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Guimarães Rosa, le logos et les fleurs d’artifice

João Guimarães Rosa (1908-1967), médecin, polyglotte et ambassadeur, figure parmi les auteurs brésiliens les plus importants du XXe siècle. Le jeudi 16 novembre 1967, lors de sa dernière et fatidique parution publique, le jour même de la cérémonie de son entrée à l’Académie brésilienne des lettres, Guimarães Rosa a prononcé son célèbre discours intitulé « O Verbo e o Logos » (Le verbe et le logos), qui s’ouvre et se clôt sur le nom de la ville natale de l’auteur : « Cordisburgo était un tout petit recoin du Sertão, derrière les montagnes, au centre de Minas Gerais […] Ministre, voici CORDISBURGO[2]. »

Il convient de noter, dès le départ, que ce discours indique la relation métonymique entre le nom de la ville et l’auteur qui y est né : « Mais, par [le sobriquet] “Cordisburgo”, me traitait-il, [le Ministre] João Neves da Fontoura[3]. » Le logogriphe métonymique est clair : là où l’on retrouve le toponyme « Cordisburgo », il faut lire « Guimarães Rosa ». Ainsi, le lecteur est désormais prié de lancer des regards croisés et dubitatifs sur les diverses parties de ce discours, marqué sans réserve par une textualité largement imaginative, allusive, élusive et auto-référencée : « En ce que je rapporte, je me sous-rapporte[4] », ajoute le romancier. En ce sens, ce discours mériterait à lui seul toute une série d’études, notamment stylistiques. Le sujet palimpsestique de ce discours, on le voit, est bel et bien la figure du romancier lui-même[5].

Censé présenter un bref panorama récapitulatif de la vie de l’écrivain-ambassadeur, ce discours peut aussi se lire comme une révérence à la création littéraire, bien qu’agrémenté de maintes références explicites à la mort – comme celle qui frappera l’auteur, comme par hasard, trois jours plus tard. Raconter la vie par l’intermédiaire d’une textualité qui se boucle sur elle-même, par des mots polysémiques qui demandent des retours contemplatifs sur eux-mêmes, par des phrases ambivalentes qui renvoient simultanément aux pôles antithétiques de l’existence : voilà l’essence de ce discours officiel qui, par ailleurs, s’offre également comme un protocole de lecture pour l’oeuvre romanesque de cet écrivain clé de la littérature occidentale contemporaine – en ce sens, il serait fort utile de procéder à sa lecture attentive et inclusive, même si la critique fait la sourde oreille à ces messages lancés à haute voix.

Se déroulant en présence de Juscelino Kubistchek, ancien président de la République, la cérémonie était d’envergure, notamment en raison du soin que le romancier polyglotte a consacré, pendant plus de quatre ans, au mystérieux ajournement de l’événement qui aurait annoncé sa disparition.

Nous nous proposons de parcourir le récit de certains faits biographiques avérés par des registres historiographiques, en confrontation avec le roman-phare de cet auteur innovateur, Grande Sertão : Veredas[6] (Diadorim, dans sa version française), qualifié par Rosa lui-même d’« autobiographie irrationnelle », dans une interview accordée à Günter Lorenz[7]. La perspective qui détermine la présente lecture est celle d’un auteur épris de l’idée que, par l’intermédiaire des textes littéraires, « les gens ne meurent pas, ils se font enchanter[8] ». Cela étant, la perspective d’une critique biographiste est ici écartée, car il nous faudrait plutôt essayer de comprendre le récit sur les faits biographiques par le biais des indications à la surface du texte romanesque (auquel le discours du 16 novembre 1967 fait écho), au lieu de chercher dans la vie empirique et piétonne de Guimarães Rosa une quelconque explication factuelle pour les pages de son oeuvre fictionnelle.

En d’autres termes, il s’agit de donner cours à la lecture d’une couche textuelle palimpsestique qui anticipe poétiquement une mort, laquelle n’est que le prétexte pour donner naissance à des récits itératifs qui entraînent une vie posthume et durable, semblable à celle de la fleur connue sous le nom de « sempre viva » (toujours vivante), évoquée par Guimarães Rosa à la pénultième ligne de son célèbre discours :  « La toujours-vivante-du-Sertão qui s’épanouit et embellit : le monde est magique[9]. »

Cette fleur endémique du sertão – région aride du Brésil, d’où provient Rosa : qui n’y verrait pas cette image spéculaire ? – garde son aspect vivant malgré l’action nocive et létale des longues sécheresses, ou même très longtemps après la récolte qui lui a fauché la vie. De ce fait, la « sempre viva » aurait peut-être le pouvoir de démontrer la thèse annoncée par le romancier deux secondes avant de clore son discours, la voix prise d’une violente émotion, selon le témoignage d’Afonso Arinos : « On meurt pour prouver que l’on a vécu[10] » ; en d’autres termes, la mort physique devient un monument, une célébration retentissante de la vie posthume, à l’instar de certaines pratiques culturelles orientales : une occasion pour fêter le passage de l’éphémère à l’éternel. « La vie sur terre n’est qu’un passage », écrira-t-il dans une dédicace à sa femme, Aracy de Carvalho, le matin du dimanche 19 novembre 1967. Fleurs d’artifice ?

« Rosa sempre viva », la rose toujours vivante : fleur d’artifice ou artifice de fleur ?

Pour essayer d’éclairer notre sujet d’analyse, nous reprenons certaines idées développées par Daniel-Henri Pageaux[11] (2001) autour d’une définition du processus de création et de réception poétique, telle qu’elle a été formulée par Paul Valéry vis-à-vis de son célèbre poème « La Jeune Parque » (1917) : « La croissance naturelle d’une fleur artificielle. »

Une telle proposition permet de mettre en lumière certains rapports de complémentarité mutuelle au sein du triptyque à l’origine du fait littéraire : producteur, texte, récepteur. De fait, reprenant Luigi Pareyson, Pageaux affirme que la création poétique est une forme de composition qui engendre sa propre évolution. Dans cette perspective, il n’y aurait pas lieu d’opposer production et réception : l’artiste est son premier récepteur, et son hypertexte résulte de l’expansion qui découle de sa lecture de ses propres hypotextes ou bien des textes en provenance d’ailleurs ou d’autrui.

Dans ce processus de « croissance naturelle », d’autres lecteurs viendront rajouter une panoplie de sens, multiples et parfois antagoniques, itératifs et parfois aléatoires, au texte lu – comme on peut le démontrer avec le célèbre vers de Mallarmé : « La chair est triste, hélas ! Et j’ai lu tous les livres. » L’auteur y découvre un sens nouveau et profond pour sa propre vie d’enseignant, lequel lui est révélé par l’erreur commise par un typographe. Sur l’épreuve, le typographe avait éliminé la lettre « e » du mot « chaire », qui s’est vu transformé en « chair » par l’office du hasard. Une erreur vite aperçue, mais aussitôt accueillie et avalisée par le poète. Ce vers se verra glosé par toute une cohorte de critiques, du fait de la polysémie que la main de l’imprimeur a rajoutée, à son insu, au texte de départ, offrant une forme de « croissance naturelle » à cette « fleur artificielle » de la poésie française, si jamais l’on accepte le caractère naturel de ce hasard providentiel (que l’on ait l’obligeance de nous passer cet oxymore…).

Ainsi, en situation de lecture, le texte littéraire imprimé est un artifice au préalable, qui anticipe les lectures naturellement expansives (régies maintes fois par le productif « coup de dés » mallarméen) ; le texte typographié est un être mort dans sa matérialité physique, la lecture lui rend vie et énergie : la lettre est morte alors que la voix du lecteur est vivante. Bien évidemment, l’ambiguïté et la polysémie sont des composantes naturelles de ces lectures marquées par le hasard de la rencontre entre un texte et ses lecteurs. C’est ainsi que Paul Verlaine, l’un des principaux artisans de l’avant-garde européenne, propose, dans les vers de son « Art poétique » (1884), les consignes métapoétiques suivantes :

  • Il faut aussi que tu n’ailles point

  • Choisir tes mots sans quelque méprise :

  • Rien de plus cher que la chanson grise

  • Où l’Indécis au Précis se joint[12].

En d’autres termes, son métapoème enjoint aux écrivains d’avant-garde d’explorer l’ambiguïté polysémique du mot, au détriment de l’univocité, de façon à créer une oeuvre où le lecteur puisse donner cours à « la croissance naturelle d’une fleur artificielle ».

Dans le sens d’une lecture des récits biographiques autour de Guimarães Rosa, il nous faudra noter que l’oraliture est une notion décolonisatrice proposée par le linguiste ougandais Pio Zirimu, dans les années 1960, afin de se dérober à l’oxymore de l’expression « littérature orale », porteuse de préjugés ethnocentriques, car elle rabaisse cette forme ethnique (mais aussi diastratique, diatopique et diachronique) d’expression esthétique à une sous-catégorie de la littérature écrite – occidentale, blanche, mâle, bourgeoise, fortement contrôlée par les segments hégémoniques de la société. Cela rend évidents les préjugés de nature ethnocentrique qui découlent de l’usage du terme « oralités » pour également désigner ces phénomènes poétiques : cela reviendrait à renfermer toutes ces voix ancestrales sous ce que Kasereka Kavwahirehi appelle un « empire du silence[13] ». Or, ce sont là deux entités de nature distincte : à l’opposé de la littérature (écrite), les manifestations de l’oraliture sont poétiquement marquées par leur imprécision et leur ambiguïté événementielle, par leur condition d’énergie irrépressible et de tension dissonante, par des marques discursives qui se manifestent en situation d’élocution orale, par l’usage d’un vocabulaire spontané et ouvertement aléatoire (régi par ce « coup de dés... » qui a une plus faible incidence sur le texte imprimé, marqué par son inépuisable tendance à se faire corriger et recorriger) ainsi que par l’intermédiaire d’opérations complexes de la mémoire. Cet ensemble de facteurs joue un rôle essentiel dans le processus hasardeux qui permet de construire, défaire et reconstruire sans cesse la trame des récits oraux. Kasereka Kavwahirehi affirme ainsi, dans une perspective tout à fait décolonisatrice :

Civiliser un empire du silence, c’est cultiver, coloniser au sens de quadriller un espace sauvage pour lui imposer un ordre (langagier, culturel) qui le dépouille de son altérité en lui assignant un rôle dans le système bourgeois en expansion. L’expression « empire du silence » peut aussi s’entendre comme assumant une longue tradition du discours sur l’autre – la science des barbares – qui descend d’Hérodote. Civiliser ou coloniser, c’est alors tirer des ténèbres de la barbarie et de l’ignorance – voilà un autre registre métaphorique rendu célèbre par Stanley et Conrad –, et apprendre à articuler, à parler une langue de civilisation. Une fois maîtrisée, celle-ci transformera certains barbares en « interlocuteurs valables » et en collaborateurs[14].

La présente étude cherche ainsi à parcourir les sentiers de Grande Sertão : Veredas sous un angle décolonial qui puisse apporter un tant soit peu de lumière autour de la notion d’« autobiographie irrationnelle », piste de lecture métapoétique lancée par Guimarães Rosa et écartée par ses exégètes, embarrassés et timides devant l’énigme de cet oxymore. Il est assez symptomatique qu’au mois de septembre 2018, un demi-siècle après la parution du roman, le moteur de recherche Google signale près de cinq cents occurrences en français pour cette curieuse expression – et même pas une demi-douzaine de références à des textes critiques universitaires ! En portugais, la situation est encore plus grave, si l’on tient compte du fait qu’il s’agit de la langue du romancier : moins de 800 références générales, et même pas une dizaine de références universitaires.

Nous tâcherons donc d’éclairer quelque peu (en renonçant à la résoudre de façon univoque) l’intrigue polysémique du roman et le mystère ambigu qui entoure les récits sur la mort annoncée par le romancier, advenue trois jours après son entrée officielle à l’Académie brésilienne des lettres. Rappelons-le, cette mort est annoncée dans de nombreuses déclarations, y compris dans le discours du 16 novembre 1967, ainsi que dans les pages palimpsestiques de son métaroman, toujours de façon élusive, vague et imprécise. Pour y parvenir, nous adoptons une grille de lecture qui s’articule autour de notions clés telles que la mythobiographie, l’oraliture et les avant-gardes littéraires. Pour une lecture plus approfondie du roman lui-même, nous prions le lecteur de consulter les textes que nous présentons dans la bibliographie.

Mythobiograhie : les récits, le démiurge, la persona

Dans la célèbre interview accordée à Günter Lorenz, Guimarães Rosa prend le soin de déclarer, à l’intention de ses futurs lecteurs : « Parfois j’en arrive à croire que moi, João, je suis un conte raconté par moi-même[15]. » Dans une perspective tout à fait convergente, dans son discours d’entrée à l’Académie – publié l’année d’après dans un recueil rassemblé par l’éditeur José Olympio –, l’écrivain-ambassadeur, au sommet de sa carrière littéraire et diplomatique, lance un aphorisme qui fera fortune dans le milieu littéraire : « Les personnes ne meurent pas, elles deviennent enchantées[16]. »

Il est opportun de noter que tout au long de ce célèbre discours, Rosa parsème une dizaine de références explicites à la mort et pas moins de six allusions à Getulio Vargas, ancien président de la République qui s’est donné la mort en 1954, deux ans avant la publication de Grande Sertão : Veredas. Sous le dernier gouvernement Vargas, Rosa avait été nommé chef de cabinet du ministre João Neves da Fontoura et était devenu très proche de l’entourage du président. Or, au Brésil, tout un chacun connaît par coeur la lettre-testament de Vargas, dans laquelle est rapportée cette phrase devenue un monument de l’histoire nationale : « Sereinement je fais le premier pas vers l’éternité et je sors de la vie pour entrer dans l’histoire. » Il faudrait, en outre, s’interroger sur le sens, la place et l’adéquation des six mentions à Getulio Vargas, dans le cadre restrictif d’un discours destiné à l’univers de la littérature. Source d’inspiration ? Les non-dits, les creux du discours deviennent une composante essentielle de cette façon élusive et fragmentaire de raconter une vie – présente, passée, future.

Trois jours après avoir prononcé ce discours, au crépuscule du dimanche 19 novembre 1967, Rosa se verra à jamais « enchanté » : il deviendra un mythe de portée nationale à la suite d’une vie intense, très productive sur le plan littéraire, diplomatique et personnel. « Nouvelle minutie – mot de passe ou hasard[17] ? », avait déjà proposé le romancier mineiro, d’une voix élusive, dans son discours métalinguistique autour de son récit de vie, son autofiction.

Tel un démiurge de lui-même, le romancier-ambassadeur, l’auteur de sa propre trame biographique (et peut-être de son propre dénouement) fait preuve d’une rare habilité à concevoir et à matérialiser son propre destin, et surtout à baliser les récits ultérieurs qui vont raconter cette vie, attribuer une dimension magique à ce destin inégal, extraordinaire, inventé de toutes pièces. Par ailleurs, toujours dans son fameux discours, Rosa mentionne « le transordinaire dans une expérience humaine ordinaire », ce qui laisse entrevoir une expérience de vie dans laquelle il reste peu de place pour ce « coup de dés » qui « jamais n’abolira le hasard », clé de lecture pour l’existence piétonne et au rez-de-terre de tous ces autres humains empiriques – nous-mêmes –, les jouets ordinaires d’un destin aléatoire, discontinu, indomptable.

Il est aisé de conclure que l’oeuvre littéraire et les récits autobiographiques de Guimarães Rosa sont des outils textuels par l’entremise desquels le romancier, vis-à-vis du public lecteur, construit jour après jour les différentes versions poétiques de sa persona – notion que la présente étude emprunte à Jung : personnalité (considérée dans sa condition oxymorique de « réalité fictionnelle », de mise en scène de soi) que le sujet entretient pour l’offrir aux personnes de son entourage, ou bien au grand public, notamment dans le cas des gens d’art. Les variantes publiques de la persona sont parfois essentiellement différentes de celle que le sujet assume pour lui-même, quand il s’abandonne à la domestique et piétonne solitude de la vie quotidienne, une idée notamment explorée dans le théâtre d’avant-garde de Luigi Pirandello ou dans la poésie de Fernando Pessoa. Que l’on se souvienne également du fait que Machado de Assis prenait le soin d’effacer par le feu, dans un chaudron aujourd’hui conservé en relique à l’Académie brésilienne des lettres, toute trace documentaire qu’il ne jugeait pas digne de sa postérité[18].

Revenons à l’oeuvre romanesque proprement dite, pour essayer d’y trouver des éléments de compréhension de ces récits de vie ambigus et largement imbriqués dans des textualités imaginaires qui juxtaposent faits quotidiens et fiction. Si, dans l’interview à Günter Lorenz, Rosa attribue la qualité d’« autobiographie irrationnelle » à son roman Grande Sertão : Veredas, le lecteur n’aura nul tort de rencontrer, dans la figure de Riobaldo (R-io-bardo : Rosa-moi-poète), un des plus subtils personnages créés par le barde polyglotte : l’auteur-sphinx de lui-même. Cette image correspond à celle de l’auteur qui s’invente par l’intermédiaire de son oeuvre, au détriment de l’individu empirique qui aurait existé antérieurement à son écriture, pour reprendre les concepts développés par le critique Jean Starobinski[19]. À ce propos, plusieurs narrateurs roséens portent des noms qui renvoient à un double fictionnel de l’auteur : Moimechego (moi-me-ich-ego), Pedro Orósio, Rosalina, João Porém.

Cette lecture se place aux antipodes de la critique littéraire qui propose d’expliquer l’oeuvre par des éléments biographiques : puisque l’oeuvre précède l’invention de la persona auctoriale, il serait tautologique d’expliquer le fait littéraire au moyen des données biographiques inventées par l’intermédiaire du propre fait littéraire. En ce sens, Antonio Candido signale l’exemple d’un célèbre poète brésilien du XIXe siècle, auteur de poèmes tendres exaltant la figure de la mère (ces poèmes étaient aisément trouvables dans les paniers de couture des jeunes filles d’alors, au milieu des pelotes de laine et des aiguilles à tricoter) et dont le principal vice était, sous l’effet de l’alcool, de battre sa propre mère[20]. Pour cette raison, la présente étude renonce à la possibilité d’une connaissance de la biographie préalable au livre – en d’autres termes, nous cherchons des éléments dans l’oeuvre fictionnelle pour interpréter certains faits autobiographiques (autofictionnels ?) qui mettent en scène une persona inventée de toutes pièces par le barde mineiro. Par ailleurs, le poète Manoel de Barros manifeste ainsi sa conscience aiguë de cette condition : « Seuls dix pour cent sont du mensonge ; le reste est invention[21]. »

Dans cet ordre d’idées, plus que donner naissance à une persona de facture glissante et insaisissable, Guimarães Rosa, par le biais de ses acquis, de son oeuvre littéraire et de déclarations sciemment parsemées au sujet de prétendus faits biobibliographiques, façonne depuis toujours une persona vouée à devenir un mythe : l’apprentissage en autodidacte du français à l’âge de six ans et du néerlandais à neuf ans ; la pratique de vingt et une langues (aussi diversifiées dans leur structure et leur écriture que le hindi, le russe, le japonais ou le hongrois) ; ses précoces études de médecine ; son succès au concours d’entrée dans la carrière diplomatique et sa nomination au rang d’ambassadeur ; sa réussite à plusieurs concours littéraires ; les traductions de son oeuvre en différentes langues (on remarque le silence providentiel sur les efforts de l’auteur d’obtenir des subventions pour la traduction de son oeuvre, notamment en allemand) ; les multiples prix littéraires obtenus (dont l’attribution est souvent le résultat d’efficaces articulations politiques – ou diplomatiques ?).

Tout cela concourt à l’émergence d’une autobiographie tissée par le moyen d’indices factuels, de récits de faits quotidiens, d’exploits biographiques et littéraires : textualités et imagination. Les fils du tissage sont de nature multiple : la publication d’un roman qualifié d’« autobiographie irrationnelle » ; les déclarations à d’efficaces passeurs de nouvelles (journalistes, écrivains, critiques – et même son médecin personnel, Pedro Bloch, titulaire d’une colonne dans la revue Manchete) ; une phrase suggestive et bien placée dans une lettre privée, mais évidemment destinée à la postérité ; l’ajournement quatre ans durant de son entrée officielle à l’Académie ; l’ostentatoire état de commotion lors de la préparation à la cérémonie d’entrée à l’Académie (ce qui lui a valu cette remarque de Josué Montello : « Personne ne peut feindre des mains froides » ; Rosa répondra, en relançant l’énigme : « Je suis dans la peur de mourir à la tribune »).

Saisi par l’étonnement et l’effroi trois jours plus tard, Josué Montello témoignera en ces termes au sujet du dénouement de cette trame énigmatique, soigneusement tissée : « Vous pouvez désormais comprendre pourquoi […], la nuit, lorsque je l’ai retrouvé immobile, tu à jamais, dans le recueillement de sa chambre, j’ai posé une main fraternelle sur son front glacé et j’ai commencé à pleurer[22]. » Dans le silence et le vide que Rosa a laissés derrière lui, les mots vont bientôt se frotter, se recombiner, se partager dans des récits plus invraisemblables et contradictoires les uns que les autres.

Pour bien épaissir le mystère, vient s’ajouter à ce dénouement inattendu (mais largement annoncé au préalable) pour la trame narrative de sa propre existence le souhait de l’ambassadeur d’être enterré avec ses lunettes ; venu à la chambre mortuaire lui rendre hommage, Eduardo de Faria Coutinho a été surpris par ce détail d’apparence anodine. Tout se passe comme s’il y avait un message codé, autour d’une vague possibilité de vie au-delà du tombeau, le romancier se préparant à une vie posthume « enchantée », ou écrivant au préalable ses mémoires d’outre-tombe. De nombreux indices sont soigneusement distillés par Rosa, à l’instar des signes disposés par Mallarmé dans son poème « Un coup de dés », dont la préface souligne l’importance des espaces blancs, du « silence autour », concept largement adopté par les avant-gardes dans de multiples formes de manifestation artistique.

Pour l’élaboration holographique (au sens optique du terme : image tridimensionnelle) et fragmentaire de sa mytho-biographie (ou biographie mythifiante), Guimarães Rosa utilise les mêmes techniques pluridimensionnelles qui donnent forme et substance à ses textes littéraires – un ensemble de couches palimpsestiques qui s’articulent et s’entretissent sous forme d’énigmes, charades et logogriphes. Dans le présent cas de figure, « holographique » conviendrait parfaitement pour désigner une persona créée entièrement par le romancier – selon le sens étymologique du mot « holographe » (et sa variante « olographe », en langue française), le vocable est issu d’un emprunt au bas latin « holographus », qui signifie « écrit en entier de la main de l’auteur[23] ».

Sous forme de collages, de découpages coulissants et combinatoires (menant au paroxysme les techniques d’avant-garde de Picasso, Braque, Picabia ou Matisse, par exemple), le démiurge Guimarães Rosa réarticule les phrases, les mots, les lettres et les silences dans l’espace imaginaire d’un tableau tridimensionnel, d’un hologramme vivace et vivant. Les réarticulations récurrentes d’images et d’idées donnent naissance à des dédoublements permanents de soi, à des versions glissantes de la persona sciemment inventée par le barde. Ces personnages textuels résultent d’étincelles poétiques provoquées par la friction entre biographie et fiction, au sein du « conte de soi-même » dont parle le romancier, un conte quasiment impossible à lire ou à raconter dans un parcours linéaire, du fait de son caractère holographique et polysémique.

Dans sa lecture des textes littéraires roséens, chaque lecteur pourra construire son Rosa à lui : matérialiste, religieux, mystique, cérébral, intuitif, linguiste, philosophe, sociologue, géographe, historien, jongleur de mots, etc. Cette condition plastique et diversifiée amène Carlos Drummond de Andrade à s’exclamer, en conclusion du poème « Un certain João », publié trois jours après la mort de l’énigmatique romancier : « João était-il fabulateur / fabuleux / fable ? / Nous restons sans savoir ce qu’était João, et si João a existé, tangible[24]. »

Revenons quelque peu sur nos pas. Dix ans après la publication de Sagarana (1946), un recueil partiellement écrit en état de transe hypnotique ou médiumnique (conformément à la déclaration de l’auteur à José Olympio, son éditeur), Rosa offre à son public le flamboyant Grande Sertão : Veredas. Rappelons que le roman met en scène le pacte faustien conclu par le barde Riobaldo – un pacte dont l’objectif est la défaite d’Hermogène (l’éponyme de Saussure et du signe arbitraire, selon Gérard Genette) ; le prix à payer est la perte de Diadorim (Deodorina, « deo-doron », le « présent de Dieu » ou l’âme que l’on rend en paiement du pacte), et la récompense, Otacilia (« moça da carinha redonda », « fille à la chère rondeur », l’effigie de la jeune fille gravée sur la pièce de monnaie – pensons à la déesse Juno Moneta). Après le pacte, le barde Riobaldo devient Urutu Branco (Crotale Blanc, dans la version française) : ce n’est que dans la peau d’un crotale (paronyme de Cratyle, le personnage de Platon qui soutient la motivation du signe contre… Hermogène) que le héros, par l’intermédiaire de Diadorim (anagramme de « mediador », l’âme), réussira à tuer Hermogène, à l’éliminer de l’univers du sertão.

Dans cette guerre sans merci de soutien inconditionnel à la motivation du signe, guerre tout à fait anti-saussurienne, les jagunços (brigands de la poésie) coreligionnaires de Riobaldo (Crotale-Cratyle, par paronymie) s’appellent Drumõo (Carlos !), Dos-Anjos (Augusto !), Selorico (Odorico !) Mendes, entre autres... Par ailleurs, pour tuer Hermogène, il faudra traverser le désert du Sussuarão (de Saussure, par paronomase…). Cette perspective de lecture est justement celle que l’on retrouve dans les dessins sollicités par Rosa à Poty Lazarotto, destinés à illustrer les rabats et la couverture de son livre (un « almanach épais de logogriphes et charades », qualification métapoétique que Riobaldo souligne de façon ludique, déjà au tout début du roman, en narrateur de lui-même). Dans cet ordre d’idées, l’univers du sertão devient une allégorie de l’univers des lettres, de la littérature et du langage[25].

Il faudra toutefois se souvenir que Riobaldo fait une mention décontextualisée à une certaine « dona joana » (Himatanthus drasticus), fleur dont les terpènes peuvent engendrer un infarctus et dont la substance très volatile est forcément indétectable lors d’une éventuelle autopsie – allusion feinte ou volonté de déjouer ? Référence anodine ou trame biaisée ? Dans une courte métanarration qui se révèle fortement autoréférencée, Riobaldo met en scène la mort fictionnelle autoprovoquée d’un certain Faustino (petit Faust, double spéculaire de Riobaldo et dédoublement fictionnel du poète de Cordisburgo), lequel finit par se tuer « de sa propre main », avec un coup porté précisément au… coeur[26]. « Et le Verbe s’est fait chair » : actualisation littéraire de la sentence biblique ? Voilà la mise en abyme portée à son paroxysme !

Parmi les multiples déclarations lancées auprès de bienveillants passeurs d’informations, Rosa a affirmé avoir conclu son chef-d’oeuvre en état de possession, dans un délai de trois jours et deux nuits, sans dormir. En 1956, avant même la publication de son roman clé, Rosa annonce sa candidature à l’Académie brésilienne des lettres, mais aussitôt il se rétracte, car son échec est connu à l’avance ; en 1957, il soumet sa candidature, mais échoue au scrutin ; bref, il ne sera élu que lors d’une troisième candidature, en 1963. Épaté par tant d’opiniâtreté, l’écrivain Antônio Callado cherche à obtenir de l’auteur une confession qui puisse justifier tant d’efforts pour intégrer l’institution fondée par Machado de Assis ; il obtiendra une réponse détournée par une couche d’humour ironique : « L’enterrement, mon cher, les funérailles. Vous, les cariocas, vous êtes très imprévoyants. L’Académie a des mausolées et, quand on meurt, elle s’occupe de tout[27]. »

Élu à l’unanimité après une bonne campagne auprès des académiciens, Rosa commence à ajourner la cérémonie d’entrée, à l’étonnement général du milieu littéraire d’alors, tout en prenant soin de bien semer le doute dans l’esprit de ceux qui lui en demandent la raison. Pendant quatre longues années, ses explications artificieuses s’accompagnent d’« une terreur puérile dans ses yeux[28] », selon le témoignage d’Augusto Meyer.

Grâce à des déclarations soigneusement disséminées dans la forêt obscure de l’univers des lettres, Guimarães crée une intrigue autobiographique dans laquelle – à l’instar de ce qu’il advient à son personnage Riobaldo – il est possible de voir un pacte faustien conclu par le romancier, en échange d’inspiration poétique et de consécration littéraire. La récompense éventuelle de ce pacte serait l’élection à l’Académie, ou l’obtention du Prix Nobel, malgré le prix considérable à payer : « Le Nobel tue », déclare le romancier au journaliste Otto Lara Resende, intrigué par les énigmes lancées par Rosa, comme on peut le lire dans cette déclaration citée in extenso par Vilma Guimarães Rosa : « Une fois, un journal avait évoqué son nom comme possible candidat au Prix Nobel. Il m’a appelé et m’a prié, en grâce, d’éviter d’associer son nom au Prix Nobel[29]. » Il convient de noter le choix des interlocuteurs privilégiés, toujours déterminé par « affinités électives », car il tombe pile sur ces inévitables passeurs de mots, trafiquants de nouvelles contrefaites, autant de pièces soigneusement disposées et déplacées sur le plateau du jeu d’échecs. Et si la « fleur artificielle » est « olographe », la « croissance naturelle » est bel et bien « allographe ».

Mais voilà, tout pacte a son prix. En 1966 (depuis l’élection, trois ans se sont écoulés), le romancier fixe enfin la date du 16 novembre 1967, s’auto-accordant un long sursis de plus d’une année pour la cérémonie qui s’annoncera fatale. Le jour prévu, un jeudi (jour de la semaine qui est pour le moins bizarre en ce qui concerne une cérémonie de telle envergure, dans le cours d’un agenda si longtemps anticipé), Rosa parlera de cette « substance amorphe et déterminante – le temps », avant de conclure : « Cette vie horaire ne nous laisse pas conclure les paragraphes, encore moins terminer les chapitres[30]. » La métaphore est claire : vie et littérature se correspondent mutuellement, mais l’auteur n’a de pouvoir que sur le dénouement de la trame fictionnelle.

Le troisième jour après la cérémonie de consécration littéraire, le 19 novembre 1967, Rosa utilise l’allemand, la langue de Faust, pour écrire sur un dictionnaire une dédicace à son épouse Aracy, à qui il fait discrètement ses adieux, lorsqu’il affirme que la vie est éphémère, juste un passage. Ce dimanche-là, en renonçant à se présenter à la messe habituelle, il remet son âme entre les mains de la renommée posthume – précisément à l’heure de l’Angélus. À l’âge de cinquante-neuf ans et au zénith de sa carrière littéraire et diplomatique, Rosa est maintenant « enchanté ». Ainsi s’accomplit le dénouement préalablement annoncé : d’une façon inédite, étonnante, spectaculaire, inoubliable, magique… La cause attestée de cette mort soudaine et précoce ? Le lecteur l’aura bien devinée : infarctus. Voilà un récit de vie qui suscitera l’intérêt des exégètes au cours des décennies suivantes.

Faisant écho à la dimension mythique de cet événement inouï, le journal Folha de São Paulo annonce à la une de son édition du 21 novembre 1967 : « Guimarães Rosa a prévu sa propre mort[31]. » Le lecteur aura bien noté que sans les fastes de cette cérémonie faustique, sans la glorieuse récompense d’entrée à l’Académie, il n’y aurait point lieu pour un tel dénouement, la trame du roman Grande Sertão : Veredas ne se serait pas accomplie dans sa dimension d’« autobiographie irrationnelle ».

Pour essayer d’inscrire ce récit holographe dans un courant littéraire, nous pourrions partir du projet de « Grand Oeuvre » conçu par Stéphane Mallarmé, tel que défini dans le Dictionnaire universel des lettres de 1961 : « Synthèse de tous les arts et de tous les genres, à la fois journal, théâtre et danse, le Livre, constitué de feuillets séparés, devait être lu en public par son auteur, variant à l’infini les combinaisons des différents feuillets, suivant un rituel quasi religieux. » L’itinéraire autobiographique élaboré par Rosa se fond à cette conception poétique de l’existence. Tout comme ce parcours de vie (ou bien son récit) résonne avec la déclaration de Mallarmé au journaliste Jules Huret : « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre. »

En outre, cette oeuvre poétique en forme d’oraliture autobiographique intertextuelle fait écho à plusieurs manifestes et préceptes des avant-gardes occidentales. Par exemple, le protagoniste du pacte faustien justifie, de par son nom, la prescription poétique avancée par Oswald de Andrade dans le « Manifeste de la Poésie Pau-Brasil », en vue de la promotion d’une littérature brésilienne d’avant-garde, la plus authentique « poésie d’exportation » : il faut intégrer à cette poésie « la contribution millionnaire de toutes les erreurs », c’est-à-dire de toutes les variantes diastratiques, diatopiques, diachroniques. Or, dans la prononciation populaire et campagnarde du sertão, « Riobaldo » devient « Riobardo » (Rosa-moi-poète, comme nous l’avons vu).

Ainsi, ce récit de soi peut aisément s’inscrire dans le cadre des consignes données par Jean Moréas dans son « Manifeste du symbolisme » (1886) : « La conception du roman symbolique est polymorphe : tantôt un personnage unique se meut dans des milieux déformés par ses hallucinations propres, son tempérament ; en cette déformation gît le seul réel. Des êtres au geste mécanique, aux silhouettes obombrées, s’agitent autour du personnage unique : ce ne lui sont que prétextes à sensations et à conjectures[32]. » Comme quoi l’oeuvre de Guimarães est à même de couvrir un très large spectre de conceptions poétiques...

Cependant, il faut ici soulever une question essentielle pour la conclusion de notre analyse : pourquoi adopter l’oraliture comme structure poétique, au moment même où l’auteur mineiro aurait pu intégrer à cette trame biographique faustienne le corps d’un intrigant roman à envergure existentielle ? Une telle création littéraire aurait peut-être atteint, voire dépassé les hauts sommets d’expression poétique dévoilés par le chef-d’oeuvre qu’est Grande Sertão : Veredas...

Esquissons une proposition de réponse : dans le cadre défini par ces faits esthétiques, le texte imprimé pourrait s’assumer comme une entité physique privée de vie, inerte, une froide « fleur artificielle », telle que la conçoivent les peuples autochtones traditionnels d’Amérique latine, à l’instar des Guarani, par exemple. Ce peuple – notamment en ce qui concerne les gardiens de la tradition ancestrale, les vénérables Anciens – voit dans le registre imprimé de leur oraliture non pas la possibilité de sauvegarde d’un patrimoine culturel, mais plutôt la mort d’un récit vivant qui, par transmission orale et présentielle, se modifie et s’actualise de façon pérenne, matérialisant l’énergie vitale d’un univers sans mesures. « Verba volant, scripta manent » établissait déjà le célèbre adage latin : les paroles volent (se transcendent) et les écrits restent (se figent), pour reprendre à l’envers cette formule lapidaire, eu égard à la valeur expressive de l’oraliture, une façon privilégiée de donner cours à la « croissance naturelle » en matière d’art poétique.

En opposition à l’oraliture, le texte imprimé, dans sa matérialité inerte et inaltérable, provoque une espèce d’effet anesthésique sur les sens, par l’absence de la musicalité, l’impossibilité virtuelle d’ajouts/suppressions, la nullité de conditions spatio-temporelles propres à la déclamation cérémonielle et rituelle : en d’autres termes, le tranchant aiguisé des mots s’aplatit, les effets sensoriels s’amoindrissent et les conjectures se dérobent au lecteur.

En contrepartie, dans ses dimensions textuelle, intertextuelle et paratextuelle, l’oraliture implique la production et la dissolution simultanées du fait poétique, donnant naissance, de façon réitérée, à une performance unique qui ne se reproduira jamais plus, en aucun cas de figure. Cet événement performatif s’accomplit dans le cadre d’une manifestation culturelle authentique et socialement expressive, dans un acte grégaire d’actualisation esthétique collective propre à faire déchaîner la créativité artistique et à stimuler la naissance de nouveaux auteurs – précisément ce que l’on vient d’observer dans le processus de « croissance naturelle » de l’« autobiographie irrationnelle » de Guimarães Rosa. Pour un tel objet d’étude, la critique devrait peut-être renoncer à la linéarité de ses habitudes de lire, écrire et penser, et tenir compte de l’existence simultanée des versions divergentes d’une même histoire, lesquelles survivront à elles-mêmes en s’adaptant aux nouvelles conditions de lecture, afin de bien déjouer les risques et périls de s’égarer à jamais sous les houles hasardeuses de la désuétude, l’indifférence et l’oubli.

Considérations finales

Le lecteur de la présente analyse pourrait objecter, à raison, que le titre de cette étude annonce une approche critique autour d’une proposition idiosyncratique de « raconter la mort », alors que l’accent a été mis sur un ensemble de formes holographiques de « raconter la vie ». En effet, le but était d’étudier des textes poétiques, des documents et des épisodes qui racontent une vie exemplaire, articulée entre l’éphémère et l’éternel, entre l’anecdotique et l’historique, justement sur un point accidentel de parcours : une mort annoncée au préalable. La mort devient ainsi juste un prétexte pour la création d’un texte verbal aux multiples possibilités d’actualisation performative, au sein de l’entre-deux où convergent textualités et imagination. En d’autres termes, la présente étude était vouée à parcourir la matière verbale dont est faite la dense épaisseur d’un mystère littéraire. Toutefois, on prendra soin de garder le titre paradoxal de l’étude, si jamais le lecteur voudrait bien nous accorder son bienveillant agrément.

En esquissant de nouvelles grilles de lecture pour l’exégèse de la poétique roséenne, et en lisant à rebrousse-poil le célèbre passage biblique dans lequel « le verbe s’est fait chair », on est en droit de conclure que Guimarães Rosa engendre et donne naissance à une oeuvre littéraire de facture orale (celle que l’on retrouve ici sous analyse transversale : son « autobiographie irrationnelle ») par laquelle la chair se fait verbe et les faits anecdotiques deviennent une authentique autofiction. « La croissance naturelle d’un Rosa artificiel » : avec cette formule nous pourrions paraphraser Paul Valéry afin d’expliquer le phénomène par lequel le romancier-diplomate, avec la contribution de chacun de ses passeurs d’histoires (ses aèdes ou ses tisserands de légendes), induit le processus de lecture auditive (auditure ?) de l’autobiographie élaborée au préalable par lui-même, le barde de Cordisburgo – à jamais enchanté dans notre imagination. « Au commencement était la Chair » : ce Guimarães Rosa est une fleur artificielle qui s’étendrait de façon définitive et répétée si jamais un quelconque texte imprimé (examen posthume ou document historiographique) venait évincer l’ambiguïté de son autobiographie orale. L’oraliture assure à ce Rosa une survie qui nie les célèbres vers de Ronsard, au sujet de la vie éphémère des roses :

  • Mignonne, allons voir si la rose

  • Qui ce matin avait déclose

  • Sa robe de pourpre au soleil,

  • A point perdu cette vesprée

  • Les plis de sa robe pourprée,

  • Et son teint au votre pareil.

Par ailleurs, si l’oraliture correspond à une forme privilégiée et dynamique d’expression sociale de la part de groupes d’extraction populaire ou ethnique – généralement relégués aux marges de la société, surtout en Amérique latine –, cette forme de manifestation littéraire est issue de pratiques sociales de nature grégaire, caractérisées par des cérémonies ritualistes ludiques autour de la poésie et du langage. Ce sont là autant de manières de partager et de perpétuer les mythes, l’identité et le plaisir d’une vie collective. Dans cette perspective, l’oraliture peut engendrer ou consolider les processus de cohésion sociale et ethnique, régionale et nationale. En adoptant l’oraliture pour la facture de son récit de vie, Guimarães Rosa assume une position d’avant-garde qui est d’abord politique et décolonisatrice dans la mesure où l’écrivain cherche à attirer l’attention et à recadrer la perception qu’ont les couches lettrées et les formateurs d’opinion des pratiques culturelles populaires, voire ethniques, toujours écartées des centres hégémoniques, une forme certaine de résistance collective au passage du temps – notamment ce temps qui se dépersonnalise sous les effets de la globalisation accélérée.

De ce fait, l’option de construire une autobiographie (autofiction ?) par le biais d’une voix vivante et polyphonique ainsi que la prise en charge de l’oraliture dans des pages poétiques marquées par l’érudition transdisciplinaire, remettent en question les canons littéraires solidement établis en Occident pour bien souligner la valeur esthétique et expressive de la culture populaire. Voici enfin l’authentique génie de Rosa, qui s’épanouit, telle une rose, avec le concours généreux de la plus subtile des muses : l’âme des gens du peuple.