Nous nous attarderons à montrer à travers une étude documentée du discours historien sur l’épistémologie comment, sous l’impulsion du postmodernisme, le rapport des historiens à l’exercice épistémologique s’est infléchi.

2. Histoire et postmodernisme

La relation entre la discipline historique et le postmodernisme est une thématique large et complexe qui a déjà été abordée de multiples façons depuis maintenant presque trente ans. On ne compte plus les études traitant de l’impact du postmodernisme, du poststructuralisme ou du tournant linguistique sur la discipline historique. Devant le nombre grandissant de telles études et leur éparpillement, il est difficile de dresser un bilan exhaustif, sans compter, comme le note Hayden White :

[…] que les idées postmodernistes concernant l’histoire consistent moins en un ensemble cohérent de doctrines ou de principes positifs qu’en un amas de pratiques variées fondées sur le rejet ou l’ignorance des canons de l’historiographie moderne.

2010, p. 841

Pour ces raisons, nous nous limiterons à quelques indications sommaires.

L’introduction du postmodernisme et du poststructuralisme en histoire remonte aux années 1970. Ils ont été rapidement l’objet de vives polémiques où l’émotionnel et l’hyperbole ont souvent pris le dessus sur le rationnel et le sens critique. On retrouve, d’une part, le camp de ceux qui en font l’apologie. Selon eux, l’histoire n’est pas, comme le croyaient les « modernes », une connaissance désintéressée, empirique, vraie et objective du passé, mais une construction littéraire – un « literary artefact » (White, 1973a, p. 9) – régie par des choix esthétiques, idéologiques, éthiques et politiques. Les postmodernistes s’efforcent de rendre à l’histoire son statut prémoderne de branche de la rhétorique (Ankersmit, 1989; Berkhofer, 1997; Jenkins, 2003; Kellner, 1989; White, 2010). D’autre part, des historiens de différents horizons (Chartier, 1993; Elton, 1991; Ginzburg, 2003; Marwick, 1993; Momigliano, 1981; Stone, 1991; Zagorin, 1998) ont réagi vivement aux thèses postmodernistes réduisant le réel au discours et assimilant l’histoire à la fiction littéraire. Contre ce qu’ils percevaient comme une menace à la discipline historique même, ils ont fait valoir que l’historien a pour mission la recherche du vrai, que cette mission a des exigences méthodologiques propres dont celle de la preuve, que l’histoire se soumet ultimement au réel, que les connaissances historiques sont vérifiables et commensurables. Avec le temps et le recul qu’il peut créer, le postmodernisme en histoire a fait l’objet d’analyses plus « refroidies » se distanciant de l’attachement passionné ou de l’hostilité implacable. Pensons par exemple aux travaux de Thomas C. Patterson (1989), de Gabrielle Spiegel (1991, 2005, 2009), de Joyce Appleby, Lynn Hunt et Margaret Jacob (1994), de Richard Evans (1999) ou d’Elizabeth Clark (2004).

Au-delà de leurs dérives hyperboliques et de leur conséquence extrême, soit le relativisme sceptique mettant en cause la possibilité même d’une connaissance du passé, le postmodernisme et le poststructuralisme ont certainement rendu les historiens plus sensibles à ce que faire de l’histoire veut dire, notamment à la question de l’écriture de l’histoire et aux dimensions linguistiques de leur savoir – ce que Jacques Rancière nomme la « poétique du savoir historique » (1992). Le langage n’est pas qu’un médium neutre entre la réalité et ses représentations. L’écriture en histoire n’est pas une opération innocente, de deuxième importance; elle est constitutive de la connaissance historique même. La représentation historique mobilise des ressources rhétoriques sans s’y réduire (Delacroix, 2010b).

Un dernier ensemble de réflexions atteste aussi que les historiens abordent la question du postmodernisme avec plus de recul : il s’agit d’études historiographiques qui insèrent le « postmodernist challenge » (Breisach, 2003) dans une histoire de la discipline historique (Delacroix, 2010a; Iggers, 2005; Partner, 2013; Toews, 2016). Historicisé, le postmodernisme est pensé comme un des nombreux défis auxquels les historiens ont eu à faire face depuis qu’ils ont érigé leur pratique en discipline autonome au XIXe siècle. Historiciser le postmodernisme est aussi et surtout une stratégie efficace pour relativiser ses prétentions relativisantes : loin de se laisser intimider par celles-ci, les historiens emploient leur discipline pour avaler/absorber le postmodernisme. Toutes ces réponses historiennes attestent que la discipline historique n’est pas restée indifférente au postmodernisme.

3. Le statut de l’épistémologie en histoire

Nous ne reviendrons pas dans ce texte sur les arguments soulevés par les historiens sur le bien-fondé ou non du postmodernisme pour la discipline historique. D’autres l’ont fait et l’ont bien fait (Partner et Foot 2013; Southgate, 2011; Thompson, 2004). Nous aborderons la thématique « histoire et postmodernisme » à partir d’une perspective différente, limitée et qui n’a pas encore été retenue, à savoir non pas celle d’examiner ou de thématiser le renouvellement épistémologique en histoire entrainé par le postmodernisme, mais celle du rapport que les historiens entretiennent avec l’exercice épistémologique. Nous nous arrêterons sur une hypothèse. Nous ne voulons pas tant montrer que le postmodernisme a changé la pratique de l’histoire ou même la façon dont on la théorise. Cette problématique exigerait de mener une confrontation empirique entre les réflexions théoriques postmodernes et la pratique historienne et ce, en tenant compte du fait que l’impact du postmodernisme n’a pas été le même dans l’ensemble des traditions historiographiques nationales. Nous souhaitons plutôt montrer que le postmodernisme a changé le rapport des historiens à l’égard de l’exercice épistémologique même. Si on peut tirer le constat que les débats autour du postmodernisme, du poststructuralisme et du tournant linguistique ont globalement renforcé la réflexivité des historiens (Offenstadt, 2011, p. 32), on ne connaît rien ou presque de la place et du statut de l’épistémologie au sein de la discipline historique, mis à part de quelques intuitions impressionnistes desquelles nous souhaitons précisément nous dissocier en appuyant notre analyse sur une base documentaire empirique, qui sans être exhaustive, est néanmoins substantielle.

On s’est en effet peu penché sur la question de l’épistémologie historienne; jusqu’à présent, elle a été la plupart du temps déconsidérée. Certes, on se sert du discours que les historiens tiennent sur leur savoir comme source pour faire – souvent maladroitement[4] – l’histoire du discours substantiel historique, de la production empirique; on l’étudie rarement comme objet. Lorsqu’on s’intéresse au discours des historiens, c’est presque toujours, comme le soulignent respectivement Peter Novick et Rolf Torstendahl, leurs « substantive historical interpretations » (Novick, 1988, p. 10) ou les « matters of substance in the historical stuff » (Torstendahl, 1996, p. 91) qui sont pris comme objet. Ce que les historiens disent du savoir en fonction duquel ils produisent une connaissance du passé est trop souvent ignoré ou mal étudié. À vrai dire, l’épistémologie comme discours au sein de la discipline historique, comme dans l’ensemble des disciplines, semble ne pas avoir la cote. Elle est souvent associée, comme le déplore l’historien des sciences français Gérard Simon, « à un prétentieux bavardage, masquant l’absence de résultats réels et de familiarité vécue avec la pratique de la recherche » (2008, p. 157). À cet égard, le sociologue français Pierre Bourdieu écrit que l’épistémologie pouvait être une façon pour « les historiens sans archives […] de masquer par un métadiscours normatif une pratique scientifique défaillante, déclinante ou absente » (1995, p. 114). Le médiéviste français Jacques Le Goff, qui s’est livré à l’exercice épistémologique (1988), considère que bon nombre d’historiens envisagent l’exercice comme « quelque peu ostentatoire » (Le Goff et Roussellier, 1995, p. 5), tandis que l’historiographe britannique Michael Bentley est d’avis que plusieurs disciples de Clio voient en lui une « superficial decoration » (1999, p. viii). Il existerait chez les historiens ce que le philosophe irlandais Jonathan Gorman nomme « a dismissive attitude […] towards the philosophy or theory of their subject, even when that is written by historians themselves » (2007, p. 2). Il appert ainsi qu’il faut, pour bien comprendre la question de l’épistémologie en histoire, départager le discours que les historiens tiennent sur l’épistémologie de l’histoire de l’épistémologie historienne elle-même. C’est surtout le premier et sa relation avec le postmodernisme et le poststructuralisme qui nous intéressent dans ce texte.

Du côté des philosophes de l’histoire, la question de l’épistémologie historienne ne suscite guère plus d’intérêt. La philosophie du savoir historique, à sa naissance néokantienne au XIXe siècle, ne s’intéressait pas à la pratique des historiens. Cette philosophie critique de l’histoire (Aron, 1969) se construisait en marge de ce que faisaient les historiens et cherchait surtout à dégager les caractères d’une rationalité propre aux « sciences de l’esprit ». Elle partage ce trait avec la philosophie analytique logiciste de l’histoire personnifiée par Carl G. Hempel (1942) qui considérait l’histoire, dans la perspective normative d’une science unique et unifiée, comme une science manquée. Si le narrativisme à partir des années 1960, mais surtout 1970, a rapproché quelque peu la philosophie de la pratique historienne effective pour montrer l’importance du récit narratif dans le savoir historique (Danto, 1965; Dray, 1957; Gallie, 1964; Mink, 1987; Ricoeur, 1983-1985; White, 1965; White, 1973a, 1987), il a eu cependant pour effet de passer sous silence les procédures méthodologiques par lesquelles les historiens produisent une connaissance (l’infrastructure) pour focaliser son attention sur les opérations scripturaires narratives par lesquelles les historiens énoncent cette connaissance (la superstructure) (Goldstein, 1976). En réaction à ce courant narrativiste dont les tenants épousent souvent les thèses postmodernes et poststructuralistes (Ankersmit et Kellner, 1995), des philosophes de l’histoire ont mis en oeuvre, en s’appropriant, notamment des thèses post-positivistes de Thomas S. Kuhn (1962) et de Willard V. O. Quine (1969), une épistémologie historicisée, naturalisée et empirique attentive à la pratique historienne telle qu’elle s’est historiquement déployée. Ce faisant, ils conceptualisent le savoir historique comme étant constitutif d’une communauté disciplinaire composée de praticiens unis par un « web of beliefs » (Quine, 1969) et façonnés par des « epistemic virtues » (Paul, 2011a, p. 1), croyances et vertus en fonction desquelles ils produisent et évaluent la connaissance du passé. Bref, leur programme épistémologique considère que « the task of philosophy of history » est « to elucidate the practice of history » (Lorenz, 1994, p. 297).

Or cette épistémologie naturalisée de l’histoire, tout comme la philosophie critique, la philosophie analytique et le narrativisme, déconsidère l’épistémologie historienne. C’est comme si l’épistémologie de l’histoire (pratiquée par les philosophes), même depuis qu’elle a pris un tournant empirique, ne tenait pas compte du discours que les historiens tiennent sur leur savoir – l’épistémologie historienne –, comme en fait foi cette remarque de l’un de ses adeptes pour qui la nature de l’histoire « is independant of the professional self-consciousness of historians » (Tucker, 2004, p. 4). En effet, comprendre l’histoire exige de s’arrêter sur « what historians are doing, not what they say they do » (Goldstein, 1996, p. 256). À leurs yeux, ce n’est pas ce que disent les historiens de leur savoir qui est pertinent, mais bien comment ils le mettent en oeuvre concrètement.

À vrai dire, à l’exception de Paul Ricoeur qui ne la mobilise que de façon instrumentale pour construire sa propre « enquête épistémologique » (2000, 1983-1985) et de Jonathan Gorman qui soutient qu’une « historiography-friendly philosophical response to historians’ theoretical concerns » exige « the historiographical recovery of the model or models that the practitioners of the discipline conceive as characterizing their discipline and under which they conceive themselves to be operating […] » (Gorman, 2007, p. 2), l’épistémologie des historiens comme objet n’a guère dépassé les impressions intuitionnistes sur sa présumée absence dans la discipline. D’une part, cette absence a été valorisée au nom d’une conception artisanale du savoir historique : bon nombre d’historiens estiment que leur métier ne saurait faire l’objet d’une formalisation discursive. D’autre part, cette absence est plus récemment déplorée, notamment dans le sillage du postmodernisme, pour dénoncer le prétendu « empirisme anti-théoriciste » des historiens ou pour, comme le dit Alun Munslow, un des principaux adeptes du postmodernisme en histoire, « wake up the historical profession from its empirical sleepwalking » (cité dans Jenkins, 2003, p. xiv).

4. La valorisation de l’absence de l’épistémologie en histoire : le savoir historique comme métier

Les historiens ont été représentés et se sont souvent représentés comme des hommes de métier, des artisans maîtrisant un savoir-faire. Cette perception de la dimension artisanale de leur savoir fait de la culture disciplinaire historienne, selon l’anthropologue Michèle Lamont, l’une des plus consensuelles en ce qui concerne l’« academic judgment », opération par laquelle les praticiens de disciplines s’(inter-)évaluent. Bien que les historiens oeuvrent dans différents domaines de spécialisation, ils s’entendraient « on what constitutes good historical craftmanship » (2009, p. 80). Dans le même ordre d’idées, Bertrand Müller soulignait que :

[c]’est bien du côté de l’atelier […] que l’historien puise les métaphores qui lui permettent de décrire et de représenter sa propre expérience; une pratique qui s’organise autour d’un savoir-faire. Point besoin d’une épistémologie, l’exercice et la confrontation aux instruments et aux sources suffisent à fonder la posture historienne.

2005, p. 184-185

Quant à Antoine Prost, il souligne, dans ses Douze leçons sur l’histoire, que le vocabulaire de « l’autoportrait » des historiens est dominé par la « métaphore artisanale » qui « revient trop souvent pour n’être qu’une simple captatio benevolentiae, ou une fausse modestie » (1996, p. 146-147). À travers la métaphore artisanale, ils expriment, selon lui, « le sentiment très fort qu’il n’y a pas de règle qu’on puisse appliquer automatiquement et systématiquement, que tout est affaire de dosage, de doigté, de compréhension » (ibid., p. 147). D’où le malaise, si ce n’est l’indifférence, que ressentent les historiens à l’égard des réflexions épistémologiques des philosophes qui ne connaîtraient rien de leur métier quotidien, des « problems of the working historian » (Bailyn, 1963, p. 92-101).

Les historiens se seraient montrés plutôt réticents à l’égard de l’exercice épistémologique, selon Nicole Gagnon et Jean Hamelin, puisqu’ils savent « d’instinct » qu’il risque de générer une « codification [qui] serait une trahison et une sclérose » (1979, p. 27) de leur métier. Selon l’historien québécois Martin Pâquet, la « rigueur » du raisonnement historique repose sur des « formes de savoir – l’intuition, le flair, l’expérience présente, etc. – dont les règles ne se prêtent ni à être formalisées ni à être dites » (2002, p. 37). Ces « règles informelles », qui fondent la « déontologie  » du métier d’historien (ibid., p. 48-49), ne peuvent être théorisées, car elles seraient, selon l’historien britannique Georges Kitson Clark, « largely the rules of common sense » (Clark, 1969, p. 9). Il estime pour cette raison que bien que « many books have been written by historians of varying eminence on the methods of historical research […] you need not read any of them » (ibid.) – à part le sien, évidemment… L’histoire apparaît plutôt comme une pratique foncièrement empirique, une sorte de bricolage artisanal.

Dans un article paru dans History and Theory, l’historiographe chilien José Carlos Bermejo Barrera soutient, à cet effet, que les historiens préfèrent de loin produire la connaissance sur le passé – « faire de l’histoire » – que de discourir sur le savoir en fonction duquel elle est produite et évaluée. Les disciples de Clio estiment en effet que « “[t]rue” historians are those who produce great historiographical works leaving reflection on history to marginal areas, such as books on “thoughts about history” that some historians write as they reach maturity » (2001, p. 190). Ils préfèreraient « making history over thinking or talking about it, because […] its object does not correspond to the task that suits the historian, that is to say, that of telling and analyzing events » (ibid., p. 203). Dans le même ordre d’idées, l’historien britannique Oliver J. Daddow a pu souligner dans un article de la revue Rethinking History qu’« opting not to reflect on one’s craft seems to have a long tradition within the discipline of history » et que la « natural predilection of the historian is to “do” history rather than think about it », la première opération leur procurant « more professional kudos, career benefits and rewards » que l’« introspective analysis » caractérisant la seconde (2004, p. 432-433).

Mary Fulbrook a aussi constaté la valorisation de l’absence de discours réflexif chez les historiens en soulignant que la plupart d’entre eux « “get on with their job”, rather than engaging in introspective examination of their own enterprise » (2002, p. 6). Ils préfèreraient laisser cette tâche aux « intellectual historians and philosophers who, by not engaging in the hard slog of substantive research, have the luxury of time to spare for such rumination » (ibid.). Keith Jenkins souligne en effet que « theoretical discussions are […] skirted by robustly practical practicing historians » (2003, p. 66). Jacques Revel en dit autant lorsqu’il soutient que les historiens sont convaincus « que le bon historien se forme et s’affirme dans l’exécution » (2001, p. 24). S’ils ont probablement en commun le sentiment fort de partager un même métier, ils savent que le fondement de ce métier est malaisé à circonscrire et à définir. Aussi, J. Revel souligne-t-il que la profession historienne est très réticente « à la formulation théorique et à l’interrogation épistémologique » (ibid., p. 24). Ce malaise s’observe aussi à travers l’attitude des historiens à l’égard de l’épistémologie de l’histoire. Spécialiste de l’historiographie américaine, Michael Kammen soutient que les historiens montrent une « utter indifference » (cité dans Novick, 1988, p. 593) à l’égard de l’épistémologie de l’histoire. L’historiographe britannique Peter Burke note parallèlement que « [m]ost British historians would probably raise an eyebrow if they were asked to describe their epistemology » (2002, p. 249). Quant à Allan Megill, il note que « the historical profession tends to be quite sharply antitheoretical, or at least untheoretical » (1994, p. 40). Le philosophe William B. Gallie remarque que « historians show an almost pathological disinclination to commit themselves to general statements about their work, its aims, subject matter, and methods » (1964, p. 53). Plus récemment, le philosophe néerlandais Franklin R. Ankersmit a parlé de la « historians’ resistance to philosophical reflection about the nature of their own discipline » (1998, p. 183). Pierre Chaunu et Geoffrey Elton, deux historiens ayant occupé des positions dominantes au sein de leur tradition historiographique nationale de part et d’autre de la Manche, se méfiaient tous deux de l’épistémologie. Qui ne connaît pas les mots durs prononcés par le premier, mots que bien de ses collègues n’auraient pas désapprouvés :

L’épistémologie est une tentation qu’il faut savoir résolument écarter. L’expérience de ces dernières années ne semble-t-elle pas prouver qu’elle peut être une solution de paresse chez ceux qui vont s’y perdre avec délices – une ou deux brillantes exceptions ne font que confirmer la règle –, signe d’une recherche qui se stérilise ? Tout au plus est-il opportun que quelques chefs de file s’y consacrent […] afin de mieux préserver les robustes artisans d’une connaissance en construction […] des tentations dangereuses de cette morbide Capoue.

1978, p. 10[5]

G. Elton soutient, pour sa part, qu’un « philosophic concern with such problems as the reality of historical knowledge or the nature of historical thought only hinders the practice of history » (1969, p. v). Il va même jusqu’à dire dans Practice of History – ouvrage dans lequel il se livre à une mise en mots du savoir historique –, à propos de la principale revue consacrée à l’épistémologie de l’histoire, qu’« every new number of History and Theory is liable to contain yet another article struggling to give history a philosophical basis[…]they do not, I fear, advance the writing of history » (ibid.). Des propos qui font écho à ceux de l’historien Lucien Febvre pour qui les historiens « n’ont pas de très grands besoins philosophiques » (Febvre, 1953, p. 4). La réflexion philosophique ne viendrait que ralentir et entraver leurs recherches. Le co-fondateur de la revue des Annales cite Charles Péguy à cet effet :

[…] les historiens font ordinairement de l’histoire sans méditer sur les limites et les conditions de l’histoire; sans doute, ils ont raison; il vaut mieux que chacun fasse son métier; d’une façon générale, il vaut mieux qu’un historien commence par faire de l’histoire […] : autrement, il n’y aurait jamais rien de fait!

ibid.

Bref, il semble que la valorisation de l’absence de l’exercice épistémologique au sein de la discipline historique est en bonne partie attribuable au fait que plusieurs de ses praticiens considèrent qu’il compromettrait la pratique même du métier d’historien.

Il appert que l’épistémologie en tant que formalisation ou systématisation discursive du savoir n’aurait pas sa place dans la discipline historique. Le savoir historique ne s’apprendrait que sur le tas : à l’instar du forgeron, c’est en faisant de l’histoire qu’on deviendrait historien. À cet égard, Hayden White, figure étroitement associée au tournant linguistique dans la discipline historique, remarque dans un texte « consciously polemical » que :

The historical profession likes to think of itself as a guild; it might more aptly be likened to a tribe. Certainly the rites of passage through which one must pass share more with tribal initiation ceremonies than they do with admission procedures in the craft-guilds. […] Becoming a historian is a process in which not only a lot of information must be logged in but also a whole set of specific folkways, customs, and mores must be introjected. In large part, this subculturally provided “second nature” consists of a set of restrictions on the kind of questions the novice historian may ask of the past and the ways he may formulate them, rather than a set of procedural rules which tell him how to distinguish between true, false, and anomalous answers to the questions he poses to the documents. […] It [the kind of training historians receive] consists for the most part of exposure to classical models, rather than assimilation of specific procedural rules or corpora of systematically correlated laws of first principles. […] My simile of the tribe requires me to go even further: historiography, I would say, is ultimately a mode of social comportment rather than an intellectual discipline.

1973b, p. 36-37

White n’hésite pas à soutenir que les historiens « have not theorized the form of their own discourses in such a way as to be able to teach it other than by trial and error method » (1995, p. 243). Le savoir historique est, ajoute-t-il, une « craftlike discipline governed by convention and custom rather than by methodology and theory » (ibid.). A. Prost, historien d’une toute autre tradition et qui a même critiqué les thèses métahistoriques de H. White relativisant la frontière entre récit historique et récit fictif, doute aussi de l’existence d’une « vraie méthode » historique qui pourrait être formalisée :

L’histoire apparaît plutôt comme une pratique empirique, une sorte de bricolage où des ajustements chaque fois différents font tenir ensemble des matériaux de texture variée en respectant plus ou moins bien des exigences contradictoires. […] Nous ne sommes pas en présence d’une méthode qu’on peut décrire, mais plutôt d’une sorte d’intuition qui repose sur l’expérience antérieure de l’historien.

1996, p. 145 et 156

Les historiens ne conçoivent pas leur savoir comme quelque chose qui puisse être mis en mots pour ensuite être transmis « de façon didactique », mais comme un métier qui relève d’un « apprentissage », un métier qu’on apprend par un « compagnonnage d’atelier » (ibid., p. 146). Dans La méthode en histoire, Guy Thuillier et Jean Tulard reconnaissent également que l’histoire est « un véritable artisanat » et que « ce savoir-faire ne s’enseigne pas, on laisse l’apprentissage au hasard, ou à l’inspiration » (1993, p. 63). La « déontologie de l’historien » consiste en « des règles non écrites qui ne s’enseignent pas » (ibid., p. 91). John Pocock fait écho aux constats des historiens français quand il souligne que « the métier d’historien is […] primarily his craft or his practice; his vocation and its significance, his experience of or action in history, are to me matters of self-discovery, to be met with in a time still to some extent our own » (1987, p. 19). Bref, la pratique de l’histoire relèverait d’un apprentissage où l’épistémologie n’est guère valorisée et où l’expérience et la sagesse priment.

Le philosophe de l’histoire Aviezer Tucker associe cette valorisation historienne de l’absence de l’épistémologie à ce qu’il dénonce comme un « historiographical esotericism » :

Historiographical esotericism holds that historians do possess knowledge of history, but it is impossible to explicitly explain how or why. Therefore historians cannot teach how to obtain knowledge of history any more than statesmen of great virtue can teach it to their children and pupils according to Plato. Historiographical wisdom would resemble Socratic virtue; gourmet baking and beer brewing, an art that cannot be reduced to any « recipe »; sets of theories and methods that can be described, replicated, and explained abstractly, or explicitly taught to novices. Instead such an art is the outcome of talent, common sense, insight, and above all practical experience. Historiography would not be a science that can be taught in a classroom, but an art that requires long apprenticeship before joining a guild.

2004, p. 19[6]

L’historien économique américain Christopher Lloyd considère parallèlement que la valorisation de l’absence d’épistémologie au sein de la communauté historienne est fallacieuse et mène à ce qu’il nomme le « problem of hidden epistemologies » :

The problem of hidden epistemologies can mislead practioners into believing that “common sense” or personal empathic insight or rhetorical persuasiveness are the only possible arbiters of interpretation and explanation. In that case the rational idea of “truth” is rejected in favor of pre-rational or irrational “understanding”, which cannot be shared widely.

1993, p. 4

Les historiens ne pourraient ainsi se permettre de rejeter l’exercice épistémologique qu’au risque de s’induire en erreur sur ce qui valide la connaissance qu’ils produisent du passé. C’est notamment sur la base de cet argument, comme nous le verrons dans la prochaine section de ce texte, que des historiens ont déploré l’absence d’épistémologie en histoire.

Par ailleurs, s’il y a épistémologie en histoire, les historiens semblent la dévaloriser. Dans leur célèbre Introduction aux études historiques, Charles-Victoire Langlois et Charles Seignobos sont catégoriques : « L’immense majorité des écrits sur la méthode d’investigation en histoire et sur l’art d’écrire l’histoire […] sont superficiels, insipides, illisibles, et il en est de ridicules » (1897, p. 20). Auteur de plusieurs réflexions sur la nature de l’histoire, le moderniste américain Jack Hexter remarquait dans son History Primer que « the meditations of historians on the fundamentals of their craft have been with rare exception turbid and rather messy » (1972, p. 8). Ce qui explique pourquoi le savoir-dire des historiens n’aurait que peu d’effet sur leur savoir-faire. « Historians », souligne-t-il, « have rarely been tempted to adjust their actual historical practice to their loftier view of the nature of history » (ibid.). S’il va sans dire que les bons historiens maîtrisent leur savoir-faire, c’est-à-dire « know how to perform the complicated operations […] that enable them to write good history », il est moins certain, souligne J. Hexter dans Doing History, qu’ils « could give a coherent account of how they perform them ». J. Hexter n’est même pas certain que « such accounts would be useful » (1971, p. 13). À cet égard, P. Novick n’affirme-t-il pas, dans l’introduction de son analyse du traitement que les historiens états-uniens ont effectué de l’« objectivity question », qu’il s’apprête à « spend a good deal of time talking about what historians do worst, or at least badly: reflecting on epistemology », allant même jusqu’à se comparer à un « sportswriter reporting their performances in the annual history department softball game » (1988, p. 15)? Ces multiples constats historiens sur le rapport difficile que les historiens entretiennent avec l’épistémologie donneraient raison au sociologue français Pierre Bourdieu pour qui « les scientifiques disent à satiété leur difficulté de dire avec des mots leur savoir » (2001, p. 80). Comme l’ensemble des savants, lorsque les historiens tenteraient de dire leur savoir-faire :

[…] ils n’ont pas grand chose à invoquer sinon l’expérience antérieure qui reste implicite et quasi-corporelle et, quand ils parlent informellement de leur recherche, ils la décrivent comme une pratique demandant du métier, de l’intuition, du sens pratique, du flair, du « pifomètre », autant de choses qui sont difficiles à transcrire sur le papier et qui ne peuvent être comprises et acquises vraiment que par l’exemple et à travers un contact personnel avec des personnes compétentes.

ibid.

Le constat de N. Gagnon et de J. Hamelin pour qui « [c]’est assez dire que ce métier ne se laisse point cerner facilement » (1979, p. 27)[7] offre un exemple parlant de la thèse bourdieusienne.

À la lumière de ce discours valorisant l’absence de l’épistémologie en histoire, celle-ci semble l’archétype du « tacit knowledge » polanyien, un savoir « that cannot be put into words » (Polanyi, 2009, p. 4). La conceptualisation n’est pas sans rappeler la distinction que Gilbert Ryle établissait entre deux types de rapport au savoir, le « knowing how » et le « knowing that ». Le premier renvoie à un rapport pratique au savoir, de l’ordre de l’effectuation; il correspond au savoir-faire des historiens. Le second renvoie à un rapport discursif au savoir, de l’ordre de l’explicitation; il correspond au savoir-dire des historiens, à leur épistémo-logie. Il n’y aurait pas lieu de s’étonner du primat du savoir-faire sur le savoir-dire chez les historiens qui sont, à l’instar de tout savant, comme le rappelle G. Ryle, « primarily a knower-how and only secondarily a knower-that » (1945, p. 16) en ce qu’ils montrent leur savoir en le mettant en oeuvre et non en l’explicitant par la voie du discours. Les historiens, comme tout adepte d’un « know-how », « cannot tell us what they know, they can only show what they know by operating with cleverness, skill, elegance or taste » (ibid., p. 14). Le savoir historique ne s’apprécierait que dans les connaissances qu’il peut générer du passé, tout comme une langue ne s’apprécie que dans les paroles à travers lesquelles elle s’actualise.

En cela, la discipline historique, comme la vie de tous les jours, supposerait « that it is always better to make than to talk about things, or, in other words, that acting is better than talking » (Bermejo Barrera, 2001, p. 190). Ce que J. Hexter nomme la « rhetoric of action » est en effet « the most common and universal method of demonstrating that one knows » (1971, p. 19). Ce primat expliquerait d’ailleurs, selon le moderniste états-unien, « the casualness with which historians have investigated the structure of historiography, compared with the care and exacting scrutiny to which they subject the nature of data, evidence, and inference in works of history » (ibid., p. 16). J. Hexter compare le praticien de l’histoire au joueur de baseball Willie Mays pour nous faire comprendre le défi que représente l’exercice épistémologique pour le premier :

[…] much of what he knows, he knows from long experience, and although some of what he knows in this way can be rendered accessible in verbal form, […] that is not in fact how he knows it. If we went further and insisted that he so exactly communicate in words what he knows that others could test its validity by replication, we would clearly be asking the impossible, because he does not know what he knows with some abstraction from himself called his discursive intellect but with his whole person.

ibid., p. 20

En un mot, la valorisation de l’absence de l’épistémologie en histoire exprime la conviction que le bon historien, comme le souligne J. Hexter, « shows that he knows by what he does » (ibid.). Ce rapport pratique, non discursif au savoir – le « knowing how » historien – relève de ce que P. Bourdieu nomme la « connaissance par corps » dont les dispositions restent inaperçues aussi longtemps qu’elles ne sont pas mises en oeuvre (2003, p. 201). L’historien ne montre qu’il sait qu’à travers ce qu’il fait : le savoir-faire.

5. Déplorer l’absence de l’épistémlogie en histoire ou sortir de l’empirisme anti-théoriciste

Contre ce que certains qualifient du « matter-of-fact, antitheoretical and antiphilosophical objectivist empiricism » (Novick, 1988, p. 593-594) des historiens, de leur « ostensible “a” or anti-theoretical position » (Jenkins, 1997, p. 1) ou de l’« empirisme anti-théoriciste » particulièrement « vivace » (Delacroix, 2004, p.3) au sein de la discipline historique, d’autres historiens, au lieu de valoriser la prétendue absence d’épistémologie au sein de cette discipline, la déplorent. Cette position est devenue plus manifeste, notamment, mais pas exclusivement, depuis la mise en cause postmoderne de l’histoire des trente dernières années et la (perception de) crise disciplinaire qu’elle a générée (Noiriel, 2005).

Le défi postmoderne, en mettant en question les fondements modernes du savoir historique – la possibilité même d’une connaissance objective et véridique du passé –, aurait plongé la discipline dans une crise. Selon un des principaux tenants de la philosophie postmoderne de l’histoire, le postmodernisme ne représente ni plus ni moins que « the end of history » (Jenkins, 2003, p. 1) telle qu’elle s’est pratiquée dans l’Occident moderne depuis le XIXe siècle. Le postmodernisme en histoire peut se comprendre comme une radicalisation de la linguistique saussurienne : le langage serait un système de signes qui n’ont de relation qu’entre eux – ce qui implique qu’ils n’en aient pas avec la réalité elle-même[8]. La référentialité du langage est ainsi mise en cause : il n’existe pas de réalité extra-linguistique indépendante de nos représentations. Seul le langage est réel. Puisque tout texte est autoréférentiel, la seule différence entre la fiction et l’histoire tient à ses effets rhétoriques, aux arguments d’autorité dont elle se pare. Roland Barthes parlait d’« illusion référentielle » (1967, p. 69) : « le fait n’a jamais qu’une existence linguistique » (ibid., p. 73).

Spécialiste de l’histoire de l’historiographie, Georg G. Iggers soutient, à cet égard, que « the basic idea of postmodern theory of historiography is the denial that historical writing refers to an actual historical past » (2005, p. 118)[9]. Le postmodernisme pose-t-il ainsi, comme le note E. Breisach, un « immediate challenge » à la discipline historique, « one that aimed straight at the philosophical presuppositions and the epistemological base of history » (2003, p. 56). L’historienne états-unienne Gabrielle M. Spiegel, dans la même veine, a pu remarquer, dans sa contribution au dossier thématique « History and Post-Modernism » de Past and Present, que :

[t]his dissolution of the materiality of the verbal sign, its ruptured relation to extra-linguistic reality, entails the dissolution of history, since it denies the ability of language to “relate” to (or account for) any reality other than itself. Such a view of the closed reflexivity of language – its radically intransitive character – necessarily jeopardizes historical study as normally understood.

1991, p. 195-196

Le passé ne peut exister, aux yeux des postmodernistes, en dehors de nos capacités de l’imaginer (White, 2010, p. 839). Le postmodernisme tend à identifier récit historique et récit fictionnel, à assimiler l’histoire à la littérature.

Nier la visée référentielle qui fonde l’ambition de vérité du savoir historique compromettrait également la fonction sociale de l’histoire. Perez Zagorin a en effet fait remarquer que si les historiens souscrivaient au relativisme épistémique de la théorie postmoderne de leur savoir, « it is difficult to see how the larger society could continue to place any trust in the veracity and sincerity of history as a genuine discipline of knowledge directed to the human past » (1998, p. 10-11).

En réaction au défi postmoderne, plusieurs historiens ont souligné la nécessité d’une interrogation épistémologique qui aurait été jusque-là quasi inexistante au sein de la communauté disciplinaire pour défendre son savoir et légitimer sa prétention fondatrice et fondamentale à produire une connaissance vraie du passé. Au-delà des différentes prises de position des historiens sur les implications du postmodernisme pour leur savoir – pour une bonne part rassemblées dans des anthologies (Jenkins, 1997; Domanska, 1998) et qui vont d’un appui quasi sans réserve (Ankersmit, 1989; Ankersmit et Kellner, 1995; Berkhofer, 1997; Jenkins, 2003 et 2005) à un rejet hostile (Elton, 1991; Windschuttle, 1997; Zagorin, 1998), en passant par une critique qualifiée soulignant que le postmodernisme aurait au moins le mérite d’inciter les historiens à une plus grande réflexivité et de leur rappeler l’exigence éthique sous-tendant la mise en oeuvre de leur savoir (Deeds Ermarth, 2004; Evans, 1999; Gorman, 2004; McCullagh, 2004; Spiegel, 1991; Stone, 1991) –, c’est le rapport même des historiens à l’exercice épistémologique qui s’est modifié : le discours sur le discours que les historiens tiennent sur leur savoir s’est infléchi.

Un des signes les plus tangibles de cette inflexion a été la création d’une revue historique se réclamant ouvertement du postmodernisme et se consacrant en bonne partie à l’étude des questions relevant de la théorie de la pratique historienne, questions ayant trop longtemps été négligées par les historiens selon ses fondateurs : Rethinking History: the Journal of Theory and Practice (1997-). Le titre de la revue fait un clin d’oeil à l’ouvrage éponyme de Keith Jenkins (2003 [1991]) qui avait été l’un des premiers historiens à intégrer le postmodernisme à la théorie de l’histoire. Le passé en tant que tel préoccupe moins la revue que « the study of the nature of history in all its forms and conceptualization » (Munslow, 1997, p. 15-16). En faisant la promotion d’un savoir historique « self-reflexive » (ibid., p. 2), la revue se pense comme un forum où les historiens peuvent débattre de son « epistemological status » :

What is the nature of historical evidence and what function does it perform? What is the role of the historian […] and the construction of explanatory frameworks in historical understanding? How significant to our historical understanding is its narrative form?

ibid., p. 3

Bref, la revue entreprend, dans le sillage du défi postmoderne, de valoriser l’exercice épistémologique en histoire – trop longtemps méprisé par les historiens – en vue d’offrir des « significant insights into the nature of history as an intellectual enterprise » (ibid., p. 16) et de sortir les historiens de la « collective apathy » (Daddow, 2005, p. 494) qu’ils entretiennent à l’égard de la théorie de leur pratique.

Ce n’est pas seulement cette revue qui atteste d’une inflexion dans le discours que les historiens tiennent sur l’épistémologie de l’histoire. Plusieurs ouvrages de réflexion théorique au sein de la discipline historique sont venus souligner la pertinence de l’exercice épistémologique face au défi postmoderne. Parmi eux, In Defence of History de l’historien britannique Richard Evans, qui adopte une position explicite en réaction au défi postmoderne. Il souligne que les questions épistémologiques sont, pour la plupart des historiens, des « unnecessary distractions from their essential work in the archives » (1999, p. 9). Pourtant, ajoute-t-il, la « theory of history is too important a matter to be left to the theoreticians » (ibid.), à savoir les philosophes de l’histoire[10]. De par leur expérience du métier, les historiens peuvent et doivent offrir une perspective originale en épistémologie de l’histoire :

Practicing historians may not have a God-given monopoly of pronouncing sensibility on such matters, but they surely have as much a right to try to think and write about them as anybody else, and the experience of actually have done historical research ought to mean that they have something to contribute which those who have not shared this experience do not.

ibid., p. 12

Cette expérience de la pratique historienne, en plus d’être nourricière, doit amener, selon l’historienne Irmline Veit-Brause, les « “working” historians » à réfléchir davantage aux fondements philosophiques de leur savoir en vue « to break the almost incestuous circle of philosophers of history talking entirely among themselves » (2008, p. 260). Les historiens pourraient de la sorte redynamiser le champ de la théorie de l’histoire. Du reste, comme le note M. Pâquet, cette « expérience de l’histoire » (2002) est essentielle à la réflexion théorique. Le discours que les historiens tiennent sur le savoir historique – discours par lequel ils passent de la posture d’« agent agissant » à celle de « sujet réfléchissant » –, s’ancre dans l’expérience du métier. Cette dernière prémunit les historiens contre les risques liés à la théorisation qui peut souvent glisser vers l’extrapolation, la généralisation et la prescription abusives. Selon M. Pâquet, qui s’approprie ici la philosophie pragmatiste de John Dewey, le savoir-dire des historiens ne prend réellement sens qu’en fonction de leur expérience (Pâquet, 2002, p. 27). L’historien et le philosophe britannique R. G. Collingwood soulignait d’ailleurs dans The Idea of History que celui qui souhaite élucider philosophiquement les « questions about the nature, object, method and value of history » doit avoir l’« experience of that form of thought » (1956, p. 7-8). Puisque l’« experience comes first, and reflection on that experience second », un historien « who has never worked much at philosophy » produira une épistémologie « more intelligent and valuable » que celle d’un philosophe « who has never worked much at history » (ibid., p. 9).

Dans le sillage du postmodernisme et du défi lancé à leur savoir disciplinaire, de plus en plus d’historiens valorisent l’exercice épistémologique qu’ils ne considèrent plus comme l’apanage exclusif des philosophes. Evans note en effet qu’un « [i]ncreasing number of historians, provoked perhaps by the challenge of postmodernism, are finding it necessary to reflect on the nature of the project they are engaged in » (1999, p. 12). Les historiens estiment qu’il leur est tout aussi légitime de s’adonner à l’épistémologie de l’histoire, sans pour autant prétendre être les seuls à pouvoir dire le savoir historique.

En effet, même si les historiens sont bien placés pour dire ce qu’ils savent faire, il ne faut pas penser pour autant que l’habileté et l’habilitation à réfléchir sur le savoir historique dépendent de l’expérience de ce même savoir. À cet égard, le philosophe de l’histoire Eugen Zeleňák a récemment soutenu que de déterminer qui entre les historiens ou les philosophes sont les mieux placés pour définir la nature de l’histoire est une « wrong question » (2011, p. 171). Il considère que nous devrions éviter « “genetic” discussions examining which sources are authoritative or reliable » en vue de « discuss particular proposals about how to view history and how to deal with its problems » (ibid.), que lesdites propositions aient été énoncées par des historiens ou des philosophes. Il recourt à une analogie pour montrer que ce débat est « rather unproductive » :

“Obviously, if you regularly use a tool, […] you are an expert with regard to this tool. Wait a minute, if you use a tool, you focus on the work to be done with the tool and, of course, you do not concentrate on the tool as such. But how can you work with a tool and not reflect on it? There is no doubt that precisely because of your use of the tool you are familiar with its nature. Just the opposite is the case. The use of the tool prevents you from achieving a necessary perspective to objectively think about the tool…”. It is clear that such a debate may go on for quite some time, yet it is arguable whether it may achieve any definitive conclusion.

ibid., p. 180

Qu’elle soit entrainée par le postmodernisme ou par d’autres facteurs comme la mise en cause des grands paradigmes marxiste, structuraliste ou fonctionnaliste, la perception généralisée d’une crise de la discipline historique dans le dernier quart du XXe siècle a engendré une valorisation de l’épistémologie parmi les disciples de Clio. À cet égard, l’historien américain John H. Zammito relève que :

[w]hile even into the most recent past for the majority of practicing historians “theory” or “philosophy” constitute unnecessary distractions from their “real work”, there has been a growing concern, in the wake of a searing sandstorm of criticism from outside the discipline, with epistemological self-examination.

2011, p. 64

Dans le même ordre d’idées, Elizabeth Clark soutient, dans Historians and the Linguistic Turn, que l’épistémologie n’est apparue « significant » aux historiens que dans le dernier quart du XXe siècle, lorsqu’ils « became disturbed by what they perceived as attacks by colleagues in more theoretically oriented disciplines » (2004, p. 5), collègues qui se réclament très souvent du postmodernisme et du poststructuralisme. Dans cette perspective, l’exercice épistémologique constitue le médium par lequel les historiens procèdent à un examen de conscience pour restabiliser leur identité disciplinaire mise à l’épreuve. Le postmodernisme a entrainé, comme le dit Ernst Breisach, dans The Future of History: the Postmodernist Challenge and its Aftermaths, « the salutary redirection of the historian’s attention to the basic philosophical presuppositions of “doing history” » (2003, p. 205). Du coup, la perception historienne de l’épistémologie s’en est trouvée modifiée.

La (re)valorisation de l’épistémologie est aussi un constat déploré de sa relative absence dans l’histoire de la discipline historique. Dans Historians and the Linguistic Turn, qui dresse un panorama des débats ayant structuré le champ conceptuel du savoir historique, E. Clark soutient que, en dépit du profond renouvellement du savoir historique au XXe siècle, les historiens « for the most part […] ignored the epistemological issues attending history: philosophy was not in their province » (2004, p. 70). Quant à O. J. Daddow, il souligne qu’il a fallu le défi postmoderne pour sortir les historiens de ce qu’il nomme l’« ideology of apathy ». Depuis la transformation disciplinaire de leur savoir au XIXe siècle, les historiens auraient en effet fait continuellement preuve de « reticence […] about reflecting at any length on the theoretical and philosophical underpinnings of their craft » (2004, p. 419-420). L’historien américain Dominick LaCapra a sans doute été l’historien contemporain ayant le plus dénoncé le manque de culture épistémologique des historiens. Selon lui, ils souscrivent à un « archival fetichism », demeurant confiants en leur « tacit craftlike procedure » et résistant à la « theory » (1989, p. 206). Un des effets bénéfiques de la perception d’une crise de l’histoire, estime-t-il, « is the pressure it places upon practitioners […] to be more articulate about what they are doing and why they are doing it » (1980, p. 245). À cet égard, A. Munslow a pu relever que l’« anxiety » engendrée par la perception d’une crise du savoir disciplinaire – une crise entrainée, notamment par sa mise en cause postmoderne – a eu pour « practical result » la production de textes qui abordent directement ou indirectement « the epistemological foundations of the historical project » (1997, p. 4).

Certes, l’interrogation épistémologique au sein de la discipline historique n’est pas apparue avec le défi postmoderne. Elle a toujours été là, car elle est une condition de possibilité structurelle et structurante de la discipline historique (Noël, 2010). Elle devient cependant plus manifeste lorsque les historiens doivent affronter les défis mettant en cause son autonomie et sa spécificité. Comme n’importe quel praticien d’un savoir disciplinarisé, l’historien a une plus forte propension à expliciter ce savoir lorsqu’il est remis en question. Le philosophe Louis O. Mink faisait remarquer, à cet égard, que « one of the lessons of the history of ideas is that only in controversy are assumptions, premises, and fundamental principles brought to formulation and clarified » (1971, p. 117). Le sociologue allemand Max Weber avait déjà souligné la relation entre insécurité disciplinaire et réflexion épistémologique. Dans ses Essais sur la théorie de la science, il se faisait critique : les spéculations épistémologiques sont aussi (in)utiles aux savants que la connaissance de l’anatomie l’est pour un individu souhaitant marcher :

La méthodologie ne peut jamais être autre chose qu’une réflexion sur les moyens qui se sont vérifiés dans la pratique, et le fait d’en prendre expressément conscience ne saurait pas plus être la présupposition d’un travail fécond que la connaissance de l’anatomie n’est la présupposition d’une démarche « correcte ». Tout comme l’individu qui voudrait sans cesse contrôler sa façon de marcher d’après ses connaissances anatomiques risque finalement de trébucher, le spécialiste pourrait connaître la même mésaventure s’il cherchait à déterminer les buts de son travail sur des bases extérieures en se fondant sur des considérations méthodologiques.

1992, p. 208

Weber mentionne néanmoins que l’épistémologie devient importante quand le chercheur ressent une « certaine insécurité à propos de la “nature” de son propre travail » (ibid.). Le philosophe des sciences états-unien T. S. Kuhn reprend la position wébérienne : lors d’une « révolution scientifique » – moment d’instabilité où les assises et les fondements d’une science sont remis en question –, les scientifiques cessent de résoudre des énigmes empiriques – les « puzzles » de la « science normale » – pour réfléchir aux règles qui doivent présider à leur résolution (1962). Dans les moments de crise, les considérations épistémologiques deviennent plus manifestes au sein même de la discipline, dont les praticiens cherchent à légitimer les nouvelles perspectives et à en opérer la refonte des cadres théoriques.

Devant les multiples mises en cause de la vérité et de l’objectivité historiques engendrées par le « contemporary relativism » postmoderne, Joyce Appleby, Lynn Hunt et Margaret Jacob proclamaient triomphalement, dans Telling the Truth about History, « [that] [i]t is time we historians took responsibility for explaining what we do, how we do it, and why it is worth doing » (1994, p. 9). Elles estiment qu’il est « most distressing » (ibid.) que les disciples de Clio aient jusque-là négligé l’opération épistémologique. Cette négligence serait attribuable au fait qu’ils « have been so successfully socialized by demands to publish that we have little time or inclination to participate in general debates about the meaning of our work » (ibid.).

Pourtant, loin d’avoir été « relegated to philosophers of history or left to those few historians, usually, intellectual historians, with announced interests in such issues » (ibid.), les questions épistémiques de la vérité et de l’objectivité en histoire ont été traitées par l’ensemble des historiens comme le montre en puissance P. Novick dans That Noble Dream. Une des thèses importantes de cet ouvrage veut que les historiens ne produisent pas seulement des « substantive historical interpretations » (1988, p. 10); ils ont aussi de tout temps réfléchi sur un sujet « about which they know less and care more » (ibid.), à savoir l’épistémologie de l’histoire dont le principal enjeu est, selon P. Novick, l’objectivité. Ses remarques sur la relation entre histoire et philosophie sont éclairantes pour comprendre le rapport discursif que les historiens entretiennent avec leur savoir :

Very few historians have any philosophical training, or even inclination. (Not a crime; not even blameworthy; most philosophers are rotten historians.) Though all historians have had views on the objectivity question, these views have rarely been fully articulated; even more rarely have they been the fruit of systematical thought. The historical profession does not monitor the philosophical rigor of what historians have had to say on the question, and no historians suffers professionally as a result of demonstrated philosophical incompetence. All of which is to say that historians’ reflections on objectivity, unlike their substantive historical work, have none of those positive attributes which privilege it as “rational” in the sense of discourse entitled to “professional courtesy”.

ibid., p. 11

Avec cet ouvrage, P. Novick énonce un objectif : « [p]rovoke my fellow historians to greater self-consciousness about the nature of our work » (ibid., p. 17), les éveiller au rapport théorique qu’ils doivent entretenir et que leurs prédécesseurs ont entretenu – souvent plus qu’ils ne pensent – avec leur savoir.

Déplorant l’absence de l’épistémologie parmi « most practising historians – whatever their specific, substantive area of study » qui « assume that attention is most profitably focused on analysis of substantive problems with respect to their particular periods or topics in the past », Mary Fulbrook juge nécessaire que la communauté historienne soit plus « explicit about theoretical issues in history » (2002, p. 27). Même si, comme a pu le noter Thomas Nickles, qui a vanté les mérites de l’approche historique en philosophie des sciences, plusieurs historiens sont d’avis que l’étude du passé « is usually so complex and context-specific » (1980, p. 16) qu’il serait vain d’en faire une théorie, J. H. Zammito soutient qu’il n’est pas « pointless, however, to take methodological bearings [and] to theorize the [historical] endeavor » (2013, p. 410).

Les historiens ne peuvent d’ailleurs faire l’économie de l’exercice épistémologique s’ils souhaitent faire face aux sceptiques postmodernes remettant en cause la possibilité d’une connaissance vraie du passé et contourner l’écueil du relativisme ou de l’anarchisme épistémique qui en procède. L’exercice épistémologique permet aux historiens de déterminer les critères validant ce qui se dit du passé et de se donner les moyens d’évaluer et de hiérarchiser les différentes interprétations historiennes produites sur celui-ci autrement que sur l’assise des préférences politiques/esthétiques/morales foncièrement subjectives. Comme l’a récemment dit le philosophe de l’histoire Jouni-Matti Kuukkanen, « [t]he suggestion to rely on moral and aesthetic standards offered by […] postmodernists would take “evaluations” beyond cognitive criteria » (2015, p. 233). En ce sens, le postmodernisme compromettrait la prétention de l’histoire à produire une connaissance. L’exercice épistémologique des historiens leur permet d’éviter l’incommensurabilité de l’« anything goes » où tout le monde parle, mais personne ne se comprend. En un mot, la récente valorisation de l’épistémologie s’est effectuée dans l’objectif de raffermir les fondements du savoir historique ébranlés par les thèses postmodernes.

6. Vers une compréhension de l’épistémologie en histoire

Le postmodernisme et le poststructuralisme ainsi que le tournant linguistique qu’ils ont engendré ont donné une impulsion décisive à bien des recherches sur la méthodologie et la théorie de l’histoire et ont rendu les historiens plus sensibles à la question de l’écriture historique, leur permettant du coup d’avoir une compréhension plus fine du rapport entre discours et réalité. En tentant de replacer le défi postmoderne dans l’histoire de la discipline historique, G. G. Iggers a en effet soutenu que « the postmodernist critique has not destroyed the historian’s commitment to recapturing reality or his or her belief in a logic of historical inquiry, but it has demonstrated the complexity of both » (2005, p. 16). Le postmodernisme laisse les historiens « equipped […] with a new sense for the proper possibilities and limits of historical inquiry » (Breisach, 2003, p. 206). Ce faisant, ils auraient une conscience plus aiguë de ce que faire de l’histoire veut dire.

Dans ce texte, nous avons exploré un enjeu lié à la thématique de l’impact du postmodernisme sur la discipline historique, soit celui du rapport des historiens à l’exercice épistémologique. Nous avons montré que si les historiens ont longtemps valorisé l’absence de cet exercice au sein de leur discipline, le défi postmoderne a amené plusieurs d’entre eux à déplorer cette absence. C’est le rapport même des historiens à l’épistémologie qui se serait infléchi sous l’impulsion du postmodernisme et du poststructuralisme. Au-delà de cette inflexion discursive importante que nous avons tenté de mettre en lumière, il serait pertinent de s’interroger sur les modes, les fonctions et les fins de l’exercice épistémologique des historiens (Bondì, 2011), indépendamment du discours qu’ils tiennent sur lui ou du statut qu’ils lui accordent. Car le rapport des historiens à leur savoir n’est pas seulement de l’ordre de la pratique artisanale d’un métier (un savoir-faire), il est aussi de l’ordre de l’explicitation discursive d’une idée de ce qu’ils savent faire (un savoir-dire). La prise en compte de ce savoir-dire, de cette épistémo-logie permet de comprendre un aspect important, mais méconnu de la discipline historique, à savoir qu’« [i]l ne suffit pas de “faire” de l’histoire, encore faut-il pouvoir justifier et définir ce savoir-faire » (Noiriel, 2003, p. 7). Les « écrits épistémologiques historiens » (ibid., p. 14) véhiculant le savoir-dire historien ne sont pas de l’histoire et pourtant « nous ne pouvons nous en passer car nous avons besoin de justifier et définir ce que nous savons faire » (ibid., p. 15-16). Une des fonctions essentielles de l’exercice épistémologique historien est d’expliciter, dans un idéal de transparence, les modalités et les finalités du savoir historien en fonction duquel les historiens produisent et évaluent une connaissance commensurable et intersubjective du passé. L’exercice épistémologique historien permet en outre de spécifier la fonction sociale de l’histoire et de produire et de véhiculer des « self-images of the historical profession » (Paul, 2011b, p. 164) spécifiant son identité disciplinaire par rapport aux sciences sociales. S’il devient plus manifeste lorsque le savoir est en situation d’instabilité, comme il l’a été avec le défi postmoderne, le savoir-dire historien traverse l’histoire du savoir disciplinaire historien qui, pour s’exécuter, a dû aussi s’expliciter. Ce savoir-dire historien agit comme une superstructure idéologique qui a été aussi importante que l’infrastructure institutionnelle dans le processus par lequel l’étude du passé s’érige et se maintient en une discipline (Noël, 2014). Nous soutenons qu’un aspect important du « legacy of postmodernism » (Spiegel, 2009) ou de son « aftermath » (Breisach, 2003) – au-delà de son impact sur la pratique et la théorie de l’histoire – est qu’il est venu changer le statut de l’exercice épistémologique au sein de la discipline historique. Ce changement nous invite à comprendre comment et pourquoi les historiens ont historiquement parlé de ce qu’ils savent faire. C’est dire que la récente mise à distance du postmodernisme et du poststructuralisme via une historicisation, qui est en elle-même une stratégie historienne pour relativiser leur prétention à proclamer « the end of history » (Jenkins, 2003, p. 1) comme savoir disciplinaire, amène à réfléchir non seulement sur l’épistémologie de l’histoire, mais aussi sur l’épistémologie en histoire, celle de ses praticiens. L’étude de cette épistémologie historienne permettra de voir comment les historiens produisent un discours philosophique visant à définir et légitimer leur savoir. Ce faisant, elle constitue une voie intéressante pour renouveler la vieille et épineuse question de la place de la philosophie au sein même de la pratique historienne, qui entretient une relation difficile avec celle-là depuis qu’elle s’en est émancipée pour se constituer en une discipline autonome consacrée à l’étude empirique du passé.