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Alors que jusqu’en 2000, l’action des bibliothèques françaises en faveur des personnes en situation de handicap se caractérisait par une offre de services extrêmement limitée et, souvent, une mise à l’écart de fait des publics concernés, elle tient aujourd’hui, par bien des aspects, une place centrale dans cette problématique.

Ainsi, le Traité de Marrakech au bénéfice des personnes handicapées est devenu la première exception mondiale au droit d’auteur utilisée par les bibliothèques[1]. De même, les évolutions des formats ouverts de livres numériques, notamment le format EPUB, sont portées par les bibliothèques et en particulier les bibliothèques spécialisées dans les services pour les personnes handicapées. Enfin, les besoins spécifiques de ces dernières rejoignent ceux des autres usagers et, souvent, l’expertise de ces usagers particuliers peut constituer un atout précieux pour les bibliothèques en les aidant à redéfinir leur rôle et les modalités de leur action à l’ère du numérique.

Dans ce contexte, les possibilités d’actions des bibliothèques, institutions au service de tous, se voient bouleversées : la prise en compte des besoins de 18 % des Français en situation de handicap amène à revoir l’organisation de l’ensemble des services sous le jour de l’accessibilité universelle. Ces évolutions constituent une opportunité historique pour les personnes empêchées de lire en raison d’un handicap. Mais elles sont aussi une possibilité de renouvellement sans précédent pour les bibliothèques qui peuvent y trouver une légitimation concrète de leur utilité à l’ère du numérique.

Handicap et bibliothèques : le cas français

La France a vu naître Louis Braille, génial inventeur dont la place au Panthéon témoigne de la trace illustre qu’il a laissée. La première bibliothèque braille au monde a été créée à Paris, en 1886, par Maurice de la Sizeranne. Mais cet élan initial n’a pas été suivi d’effets. En France, les services spécialisés pour les personnes handicapées se sont développés à l’écart du reste des bibliothèques, aboutissant en 2018 à un sous-financement notoire et à une professionnalisation isolée du réseau général des bibliothèques.

L’exemple français, celui d’un pays développé où aucun service national d’envergure pour l’accueil des personnes handicapées en bibliothèque n’a émergé, nous semble riche d’enseignements. La révolution numérique qui ouvre des perspectives historiques dans le monde entier pour les personnes en situation de handicap est aussi pour la France la possibilité de rattraper son retard en la matière. Nous pensons que de ce point de vue, cette situation particulière peut être éclairante pour nombre d’autres pays.

On souligne souvent, à raison, l’intérêt de rapprocher ces groupes humains dont les difficultés spécifiques d’accès à l’écrit et de fréquentation des bibliothèques gagnent à être considérées dans leur ensemble pour envisager des réponses globales. Philippe Colomb, rendant compte d’une journée d’étude qui abordait la question de l’ensemble des publics empêchés, notait ainsi « combien ce regroupement peut être pertinent et riche d’expériences à partager » (Colomb, 2017).

La question de l’accueil des personnes en situation de handicap en bibliothèque nous semble toutefois mériter une approche spécifique. Les nécessités techniques, mais aussi les cadres juridiques tant nationaux qu’internationaux qui conditionnent l’accueil des personnes empêchées de lire en raison d’un handicap sont si particuliers que leur étude spécifique nous semble féconde. Pour des raisons pratiques, nous désignerons les personnes rencontrant des difficultés d’accès à l’écrit en raison d’un handicap comme personnes « empêchées de lire ». Cette notion regroupe habituellement des catégories bien plus disparates comme les personnes incarcérées, en situation d’illettrisme ou hospitalisées.

Pour la majorité des bibliothécaires en France, l’accueil des personnes en situation de handicap a longtemps été un « hors champ » de l’action professionnelle. Avant 1990, cet accueil souffrait d’une part de l’extrême faiblesse de la proposition de services, et d’autre part d’une mise en réseau balbutiante ou inexistante. En 1988, Annie le Saux évoquait l’accueil des étudiants handicapés en bibliothèque universitaire : « Les efforts, jusqu’à présent, ont le plus souvent été faits à l’échelon local, d’une façon ponctuelle, sans connaissance de ce qui existe ailleurs, en France ou à l’étranger. » Le très faible nombre de publications professionnelles avant 2000 est le reflet de ce désintérêt des bibliothécaires pour l’accueil des personnes en situation de handicap.

De personnes handicapées à personnes en situation de handicap

L’appréhension du handicap en France a cependant largement évolué ces vingt dernières années, passant d’un souhait d’intégration à un réel projet d’inclusion. Cette évolution s’est accompagnée dans le champ bibliothéconomique d’une remise en cause des pratiques antérieures.

Dans son introduction à l’ouvrage Accessibilité universelle et inclusion en bibliothèque (Fontaine-Martinelli et Maumet, 2017), Marie-Noëlle Andissac, reprenant le point de vue de l’anthropologue Charles Gardou (2012), écrit : « L’inclusion sociale se distingue fondamentalement du concept d’intégration. Dans la logique d’intégration, c’est à la personne de s’adapter pour intégrer la société et ses règles, de gommer ses traits culturels et ses différences considérées comme excluants. Le concept d’inclusion inverse le vecteur en demandant cette fois à la société de s’adapter pour intégrer l’ensemble des personnes avec leurs différences. »

Ce basculement est lourd de conséquences pour le positionnement professionnel des bibliothécaires vis-à-vis des personnes en situation de handicap. La bibliothèque ne peut plus renvoyer les personnes empêchées de lire à leurs difficultés personnelles pour justifier l’impossibilité pour ces dernières d’utiliser un service. L’obligation de mise en accessibilité revient à la bibliothèque. C’est ce principe que sous-tend la Convention relative aux droits des personnes handicapées[2], adoptée en 2006 au siège de l’Organisation des Nations Unies à New York, et la Loi française du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées[3]. Cette dernière, dite « Loi de 2005 », consacre l’expression « personne en situation de handicap ». Cette expression « met en évidence le fait que ce sont le cadre de vie et l’organisation sociale, du fait de contraintes incompatibles avec les capacités restreintes d’une partie croissante de la population, qui créent le handicap » (Hamonet, 2016). Comme le dit encore l’anthropologue Claude Hamonet, les termes « handicap » et « personnes handicapées » d’apparition relativement récente ont supplanté « infirme », « invalide » ou encore « inadapté ». S’ils ont le mérite d’être moins péjoratifs, ils font toujours de la déficience de la personne concernée la cause des difficultés qu’elle rencontre. A contrario, l’usage de l’expression « personne en situation de handicap » permet de souligner que si la personne rencontre des difficultés, c’est parce que l’environnement auquel elle est confrontée est inadapté.

On considère donc que la difficulté d’accès aux services d’une bibliothèque n’est plus le fait de la personne handicapée dont les déficiences seraient la cause de son empêchement, mais bien d’un défaut d’organisation de l’institution elle-même qui ne permet pas à un individu dans une situation donnée de bénéficier correctement des services par ailleurs accessibles à d’autres catégories de la population, les « valides ». On considérera ainsi que si une personne en fauteuil roulant ne peut pas accéder à une bibliothèque publique, ce n’est pas parce que son handicap l’empêche de monter un escalier, mais bien parce que les personnes responsables n’ont pas prévu les adaptations nécessaires, soit dans cet exemple l’existence d’ascenseurs ou de rampes d’accès.

La notion de « personne en situation de handicap », moins essentialisante, permet aussi d’envisager de nouvelles catégories dérivées de la population générale, lorsque cette dernière est confrontée à un handicap « temporaire ». Une personne devant se déplacer avec une poussette, par exemple, sera temporairement en situation de handicap pour accéder à certaines bibliothèques dont les portes d’entrée n’ont pas été prévues à cet effet. Pour Claude Hamonet (2016) : « Le concept de situation de handicap a aussi pour avantage de ne plus faire de distinction ségrégationniste entre les valides et les autres. » Il demande aux bibliothécaires de considérer les personnes handicapées moins comme une minorité aux caractéristiques exotiques que comme une composante de l’humanité et, évidemment, comme des usagers potentiels des services proposés en bibliothèque.

La Loi de 2005 qui consacre la notion de « situation de handicap » pousse les bibliothécaires à aller au-delà de l’apitoiement sincère qu’ils peuvent ressentir pour les personnes qui ne peuvent bénéficier pleinement des services des bibliothèques, et à repenser en professionnels leur organisation pour rendre ces services pleinement accessibles à tous. Cette même loi introduit la notion centrale de chaîne de l’accessibilité, qui impose aux bibliothécaires de concevoir des parcours sans rupture ni obstacle pour les personnes en situation de handicap. Présentant le cadre légal français, Vanessa van Atten (2017) souligne ainsi : « La chaîne de l’accessibilité s’applique [...] aux espaces ouverts au public : de l’entrée de la bibliothèque à la banque d’accueil, les rayonnages, les espaces de lecture et de consultation, les espaces d’animation, les accès aux niveaux supérieurs ou inférieurs ainsi que les sanitaires. » Le législateur demande donc aux bibliothécaires d’envisager l’accessibilité des services pour les personnes en situation de handicap, moins sous la forme d’outils de compensation ponctuellement destinés à réparer un dysfonctionnement, que sous l’angle des usages en privilégiant des démarches aboutissant à une accessibilité complète. Ce n’est qu’en considérant les services sous l’angle de l’accessibilité universelle que les bibliothécaires des bibliothèques publiques peuvent envisager de construire des chaînes d’usage pleinement accessibles.

La prise en considération des publics empêchés en bibliothèques renouvelée par un nouveau contexte législatif et une évolution de la notion même de handicap s’accompagne aussi d’une meilleure prise en considération des données démographiques. La survenue du handicap n’est ainsi plus considérée comme étant exceptionnelle. Pour l’INSEE, douze millions de Français sont en situation de handicap, soit 18 % de la population générale. Si l’on prend une définition plus large du handicap comme « reconnu administrativement ou ayant un fort impact dans la vie quotidienne », ce sont 26 % des Français qui sont concernés (Van Atten, 2017).

Les personnes empêchées de lire constituent donc une part notable des usagers potentiels des bibliothèques. La caractéristique commune de l’empêchement de lire recouvre toutefois des difficultés très diverses : difficultés d’accès, difficultés de compréhension, difficultés de communication avec le personnel ou les autres usagers, difficultés d’accès aux documents… Ces différents problèmes se cumulent souvent pour engendrer d’autres types de freins à un bon usage des bibliothèques.

Des services contraints par les limitations techniques

Nous l’avons dit, la prise en considération des besoins des personnes en situation de handicap a longtemps été limitée dans le réseau des bibliothèques publiques françaises. Cela s’explique par la conception même de la fonction de bibliothécaire, mais aussi par un grand nombre de limitations techniques. À l’ère analogique, la mise à disposition des formes alternatives du livre accessibles aux personnes empêchées était extrêmement coûteuse. Il nous semble intéressant de nous pencher sur les modes d’organisation qui prévalaient en ce temps-là, car ils conditionnent encore très largement les modes d’accueil des personnes en situation de handicap en bibliothèque aujourd’hui.

Le livre audio en est un bon exemple. Cette modalité spécifique d’accès à l’écrit est très utile pour de nombreuses personnes en situation de handicap. Les livres audio sont évidemment utilisés par les personnes aveugles et malvoyantes, mais aussi par les personnes dyslexiques ou rencontrant d’autres troubles cognitifs, ainsi que par les personnes confrontées à un handicap moteur qui rend la manipulation d’un livre papier difficile, voire impossible. La production commerciale de livres audio encore aujourd’hui très faible amène ces personnes à avoir recours aux services des bibliothèques spécialisées qui produisent elle-même des livres sonores pour les besoins de leurs services.

L’exception handicap en France

La production de livres spécifiquement adaptés aux besoins des personnes empêchées de lire en raison d’un handicap se fait en France dans le cadre d’exceptions introduites dans le Code de la propriété intellectuelle par la Loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information[4]. Ce cadre légal est communément appelé « exception handicap ». Il prévoit que des structures dûment agréées, souvent des bibliothèques spécialisées, bénéficient d’une exception générale au droit d’auteur et aux droits voisins. En pratique, cela leur permet de produire des versions alternatives des livres imprimés, en audio par exemple, et de les distribuer aux personnes concernées.

Les livres audio produits dans le cadre de l’exception handicap avant l’avènement du CD et de l’enregistrement numérique étaient très lourds à dupliquer. Le support le plus pratique, la cassette, comportait d’importantes limitations. La plus importante bibliothèque de livres audio en France, celle de l’association Valentin Haüy, proposait jusqu’en 2006 une collection de 7 000 titres[5] seulement disponibles en trois exemplaires. La lourdeur de gestion d’une collection de livres audio dont chaque titre comportait en moyenne huit cassettes explique ce faible degré de développement. Les bibliothécaires des bibliothèques publiques ne pouvaient faire bénéficier leurs usagers de celle collection, alors exceptionnelle. La seule possibilité qui leur était offerte était de renvoyer les usagers potentiels vers la médiathèque de l’association Valentin Haüy.

Ce mode d’organisation en silo ne permettait pas aux bibliothécaires, qui n’interagissaient ni avec les catégories d’usagers concernés ni avec les solutions spécifiques auxquelles ces derniers peuvent avoir recours pour lire, de devenir familiers avec les besoins spécifiques de ces publics. En conséquence, ils restaient étrangers ou, à tout le moins, fortement éloignés de cette problématique.

Pour les bibliothécaires qui décidaient de travailler avec leurs propres collections de livres audio, la faible importance de ces collections était la cause de services à l’ambition très limitée. Les quelques centaines de titres, plus rarement quelques milliers, mais aussi la nature des titres proposés, presque exclusivement des fictions, ne permettaient pas aux bibliothèques de répondre correctement aux demandes des personnes empêchées de lire.

L’exemple du braille

Si les limitations induites par les conditions de production et de diffusion qui ont longtemps prévalu pour le livre audio nous semblent éclairantes, elles sont encore plus frappantes quand on s’intéresse à d’autres modalités d’accès à l’écrit pour lesquelles le nombre d’utilisateurs potentiels est plus faible. Le braille en est un parfait exemple.

La lecture en braille serait pratiquée en France par 7 000 personnes[6]. Pour chaque membre de ce groupe très restreint, cette modalité d’accès à l’écrit est d’une importance capitale. Le braille constitue en effet la seule forme directe de lecture à la disposition des personnes aveugles ou malvoyantes. Il joue donc un rôle central dans l’éducation des personnes déficientes visuelles. Envisager la scolarisation d’un enfant aveugle sans braille reviendrait tout simplement à une forme d’éducation sans écrit. Le braille est aussi un facteur puissant d’insertion professionnelle : alors que les personnes aveugles et malvoyantes sont confrontées à un chômage très supérieur à celui de la population générale, la très grande majorité de celles et ceux qui travaillent maîtrisent le braille (Chazal, 2014).

La production et la diffusion des livres en braille relèvent de circuits très spécialisés, en raison principalement de sa faible utilisation en France. Quelques bibliothèques publiques proposent des collections et la médiathèque de l’association Valentin Haüy, à Paris, dispose d’une collection de plusieurs dizaines de milliers de titres qui sont proposés par voie postale. Les usagers du braille sont de fait mis à l’écart de la grande majorité des collections. À l’exception de structures très engagées comme par exemple la médiathèque José-Cabanis à Toulouse, la médiathèque Anne Fontaine à Antony ou la médiathèque des Champs libres à Rennes, l’offre en braille dans la plupart des autres bibliothèques est très limitée, voire inexistante.

La très faible pratique du braille en France justifie que la plupart des bibliothèques publiques ne proposent pas de collections dans ce format. Mais nous entendons insister ici sur les conséquences très négatives pour les braillistes de cette mise à l’écart. Les personnes aveugles et malvoyantes qui ont recours à ce mode de lecture seront par exemple beaucoup moins enclines à fréquenter les animations de leur bibliothèque municipale locale, qui pourtant dans bien des cas sont accessibles, car elles ne considèrent pas la bibliothèque publique comme « leur » bibliothèque.

Ainsi, les modalités techniques de distribution des documents ont des conséquences évidentes sur la fréquentation des bibliothèques. Mais les bibliothécaires qui ne sont pas en contact avec ces catégories de publics peinent à développer leur expertise en la matière, et la disponibilité des livres en braille reste extraordinairement faible par rapport à celle des livres imprimés, et très loin de pouvoir répondre à la demande.

La famine de livres

Cette situation qui voit une part notable de la population ne pas pouvoir accéder dans des conditions correctes à des livres dans le format dont elles ont besoin a été désignée par de nombreuses organisations comme « la famine de livres » (book famine[7]). On parle de famine, car des personnes expriment un besoin très fort que les ressources ne permettent pas de satisfaire. L’Union Mondiale des Aveugles estime ainsi que moins de 5 % des livres publiés dans le monde sont disponibles dans des formats accessibles aux personnes aveugles ou malvoyantes[8].

Cette situation est évidemment bien plus grave dans les pays en voie de développement, mais la France devrait appeler à notre sens à une réaction très forte des bibliothécaires. Un déficit technique a ainsi entraîné un déficit de développement et de diffusion des modalités spécifiques de médiation et d’accueil des personnes empêchées de lire. Les services pour les personnes en situation de handicap ont longtemps été considérés comme ne relevant pas du travail ordinaire des bibliothécaires. Plusieurs bibliothèques publiques, déjà citées, ont néanmoins fait exception. Mais leur action est longtemps restée une anomalie dans le champ général des bibliothèques et la diffusion des bonnes pratiques qu’elles ont pu élaborer est restée bloquée par un déficit technique, mais aussi par un déficit de moyens.

La révolution numérique

Les technologies numériques ont constitué un progrès extraordinaire pour les conditions générales d’accès à l’écrit des personnes empêchées de lire. Par exemple, en permettant la duplication à l’infini d’un document audio sans déperdition de qualité, le numérique a permis un développement sans précédent de cette forme de lecture. Jusque-là, les plus importantes bibliothèques spécialisées françaises ne proposaient au mieux que quelques milliers de titres pour les livres audio, qui, nous l’avons vu avec l’exemple de l’association Valentin Haüy, n’étaient disponibles que dans un nombre très limité d’exemplaires. L’arrivée du numérique a vu les capacités de production de livres audio des bibliothèques spécialisées augmenter très rapidement, d’une part en permettant aux personnes bénévoles qui travaillent dans le cadre de l’exception handicap de disposer avec leurs ordinateurs personnels de toute la technologie nécessaire pour produire et diffuser des livres audio de qualité, et d’autre part en autorisant la duplication sans limite des documents. La notion d’exemplaire n’a plus aucun sens dans ce nouveau contexte technique, les bibliothèques pouvant par exemple graver à la demande les CD. Mais c’est surtout avec les offres en téléchargement que les bénéfices de la transition numérique sont pleinement recueillis.

La Bibliothèque Numérique Francophone Accessible[9], Éole de la médiathèque Valentin Haüy[10] et le Serveur National de l’Association des donneurs de voix[11] proposent tous trois des collections très importantes de livres audio. On estime qu’à elles trois ces institutions mettent à la disposition des lecteurs concernés plus de 50 000 titres différents en livres audio.

Les changements radicaux induits par le numérique sur les conditions de distribution du livre audio produit dans le cadre de l’exception handicap permettent aujourd’hui aux associations spécialisées d’ouvrir leurs services aux bibliothèques publiques. Les bibliothèques numériques spécialisées proposent ainsi aux bibliothèques municipales et universitaires des accès en téléchargement qui autorisent ces dernières à diffuser les titres concernés aux personnes en situation de handicap. Ces offres rencontrent un relatif succès. L’association Valentin Haüy est connectée à un réseau de 109 bibliothèques publiques partenaires qui diffusent ses collections de livres audio. De la même façon, l’association Braillenet[12], l’Association des Donneurs de Voix ou le Groupement des Intellectuels Aveugles ou Amblyopes[13] ont tous des relais en bibliothèque publique. Néanmoins, ces partenariats ne concernent qu’une faible minorité de bibliothèques. Le rapprochement récent entre les réseaux associatifs spécialisés et le réseau des bibliothèques publiques peut expliquer ce retard. On peut aussi penser que la professionnalisation très tardive des bibliothèques associatives et leur développement hors du réseau des bibliothèques publiques compliquent aujourd’hui encore ce rapprochement.

Le braille numérique

La révolution numérique a eu un impact plus important encore sur les conditions de production et de diffusion du braille. La demande très faible a longtemps induit une production annuelle de nouveaux titres très limitée et malaisée à répondre à la demande des publics concernés. Les braillistes sont peu nombreux en France, mais n’en ont pas moins des besoins et des goûts aussi divers que les autres usagers. La production annuelle de livres en braille n’était évidemment pas à même de répondre à leur demande.

La généralisation dans l’éducation des jeunes braillistes des ordinateurs à affichage braille a ouvert des possibilités nouvelles en termes de lecture. La question n’est plus d’avoir accès à un document, mais bien aux fichiers correspondant à un livre que l’on veut lire sur l’afficheur en braille éphémère. Dans le même temps, la loi française a évolué pour imposer aux éditeurs de transmettre aux structures produisant des livres en braille les fichiers ayant servi à l’édition des oeuvres originales. Cela permet à la production du braille de se connecter à la chaîne générale de l’édition. Les pratiques antérieures à ce changement législatif consistaient à scanner les livres papier pour produire les fichiers nécessaires. Ce traitement nécessitait de fastidieuses opérations de relecture et de mise en forme qui ne sont plus nécessaires aujourd’hui.

Le numérique a donc fait évoluer très favorablement les conditions de production et de diffusion du braille. Toutefois, l’obstacle de la rareté documentaire levé, il reste pour les bibliothécaires des bibliothèques publiques à acquérir une certaine familiarité avec les nouvelles solutions pour être capable de les promouvoir ou, à tout le moins, d’intégrer ces nouvelles pratiques dans le quotidien des bibliothèques. Cela n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés, sur lesquelles nous reviendrons.

L’évolution du livre audio

La révolution numérique a aussi largement modifié les conditions de production et de distribution commerciale des livres audio. Avec la diffusion sans cesse croissante des smartphones, la dématérialisation du livre sonore est aujourd’hui une réalité pour bon nombre d’usagers. Cependant, peu de bibliothèques publiques françaises font actuellement la promotion de solutions de lecture en ligne de livres audio. Le prêt numérique en bibliothèque ne permet pas encore, par exemple, d’accéder à une collection de livres sonores. L’offre de livres audio du commerce en bibliothèque publique repose encore beaucoup sur des collections de CD, alors que les pratiques de la population générale basculent de plus en plus vers des usages dématérialisés. De surcroît, en dépit d’un intérêt croissant, le catalogue francophone de livres sonores plafonne à 6 000 références (Oury, 2017).

Les bibliothèques publiques ne disposent donc pas encore de la solution technique qui pourrait leur permettre de proposer aux personnes empêchées de lire des livres audio du commerce sous forme dématérialisée. Dans les pays anglo-saxons, l’entreprise Overdrive, qui appartient au groupe Rakuten, propose aux bibliothèques publiques une solution de distribution du livre audio. Il n’existe pas à notre connaissance d’équivalent en France et l’offre dématérialisée de livres audio pour les personnes empêchées de lire repose encore sur les initiatives associatives dans le cadre de l’exception handicap.

Les solutions à la disposition des bibliothécaires pour offrir de meilleurs services aux personnes en situation de handicap sont également limitées par la disponibilité même de services numériques en bibliothèque publique. Les bibliothèques qui ne sont pas en capacité de fournir un accès en ligne à des collections de livres audio pour les usagers classiques ne le sont évidemment pas non plus pour les ouvrages destinés aux personnes empêchées de lire. De ce point de vue, les besoins des personnes en situation de handicap et ceux des autres usagers se sont beaucoup rapprochés dans le contexte numérique. C’est une chance pour les bibliothécaires qui voudraient travailler sur la question de l’accès à l’écrit des publics empêchés, car ils peuvent la lier à la problématique plus générale de l’accès à la culture en bibliothèque pour la population générale à l’ère numérique. Dans un contexte où les besoins des personnes handicapées convergent avec ceux des autres usagers, leur prise en compte en est grandement facilitée.

Mais le vrai bouleversement apporté par l’arrivée des technologies numériques nous semble être la diffusion même du livre numérique. Aujourd’hui largement répandue parmi les usagers classiques, la lecture en numérique offre aux personnes empêchées de lire des possibilités sans précédent. Sous réserve qu’aucun DRM ne vienne obérer son accessibilité, un livre numérique en EPUB peut par exemple être lu en braille éphémère avec un afficheur braille[14]. Une personne dyslexique pourra ouvrir le même EPUB dans un logiciel spécialisé et modifier sa mise en page, ou encore l’écouter par l’intermédiaire d’une voix de synthèse. Il en va de même pour un livre numérique dans un environnement clos comme ceux d’Apple ou d’Amazon. Le lecteur brailliste peut brancher son dispositif d’affichage spécifique et lire le texte numérique du bout des doigts. Il lui est également possible d’écouter le texte lu par une voix de synthèse, et, dans une certaine mesure, d’apporter des adaptations spécifiques à l’affichage.

Dans le nouveau contexte de diffusion du livre numérique, les personnes empêchées de lire peuvent avoir recours aux mêmes outils et solutions que la population générale, mais à l’aide d’interfaces spécifiques : l’écoute du texte en voix de synthèse, la lecture sur un afficheur braille ou sur un écran avec un paramétrage spécifique.

Le traité de Marrakech

Le traité de Marrakech, adopté le 27 juin 2013, fait partie des traités internationaux sur le droit d’auteur administrés par l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle. Il prend acte des possibilités nouvelles ouvertes par l’ère numérique pour les bibliothèques oeuvrant pour l’accès à l’écrit des personnes empêchées de lire.

Ce traité autorise la production de versions accessibles des livres du commerce quand elle n’existe pas déjà. Beaucoup de législations nationales prévoyaient déjà cette possibilité, comme en France pour les structures bénéficiant de l’exception handicap. Le traité de Marrakech va plus loin en ouvrant cette possibilité à toutes les bibliothèques, dans le respect de certaines règles. De surcroît, il autorise de nouvelles de possibilités de coopération au niveau mondial.

Mais c’est surtout en rendant légaux les échanges transfrontaliers de livres accessibles que le traité de Marrakech innove. Pour la première fois, une exception mondiale au droit d’auteur a été instituée en faveur des bibliothèques. Ces dernières ont joué un rôle central dans l’adoption du traité, tout comme l’IFLA, ainsi que l’Union Mondiale des Aveugles, qui fait campagne pour la ratification universelle du traité[15].

L’implémentation pratique du traité de Marrakech est aujourd’hui portée très largement par les bibliothèques publiques. L’engagement de l’IFLA au sein de l’Accessible Book Consortium en est un parfait exemple. ABC, consortium public/privé porté par l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle travaille à l’implémentation concrète du traité de Marrakech en proposant notamment une plateforme d’échange de livres. Le Global Book Service propose un catalogue de 370 000 livres accessibles (en audio ou dans divers formats numériques texte) que les bibliothèques participantes peuvent télécharger.

Ne nous y trompons pas : s’il est bien question ici d’accès à l’écrit des personnes en situation de handicap, l’enjeu central est plus largement la question, maintenant fondamentale pour les bibliothèques publiques, du copyright à l’ère numérique. L’engagement politique, via l’IFLA, de l’ensemble des bibliothèques aux côtés des institutions spécialisées dans l’accès à l’écrit des personnes en situation de handicap est un marqueur très fort des changements en cours : les difficultés rencontrées par les personnes empêchées de lire et les solutions que l’on peut y apporter en bibliothèque ne sont que l’une des facettes de l’action d’ensemble que les bibliothécaires doivent mener pour redéfinir leur action à l’ère du numérique et de la dématérialisation. C’est une bonne nouvelle pour les publics en situation de handicap, qui voient enfin l’ensemble de la communauté des bibliothécaires travailler à leur service, mais aussi pour les bibliothécaires qui trouvent là un élément de légitimation, voire de redéfinition de leur action à l’ère de l’internet.

Penser l’accessibilité universelle

Le nouveau cadre légal, les nouvelles possibilités techniques, le rapprochement en cours des bibliothèques publiques et des bibliothèques spécialisées : autant d’éléments qui devraient contribuer dans les temps prochains à faire évoluer très favorablement l’accueil des personnes en situation de handicap en France.

Nous sommes d’autant plus optimiste que les problèmes spécifiques auxquels sont confrontées les personnes empêchées de lire dans leur fréquentation des bibliothèques sont des problèmes qu’elles partagent maintenant avec la population générale : la bibliothèque a-t-elle investi le champ du numérique, ou laisse-t-elle cela à d’autres acteurs ? Les ressources proposées pourront-elles être lues sur l’appareil de mon choix ? Les DRM vont-ils autoriser l’usage que je souhaite faire d’un document numérique ? Les bibliothécaires auront-ils les compétences techniques pour m’accompagner ?

La démarche d’accessibilité universelle, qui consiste à prendre en considération l’ensemble des besoins et des possibilités techniques dès la conception des services, nous semble la seule à même de pouvoir créer des services de qualité dans ce contexte numérique. Cette réflexion centrée sur l’usager et le confort d’usage profite à l’ensemble des usagers, car elle embrasse toutes les particularités pour proposer des services susceptibles de répondre aux besoins du plus grand nombre. Il appartient maintenant aux bibliothécaires de trouver les modalités de la poursuite de leur mission à l’ère numérique.

La question centrale de la médiation

Nous l’avons dit, outre des propositions répondant techniquement à leurs besoins, les personnes en situation de handicap ont besoin d’un soutien important de la part des bibliothécaires. Qu’elle porte sur les techniques spécifiques d’accès à l’écrit ou sur les ressources elles-mêmes, l’expertise sur ces sujets est si peu disponible qu’elle a une très grande valeur pour les personnes empêchées de lire. La grande majorité des utilisateurs potentiels de formes alternatives du livre ignorent encore jusqu’à leur existence : les bibliothécaires peuvent jouer un rôle essentiel auprès de ces publics. Si une solution comme le format Daisy, par exemple, est pleinement opérationnelle, sa sous-utilisation témoigne d’un important déficit de notoriété auprès des personnes potentiellement concernées.

Toutes les bibliothèques qui offrent une médiation de qualité adaptée aux besoins des personnes en situation de handicap rencontrent un très grand succès. Cette nouvelle approche, centrée sur la médiation en contexte numérique et s’appuyant sur une très forte expertise des bibliothécaires, nous semble être l’une des pistes possibles de renouvellement ou de prolongement de l’action des bibliothèques dans un monde de ressources dématérialisées. Reste à savoir comment, confrontés à une baisse massive des moyens à leur disposition, les bibliothèques seront en mesure de faire leur ces nouvelles missions.

Les personnes empêchées de lire ou plus généralement en situation de handicap sont en tout cas là pour témoigner du rôle essentiel des bibliothécaires et des possibilités extraordinaires dont la révolution numérique est porteuse, quand les bibliothèques s’en emparent.