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Le Nunavik, territoire québécois situé au nord du 55e parallèle, est principalement habité par des Inuit (90 % de la population totale du Nunavik) répartis dans 14 communautés côtières, pour une population totale d’environ 13 000 personnes (Statistique Canada 2018). Jusqu’à l’arrivée des motoneiges dans les années 1960, le chien occupait une place importante dans l’univers socio-culturel des Inuit et il formait avec son maître une unité autant sur le plan symbolique que pratique : le bien-être de l’un dépendait entièrement du bien-être de l’autre. Cependant, on connaît mal la place qu’il occupe dans la société inuit contemporaine (voir Brunet et Lévesque, dans ce numéro). Toutefois, des indicateurs pointent vers une relation aux chiens qui, à tout le moins, se distingue de celle qui domine dans le Sud. En effet, stress et rancune à l’égard des politiques passées des gouvernements canadien et québécois pour l’abattage des chiens survenu dans les années 1950-1960 sont encore très présents (Croteau 2010 ; QIA 2013). De plus, l’installation d’Occidentaux dans les villages du Nunavik génère des tensions qui se développent, entre autres, autour des divergences sociales et culturelles sur la place du chien dans la communauté.

Les Nunavimmiut (habitants du Nunavik) et les autorités locales rapportent de nombreuses problématiques relatives aux chiens sur une base annuelle : peur des chiens, agressivité et attaques, maltraitance, morsures et rage[1], sous-alimentation, parasites, surpopulation, chiens non-attachés ou errants, chiots abandonnés, problèmes persistant en dépit du règlement municipal (Aenishaenslin et al. 2018). Malgré des décennies d’efforts, la plupart de ces problématiques sont encore aujourd’hui au coeur de la vie des Nunavimmiut (Lévesque 2015). La transformation probable de la relation aux chiens, les rapports paradoxaux et conflictuels Nord-Sud, et le manque d’accès à des soins de santé pour les chiens sont autant de facteurs qui témoignent de la complexité des problématiques liées aux chiens au Nunavik. Devant cette complexité, le succès mitigé des différentes interventions et suite aux besoins exprimés par plusieurs membres des communautés et des différentes organisations du Nunavik, un projet de recherche utilisant une approche écosanté a été initié pour impliquer et soutenir plus activement les membres des communautés.

L’approche écosanté a émergé en réponse à des problèmes complexes de santé qui remettent en question les approches disciplinaires traditionnelles de la santé (Webb et al. 2010) et est maintenant utilisée à travers le monde (Saint-Charles et al. 2014). Elle reconnaît l’interdépendance de la santé humaine, de la santé animale et de la santé des écosystèmes (Charron 2011). Elle est hautement participative par nature, ce qui implique que les citoyens et leurs représentants font partie de l’ensemble du processus de recherche, de la définition de la question à la mise en oeuvre de la solution choisie collectivement. Six principes de recherche la guident : la pensée systémique, la recherche participative, la durabilité, l’équité sociale et de genre, le passage de la connaissance à l’action et la transdisciplinarité (Charron 2011).

Le projet écosanté est un élément du Projet d’appui à la santé publique vétérinaire et à la santé animale au Nunavik mis en place par le Groupe international vétérinaire de la Faculté de médecine vétérinaire (GIV-FMV) du Québec (Université de Montréal)[2], qui mène depuis 2008 des activités de recherche et de services vétérinaires dans plusieurs communautés du Nunavik. L’objectif général du projet écosanté vise à mieux connaître les liens entre les chiens et la santé, et le bien-être des Inuit. De plus, en collaboration étroite avec des partenaires de la communauté, il s’agit d’atténuer les problèmes de santé à l’interface Inuit-chien-environnement, tout en optimisant le bien-être. Le projet écosanté se déroule depuis 2015 à Kuujjuaq, la plus grande communauté du Nunavik avec près de 2700 résidents (Statistique Canada 2018).

Cet article s’interroge sur ce qui fait que les politiques publiques[3] entourant la gestion des chiens à Kuujjuaq peinent à résoudre les problématiques qui y sont liées et montre comment l’approche écosanté peut contribuer à l’émergence et à la mise en place de solutions durables pour résoudre ces problématiques.

Méthodologie

Cette étude s’appuie sur trois sources de données principales. La première consiste en l’ensemble des politiques publiques dans le domaine du contrôle, de la gestion et de la santé des chiens, pertinentes à la situation de Kuujjuaq aux niveaux provincial, régional et municipal. L’analyse de ces politiques nous a permis de dégager les rôles, les mandats et les activités de chaque organisation impliquée.

La seconde, et plus importante, source de données est un corpus de documents produits de 2008 à 2016, c’est-à-dire depuis le début de l’implication du GIV-FMV sur les questions liées aux chiens au Nunavik. Les documents utilisés sont de différents types : des notes de terrain de membres de l’équipe de recherche du projet écosanté (observations), des rapports de stage, des échanges courriels, des comptes-rendus de réunions avec différents représentants des organisations fédérales, provinciales et régionales ou des collaborateurs locaux et régionaux. Ces documents ont ensuite été réunis en un seul, selon une séquence temporelle. Nous avons d’abord procédé à une première lecture de ce document unique pour nous familiariser avec le texte et tenter de bien saisir son message. Une méthodologie d’analyse thématique (Braun et Clarke 2006) nous a permis de dégager des thèmes dans le corpus des textes générés dans l’étude en regard des objectifs de notre projet. Une fois les thèmes stabilisés, une grille des thèmes a été créée et appliquée à l’ensemble du document avec l’aide du logiciel MAXQDA 12 (version 12.1.4). Une telle méthodologie permet d’aller au-delà de la description détaillée des thèmes identifiés pour produire des interprétations en profondeur des divers aspects liés au sujet examiné. De plus, l’analyse thématique a été validée par les chercheuses et chercheurs du projet écosanté lors de réunions de discussion des résultats en personne ou par téléphone.

La troisième source de données est constituée des résultats d’un questionnaire, administré en novembre 2015 à 67 propriétaires de chiens, qui documentait les pratiques, les besoins et les perceptions des chiens à Kuujjuaq (Aenishaenslin et al. 2018).

L’analyse intégrée de ces trois sources de données nous a permis d’identifier les politiques publiques et les pratiques des résidents relatifs aux chiens à Kuujjuaq. Dans une étape finale d’interprétation des résultats, nous avons proposé des hypothèses sur les facteurs qui favorisent ou nuisent à la résolution des problématiques liées aux chiens, ainsi que sur la manière dont le projet écosanté interagit avec ces facteurs dans le but ultime de changer des pratiques et des politiques publiques qui prennent en compte la diversité des besoins et les attentes des communautés.

Dans ce qui suit, nous présenterons d’abord les politiques publiques et les pratiques de gestion des chiens à Kuujjuaq, ainsi que les enjeux qu’elles soulèvent. Puis, sur la base de notre analyse, sont présentés les facteurs susceptibles de favoriser ou de nuire à la résolution des problématiques relatives aux chiens à Kuujjuaq. Finalement, nous mettons en lumière comment le projet écosanté permet d’agir sur ces facteurs, pour résoudre de façon durable les problématiques liées aux chiens.

Politiques publiques et pratiques entourant la gestion des chiens à Kuujjuaq

Politiques publiques relatives aux chiens à Kuujjuaq

Le conseil municipal de Kuujjuaq s’est doté du règlement appelé Domestic Animal Control By-law 2007-02. Ce règlement est basé sur la Loi sur les villages nordiques et l’Administration régionale Kativik[4] qui autorise le conseil municipal à faire des règlements pour la garde des animaux, pour veiller à la salubrité des propriétés publiques et privées, et pour définir ce qui constitue une nuisance et la réglementer ou l’interdire. Il respecte également la Loi sur les abus préjudiciables à l’agriculture[5] qui oblige les municipalités à prévenir les dommages que les chiens errants peuvent causer (comme la défécation) par une réglementation et une surveillance convenables. En particulier, les propriétaires ne peuvent pas laisser leurs chiens en liberté, ils doivent les attacher. Une section entière de ce règlement est consacrée aux chiens méchants (« vicious dogs ») qui y sont définis comme les chiens qui ont une prédisposition à attaquer des personnes ou des animaux sans être provoqués. Une courte section du règlement présente les mesures de prévention de la cruauté envers les chiens. L’agent responsable du contrôle des chiens (« By-law officer »), engagé par la municipalité, est chargé de faire respecter le règlement.

Dans le cadre d’un mandat de surveillance de la santé et du bien-être des animaux pour protéger la santé publique et améliorer la santé animale, le Ministère de l’agriculture, de l’alimentation et des pêcheries du Québec (MAPAQ) est chargé d’appliquer depuis 1983 le Programme d’aide technique pour la protection des chiens et des chats contre la rage[6] dans les villages nordiques, qui constitue pour l’essentiel à offrir des services de soutien à la vaccination sous la forme de tournées annuelles. Ces services comprennent, entre autres, la formation dans chaque village participant de vaccinateurs locaux qui sont désignés et rémunérés par les municipalités.

En 2008, le GIV-FMV a été invité à une rencontre organisée par le MAPAQ et réunissant des représentants de la Société Makivik, de l’Administration régionale Kativik (ARK) et de la Régie régionale de la santé et des services sociaux (RRSSS) du Nunavik, dans le but d’explorer les possibilités de collaboration pour améliorer la prévention et le contrôle de la rage. L’objectif de cette rencontre était également de trouver des solutions pour pallier plus globalement au manque d’expertise vétérinaire disponible dans la région, tant dans le domaine de la santé animale que dans celui de la santé publique, relativement aux animaux. Pour répondre aux besoins en collaboration avec plusieurs organisations partenaires, le GIV-FMV a créé, en 2008, le Projet d’appui à la santé publique vétérinaire et à la santé animale au Nunavik. Globalement, ce projet permet de fournir un support pour prévenir et traiter les problèmes de santé chez les animaux (volet santé animale), sensibiliser et informer le public et réaliser des projets de recherche dans le domaine des zoonoses[7] et des chiens (volet santé publique). C’est dans le cadre de ce projet que fut créé le Réseau santé publique vétérinaire au Nunavik (2011), qui constitue une plateforme d’échanges entre les différentes organisations impliquées et auquel sont rattachés plusieurs des membres initiateurs du projet écosanté dont il est question ici et qui a vu le jour en 2015.

Au Nunavik, certaines problématiques liées aux chiens ne sont pas prises en charge, étant donné l’absence de mandat des organisations. Ce vide est particulièrement visible pour la gestion des maladies dans les populations de chiens et l’assistance aux communautés pour la mise en place de mesures de contrôle des populations. Face aux manques de mandats et de ressources des organisations provinciales et régionales, les municipalités peuvent donc être renvoyées à d’autres institutions comme les universités pour les aider à prendre en charge certaines problématiques urgentes auxquelles elles sont confrontées. Le milieu universitaire peut se trouver alors dépourvu face à de telles demandes, mais il peut aussi apporter une aide ponctuelle dans la mesure de ses compétences et de ces mandats.

Pratiques actuelles relatives aux chiens à Kuujjuaq

Aujourd’hui à Kuujjuaq, les chiens sont considérés comme des animaux de compagnie, de traîneaux et de gardiennage (Aenishaenslin et al. 2018 ; Brunet et Lévesque, dans ce numéro). Notre analyse thématique suggère une évolution des pratiques qui n’étonne guère, considérant les changements qu’ont connus les communautés inuit, notamment la sédentarisation et l’arrivée des motoneiges. Ces bouleversements ont aussi affecté notablement la transmission générationnelle des savoirs, ainsi qu’en témoigne cette citation issue d’un compte-rendu de réunion : « certaines méthodes découlant d’un savoir-faire des aînés sont délaissées ». Les pratiques actuelles pourraient alors être un reflet des interactions entre les pratiques traditionnelles et modernes.

La population de chiens à Kuujjuaq est relativement jeune et la moitié vit dehors (Aenishaenslin et al. 2018). Les chiens sont, en général, attachés avec des périodes où ils sont laissés libres dans le village (Ibid.). Dans un compte-rendu de réunion, une personne mentionne que « généralement, les chiens errants sont abattus lorsque leur nombre représente une menace… », faisant office de moyen de contrôle de la population. Ces abattages font souvent suite à des plaintes, voire à des agressions humaines par des chiens pouvant entraîner la mort des victimes.

L’absence de vétérinaire et, plus globalement, de structure prenant en charge les soins de base pour les chiens au Nunavik, amène plusieurs particularités dans les pratiques qui ne se rencontrent pas dans le sud de la province. En voici quelques exemples : pour procéder à « l’euthanasie », l’utilisation de l’arme à feu est recommandée ; le stockage des vaccins se fait dans les hôpitaux ou les stations d’infirmerie ; il n’existe pas de lieu défini pour la quarantaine des animaux suspectés d’être rabiques ; les vaccins et les soins aux chiens sont fournis de manière très irrégulière ; les chiens sont envoyés par avion pour recevoir des soins ; et les aliments peuvent être transportés du Sud. À Kuujjuaq, où près de 20 % des résidents ne sont pas Inuit, les pratiques semblent différentes entre les groupes culturels, notamment au niveau des soins donnés aux chiens (Aenishaenslin et al. 2018). Ces différences devraient être en partie attribuables aux iniquités d’accès aux services vétérinaires délivrés ponctuellement à Kuujjuaq, avec un moindre accès pour les Inuit (Ibid.). Par exemple, moins de chiens appartenant à des propriétaires inuit sont stérilisés, en dépit de la volonté de ces derniers d’avoir accès à ce service (Ibid.).

Confrontations entre pratiques et politiques publiques

Globalement, on constate un manque d’adhésion aux politiques publiques et plus globalement, un échec des interventions relatives aux chiens, avec des pratiques qui génèrent un certain nombre de tensions et de problèmes.

Le règlement municipal par rapport aux chiens semble peu respecté. Par exemple, près de 80 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles laissaient de temps en temps leur chien dehors en liberté (Aenishaenslin et al. 2018). Il importe aussi de souligner que peu de villages du Nunavik font une demande de soutien au MAPAQ dans le cadre du programme de vaccination, ce qui ne permet pas d’avoir une couverture vaccinale suffisante et durable. Certaines pratiques peuvent aussi entrer en compétition avec des programmes de prévention et de contrôle. Par exemple, dans un des comptes-rendus de réunion utilisé dans l’analyse thématique, une personne constate un « défi de la récupération des têtes d’animaux suspects de rage pour analyse : certains animaux sont abattus sans que la tête ne soit prélevée. »[8].

Les politiques publiques, qui sont calquées sur celles que l’on trouve dans le sud du Québec, ne semblent pas tenir compte des normes, ni des pratiques culturelles. Le règlement de Kuujjuaq est en place pour le bien-être général et la sécurité de ses habitants. Le chien y est traité comme un animal qui est source de nuisance et que l’on doit contrôler (Lévesque 2015). Cette attitude ne permet pas de tenir compte de toute la complexité des relations des Inuit à leurs chiens, ce qui engendre des confrontations entre les pratiques et les politiques publiques, par exemple, autour de la pratique de laisser libre des chiens face à un règlement municipal qui oblige les propriétaires à tous les attacher. En effet, la question d’attacher ou non son chien est intimement liée aux pratiques culturelles d’élevage des chiens par les Inuit, qui justifient le fait de laisser libre des chiens par le besoin de ces derniers de trouver leur nourriture, de dépenser leur énergie et dans le souci de diminuer leur agressivité territoriale et de favoriser leur socialisation (Lévesque 2015).Pour ajouter à la complexité, une diversité des pratiques autour de cette question est par ailleurs documentée, même par les Inuit (Aenishaenslin et al. 2018).

Facteurs favorisant ou nuisant à la résolution des problématiques liées aux chiens

Gestion des chiens et méconnaissance des relations des Inuit avec leurs chiens

Historiquement, le chien occupait une place importante dans la société inuit. Il était le seul animal à porter un atiq (âme-nom) et pour cette raison, il faisait partie intégrante de la société et était considéré comme un membre de la famille (Lévesque 2008). La sédentarisation a conduit à la concentration des populations canines et en leur augmentation, amenant ainsi nombre de chiens circulant en liberté et agissant comme vecteur de transmission de maladies, pillant des dépôts de nourriture et mettant la vie de certains individus en danger. Cette situation amena l’administration nordique des années 1950-1960 à abattre plusieurs centaines de chiens, ce qui entraîna une forte réaction des Inuit à la mesure de l’importance qu’avaient les chiens pour eux (Croteau 2010 ; QIA 2013). Cet évènement, en particulier, fait de la question des chiens une question sensible au Nunavik et contribue à un manque de confiance de la part des Inuit vis-à-vis des interventions proposées par les gouvernements fédéraux et provinciaux. On connaît mal les relations contemporaines qu’ont les Inuit avec leurs chiens et l’importance qu’ils leur donnent. Cette méconnaissance et une certaine méfiance globale des Inuit vis-à-vis des organisations gouvernementales représentent possiblement des handicaps aux changements de pratiques relatives aux chiens.

Perception des besoins par les organisations provinciales et régionales : Un portrait incomplet ?

La première réunion à laquelle a été invité le GIV-FMV, à l’initiative du MAPAQ, part d’une préoccupation de santé publique (la rage). Les besoins non-comblés et auxquels pourrait répondre le GIV-FMV sont en matière de soins de base, de vaccins pour les maladies des chiens, de communication et d’information, de services vétérinaires durant la course de chiens de traîneaux Ivakkak et de la nécessité de trouver des alternatives à la procédure d’euthanasie des chiens par arme à feu. Un fort besoin de formation, d’éducation et de sensibilisation est mis de l’avant par les organisations pour pallier au manque perçu de connaissances des habitants. Notre analyse thématique révèle que ce besoin a particulièrement été documenté dans les domaines des maladies des chiens et de la régie d’élevage, comme le souligne cette citation extraite d’un rapport de stage :

peu de personnes ont des connaissances sur la vaccination et les parasites. À moins de voir des vers directement dans les selles, ils ne reconnaissent pas bien les signes qui suggèrent un parasitisme. Le mode de transmission du distemper [maladie de carré] et du parvovirus n’est pas connu. Beaucoup de propriétaires de chiens ont vu un grand nombre de leurs chiens mourir rapidement pour des raisons inconnues mais n’avaient pas les outils pour reconnaître ces maladies et prévenir l’infection des autres membres du groupe.

L’expertise des aînés et de certaines personnes comme les mushers[9] semble être néanmoins reconnue, comme en témoigne ces extraits d’un compte-rendu de réunion : « [les aînés] ont une grande connaissance de la gestion de la population canine », en soulignant toutefois que l’expertise des mushers « n’est pas partagée volontiers car elle fait l’objet d’une certaine compétition. ». Par contre, l’identification des besoins semble largement biaisée vers les perspectives des organisations provinciales et régionales avec, au centre : la rage, la vaccination des chiens, la stérilisation des chiens et les soins de santé canine. Ainsi, les membres des communautés sont rarement consultés sur leurs besoins plus spécifiques. On ne sait donc pas dans quelle mesure les besoins pris en compte reflètent ceux de la population dans son ensemble et à l’échelle locale, en particulier. Par exemple, au niveau communautaire, plusieurs personnes relatent l’importance des morsures de chiens et l’inquiétude, voire la peur, face à l’agressivité des chiens surtout vis à vis des enfants (Aenishaenslin et al. 2018). Malgré que les traumatismes sévères par morsures soient considérés comme une « zoonose » d’intérêt au Nunavik au niveau de la santé (Aenishaenslin et al. 2014), la prévention de ces morsures est un aspect qui ne semble pas pris en charge de façon systématique. L’orientation du discours et des actions des organisations qui s’inscrit dans des schémas d’intervention directement inspirés de ceux que l’on retrouve dans le Sud, ne permet sans doute pas de laisser de la place à d’autres visions, ce qui peut créer une situation d’absence de dialogue menant probablement à un succès mitigé de plusieurs interventions.

Un manque de ressources financières, logistiques et humaines

Le manque de ressources financières et logistiques est également susceptible de nuire à la résolution des problématiques liées aux chiens. Dans notre analyse thématique, le coût des programmes, la faible disponibilité des budgets et le peu d’accès au matériel et aux infrastructures sont souvent cités comme ayant des impacts majeurs sur la faisabilité et la réussite des programmes et des interventions relatives aux chiens au Nunavik. Par exemple, d’après une citation extraite d’un rapport, un stagiaire note que « quand le budget ne permet pas de les [« dog catchers »] embaucher, la communauté passe quelques mois pendant lesquels aucun contrôle n’est assuré. Un dog pound [sic] est situé dans les limites de la ville et nécessite des réparations afin de le rendre plus fonctionnel et opérationnel tout au long de l’année. ». Le manque de ressources humaines à court et long termes est également cité. Les études réalisées à Kuujjuaq pointent le besoin d’améliorer l’accès à la médication, aux vaccins et à la nourriture pour les chiens en tout temps pendant l’année, en particulier pour les Inuit (Aenishaenslin 2009 ; Aenishaenslin et al. 2018).

Des perceptions divergentes des chiens parmi les résidents

Des perceptions différentes des chiens coexistent chez les résidents de Kuujjuaq, notamment entre les deux groupes culturels. En particulier, il semble exister la perception dans la communauté non-inuit que les Inuit ne s’occupent pas bien de leurs chiens. Par exemple, d’après les notes de terrain d’un chercheur, une personne mentionne que « les chiens ne sont pas bien nourris, [ils sont nourris] souvent de déchets de l’alimentation humaine », ou bien, pour certains résidents (en particulier les nouveaux arrivants), que les chiens errants sont des chiens abandonnés ou mal soignés (Aenishaenslin et al. 2018). Les notes de terrain d’un chercheur révèlent que cette perception négative pourrait amener certains résidents non-inuit à prendre des actions comme nourrir ou adopter des chiots, des pratiques qui génèrent des tensions entre les Inuit et les non-Inuit : « [l]es “Blancs” nourrissent les chiens, ces derniers s’attachent à eux ; mais les Inuit se considèrent toujours propriétaires de ces chiens. ». En particulier, l’appropriation des animaux errants par des Qallunaat qui les perçoivent sans propriétaire est très mal considérée par les Inuit, comme le suggère cette citation extraite d’un compte-rendu de réunion : « …des chiots qui semblaient laissés à eux-mêmes et qui ont été adoptés par des “Blancs” ont été perçus comme ayant été volés par les Inuit. ». Certaines pratiques sont mieux acceptées, voire revendiquées chez les Inuit, pour des raisons de sécurité vis-à-vis des chiens, pouvant soulever des critiques de la part de la communauté non-inuit. Dans son rapport, un stagiaire mentionne que « les professeurs Inuk [Inuit] n’aiment pas que l’on dise de ne pas lancer des roches aux chiens. C’est un réflexe qu’ils ont eux-mêmes et qui est très présent dans la communauté. ».

Des solutions et des interventions qui ne font pas l’unanimité

Les interventions relatives aux chiens font plus ou moins l’unanimité parmi les résidents. Si la vaccination est jugée importante pour la santé des chiens et la santé publique, plusieurs personnes ont aussi rapporté un manque de confiance vis-à-vis de la vaccination qui est considérée comme à risque de maladie, voire mortelle, pour les chiens (Aenishaenslin et al. 2018). La question de l’abattage des chiens ne semble plus aussi délicate que dans le passé et d’après une citation extraite d’un compte-rendu de réunion, « [l]’abattage est demandé par les gens [Inuit] eux-mêmes, beaucoup de gens ont peur des chiens et craignent pour leurs enfants ». Par ailleurs une des préoccupations des organisations est de trouver des alternatives à l’abattage et des procédures d’euthanasie humanitaire des chiens errants, l’arme à feu n’étant pas forcément acceptée comme humanitaire par les gens du Sud, bien que jugée acceptable à titre exceptionnel (Aenishaenslin 2009). Les différentes perceptions et attitudes vis-à-vis des interventions pourraient être des indicateurs d’un manque global de connaissances sur ces dernières, soulignant ainsi les difficultés des intervenants à les communiquer et à les expliquer. L’absence d’évaluation de l’efficacité des stratégies de contrôle telles que le règlement sur les chiens attachés, la vaccination, l’abattage des chiens errants ou malades, est considérée également comme un frein à leur application. À l’inverse, diffuser les résultats positifs des interventions pourrait potentiellement créer un effet d’entraînement et un succès dans ces interventions.

Une communication des interventions insuffisante et inadaptée

Notre analyse thématique révèle qu’un manque de communication ou des modes de communication non-adaptés sont souvent perçus comme un obstacle majeur à l’efficacité des interventions relatives aux chiens, comme en témoigne cette citation extraite d’un compte-rendu de réunion : « [p]lusieurs organisations offrent de la documentation sur la rage. Souvent, la documentation disponible n’est pas adaptée au contexte et ceci représente un handicap important, car elle peut difficilement être utilisée. ». Une meilleure communication en inuktitut, en anglais et en français est alors perçue comme un facteur d’adhésion aux interventions. Par exemple, concernant les services offerts par le GIV-FMV, il est dit dans une citation issue d’un rapport de stage que « le guide doit absolument être traduit en inuktitut pour qu’il soit disponible pour les Elders [les aînés]. Les Elders n’ont pas appris l’anglais ou le français… C’est dommage que le service conseil ne soit pas également offert en inuktitut, car seulement les enfants et parents pourront l’utiliser. » Les rencontres en personne semblent être un des modes de communication privilégié, comme en témoigne cette citation extraite d’un rapport de stage : « …ils [les Inuit] ne feront pas confiance à un étranger avec qui ils ne peuvent pas parler en personne. ». Un moyen de communication efficace est la radio communautaire, avec quelques règles à respecter : un stagiaire mentionne dans son rapport que « les annonces ne doivent pas être faites trop en avance […] pour éviter que les gens n’oublient. De plus, elles doivent être claires et très brèves. ». Cependant, il semble plus efficace de combiner plusieurs modes de communication pour atteindre un auditoire plus vaste (les médias sociaux pour les jeunes, par exemple). Pour améliorer la communication et bâtir un lien de confiance, les organisations expriment le besoin de s’entourer de personnes ressources locales bien vues dans la communauté (comme les mushers). Une citation extraite d’un rapport de stage mentionne que « le vaccinateur devrait être quelqu’un de local. Les gens du Sud arrivent et repartent, et interviendront principalement pour les chiens des gens du Sud. Les Inuit n’iront pas les voir pour la vaccination. ».

Depuis plusieurs années, on remarque que le renforcement de la collaboration entre les organisations est au coeur des préoccupations. C’est un objectif essentiel mis de l’avant, dès 2008, par le MAPAQ et lors de la création du projet du GIV-FMV qui s’ensuit (Aenishaenslin 2009). La nécessité d’arrimer les actions et les interventions dans le contexte de gouvernance du Nunavik est présentée comme une clé de succès pour leur réussite, comme en témoigne cette citation extraite d’un compte-rendu de réunion : « […] notre lien avec les organisations nordiques doit être bien défini et le service doit se développer avec un organisme qui le légitimise ». Si les efforts de collaboration sont présents entre les organisations qui se partagent des responsabilités en matière de santé et bien-être animal, de santé publique et de soutien aux communautés autochtones québécoises, la collaboration avec les communautés est insuffisante. Dès 2008, le MAPAQ identifie le manque d’engagement des communautés nordiques comme une des difficultés majeures à la poursuite de son programme de vaccination et reconnaît l’importance du partenariat local, tout en encourageant l’autonomie des communautés. Pour améliorer la participation et l’engagement des communautés, l’identification de personnes-ressources en santé animale et en santé publique vétérinaire dans chaque village est mise de l’avant (Aenishaenslin 2009). Ceci soulève la question du taux de renouvellement du personnel non-inuit, qui est reconnu également comme un défi pour la stabilité et la pérennité des interventions et la construction d’un lien de confiance, nécessaire à l’engagement des communautés. Le changement de contexte politique local peut s’avérer aussi défavorable en provoquant un renouvellement du personnel inuit et donc, la nécessité de trouver de nouveaux interlocuteurs.

Parmi les facteurs nuisibles à l’adhésion et à la participation des résidents de Kuujjuaq aux différentes interventions mises en place, on note donc : la faible acceptabilité vis-à-vis de ces interventions ; une faible confiance des communautés envers les organisations et des difficultés de communication ; peu ou pas de prise en compte de la culture dans les interventions ; la priorisation de certaines problématiques dans un environnement aux ressources limitées, sans prise en compte de besoins spécifiques respectant l’équité sociale ; et des tensions entre résidents (en particulier, Inuit et non-Inuit). Parallèlement, plusieurs facteurs pourraient favoriser les interventions, notamment : une meilleure collaboration inter-organisationnelle et un arrimage des actions dans le contexte du Nunavik ; une optimisation des ressources financières et techniques ; une communication entourant de meilleures interventions, mieux adaptée culturellement avec des campagnes d’information, de sensibilisation et d’éducation ; et l’identification et le travail avec des personnes appréciées de la communauté. Ces facteurs constituent d’éventuels leviers de changements pour améliorer la santé et le bien-être à l’interface humain-chien-environnement au Nunavik.

Impacts du projet écosanté sur la résolution des problématiques liées aux chiens à Kuujjuaq

Le projet écosanté est né dans la suite logique des réflexions et expériences de différents intervenants, provenant notamment des organisations des différents paliers gouvernementaux chargés des problématiques liées aux chiens et utilisant une approche qualifiée de traditionnelle (par opposition à l’approche de type écosanté). Ce continuum dans les approches nécessite de considérer l’évolution dans cette approche traditionnelle adoptée par ces organisations, pour mieux comprendre sa part dans l’évolution globale des changements de pratique et de politique publique à l’égard des chiens au Nunavik.

Évolution de l’approche traditionnelle des problématiques liées aux chiens

La première réunion organisée par le MAPAQ, à laquelle le GIV-FMV est invité, en 2008, témoigne de la volonté d’engager les intervenants du Nunavik et des organisations provinciales et fédérales autour d’une problématique commune (la rage). D’ailleurs à ce jour, le programme de prévention et de contrôle de la rage est considéré comme la seule « collaboration » inter-organisationnelle concernant les chiens, qui vise à intégrer la santé humaine et la santé animale. Cette vision se retrouve dans la stratégie du MAPAQ, en 2013, pour des recommandations ministérielles sur la vaccination et la stérilisation des populations canines autochtones. Jusqu’en 2015, aucun interlocuteur inuit ne faisait partie des discussions dans le développement de la collaboration ; leur perspective était représentée par des Qallunaat travaillant pour les organisations inuit. En 2015, une réunion sur le soutien en santé publique vétérinaire aux communautés inuit, organisée par le MAPAQ, réunit pour la première fois une diversité de représentants d’organisations régionales et inuit avec quelques participants inuit.

En 2008, dans le cadre d’une évaluation des principales problématiques de santé animale et de santé publique vétérinaire au Nunavik, le GIV-FMV a consulté des représentants de diverses organisations (Aenishaenslin 2009). Cette approche plus complète multi-organisationnelle et sectorielle inclut également, pour la première fois, la consultation de quelques Inuit perçus comme des personnes clés (Ibid.).

En 2011, la première rencontre du Réseau santé publique vétérinaire au Nunavik marque le début de la participation de chercheurs issus d’autres disciplines et en particulier du domaine des sciences sociales, ce qui reflète la volonté de mieux comprendre les populations inuit et leur lien aux chiens et à la santé.

De 2008 à 2016, on constate une reconnaissance plus large des besoins liés à la présence des chiens dans les communautés. Par exemple, les tournées du MAPAQ ont permis de documenter les préoccupations dans les villages sur les épizooties[10] de maladie de carré chez les chiens et la surpopulation, avec des besoins de soutien et de recommandations pour gérer ces épizooties. En 2013, lors de la réunion sur la rage et la santé animale dans les communautés nordiques organisée par le MAPAQ, en plus des préoccupations de vaccination, l’identification des besoins s’élargit au contrôle des populations, à la gestion des maladies canines et à la préservation de la race locale (Husky inuit). La mention de ce dernier besoin semble révéler une ouverture à considérer les bénéfices socio-culturels des chiens sur la santé et le bien-être des communautés. Les organisations mentionnent qu’une des clés du succès de la mise en place de stratégies d’intervention est de les baser sur les besoins des communautés, tels qu’elles les perçoivent. Cette préoccupation existait déjà chez certains partenaires dans la consultation réalisée en 2008, dans le cadre du Projet d’appui à la santé publique vétérinaire et à la santé animale au Nunavik (Aenishaenslin 2009). Cependant, cette recommandation demeure théorique et l’on constate que plusieurs besoins ne semblent pas avoir obtenu de réponse et que globalement, on connaît mal les besoins considérés comme prioritaires par les résidents des communautés. L’envoi de stagiaires dans le cadre du projet du GIV-FMV et la création d’un service à distance de conseils vétérinaires ont permis d’établir un contact de terrain avec les résidents de Kuujjuaq et ainsi, potentiellement de mieux cibler leurs besoins. Par contre, le service à distance semble être en grande partie utilisé par la population non-inuit et n’a pas, pour le moment, été évalué en termes de capacité à répondre aux besoins de la population générale.

L’approche traditionnelle a donc évolué vers une approche plus inclusive qui reconnaît plus de complexité dans les besoins liés aux chiens. Notre analyse thématique révèle que, devant le succès mitigé des interventions, les intervenants ont également développé un intérêt pour la perception des interventions et leur acceptabilité dans la communauté, comme en témoigne cette citation extraite d’un compte-rendu de réunion : « [les] communautés devraient être questionnées afin d’investiguer si la stérilisation est voulue, que les coûts reliés à ces interventions devraient être expliqués et que le financement devrait être discuté. ». L’acceptabilité des interventions pourrait être améliorée grâce à un bon niveau de communication, comme révélé dans cette citation extraite d’un compte-rendu de réunion : « [on devrait] avoir une meilleure évaluation de la perception du risque/des interventions potentielles par les gens locaux. Nous devons communiquer avec eux afin qu’ils comprennent ce que l’on fait, pourquoi, et quels résultats seront obtenus suite à ces interventions ». L’appropriation des interventions par les communautés, en leur offrant du soutien sans imposer les solutions, est perçue par les organisations comme une des clés du succès des stratégies d’intervention.

Impacts du projet écosanté : Identification des besoins des résidents, engagement de la communauté et pensée systémique des chercheurs

Le projet écosanté a permis de passer des interventions sur les besoins perçus par les organisations, à un cadre de recherche pour répondre à la question des besoins prioritaires identifiés par les communautés. Ces derniers deviennent alors l’objectif primordial de cette recherche, un prérequis essentiel à l’élaboration et la mise en place d’interventions efficaces et durables. Cette approche a permis, par exemple, de faire ressortir plusieurs préoccupations particulières à Kuujjuaq, comme celle révélée dans les notes de terrain d’un chercheur, où un résident s’interroge « relativement aux rôles que les corbeaux pourraient jouer dans la transmission de maladies entre les chiens et la faune », ou bien celles entourant la disponibilité de la nourriture pour chiens et le comportement des humains vis-à-vis des chiens. Partir des besoins de la communauté permet de s’assurer que les actions sont bénéfiques pour les Inuit avec des retombées pour les communautés, ce qui est une préoccupation importante des organisations inuit. Le projet écosanté donne une structure à la documentation de ces besoins par la consultation élargie des résidents, propriétaires et non propriétaires de chiens (Aenishaenslin et al. 2018).

Globalement, l’approche traditionnelle reconnaît le bénéfice et la nécessité d’engager les communautés, mais a de la difficulté à le faire. Ce qui est novateur dans le projet écosanté, c’est qu’il s’agit de s’orienter vers la découverte tous ensemble de solutions adaptées aux besoins locaux. Par son approche, ce projet a permis de renforcer les liens de confiance avec plusieurs acteurs impliqués, facilitant ainsi la communication et leur engagement en tant que collaborateurs. L’identification, la consultation et l’engagement de personnes clés comme collaborateurs dès les premières phases, participent au succès du projet. Ces personnes, des Qallunaat résidentes à Kuujjuaq depuis longtemps et des Inuit en majorité propriétaires de chiens, sont proactives dans le projet à différents niveaux (rétroaction, encadrement d’étudiants, accès à la communauté, facilitation des aspects logistiques et techniques). Les chercheurs du projet ont aussi fait preuve d’ouverture, par la prise en compte des demandes locales dans leur calendrier de recherche. Par exemple, devant une demande de stérilisation comme solution de contrôle des chiens, les chercheurs ont compris qu’il fallait « donner rapidement quelque chose à Kuujjuaq pour construire le partenariat et ne pas les perdre [les collaborateurs du projet] », avant même la définition complète des problématiques liées aux chiens et la découverte participative de solutions. Une réponse rapide à cette demande, à travers une évaluation de faisabilité d’un plan de stérilisation de masse à Kuujjuaq, a permis de ne pas perdre l’intérêt d’un acteur considéré comme clé et, de favoriser sa confiance et son engagement dans le projet. Dans la même logique de répondre aux besoins des résidents et par la même occasion de faciliter leur engagement dans le projet, les chercheurs, lors de leurs visites à Kuujjuaq, leur ont proposé des services vétérinaires. Le contexte académique dans lequel se déroule le projet écosanté pourrait également favoriser l’établissement de liens de confiance avec ces collaborateurs (et donc leur engagement), qui contraste avec le contexte politique, sujet à davantage de tensions dans lequel se trouvent les organisations gouvernementales. Face aux interventions menées par ces organisations, le projet écosanté peut aussi agir comme un intermédiaire entre ces dernières et la communauté, en explicitant les malaises et en favorisant la discussion. De plus, dans le contexte de méfiance et d’épuisement des communautés du Nunavik que peut susciter la recherche universitaire, le projet écosanté tend à améliorer le lien de confiance en adoptant une attitude et des principes plus respectueux des cultures.

Le succès dans l’engagement de la communauté de Kuujjuaq pourrait également s’expliquer par l’utilisation de modes de communication adaptés. Les moyens de communication en milieu de travail dans les sociétés occidentales reposent énormément sur les échanges de courriels qui ont supplanté les contacts téléphoniques traditionnels. Le projet écosanté a tenté en vain de développer des contacts avec les communautés du Nunavik avec cet outil. Mais les personnes contactées le plus souvent ne répondaient pas à ce type d’échange. Dans un compte-rendu de réunion, plusieurs recommandations sont faites comme celles « …de joindre les gens du Nunavik par téléphone ou par télécopieur plutôt que par courriel. Des pancartes aux bureaux de poste locaux seraient aussi efficaces » et « [l]a communication avec les communautés devrait être relancée au moins à tous les 6 mois, afin que les gens locaux n’oublient pas le projet. ». L’expérience du projet écosanté montre que le contact en personne est très valorisé dans la société inuit et qu’il est important d’être présent physiquement de façon régulière dans la communauté où l’on travaille. Une présence régulière sur le terrain de Kuujjuaq relativement fréquente semble avoir été déterminante dans l’engagement des collaborateurs locaux et a favorisé une compréhension commune, une confiance et une crédibilité envers l’équipe de recherche. Elle a également permis aux chercheurs une meilleure connaissance du village et fait émerger certains besoins exprimés par des résidents, comme cela a été vu précédemment. Dans le cadre du projet, un effort de consultation des collaborateurs locaux et d’autres partenaires, sur le fond et la forme des affiches préparées pour diffuser des résultats du questionnaire en 2015, témoigne du souci de la manière de diffuser les résultats de recherche pour atteindre tous les résidents de Kuujjuaq. Les collaborateurs des organisations inuit sont particulièrement sensibles à cet effort car le retour à la communauté dans des formats adaptés est essentiel pour eux. Un autre mode de communication adaptée, utilisé par les chercheurs pour informer les résidents de leur venue et leurs activités dans le village, est via le média social Facebook qui est largement utilisé par les Nunavimmiut.

Alors que les organisations peuvent être limitées dans leurs actions par leur mandat, le projet de recherche, quant à lui, peut être limité par la question à laquelle il tente de répondre. L’ouverture du projet écosanté à l’engagement des communautés, dans la définition de la problématique et des moyens d’y répondre, permet d’élargir sa vision systémique et plus globalement, son ouverture. Par rapport à l’approche traditionnelle qui considère le chien comme une source de risque que l’on doit gérer, la compréhension des chercheurs est plus systémique avec l’inclusion du chien en tant qu’acteur positif dans la santé et le bien-être des résidents de Kuujjuaq. En particulier, avec l’inclusion des sciences sociales (anthropologie, communication, géographie socio-culturelle), le projet écosanté va plus loin, dans un effort de compréhension des perspectives inuit. Il ne s’intéresse plus seulement à la définition des besoins en collaboration avec les communautés, mais envisage également la place et le rôle du chien dans la société inuit, avec, par exemple, la nécessité de comprendre pourquoi les chiens sont laissés errants. Cette sensibilité aux aspects socio-culturels favorise le dialogue et l’ouverture à inclure la culture dans la résolution des problématiques associées aux chiens, ce qui pourrait potentiellement permettre aussi de réduire les tensions entre les populations non-inuit et inuit, en favorisant une compréhension et un échange mutuels.

Conclusion

Nous avons tenté de montrer la complexité des problématiques liées aux chiens à Kuujjuaq et la manière dont le projet écosanté, en répondant à cette complexité, pourrait aider à les résoudre. Grâce à son travail de proximité et d’engagement des collaborateurs locaux, ce projet comble plusieurs lacunes identifiées, par exemple : le manque de confiance ; les difficultés de communication ; le portrait incomplet des besoins, en particulier ceux de la communauté ; et l’engagement insuffisant qui en résulte. Grâce aux liens de confiance établis, la participation des habitants de Kuujjuaq devrait être facilitée pour définir les besoins prioritaires et identifier des solutions efficaces et durables qui seront, de facto, soutenues par la communauté avec une forte acceptabilité. Ce processus devrait s’accompagner de changements dans les pratiques et les politiques publiques c’est-à-dire des changements de perceptions, d’attitudes et de connaissances des acteurs, et plus spécifiquement, cela devrait mener à une adaptation de ces politiques aux pratiques culturelles jugées importantes par la communauté de Kuujjuaq.

Ultimement, le soutien des chercheurs dans la découverte de solutions par la communauté permettra de mieux faire comprendre et de mieux communiquer les différentes interventions possibles et ainsi, de favoriser l’adhésion et donc, le respect et la participation de la communauté à ces interventions. Ce travail, en collaboration étroite, devrait également permettre d’intégrer les savoirs traditionnels et occidentaux pour bénéficier du contexte culturel des Inuit et inscrire les actions dans ce contexte. Le projet écosanté veut favoriser l’équité sociale dans son approche de la question des chiens. La consultation des Inuit et des non-Inuit devrait permettre d’améliorer la compréhension mutuelle autour des pratiques et de favoriser le dialogue. Il pourrait alors être un point de convergence entre ces communautés.

Les défis auxquels le projet écosanté fait face sont propres à ceux rencontrés dans tout travail de recherche en milieu nordique, mais aussi d’autres plus spécifiques à l’approche utilisée. Toute l’ingéniosité de ce projet réside dans le fait de garder engagés les partenaires, dans un contexte financier instable et requérant des subventions relativement importantes pour voyager à Kuujjuaq. Actuellement, un autre défi des plus importants émerge : celui d’entrer vraiment en relation et d’échanger avec les membres de la communauté, et non seulement avec des employés des différentes organisations. Le projet écosanté est donc rendu à une étape charnière dans son cheminement. Il maximisera probablement son impact dans les changements de pratiques et de politiques publiques relatives aux chiens, en grande partie grâce à sa capacité à donner une voie équitable à la plus grande diversité de résidents de Kuujjuaq.