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La conclusion d’ententes sur les répercussions et les avantages (ERA)[1] n’est pas une pratique inédite ni nouvelle au Canada. En effet, on peut faire remonter cette pratique spécifique aux années 90[2]. Ce « mode de gouvernance » a vraisemblablement pris une expansion phénoménale depuis ce temps. Dans le seul secteur minier, la liste des accords de ce type est impressionnante, puisque leur nombre s’élève à près de 200[3]. De plus, le modèle tend à s’étendre graduellement à d’autres secteurs d’activités liés à l’exploitation des ressources, par exemple le secteur énergétique[4] ou forestier[5]. Cette transformation de la gouvernance territoriale est marquée par deux caractéristiques. Suivant Ben Bradshaw et Courtney Fidler, les ERA donnent certaines assurances et des bénéfices tangibles aux communautés locales qui font face à des projets de développement majeurs. Parallèlement à cela, leur pratique a émergé et s’est développée sans l’intervention directe de l’État, lequel affirme pourtant son autorité suprême sur toutes les questions concernant l’allocation et le développement territorial. En effet, sauf exception, au Québec — comme ailleurs au Canada — l’émergence des ERA se concrétise dans un contexte proprement volontariste[6], n’étant encadré, sauf exception, que par le droit commun. Pour ces raisons, les ERA constituent des enjeux importants en matière de gouvernance territoriale. En outre, sur le plan de leur encadrement juridique, de nombreuses questions se posent, notamment en ce qui concerne la transparence des processus de règlement des différends, la justiciabilité de certains engagements (ex. : en matière de formation et d’emploi), la validité de certaines clauses (ex. : clauses de renonciation), l’encadrement des processus de négociation ou leur harmonisation avec les processus publics d’évaluation environnementale et avec les obligations constitutionnelles de la Couronne à l’égard des peuples autochtones[7].

Or, pour asseoir la légitimité de cette activité contractuelle singulière et justifier l’absence de réglementation spécifique des processus de négociation quant à la forme des accords, mais aussi — et surtout — quant à leur contenu, les parties évoquent leur caractère purement privé ou commercial[8]. Ce discours, entendu tant chez les industriels que chez les acteurs étatiques ou autochtones, justifie, entre autres, le caractère confidentiel des accords, l’absence de rôle des acteurs gouvernementaux et les différentes clauses de renonciation ou de financement, qui échappent, pour l’essentiel, à tout contrôle par l’État, malgré les intérêts manifestes de ce dernier quant à la gouvernance du territoire. C’est à ce discours que s’intéresse la présente étude.

À partir d’une réflexion sur l’absence de reconnaissance étatique des compétences et des normativités des peuples autochtones sur leurs terres ancestrales, nous remettrons en question la qualification actuellement attribuée aux ERA, de manière à démontrer que leur dimension collective est largement sous-estimée par les parties, mais aussi par les acteurs gouvernementaux[9]. Afin de mener notre étude, nous avons pris connaissance de modèles d’ERA conclues dans les régions septentrionales du Québec, soit au Nitassinan et au Nunavik. Ainsi, pour ce qui est du Nunavik :

l’entente la plus significative signée par la société Makivik fut l’entente Raglan (1995) négociée lors de la mise en oeuvre de la mine Raglan. L’exploration de la mine Raglan, située dans le nord du Nunavik à environ 100 kilomètres de la baie Déception, a débuté en 1957 et elle a amorcé sa production en 1998, on y extrait du nickel, du cuivre, du platine et du cobalt. Le propriétaire original, Falconbridge Ltd., a embauché à l’époque un agent de liaison pour faire le lien avec les deux communautés voisines, Salluit et Kangiqsujuaq ; Falconbridge s’engageait alors à offrir 20 % des postes à des Inuits. Depuis 2006, la mine Raglan est propriété de la compagnie suisse Xstrata[10].

Les ententes ou les projets d’ententes qui servent ici à notre étude des ERA ont été retenues en raison de leur diffusion au public, du fait qu’elles ont été conclues dans le contexte du droit civil québécois et qu’elles concernent toutes le domaine minier[11]. Pour compléter notre compréhension de ces accords, nous avons également travaillé à partir de sources doctrinales. À noter qu’aucune recherche empirique n’a été conduite dans nos travaux pour documenter, par exemple, l’intention des parties. Cette dernière a été inférée à partir du texte des ententes et sans égard aux documents extrinsèques ou aux témoignages que les parties pourraient faire valoir pour interpréter autrement le texte dans le cas, entre autres choses, d’un différend[12].

L’étude de la dimension collective des ERA suppose, au demeurant, celle de leur qualification comme contrat privé ou public. Si la distinction entre ces deux types de contrats n’est pas toujours facile à établir, il faut voir que la distinction entre les termes « privé » et « public », même quand il est question du droit, n’est pas nécessairement aisée, elle non plus[13]. Dans notre texte, les définitions entre les deux termes pourront varier en fonction du contexte. Ainsi, la définition d’un contrat « public » se distingue de la définition de la mission « publique » de l’État ou encore de la nature « publique » d’un organisme. C’est pourquoi nous avons estimé préférable de définir, lorsque cela était pertinent, les termes retenus afin d’être ultimement en mesure de répondre à notre question de recherche, savoir quelle est la nature, commerciale (privée) ou sociétale (publique), des ERA. Nous posons l’hypothèse que les ERA, au contraire du discours majoritaire des acteurs et de la doctrine, sont des contrats qui ont une nature fondamentalement publique ou hybride et qu’elles devraient, de ce fait, être régies comme telles par les autorités autochtones et étatiques. La doctrine en droit ne proposant aucune réponse approfondie à ce questionnement, nous avons pensé qu’il serait utile et pertinent d’articuler notre réflexion autour de trois axes, lesquels formeront chacun une section du texte : 1) les parties aux ERA ; 2) l’objet et les obligations des ERA ; et 3) les portées intercommunautaire et intergénérationnelle des ERA.

1 Les parties aux ententes sur les répercussions et les avantages : les acteurs privés et les acteurs publics exerçant leur mission sociale

Dans la première partie, nous traiterons de la qualité des parties aux ERA. En effet, d’une part, nous aborderons la question de la nature publique ou privée des parties signataires des ERA et, d’autre part, des sources en vertu desquelles ces acteurs ont la capacité de contracter.

1.1 Les parties aux ententes sur les répercussions et les avantages : les promoteurs et les autorités publiques autochtones

D’un côté, les ERA sont conclues par des organisations privées, mais parfois aussi publiques ou parapubliques[14], désireuses d’assurer des conditions sociales propices à la poursuite d’un projet de développement[15]. Dans le cas des entreprises privées, celles-ci sont considérées comme des personnes morales au sens du Code civil du Québec[16] et doivent, en matière contractuelle, respecter les obligations que leur imposent les règles générales. Les organisations publiques ou parapubliques, quant à elles, peuvent se voir imposer des obligations légales dérogatoires au droit commun. Leur capacité de contracter de gré à gré ou par appel d’offres sera alors limitée ou encadrée par des règles spéciales[17]. C’est notamment sur cette base que sera établi un régime réglementaire dérogatoire ou non au droit commun.

Dans le cas des ERA à l’étude, les contrats sont conclus, d’un côté, par des entreprises d’exploitation et d’extraction des ressources minérales qui ne sont pas contrôlées par le gouvernement et n’ont aucune mission de nature gouvernementale. De l’autre côté, les ERA sont conclues par diverses entités, suivant les communautés autochtones concernées.

L’Entente Raglan a, par exemple, été négociée par des entités incorporées : la Société Makivik, les villages nordiques et les corporations foncières de Salluit et de Kangiqsujuaq. Le caractère public ou privé de ces institutions peut être déterminé en fonction de leur statut et de leur composition ou encore de leur mission. Il s’agit, en d’autres termes, de s’intéresser à la fois à la structure de l’entité et à son objet, ainsi qu’à la nature de ses actions[18].

Dans ce cas particulier, les entités inuites signataires ont été créées dans la foulée de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ)[19]. La Société Makivik a été formée à l’origine en 1975 pour administrer les fonds issus des compensations promises dans la CBJNQ. Créée par une loi québécoise, la Société Makivik est une personne morale, dont les membres sont les bénéficiaires inuits de la CBJNQ et dont le conseil d’administration est composé majoritairement de représentants élus dans chacune des collectivités inuites[20]. Plus précisément, la « Société est une association à but non lucratif, sans capital-actions et sans gain pécuniaire pour ses membres ; elle est régie, sous réserve des dispositions de la présente loi, par la troisième partie de la Loi des compagnies[21] ». L’article 5 de la Loi sur la Société Makivik prévoit qu’elle a notamment pour fonctions :

  1. d’administrer l’indemnité prévue dans la CNJBQ et destinée aux Inuits et à d’autres fonds ;

  2. de promouvoir le bien-être, notamment en luttant contre la pauvreté, et l’instruction des Inuits ;

  3. de développer les communautés inuites ;

  4. de promouvoir, de conserver et de protéger le mode de vie, les valeurs et les traditions des Inuits[22].

En somme, c’est une association de nature démocratique à composante ethnique qui a une vocation socioéconomique et culturelle[23]. Comme l’explique le professeur Richard Janda, dans un texte consacré à la Société Makivik, cette dernière est réellement une entité hybride : un corps privé ayant une vocation publique[24].

À l’instar de la Société Makivik, les corporations foncières de Salluit et de Kangiqsujuaq sont des associations à but non lucratif sans capital-actions ni gain pécuniaire pour leurs membres, soit les bénéficiaires de la CBJNQ. Elles sont administrées par un conseil d’administration et ses administrateurs sont élus par les mêmes bénéficiaires. Elles sont, au nom de ceux-ci, propriétaires et responsables de l’administration des terres de catégorie 1[25]. Bien qu’elles soient propriétaires des terres, la loi québécoise leur interdit d’aliéner des terres de catégorie 1, sauf au gouvernement du Québec — reprenant ainsi une des caractéristiques de la politique coloniale britannique présente aussi dans le modèle des réserves prévu par la Loi sur les Indiens[26] et des titres ancestraux, tels qu’ils sont définis par la common law constitutionnelle[27]. Outre qu’elle protège l’existence de ces sociétés contre toute dissolution sans l’accord du ministre, la loi québécoise prévoit ceci : « La corporation foncière doit en tout temps n’utiliser son actif que pour des fins communautaires. Elle ne peut distribuer son actif, de quelque manière que ce soit, à toute personne en tant qu’entité distincte de la communauté, ni lui verser de dividendes, lui faire de donations ou autrement l’avantager à même son actif[28]. »

Tout comme c’est le cas pour la Société Makivik, on peut affirmer que les corporations foncières inuites possèdent un caractère hybride, puisque ces créatures formellement privées jouent un rôle tout à fait public. Or, dans son texte sur la nature hybride de la Société Makivik, Richard Janda montrait bien que la forme juridique retenue par les avocats pour lui permettre de jouer son rôle et de remplir sa mission de développement avait une importance secondaire pour les Inuits[29]. En d’autres termes, même si la forme légale retenue peut favoriser ou limiter la capacité d’une nation autochtone d’atteindre ses objectifs ou de réaliser une mission de nature communautaire ou sociétale, cette forme ne constituait pas, aux yeux des Inuits, leur préoccupation première du moment où elle permettait d’exercer ce rôle quasi gouvernemental[30]. Ainsi, la forme juridique retenue, dans les cas de la Société Makivik et des corporations foncières, montre que l’objectif de développement sous-jacent est intimement lié à la capacité de la société inuite de décider de ses choix en matière économique, sociale et culturelle, c’est-à-dire à la réalisation de son droit au développement, lequel est étroitement rattaché au droit à l’autodétermination[31].

Quant aux villages nordiques de Salluit et de Kangiqsujuaq aussi parties à l’ERA, ce sont formellement des municipalités, lesquelles sont des entités publiques créées par la loi québécoise afin de mettre en oeuvre la CBJNQ. Leur mission est de représenter chacune des communautés inuites[32]. Elles ont très clairement un statut qui leur permet d’exercer une partie de la puissance publique, ce qui se reflète dans les pouvoirs qui leur sont délégués par la loi et par l’origine des budgets dont celle-ci dispose[33].

Dans les ERA conclues par les Innus, cette fois, deux entités distinctes sont signataires. Il y a, d’abord, la bande innue, représentée par le conseil de bande et, ensuite, des Uashaunnuats, soit les Innus d’Uashat et de Mani-Utenam en tant que membres d’une collectivité distincte de la Nation Innue, comprenant les communautés innues de Uashat et de Mani-Utenam ainsi que leurs membres, les Innus de Uashat Mak Mani-Utenam, qui ont ratifié et approuvé les ERA et autorisé le conseil innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam (ITUM), soit le conseil de bande établi en vertu de la Loi sur les Indiens. À l’évidence, les deux entités signataires sont de nature publique[34]. Dans un cas, c’est la collectivité ou le demos exerçant sa souveraineté populaire ; dans l’autre, l’entité formellement reconnue par le droit étatique pour représenter ce demos et qui exerce des fonctions de nature gouvernementale[35].

Il reste que la question de la qualification des bandes indiennes n’est pas simple en droit étatique. En réalité, c’est un type unique d’entité juridique[36]. Dans la perspective du droit étatique, les bandes consistent en une entité de nature sociétale ayant leur propre gouvernement de nature locale. En effet, en vertu de la Loi sur les Indiens, dont l’objectif premier était de transformer le système de gouvernance traditionnelle des peuples autochtones et de limiter l’expression de leur souveraineté originaire, les bandes sont gouvernées par un système de gouvernement local dont les pouvoirs sont attribués par la Loi sur les Indiens[37]. Jack Woodward résume ainsi la situation légale, telle qu’elle se présente en droit étatique :

La bande, en tant qu’entité durable dotée de son propre gouvernement, est un type unique d’entité juridique en droit canadien. Les droits et les obligations de la bande sont tout à fait distincts des droits et obligations cumulatifs des membres de la bande… En droit, la bande constitue en elle-même une catégorie. Le droit élaborera sans nul doute des formes de procédure qui conviennent à cette catégorie spéciale de justiciables sans nécessairement suivre servilement les modèles qui existent déjà pour des regroupements de nature différente[38].

Ainsi, en droit étatique, la qualification juridique qu’il convient de reconnaître aux conseils de bande a constitué, pour les juristes, un défi singulier d’interprétation. La Loi sur les Indiens était et demeure vague quant à la nature juridique des conseils de bande, se contentant dans son ensemble de préciser les pouvoirs qui leur sont attribués. Cela a donné lieu à une jurisprudence inconstante. Il a ainsi été interprété que le conseil de bande avait un statut analogue à celui d’une autorité fédérale locale en raison des exigences de l’article 2 (3) b) de la Loi sur les Indiens[39]. Il ressort également de la jurisprudence que, au regard de la Loi sur les Cours fédérales[40], les conseils de bande sont des offices fédéraux[41]. La jurisprudence a également tenté à plusieurs reprises d’assimiler les conseils de bande à des entités juridiques existantes. Par exemple, ils ont régulièrement été considérés comme des gouvernements municipaux[42], principalement parce qu’ils détiennent des pouvoirs de gestion locale sur la réserve[43]. Cette interprétation a cependant aussi été rejetée à quelques occasions par la jurisprudence[44]. Dans l’arrêt Whitebear Band Council v. Carpenters Provincial Council of Saskatchewan[45], la Cour d’appel de la Saskatchewan résumait ainsi le statut des conseils de bande :

In summary, an Indian band council is an elected public authority, dependent on Parliament for its existence, powers and responsibilities, whose essential function it is to exercise municipal and government power – delegated to it by Parliament – in relation to the Indian Reserve whose inhabitants have elected it ; as such it is to act from time to time as the agent of the Minister and the representative of the Band with respect to the administration and delivery of certain Federal programs for the benefit of Indians on Indian reserves, and to perform an advisory, and in some cases a decisive role in relation to the exercise by the Minister of certain of his statutory authority relative to the Reserve[46].

Dans l’arrêt L’Alliance de la Fonction publique du Canada c. Francis[47], la Cour suprême du Canada donne la définition laconique suivante du conseil de bande : « groupe de personnes désigné auquel les dispositions de la Loi sur les Indiens attribuent un rôle particulier[48] ».

Dans la perspective du droit civil québécois, une décision tend à reconnaître aux conseils de bande le statut d’association[49]. Un jugement de la Cour du Québec a déjà attribué au conseil de bande le statut de personne morale de droit public[50], ce qui est cependant rejeté par un courant jurisprudentiel majoritaire[51]. En clair, le conseil de bande reste une créature légale sui generis[52] difficilement assimilable à toute autre forme d’entité, mais dont la nature et la mission publique sont aussi difficilement contestables.

En plus de la collectivité et de ses représentants au sens du droit étatique, soulignons que les préambules des ententes Tata Steel et Iron Mines prévoient aussi que les familles, et particulièrement les familles uashaunnuates les plus touchées par le projet, consentent à l’entente et autorisent leurs représentants à conclure cette dernière[53]. Ces familles, ni personnes physiques ni personnes morales au sens du droit étatique, n’ont pas de statut juridique reconnu en droit québécois ou canadien : ce sont néanmoins des acteurs du droit coutumier innu[54].

1.2 Les sources de la capacité de contracter des parties aux ententes sur les répercussions et les avantages : le droit commun et le droit inhérent de se gouverner

Pour les entreprises qui concluent des ERA, les sources de la capacité de contracter se trouvent à être énoncées dans le droit commun[55]. De plus, les entreprises peuvent ici devoir répondre à des obligations légales[56], à des normes de certification[57] ou encore aux politiques de responsabilité sociale adoptées par les dirigeants ou les assemblées d’actionnaires[58]. Dans cette optique, les ERA constituent un moyen, pour ces entreprises, de clamer leur respect des droits des populations locales, notamment les droits de la personne liés aux peuples autochtones, parmi lesquels on compte en particulier le droit au consentement préalable, libre et éclairé ou encore le droit à la consultation[59]. Au-delà du discours des entreprises sur leur responsabilité sociale, il semble que ce soit, aussi et surtout, l’incertitude économique créée par l’absence de reconnaissance formelle des droits ancestraux qui les incite à conclure des ERA[60]. Au Québec, les entreprises ne sont pas contraintes de conclure de telles ententes. Lorsqu’elles le font, c’est sur une base strictement volontaire et à des fins stratégiques.

À l’instar de ces entreprises, la Société Makivik et les corporations foncières inuites ont une capacité de contracter qui trouve sa source, en droit étatique, dans le droit commun. Sous réserve de ce que nous avons mentionné précédemment sur l’importance secondaire de la forme juridique qui a été attribuée à leurs autorités publiques, notons que ces entités ont, en effet, été incorporées et que, de ce fait, le droit étatique leur reconnaît la capacité de contracter.

La source de la capacité de contracter de la nation innue et de son conseil de bande se distingue, toujours du point de vue étatique, de celle des organisations inuites et de celle des entreprises. En fait, comme les bandes et les conseils de bande sont des entités sui generis, les lois semblent insuffisantes pour comprendre la source du pouvoir de contracter des nations et de leurs représentants.

En droit étatique, ce sont les pouvoirs de la bande et de son conseil, tels qu’ils sont encadrés par la Loi sur les Indiens, qui permettent de comprendre les assises juridiques sur lesquelles s’appuient ces entités afin de conclure des ERA. En outre, l’article 81 de la Loi sur les Indiens accorde le pouvoir au conseil de bande d’adopter des règlements administratifs dans les matières énumérées et pour « toute question qui découle de l’exercice des pouvoirs prévus par le présent article, ou qui y est accessoire[61] ».

En d’autres termes, les pouvoirs accordés au conseil de bande par la Loi sur les Indiens sont ceux d’un gouvernement local[62]. Cependant, ces pouvoirs ne comprennent pas expressément la compétence de conclure des ententes de la nature des ERA, lesquelles englobent un territoire qui déborde les limites de la terre de la réserve. La source de cette capacité juridique demeure, en droit étatique, ambiguë. Le juge Grammond s’est intéressé, il y a longtemps déjà, à la question de la qualification juridique de la CBJNQ[63]. Dans un article, il résumait ainsi la situation : « Le cas des bandes indiennes est quelque peu obscur, puisque la Loi sur les Indiens ne leur accorde pas expressément la personnalité juridique. Cependant, la jurisprudence tend de plus en plus à leur reconnaître non seulement la capacité d’ester en justice et de représenter leurs membres, mais aussi une capacité générale de contracter[64]. »

Dans l’arrêt Telecom Leasing Canada (TLC) Ltd. v. Enoch Indian Band of Stony Plain Indian Reserve No. 135[65], la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta reconnaissait la capacité générale des conseils de bande de contracter : « I take this statement to entail that Indian bands have the power generally to contract and to enter into commercial agreements[66]. »

La jurisprudence a exigé le respect des formalités prévues dans la Loi sur les Indiens, lorsqu’elles sont applicables[67], estimant que la validité du contrat en dépend[68]. Dans l’ensemble, on peut en conclure que les pouvoirs inhérents de contracter des conseils de bande ont bel et bien été reconnus par la jurisprudence[69], mais aussi par la doctrine qui rejette l’interprétation restrictive voulant que le conseil de bande ne puisse agir qu’en vertu des pouvoirs que lui attribue la Loi sur les Indiens[70].

En somme, si les textes de loi restent vagues quant à la capacité des Premières Nations et des conseils de bande de contracter, il convient de souligner que les tribunaux ont néanmoins reconnu une telle capacité en ayant recours à une approche pragmatique. La situation « unique », « spéciale » ou « sui generis », découlant principalement des rapports coloniaux établis de longue date dans laquelle se trouvent les peuples autochtones, justifie au final cette approche. Rappelons que, indépendamment de ce qu’en dit le droit étatique, les nations autochtones ont signé des traités politiques et économiques depuis les premiers contacts avec les Européens et continuent de conclure de telles ententes avec les gouvernements (ex. : traités de paix, alliances économiques, traités de cession, accords de revendications territoriales, accords sectoriels) et les personnes physiques ou morales (ex. : employés, fournisseurs). Or, la validité de ces accords et la capacité des peuples autochtones de les conclure sont, de nos jours, reconnues tant par les autorités fédérales et provinciales que par les tribunaux[71]. Du reste, il faut bien voir que cette capacité existait avant l’intensification des processus de colonisation, lesquels avaient pour objectifs d’en diminuer la portée, mais ne l’ont jamais éliminée. Dans ce contexte, il semble que la source de la capacité de contracter des peuples autochtones ne se trouve pas (du moins pas uniquement) dans le droit étatique, mais aussi dans la souveraineté originaire des peuples autochtones. Cette souveraineté se traduit par la capacité des peuples autochtones de s’autodéterminer, c’est-à-dire de prendre des décisions politiques et économiques pour leur avenir collectif.

Ainsi, tout comme les gouvernements fédéral et provinciaux, entités qui ont clairement une nature publique, la nation innue et le conseil de bande qui la représente[72], de même que les Inuits dont la forme gouvernementale est dissimulée par son cadre légal de droit privé, sont des instances fondamentalement, et par leur essence même, publiques. En effet, elles ont pour mission et vocation de représenter un demos politique à des fins sociales, politiques, culturelles et économiques.

La question de la capacité des parties n’épuise toutefois pas entièrement celle de la qualification des ERA, puisque les gouvernements, les autorités autochtones et les entreprises privées peuvent tous conclure des contrats de nature privée ou commerciale. C’est pourquoi, en plus de la dimension publique du cocontractant autochtone, laquelle ressort tant de sa structure que de ses fonctions, il devient pertinent de s’intéresser au contenu du contrat. Dans la deuxième partie de notre texte, nous nous pencherons dès lors sur la dimension collective de l’objet et des principales obligations prévues par les ERA.

2 L’objet et les obligations au coeur des ententes sur les répercussions et les avantages : une dimension collective largement sous-estimée

Nous prendrons ici pour point de départ l’état du droit québécois afin de favoriser la réflexion sur la dimension publique, sociétale ou collective des ERA. D’une part, nous nous intéresserons à la conception que se fait le droit québécois des ressources naturelles, plus particulièrement des ressources minérales ; d’autre part, nous porterons notre regard sur la conception que se fait le droit québécois des obligations contenues dans les dispositions des ERA.

2.1 L’objet principal du contrat : l’extraction de ressources du domaine de l’État

Considérant la nature du projet envisagé par les promoteurs lorsqu’ils planifient l’extraction ou l’exploitation de ressources sur un territoire, il importe de reconnaître d’emblée le caractère privé ou commercial de la cause du contrat. La priorité des investisseurs et des entreprises qui concluent des ERA est de continuer à prospérer. L’objectif des promoteurs qui négocient et concluent des ERA est, dans ce contexte, d’établir une relation de confiance avec les communautés autochtones et d’obtenir leur consentement de manière à assurer la réalisation de leurs projets : « [f]or industry actors, IBAs are therefore first and foremost a legally binding means to secure Indigenous consent for the project and ensure greater legal stability and certainty[73] ». À tout le moins, leur objectif sera d’éliminer les causes potentielles de mécontentement populaire qui pourraient freiner le projet envisagé. En ce sens, on comprend que les ERA soient qualifiées de contrats privés ou commerciaux par les promoteurs.

Reste que les ERA ont un caractère singulier du fait que leur conclusion favorise la réalisation d’un projet d’exploration, d’extraction ou d’exploitation de ressources qui, elles, sont de propriété publique et appartiennent dès lors à l’État au nom de la collectivité québécoise[74]. En effet, les projets miniers à l’étude sont situés sur le Nitassinan, territoire innu non cédé, mais où s’appliquent les lois québécoises d’application générale en matière de propriété et de ressources. La Loi constitutionnelle de 1867[75] prévoit dans son article 109 que les terres, mines et minéraux détenus par une province au moment de son entrée en vigueur sont sa propriété, sous réserve des intérêts qui grèvent ces terres, tels que les droits ancestraux et le titre ancestral[76]. En d’autres termes, le droit québécois dispose que les parties du territoire québécois qui ne sont pas la propriété de personnes (physiques ou morales) sont la propriété de l’État[77], ce qui comprend les « biens sans maîtres » (res nullius)[78] et « [l]e lit des lacs et des cours d’eau navigables et flottables […] jusqu’à la ligne des hautes eaux[79] ». Suivant Pierre Labrecque, le droit de l’État doit être exercé dans l’intérêt de la collectivité[80], ce qui a pour effet de l’assujettir à des limites ou à des protections particulières (ex. : insaisissabilité, protection contre les exécutions forcées)[81].

Or, la propriété publique sur le territoire québécois est, en vertu du droit québécois, celle de la Couronne provinciale[82]. Les droits qui y sont rattachés sont exercés par l’État québécois au nom des citoyens du Québec[83]. L’obligation d’exercer le droit de propriété collective des terres a aussi pour conséquence d’avoir à en faciliter l’accès au public, le tout en fonction de l’intérêt de la collectivité québécoise dit « intérêt public[84] ». Se superposeront à ces lois les droits et les obligations découlant de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[85]. Au Nitassinan, les droits fonciers collectifs des Innus, bien qu’ils aient été reconnus et confirmés par la Constitution, n’ont pas encore fait l’objet d’une reconnaissance par le judiciaire ni par le politique. Du coup, seules demeurent des obligations de la Couronne d’agir honorablement dans la gestion de ces territoires[86]. Il va de soi que le droit contribue ainsi à la dépossession territoriale des Innus, lesquels rejettent cette façon de voir les choses.

Quant aux ressources minérales de manière spécifique, le droit québécois énonce qu’elles sont également la propriété de l’État. Arnaud Gingras-Tremblay résume ainsi la situation :

Le principe de droit commun établi par le Code civil prévoit que la propriété du sol emporte celle du dessus et du dessous. Cependant, ce principe est tempéré par le fait que le propriétaire doit notamment respecter les droits publics sur les mines. En ce qui a trait aux droits miniers réels immobiliers, la Loi sur les mines édicte d’abord qu’ils constituent une propriété distincte du sol sur lequel ils portent. Cet article est déclaratoire. Ainsi, ils constituent un régime d’exception au principe établi à l’article 951 du Code civil. Or, à qui revient la propriété de ces droits si ce n’est pas au propriétaire du sol ? L’article 3 de la Loi sur les mines indique que le droit aux substances minérales, sauf celles de la couche arable, fait partie du domaine de l’État. Ce principe s’applique sous réserve des articles 4 et 5 de la même loi, lesquels prévoient que le droit aux substances minérales ne fait pas partie du domaine de l’État dans certaines circonstances[87].

Cet auteur ajoute :

L’État québécois est donc, en vertu de ces lois, propriétaire des droits sur les ressources minérales se trouvant sur le territoire de la Province. Ce droit de propriété l’autorise à concéder des droits réels immobiliers par le biais des différents titres dont la Loi sur les mines permet l’octroi. Ces droits réels constituent cependant une propriété distincte de celle du sol sur lequel il porte. Conséquemment, une personne peut détenir des droits réels sur les ressources minérales présentes dans un sol dont elle n’a pas la propriété.

En fait, ces droits sont des démembrements du droit de propriété de la Couronne provinciale sur le tréfonds. Le titulaire d’un bail minier ou d’une concession minière a, selon la Loi sur les mines, les droits et obligations d’un propriétaire. Cependant, la majorité des droits miniers réels immobiliers ne sont pas constitutifs du droit de propriété. Le droit le plus développé octroyé en vertu de la Loi sur les mines est le bail minier qui accorde des droits similaires à celui du propriétaire au titulaire du bail. Ce droit est cependant assorti de limitations importantes. Selon Lamontagne et Brisset des Nos, le régime minier québécois n’accorde pas de réels droits de propriété aux titulaires de droits miniers, il s’agirait plutôt de droits distincts.

La question de la propriété immobilière des ressources minérales est éminemment plus complexe que celle concernant les droits de propriété mobilière. En effet, une fois que les ressources minérales sont extraites ou séparées du sol, elles acquièrent la qualification de biens meubles. Leur propriétaire est donc en droit de les transformer ou de les aliéner à la suite de leur extraction[88].

En d’autres termes, le droit québécois pose le principe de la domanialité des ressources minérales[89]. Tant que les ressources minérales sont rattachées au sol, elles demeurent la propriété de l’État. L’extraction des ressources fait en sorte d’en changer la nature légale, leur permettant alors d’être, par exemple, vendues ou transformées. Dans ce contexte, les contrats conclus entre les minières et les peuples autochtones, sous forme d’ERA, portent légalement sur une partie du domaine de l’État, et ce, tant et aussi longtemps que la ressource n’a pas été extraite.

Soulignons par ailleurs que la mine Raglan se situe sur des terres de catégorie III, telles qu’elles sont décrites par la CBJNQ. En vertu de cette dernière, ces terres font partie du domaine public québécois[90]. Sauf pour les régimes spéciaux de droits prévus dans la CBJNQ, la Loi sur les mines s’applique à ces terres et aux ressources qui s’y trouvent[91].

Enfin, d’autres éléments naturels, qui peuvent aussi faire l’objet de projets visés par des ERA, sans être la propriété de l’État, ont un usage commun à tous[92]. L’air et l’eau, sous certaines conditions, font partie de cette catégorie[93], comme le rappelle le préambule de la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection[94]. Quant aux forêts, le préambule de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier[95] explique qu’elles « occupent un immense territoire et qu’elles constituent un bien collectif inestimable pour les générations actuelles et futures ». En somme, la propriété collective[96] du territoire et des ressources (minérales, forestières, hydriques et même fauniques) est un principe cardinal du droit québécois[97]. En donnant le feu vert à des projets d’extraction ou d’exploitation, les ERA jouent un rôle névralgique dans la gestion de ces ressources.

2.2 Les obligations prévues dans les ententes : le consentement et l’exercice de droits collectifs, les atténuations des impacts et les avantages collectifs négociés

La lecture des ententes négociées avec les entreprises minières, que ces ERA aient été conclues par les Inuits ou par les Innus, montre bien que leur dimension sociétale est largement sous-estimée par le discours du « contrat privé ». À partir des différentes clauses de ces ententes, nous démontrerons ci-dessous que les mesures d’atténuation des impacts environnementaux, les droits ancestraux au fondement de l’ERA, le consentement de même que les avantages obtenus le sont tous, sauf exception, au nom et au bénéfice de sociétés politiques. Une dimension individuelle existe certes, puisque — nécessairement — les mesures négociées au profit des communautés le sont aussi au bénéfice de leurs membres, ou de certains d’entre eux, individuellement (pensons aux entrepreneurs, aux travailleurs, aux aînés, aux femmes, aux chasseurs ou aux jeunes, etc.).

Dès leur préambule, toutes les ententes que nous avons étudiées mettent clairement en lumière le caractère collectif des enjeux sous-jacents : « les Uashaunnuat affirment le titre indien, des droits ancestraux et des droits issus de traités » à l’égard du territoire visé et qui sera touché par le projet, tant au Québec qu’à Terre-Neuve-et-Labrador et qu’en conséquence leur consentement est requis avant la réalisation du projet[98]. Ou encore : « Inuits have rights, titles, claims and interests in mainland Nunavik pursuant to the [CBJNQ] and claim to have rights, titles, claims and interests in the offshore area surrounding Québec and Labrador, which are currently the subject of negotiations with the Government of Canada[99]. » Dans l’Entente Iron Mines, l’entreprise reconnaît l’existence possible des droits et admet que le projet aura des incidences sur les Uashaunnuats et le territoire[100]. L’Entente Tata Steel ne reconnaît pas formellement les droits constitutionnels des Uashaunnuats, mais concède plutôt que ces derniers les font valoir vigoureusement et que, en tout état de cause, l’ERA n’a pas d’incidence sur ces droits[101]. L’Entente ArcelorMittal va plus loin en affirmant ne faire aucune admission, mais souhaitant néanmoins conclure une entente afin d’obtenir le consentement des Uashaunnuats[102]. Cette ERA se distingue des autres en ce qu’elle vise un projet d’extension de travaux antérieurs, lesquels ont porté atteinte aux droits territoriaux des Innus par leur impact important sur le territoire[103]. À ce titre, elle permet à l’entreprise d’obtenir quittance pour tous les dommages-intérêts, passés ou à venir, concernant les projets antérieurs et actuels[104]. Compte tenu des incidences environnementales, mais aussi des atteintes passées ou envisagées à l’exercice des droits des groupes visés, toutes les ERA affirment souhaiter en arriver à établir une « relation fondée sur le respect mutuel[105] » ou encore la confiance[106] ; les ententes ArcelorMittal et Raglan ajoutant à cela vouloir une ERA fondée sur la « certitude[107] ». Les incidences dénoncées portent sur des droits « revendiqués », dont le caractère collectif, à l’instar des droits issus de traités, a été largement admis par la doctrine[108] et la jurisprudence[109]. Soulignons ici que, dans l’Entente Iron Mines, les Uashaunnuats ne reconnaissent ni n’admettent les droits « revendiqués » par les autres Premières Nations sur les territoires visés par le projet[110] et qu’une clause assure la sauvegarde de leurs droits constitutionnels[111]. L’Entente Raglan, quant à elle, « is expected to contribute to the social, economic and cultural well-being of Inuit, generally, and of those Inuit residing in Salluit and Kangiqsujuaq, particularly[112] ». Dans les ententes Tata Steel et Iron Mines, les termes du préambule sont confirmés d’abord par les objectifs qui se trouvent indiqués à la clause 2.1, puis par les obligations convenues entre les parties et détaillées dans les chapitres suivants. Les objectifs de l’Entente ArcelorMittal reflètent aussi les termes de son préambule, puisqu’ils mettent en exergue, en plus des éléments relevés pour les deux autres ententes, la volonté de résoudre des différends quant aux projets antérieurs et actuels et de garantir un climat de certitude, ce qui se concrétise, dans cette entente précisément, par l’inclusion d’une clause de quittance et de libération pour les dommages causés par les projets antérieurs et actuels[113].

L’Entente Tata Steel donne un exemple de la manière dont le consentement au projet s’exprime dans les ERA :

4.1 Consentement au Projet. En concluant l’Entente de principe et la présente Entente, les Uashaunnuat, représentés par ITUM, ont donné leur consentement à l’aménagement du Projet conformément aux dispositions de l’Entente de principe et de la présente Entente. ITUM s’engage à ne poser aucun geste ayant pour effet de retarder, de bloquer ou d’entraver de quelque façon que ce soit la réalisation du Projet et à prendre toutes les mesures raisonnables pour que ses membres en fassent de même, à moins que TSMC ne remplisse pas ses engagements aux termes de la présente Entente, défaut qui est confirmé par un tribunal, un arbitrage ou par entente mutuelle des Parties, et à la condition qu’aucune disposition de la présente Entente n’empêche ITUM d’exiger que les gouvernements de Terre-Neuve-et-Labrador, du Québec et du Canada s’acquittent de leur obligation de consulter et, s’il y a lieu, d’accommoder les Uashaunnuat relativement au Projet[114].

Suivant les ententes ou projets d’ententes que nous avons consultés, le consentement au projet se traduit par un engagement par les représentants de la Première Nation de ne pas empêcher (nuire, bloquer, entraver, retarder) la réalisation du projet et même, dans le cas de l’Entente Tata Steel, de prendre des mesures positives raisonnables pour que les membres, individuellement, en fassent de même. L’Entente ArcelorMittal va encore plus loin quant à la responsabilité de la communauté à l’égard des agissements de ses membres, puisque cette dernière peut être tenue d’indemniser l’entreprise en cas d’interruption de la production ou de la contestation de l’entente devant les tribunaux[115]. L’Entente Raglan cherche aussi à sécuriser le soutien des Inuits à l’égard du projet, ce qui est confirmé par l’autorisation que ceux-ci donnent au projet et par leur engagement à ne pas entamer de poursuites légales ni prendre aucune action qui empêcherait ou retarderait les autorisations environnementales nécessaires à la réalisation du projet[116]. De plus, les Uashaunnuats « déclarent, garantissent et conviennent » qu’ils ne s’opposent pas à la délivrance ou à la reconduction de baux ou de permis demandés ou encore devant être demandés pour mettre en oeuvre le projet visé par l’entente[117]. Ils affirment aussi qu’« en ce qui a trait à l’obligation du gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador de consultation et d’accommodement […] l’ITUM reconnaît et a informé le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador que la consultation et les accommodements requis à l’égard des permis déjà délivrés relativement au Projet ont été exécutés de façon satisfaisante[118] ». Au contraire, l’Entente Iron Mines stipule que rien n’empêche les Uashaunnuats de « s’assurer de l’engagement » des autorités terre-neuviennes, québécoises et canadiennes de les consulter et, s’il y a lieu, de les accommoder[119]. Quant à l’Entente ArcelorMittal, elle énonce que les autorités gouvernementales consulteront et accommoderont les Uashaunnuats, mais que ces derniers n’invoqueront aucun manquement de la part des mêmes autorités[120]. Or, l’obligation de la Couronne de consulter se caractérise aussi par sa dimension collective, dans la mesure où c’est le groupe revendicateur ou titulaire du droit revendiqué qui est visé par cette obligation[121].

En échange de ce consentement et de l’engagement qui l’accompagne, les ententes Tata Steel et Iron Mines prévoient, tout d’abord, différentes mesures de protection de zones sensibles (« Kautaitnat » et « Papateu Shipu », situées près du mont Ivory), soit en y prohibant tout développement[122], soit en protégeant, en préservant et en respectant ces zones, leur utilisation et la relation qu’entretiennent les Uashaunnuats avec elles[123], ou encore en s’engageant à y atténuer les incidences économiques, sociales, culturelles ou spirituelles[124], ou bien en s’assurant d’informer les employés et les entrepreneurs de l’emplacement et de l’importance des zones sensibles. Du coup, on cherche à garantir le respect de certains droits culturels[125], spirituels[126] et politiques[127].

Ensuite, dans toutes les ERA à l’étude, des mesures de nature sociale et économique sont également prévues, telles que la mise en place d’un programme d’éducation et de formation professionnelle culturellement adapté et de soutien à l’emploi, notamment et aussi par des adaptations culturelles[128]. Dans les ententes Tata Steel et ArcelorMittal, le programme de formation est lié à chaque étape du projet, mais il n’en déborde pas le cadre — au contraire de l’Entente Iron Mines dont le plan prévoit des mesures de soutien à la formation secondaire et postsecondaire[129]. Parmi les accommodements culturels en milieu de travail, notons que Tata Steel, ArcelorMittal et Iron Mines s’engagent toutes à « établir et [à] mettre en oeuvre des horaires de rotation […] qui, dans la mesure du possible, permettent aux Uashaunnuat d’exercer des activités traditionnelles et de remplir des engagements communautaires[130] ». La reconnaissance de congés culturels, de congés de deuil culturellement adaptés, de congés pour la chasse à l’outarde ou encore le partage d’emplois contribuent à assurer le respect des droits culturels autochtones[131], lesquels sont des droits collectifs. Il en va de même pour la permission donnée aux traiteurs d’offrir des aliments prélevés dans la nature, l’interdiction de chasser imposée aux non-Innus et la permission donnée aux Innus d’honorer leurs pratiques spirituelles[132], spécialement par la création d’un espace réservé à cet effet[133]. Par ailleurs, diverses mesures de soutien financier sont prévues dans les ERA. En outre, l’Entente Tata Steel prévoit, de manière spécifique, le financement d’un centre innu de formation professionnelle qui serait établi à Sept-Îles[134].

L’Entente Raglan, qui suit un modèle rédactionnel différent des autres ERA à l’étude (par exemple, elle contient peu de références aux valeurs et aux normativités inuites) a, elle aussi, pour objectif « [t]o ensure that the Inuit Beneficiaries and, in particular, Inuit Beneficiaries of Salluit and Kangiqsujuaq, derive direct and indirect social and/or economic benefits during both the Development and Operations Phases of the Raglan Project[135] ». Cet objectif se traduit par des engagements en matière de formation, d’embauche et de relations de travail, lesquels doivent donner lieu à l’adoption de politiques antidiscriminatoires et interculturelles en vue d’assurer l’harmonie sociale[136]. Les mesures d’appui à la rétention des employés inuits se limitent à l’offre de nourriture culturellement adaptée, à l’organisation de spectacles d’artistes locaux et d’activités sportives entre employés et résidents, au droit des Inuits de vendre de l’artisanat au magasin de la mine et à la possibilité de suivre des cours de langue (inuktitut, français ou anglais) dans la mesure où cela est lié aux exigences de l’emploi[137]. L’Entente Raglan prévoit également des horaires de travail différents de ceux des employés venus du sud, c’est-à-dire deux semaines de travail pour deux semaines de congé plutôt que la formule quatre pour deux dans le cas des travailleurs navetteurs (fly-in, fly-out)[138]. Cependant, de manière générale, les avantages négociés en matière de formation, de conditions et de relations de travail répondent davantage aux besoins de l’entreprise qu’à ceux des familles et des communautés (ainsi, on note la formation des travailleurs à l’anglais ou au français, plutôt que la formation des superviseurs à l’inuktitut ou encore l’absence de congé culturel)[139]. L’Entente Raglan prévoit aussi des mesures afin de prioriser, sous réserve de standards d’effectivité, de rentabilité et de qualité, les entreprises inuites au moment de l’attribution des contrats de travail, de services et de biens[140].

À l’instar du chapitre de l’Entente Iron Mines[141] se rapportant à la protection du milieu environnemental, celui de l’Entente Tata Steel consacré à ce sujet se caractérise aussi par son aspect collectif. Cet élément est moins présent dans l’Entente ArcelorMittal où l’on fait néanmoins et notamment référence aux usages sociaux, économiques, culturels et spirituels du milieu environnemental par les Uashaunnuats. La dimension relationnelle entre les Innus et le territoire est moins marquée dans cette dernière ERA que dans les deux autres. Dans l’ensemble, les objectifs en matière environnementale sont bien illustrés par la disposition suivante tirée de l’Entente Tata Steel :

9.1 Objectifs. Les objectifs du présent chapitre sont les suivants :

a) faire participer les Uashaunnuat à la conception ou à l’amélioration et à la mise en oeuvre de mesures de protection de l’environnement qui atténuent les incidences environnementales du Projet ;

b) reconnaître, respecter et refléter la relation particulière que les Uashaunnuat entretiennent avec leur environnement naturel et les valeurs, traditions et connaissances connexes ;

c) respecter et protéger l’air, la terre, l’eau, les ressources aquatiques, la faune, les ressources archéologiques et culturelles et l’économie fondée sur les ressources naturelles, qui sont essentiels au mode de vie et au bien-être des Uashaunnuat ;

d) faciliter l’apport et la participation des Uashaunnuat […] ;

e) promouvoir l’acquisition de capacité des Uashaunnuat en ce qui a trait aux questions environnementales liées au Projet ;

f) concevoir et mettre en oeuvre les méthodes et mécanismes nécessaires aux termes desquels TSMC et les Uashaunnuat collaboreront pleinement et efficacement à la surveillance environnementale et à l’atténuation des Effets environnementaux du Projet[142].

Ces objectifs sont suivis par des principes à respecter en matière de protection environnementale, parmi lesquels se trouvent notamment celui de la « reconnaissance des valeurs particulières que les Uashaunnuat attachent à la région où les gisements sont situés » et celui de la « pleine considération et utilisation des connaissances traditionnelles[143] ». Soulignons que les autres principes énoncés dans la même disposition, comme le respect du développement durable et de la gestion écosystémique, font écho, dans une certaine mesure, aux valeurs et aux principes de l’ordre coutumier innu au regard de l’accès et de la gestion du territoire[144]. Parmi les obligations imposées à l’entreprise par l’Entente Tata Steel, certaines ont une portée collective manifeste. Notons par exemple l’obligation de « tenir une réunion annuelle avec les familles uashaunnuat qui sont les détentrices des territoires familiaux qui correspondent approximativement aux lots de trappe 207 et 211 afin de donner à ces familles la possibilité d’aborder et de régler leurs préoccupations concernant ces lots de trappe[145] ». Ou encore l’obligation de participer, une fois l’an et sur demande, à des séances d’information « au profit des Communautés uashaunnuat », le tout devant aussi comprendre un sommaire annuel de l’état de l’environnement au profit des communautés uashaunnuates[146]. Les mesures de protection environnementale sont complétées par la création d’un comité conjoint de surveillance de la mise en oeuvre des obligations prévues dans l’entente et auquel peuvent participer les familles les plus directement touchées et les aînés. Ce comité a notamment pour rôle de faciliter, d’intégrer et de coordonner la participation des communautés, des familles, des organismes compétents et des entreprises uashaunnuates. Ses décisions, recommandations et autres tâches sont prises à l’unanimité[147].

Enfin, l’Entente Tata Steel prévoit, sous réserve des droits de propriété intellectuelle, l’obligation de prendre en considération le savoir traditionnel quant à la conception et à la réalisation du projet[148] ainsi que celle de ne pas perturber ni enlever les ressources archéologiques tant que les parties n’ont pas convenu des mesures à prendre pour les protéger, lesquelles doivent tenir compte de la nature et de l’importance des ressources archéologiques en question[149].

De manière générale, l’approche retenue dans l’Entente ArcelorMittal semble se distinguer des deux autres ERA conclues avec les Innus. Dans cette ERA, on ne trouve, dans le chapitre portant sur l’environnement, aucune référence aux valeurs culturelles ou spirituelles ou aux relations particulières des Innus à l’égard de la terre ou encore aux familles. Au mieux, l’Entente ArcelorMittal a pour objectif de « [r]econnaître, lorsqu’approprié, le savoir traditionnel et les valeurs des Uashaunnuat[150] ». L’essentiel des engagements de l’entreprise en matière d’environnement va au chapitre de la consultation : celle-ci se concrétise par la mise en place du comité conjoint de surveillance environnementale — instance également créée par les autres ententes. Cela dit, l’entreprise s’engage à adopter, dans la mesure où cela est faisable techniquement et économiquement, les meilleures pratiques en matière de performance environnementale (ISO 14000) et à réduire son empreinte environnementale ainsi qu’à se conformer à la réglementation applicable[151].

En échange du consentement des Innus, les ententes Tata Steel et Iron Mines prévoient que des redevances, calculées sur le montant des ventes de minerai, seront versées dans un fonds général ou particulier mis sur pied par le conseil ITUM ou selon le mode de versement qui leur conviendra[152]. À l’instar d’ailleurs de ce que l’on trouve dans l’Entente Iron Mines[153], mais non dans l’Entente ArcelorMittal, le volet collectif de ces versements est, une fois encore, mis en lumière par l’Entente Tata Steel :

10.7 Les avantages financiers prévus au paragraphe 10.1 sont destinés à contribuer à l’objectif de protéger les droits et intérêts des Uashaunnuat, leur mode de vie, leur relation avec la terre et leurs activités traditionnelles et tiennent compte des besoins économiques des générations actuelles et futures. ITUM doit remettre à TSMC un rapport sommaire décrivant l’utilisation des avantages financiers dans les six (6) mois suivant la fin de chacun de ses exercices financiers[154].

Les autres initiatives socioéconomiques prévues dans les ententes Tata Steel et Iron Mines concernent également le soutien et le développement de la culture innue, par exemple :

  • création d’un fonds des activités traditionnelles autochtones au profit des activités traditionnelles uashaunnuates et des familles les plus touchées par le projet[155] ;

  • participation et encouragement d’autres entrepreneurs au financement d’activités éducatives et récréatives organisées par le conseil ITUM[156] ;

  • création d’un fonds musical au nom et avec la contribution de Philippe McKenzie « afin de soutenir l’expression artistique et musicale au sein des Communautés uashaunnuat, particulièrement de la jeunesse uashannuat[157] » ;

  • versement d’un montant unique de 20 000 dollars au conseil ITUM afin de contribuer à l’entretien d’une piste de motoneige qui sera aménagée près de Schefferville[158] ;

  • entretien du cimetière innu[159] et construction d’une statue religieuse par un artiste innu à la suite de la consultation de la famille McKenzie[160].

L’Entente ArcelorMittal se distingue, à ce chapitre aussi, des autres ententes. Les montants prévus sont versés à trois moments différents et en vertu de trois bases de calcul distinctes[161] :

  • le premier versement d’un montant forfaitaire se fait à la signature (3 millions de dollars, montant duquel on doit déduire 400 000 dollars en vue de la construction d’une partie d’une piscine communautaire pour une communauté non signataire de l’entente, soit Matimekush-Lac John (MLJ)) ;

  • le deuxième versement a lieu trimestriellement en cours de production et est calculé à partir de la production de minerai de fer ;

  • le troisième et dernier versement, montant forfaitaire également, est remis annuellement à des fins de développement socioéconomique : « Afin de promouvoir le renom d’AMMC et de faciliter l’embauche par AMMC d’une main-d’oeuvre qualifiée de Membres, AMMC doit faire un paiement annuel de huit cent mille dollars (800 000 $) à ITUM en vue du développement économique des Uashaunnuat et de MLJ[162]. » Ces derniers montants contribueront à soutenir les divers projets socioéconomiques, politiques et culturels de la communauté innue, y compris le soutien aux démarches en matière d’autonomie gouvernementale[163].

À l’évidence, même dans l’Entente ArcelorMittal, qui est davantage axée sur les besoins de l’entreprise que les autres ERA à l’étude, les montants versés en échange du consentement des Innus le sont à des fins collectives.

L’Entente Raglan reconnaît aussi le principe suivant lequel les versements doivent se faire sur une base forfaitaire annuelle en y ajoutant des revenus calculés sur le partage du profit desquels sont soustraits certains coûts, le tout devant être versé aux parties inuites au profit de tous les bénéficiaires inuits[164]. Les montants des taxes qui pourraient être prélevées par le Gouvernement régional Kativik doivent être déduits des montants versés annuellement à la Société Makivik pour une période de 10 ans[165].

Aucune des ERA que nous avons étudiées n’a planifié de versements directs aux individus. En revanche, l’Entente Raglan prévoit que la société minière doit conclure de nouvelles ententes comprenant des mesures compensatoires à l’égard des individus qui subiraient des pertes (camps, équipements, relocalisation)[166]. Comme le montrent toutefois les recherches à ce sujet, la redistribution individuelle des montants reçus peut être réalisée par les communautés par la suite[167].

Enfin, l’Entente ArcelorMittal prévoit que des exemplaires des ERA doivent être mis à la disposition des membres de la communauté à des fins de consultation, mais qu’aucune reproduction du texte, quelle qu’elle soit, ne sera distribuée[168]. L’Entente Raglan, quant à elle, est entrée en vigueur au moment de sa signature par les parties ; la consultation du document par les bénéficiaires inuits n’y est pas prévue[169]. Il est probable que ces mesures s’expliquent par les clauses de confidentialité généralement incluses dans ce type d’ERA.

3 Les portées intercommunautaire et intergénérationnelle des ententes sur les répercussions et les avantages

La dimension collective des ERA, ou leur caractère public plutôt que privé, outre qu’elle est mise en lumière par la nature des parties de même que de leur objet et de leurs obligations, ressort de l’analyse de leurs différentes portées. La portée intracommunautaire, d’abord, est bien sûr inhérente au caractère public des parties autochtones à l’ERA ainsi que de son objet et de ses obligations. Nous examinerons maintenant les portées intercommunautaire et intergénérationnelle, souvent passées sous silence par le discours du contrat privé, ce qui nous permettra, de nouveau, de mettre en exergue leur dimension collective.

3.1 La portée sociétale des ententes sur les répercussions et les avantages : les conséquences sur les relations intercommunautaires

Plusieurs aspects des ERA nous permettent de conclure que celles-ci ont non seulement des effets ou des conséquences de nature juridique à l’intérieur même des communautés signataires, mais qu’elles influent aussi sur les communautés voisines et la société dominante dans son ensemble. C’est ce qui nous fait dire qu’elles ont, en plus de leur portée intracommunautaire, une portée intercommunautaire. Les mesures prises au chapitre de l’environnement, de la consultation, de la coexistence interculturelle et des revendications concurrentes d’autres nations autochtones illustreront notre propos. Ces mesures ayant, pour la plupart, été présentées dans la partie précédente, nous ne reviendrons ci-dessous que sur certaines d’entre elles.

Dans le cas des mesures environnementales, par exemple, rappelons tout d’abord que les comités de protection environnementale (CPE) créés dans les ententes conclues par les Innus doivent être consultés au sujet de l’élaboration de toutes les demandes de permis et d’études d’impact sur l’environnement découlant de la réglementation étatique[170]. Ces CPE peuvent être paritaires[171], ce qui signifie que la voix des Innus, dans les processus environnementaux québécois ou fédéraux, ne se fait pas toujours entendre distinctement de celle du promoteur qui cherche à réaliser son projet[172]. Pour les Innus, pour les communautés autochtones voisines, mais aussi pour les autres collectivités locales avoisinantes, régionales ou nationales, la voix des peuples autochtones apporte un éclairage significatif concernant les impacts sur le milieu environnemental et humain. Les connaissances singulières — tant historiques que contemporaines — du terrain, les effets sur l’exercice des droits ou encore les déplacements des familles, des animaux et des artéfacts sont des éléments signifiants permettant d’en arriver à des études d’impact de qualité[173]. Or, celles-ci sont, en vertu du droit étatique, menées par les autorités gouvernementales au nom de la collectivité nationale, laquelle est formellement, sous réserve des droits des peuples autochtones, propriétaire des terres et des ressources.

En plus de ces mesures, certaines dispositions, qui se présentent comme des avantages obtenus au terme des négociations, comprennent en réalité des engagements à ne pas contrevenir à la législation étatique. La seule présence de tels engagements montre la faible effectivité du droit étatique, lequel fait écho, dans un État démocratique comme le Québec, à la volonté des citoyens. Dans l’optique du principe du constitutionnalisme et de la primauté du droit, principes reconnus en droit constitutionnel canadien, cet écueil est problématique pour la société dominante, mais aussi pour les peuples autochtones — lesquels échangent, en fin de compte, leur consentement contre le respect des règles étatiques amélioratrices qui devraient être appliquées en toute égalité et équité. Pour illustrer notre propos, relevons que certaines dispositions de l’Entente Iron Mines en matière linguistique reconnaissent que l’entreprise :

  1. ne peut pénaliser les Innus s’ils ne sont pas en mesure de s’exprimer en anglais ;

  2. doit faire des efforts raisonnables pour embaucher des superviseurs ayant au minimum une connaissance pratique du français et un personnel d’encadrement apte à s’exprimer clairement en français ;

  3. doit traduire les offres d’emploi vers le français ;

  4. doit mener des entrevues d’embauche en français[174].

Or, le droit de travailler en français est, au Québec, un droit garanti par la Charte de la langue française[175]. En vertu de cette dernière, l’entreprise de 50 travailleurs et plus a l’obligation d’obtenir un certificat de francisation, lequel a pour objectif « la généralisation de l’utilisation du français à tous les niveaux de l’entreprise », y compris la connaissance de la langue officielle par les dirigeants et les membres du personnel et l’emploi du français comme langue de travail[176]. Les modalités prévues dans l’Entente Iron Mines sont ici inférieures aux obligations légales de l’entreprise en matière linguistique[177]. En vue de respecter les droits culturels prévus dans la Charte des droits et libertés de la personne, de telles dispositions auraient été intéressantes si elles avaient favorisé la revitalisation et l’épanouissement de la langue innue dans l’espace public[178]. Ce n’est cependant pas à cette ambition que répond l’Entente Iron Mines.

Les multiples obligations de financement de projets d’infrastructures communautaires dans les domaines de l’éducation, de la formation professionnelle, de la culture, des loisirs et du sport ou de la conservation du patrimoine culturel sont aussi des mesures qui font écho à la faible effectivité du principe de la primauté du droit et aux divers manquements étatiques à l’égard des sociétés inuites et innues en ce qui concerne l’offre ou le soutien à des services publics appropriés[179]. En vertu de la Charte québécoise[180], les peuples autochtones ont aussi le droit à une instruction de qualité culturellement adaptée et publique — financée par l’État — et gratuite, ce qui signifie que cette instruction ne doit pas être obtenue en échange de concessions à l’égard d’un projet de développement majeur, comme le sont les développements miniers[181]. Le financement ainsi octroyé par le partenaire privé cautionne dès lors les divers manquements des collectivités québécoise et canadienne à l’égard des Innus et des Inuits, et contribue potentiellement à perpétuer ces déficiences du financement des services publics, lequel — dans une optique de bonne gouvernance — doit être approprié, stable et attribué équitablement sans aucune forme de discrimination[182]. À l’évidence, les lacunes quant au soutien de l’État aux services publics culturellement adaptés pour les peuples autochtones ne peuvent qu’alimenter une dynamique de méfiance[183] et mettre en péril le processus de réconciliation qui a été entamé dans la foulée des travaux de la Commission de vérité et réconciliation du Canada[184].

S’agissant toujours des relations interculturelles, il faut saluer l’engagement des entreprises à lutter contre les diverses formes de discrimination, et ce, par l’adoption de politiques antidiscriminatoires et de mesures de rétention. Une fois encore, nous devons cependant relever que ces mesures font écho à des droits déjà prévus dans les lois québécoises, ce qui soulève la question de savoir si les protections légales s’appliquent de manière appropriée à l’égard des travailleurs autochtones[185].

Certaines dispositions mettent ainsi nettement en lumière les lacunes du cadre législatif québécois dans le domaine du droit du travail eu égard au droit des peuples autochtones de « maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe[186] ». On peut s’interroger sur les raisons qui font en sorte que les conceptions élargies de la famille ne sont pas prises en considération, par exemple dans le cas des congés de deuil, ou encore la raison pour laquelle les périodes de chasse ne sont pas d’office reconnues par la loi comme des périodes de congés culturels.

En d’autres termes, en prévoyant des dispositions précises à ces sujets, les ERA illustrent quelques-unes des multiples facettes des défaillances de l’État à l’égard des peuples autochtones. Il ne serait toutefois pas exagéré d’exiger de l’État québécois qu’il prévoie certaines mesures en matière de droit du travail pour contrer la grande discrimination auxquels font face les Autochtones dans ce milieu, pour répondre aux conceptions particulières de la famille ou encore aux besoins culturels, spirituels et alimentaires des membres des communautés autochtones, notamment innues et inuites. Il ne nous semble pas non plus exagéré d’exiger de l’État québécois qu’il applique ses lois de nature protectrice et amélioratrice quant aux conditions de vie et de travail à l’ensemble de la population sans aucune forme de discrimination.

Les effets des ERA sur les relations entre les sociétés dominante et autochtones sont ainsi révélateurs des écueils de la législation québécoise. Il reste que les ERA génèrent parallèlement des conséquences sur les relations entre diverses communautés autochtones. L’Entente ArcelorMittal, pour ne prendre que cet exemple, prévoit à son chapitre 4 et à son chapitre 10 des mesures avantageuses pour la communauté innue de MLJ, même si celle-ci n’est pas signataire de l’ERA. Au terme d’une entente entre les Uashaunnuats et les Innus de MLJ, qui doit être communiquée au promoteur, les Uashaunnuats verseront un montant de 400 000 dollars en vue de contribuer au financement d’une piscine communautaire et le conseil « ITUM déclare que MLJ reconnaîtra de façon appropriée la contribution d’AMMC au financement de cette construction[187] ». Il faut aussi souligner la teneur des engagements des Uashaunnuats qui concerne les autres communautés ou peuples autochtones. Au chapitre 4 de l’Entente ArcelorMittal, les Uashaunnuats déclarent que le projet ne se trouve sur les terres d’aucun autre peuple autochtone, sous réserve des droits affirmés des Innus de MLJ[188]. On y précise que les montants versés « représentent les avantages globaux et maximaux » que l’entreprise s’est engagée à remettre à tous les peuples autochtones, y compris à la communauté de MLJ[189]. Les Uashaunnuats déclarent aussi que cette communauté ne s’opposera pas à l’accès au projet à l’entreprise, à ses employés et aux autres entrepreneurs ou mandataires[190], pas plus qu’elle ne l’interdira. Les Uashaunnuats s’engagent à ne pas encourager les autres peuples autochtones à prendre des mesures pouvant entraver, faire cesser, empêcher ou retarder le projet et ils les inciteront à faire de leur mieux pour en arriver à un règlement négocié. Les Uashaunnuats prennent également le ferme engagement de trouver une résolution satisfaisante à une poursuite judiciaire qui serait entamée par un autre peuple autochtone (ex. : règlement négocié, désistement ou autre arrangement)[191]. Cet engagement s’étend aux actions qui pourraient être le fait des membres et des groupes de membres de la communauté de MLJ[192]. Au surplus, si l’entreprise ArcelorMittal doit entreprendre un recours judiciaire pour mettre fin à des agissements ou à des conduites des Innus de MLJ, les Uashaunnuats devront débourser un montant maximal de 500 000 dollars (ou 200 000 dollars si le recours vise les membres ou un groupe de membres de la communauté de MLJ — outre qu’ils devront soutenir l’action de l’entreprise à leurs propres frais[193]) pour couvrir les coûts raisonnables découlant de l’interruption du projet[194]. En revanche, dans l’Entente Iron Mines, l’entreprise s’engage, à l’occasion d’appels d’offres, à accorder un pointage particulier aux soumissions qui comprennent des engagements envers les Uashaunnuats, les Innus de MLJ et les Naskapis[195]. Les entreprises de ces nations doivent également avoir préférence dans l’octroi de contrats, « dans la mesure où elles sont concurrentielles » et sous réserve des obligations légales de l’entreprise et d’un régime d’avantages (benefits plan) de Terre-Neuve-et-Labrador[196]. Enfin, l’Entente Iron Mines prévoit que l’entreprise peut conclure des ERA parallèles avec d’autres groupes autochtones. C’est pourquoi elle inclut des dispositions en vue de régler les conflits entre les ERA et affirme qu’elle ne constitue en aucune façon une reconnaissance des Uashaunnuats de quelques droits ancestraux ou issus de traités des autres nations sur le territoire visé par le projet[197]. Il reste que le CPE établi par l’Entente Iron Mines doit compter des représentants de plusieurs Premières Nations[198].

Quant aux Inuits, le préambule de l’Entente Raglan rappelle que ces derniers prétendent avoir des droits, des titres et des intérêts « in the offshore area surrounding Québec and Labrador[199] ». Ces revendications, en cours de négociation avec les autorités fédérales au moment de la conclusion de l’Entente Raglan, a donné lieu à l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavik en 2008[200]. Cet accord, qui ne réfère ni à l’ERA ni au projet Raglan, impose de nouvelles règles et de nouveaux processus quant à l’aménagement et à la protection du territoire marin. Si l’Entente Raglan ne semble pas, dans ce cas de figure, avoir nui à la négociation avec les autorités fédérales, on peut néanmoins se demander si ses dispositions auraient été différentes si celle-ci avait été conclue après l’Accord de 2008 plutôt que de l’avoir précédé, ce qui nous amène à nous questionner encore une fois au sujet des conséquences des ERA sur les rapports entre les nations[201].

3.2 La portée temporelle des ententes sur les répercussions et les avantages : les conséquences sur les relations intergénérationnelles

En plus de leurs conséquences sur les relations entre diverses communautés locales, régionales ou nationales, les ERA génèrent des effets à long terme. Les projets qu’elles visent se réaliseront en effet sur une ou plus d’une génération, suivant notamment le projet de mine en question, l’état du projet ou encore le cours des minéraux[202]. Cette dimension temporelle signifie que les mesures négociées auront une incidence durable sur la communauté. À ce chapitre, les ERA prévoient généralement que les différends pouvant subvenir en cours de route seront réglés par la négociation ou encore l’arbitrage ; les prestations principales, quant à elles, semblent être fixées et non sujettes à renégociation[203]. La prise en considération des effets à long terme d’une ERA s’illustre principalement par les mesures traitant des imprévus en matière environnementale ainsi que de la fermeture et du réaménagement du site minier. La dimension intergénérationnelle peut aussi être illustrée par les mesures nuisant à l’équilibre des avantages obtenus et les impacts subis par les différents groupes d’âge. Voyons chacune de ces questions dans l’ordre.

Tout d’abord, il convient de se questionner sur la capacité du texte négocié à s’adapter équitablement aux imprévus en matière environnementale. Il n’est pas question ici de remplacer la prise de mesures concrètes par des mesures adaptatives lorsque les impacts sont prévisibles[204]. C’est ce qu’explique la Cour fédérale dans une décision récente :

[121] However, there is clearly a conflict between the parties as to what this entails. Taseko’s proposal relied on adaptive management ; that is, Taseko proposed that environmental risks and mitigation measures could be dealt with during further stages of development. Other parties considered this an inadequate approach, and sought more information on the risks and feasibility of mitigation.

[122] The Panel recognized the possibility of adaptive management, but found that it could not defer important decisions to the next stage of the process. In the Report, the Panel referenced the requirement that it act in a precautionary manner and stated, with respect to water quality in particular :

Taseko declined to provide some materials requested by the Panel and by other participants (e.g., description of water quality model for Fish Lake). To deal with the resulting uncertainties, the Panel considered various risk management strategies, including adaptive management in some circumstances. However, when the Panel concluded the potential adverse environmental effects were potentially “significant”, it did not agree that deferring decisions on the approach to manage the risk to subsequent regulatory processes is appropriate. It is necessary at the environmental assessment stage for the Panel to determine if a significant adverse effect is likely and to consider if and how the risk can be managed to acceptable levels.

If, after reviewing the record of information for the review, the Panel decided that there were serious uncertainties about a potential adverse environmental effect and the ability to manage that effect and the risk of serious or irreversible environmental harm was high, then the Panel adopted a precautionary approach.

[123] It was reasonable for the Panel not to accept Taseko’s “vague assurances” that it would engage in adaptive management in order to deal with adverse environmental effects. The Panel sought information on environmental effects and mitigation measures, and Taseko refused to provide this information. It was entirely reasonable, and in line with the Panel’s (reasonable) interpretation of the precautionary principle, for the Panel to conclude that the concentration of water quality variables in Fish Lake (Teztan Biny) and Wasp Lake would likely be a significant adverse environmental effect.

[124] Indeed, acceptance of vague adaptive management schemes in circumstances such as these would, in my view, tend to call into question the value of the entire review panel process – if all such decisions could be left to a later stage, then the review panel process would simply be for the sake of appearances[205].

Si l’obligation de prendre toutes les mesures en application du principe de précaution s’impose[206], il reste que des prévisions d’impacts mal établies, des précautions insuffisantes, sans que soit intégrée une souplesse quant à de possibles aménagements à travers le temps, peuvent poser des problèmes importants de gouvernance territoriale. À ce propos, il est possible de s’inspirer du principe de gestion adaptative, lequel oblige à tenir compte des nouvelles technologies et informations à mesure de leur disponibilité, particulièrement lorsque des impacts environnementaux étaient clairement incertains ou imprévisibles[207]. Voilà pourquoi la dimension temporelle de l’ERA nécessitera, pour être équitable, une bonne capacité d’adaptation qui sera surtout respectueuse de la position de la partie autochtone quant aux effets du projet sur l’exercice de ses droits territoriaux. L’Entente Raglan établit par exemple que de nouvelles mesures d’atténuation pourront dans l’avenir être retenues en fonction d’impacts imprévus. Le caractère subjectif de l’importance des impacts, élément expressément mentionné dans cette ERA, permet de justifier la souplesse qu’il convient de donner aux mesures d’atténuation au fil du temps[208]. Il en va de même pour l’état des connaissances scientifiques et techniques, lequel peut, conformément aux dispositions de cette ERA, influer sur le choix d’adopter de nouvelles mesures d’atténuation[209]. La minière ArcelorMittal, quant à elle, s’engage à respecter les normes étatiques, le système de gestion ISO14000 ainsi que les « meilleures pratiques de gestion environnementale économiquement applicables qui sont généralement reconnues par le secteur minier canadien[210] ». La considération de la dimension temporelle se trouve cependant principalement dans la création du CPE qui jouera un rôle de conseiller tout au long du projet. Cela dit, dans la formulation de la clause portant sur les imprévus, le point de vue de la partie autochtone est moins valorisé qu’il ne l’est dans l’Entente Raglan. On y lit ainsi que les impacts environnementaux imprévus doivent être démontrés à l’entreprise, laquelle doit agir raisonnablement dans l’évaluation de cette preuve. En concertation avec les Uashaunnuats, l’entreprise doit effectuer les travaux de mitigation environnementale supplémentaires et raisonnables qui peuvent être nécessaires pour corriger la situation[211]. De son côté, l’Entente Iron Mines prévoit de manière spécifique que l’évaluation des effets environnementaux doit être adaptée en tenant compte de la longue durée de vie du projet[212]. On peut y lire ce qui suit : « Chaque année, le CPE doit examiner les plans de suivi et d’entretien à long terme et formuler des recommandations à LIM quant à ceux-ci. En consultation avec le CPE, LIM doit finaliser le programme de suivi et d’entretien à long terme au plus tard un (1) an avant la fermeture prévue des Projets[213]. » Comme le rappelle cependant la Cour fédérale dans l’extrait cité plus haut, les principes de gestion adaptative ne doivent pas remplacer les obligations qui découlent du principe de précaution[214].

Il importe aussi de relever que toutes les ententes étudiées prévoient des engagements précis concernant la fermeture des mines et la restauration des lieux. Dans le cas de l’Entente ArcelorMittal, on renvoie essentiellement aux obligations légales[215], tout en incluant une consultation des Uashaunnuats avant la demande d’un certificat de libération auprès des autorités gouvernementales ou encore avant l’aliénation finale de l’équipement et des infrastructures — les Innus ayant alors un droit de préemption[216]. Il est également entendu que les entreprises innues pourront négocier de gré à gré avec la minière pour l’obtention des contrats de fermeture et de réaménagement des lieux et que, en l’absence d’accord, la minière pourra procéder par appel d’offres[217]. L’Entente Iron Mines semble, sur ce point, aller plus loin quant au respect des droits des Innus. D’une part, elle reconnaît que les plans de réaménagement sont évolutifs, conformément à un processus adaptatif de gestion environnementale et « doivent incorporer les technologies nouvelles et émergentes[218] ». D’autre part, outre qu’elle s’engage à respecter ses obligations légales, la minière consent à appliquer un plan progressif de restauration ainsi qu’à se conformer à des exigences minimales quant à la restauration de la région ou des zones touchées, et non uniquement quant au site minier. De plus, cette ERA prévoit que, sous réserve de ce qu’énonce la loi, « les Premières nations concernées se verront accorder un pouvoir décisionnel de dernier ressort quant aux décisions finales touchant les chemins, les ponts et les autres infrastructures d’accès[219] ». C’est la seule disposition de cet ordre dans l’ensemble des ERA que nous avons étudiées. Son intérêt réside bien entendu dans son respect des droits au développement et à l’autodétermination des nations visées. L’Entente Tata Steel, pour sa part, s’engage à demander un certificat de libération auprès des autorités gouvernementales dès lors que les Innus se seront montrés satisfaits des travaux de réaménagement et de restauration. Ceux-ci prennent l’engagement d’agir raisonnablement, mais ils n’ont qu’un délai de 30 jours pour signifier leur satisfaction à la minière[220]. Les ERA prévoient également des dispositions assurant la préférence pour l’acquisition de l’équipement et des infrastructures à la fin du projet[221].

Enfin, les aspects économiques des ERA présentent des enjeux eu égard à l’équité intergénérationnelle. Selon une doctrine déjà bien établie, les clauses des ERA mettant en avant les engagements de la minière en matière de formation et d’emplois profiteraient davantage aux jeunes aptes à occuper les emplois qu’aux aînés ou encore aux personnes inaptes à travailler ou incapables d’occuper ces emplois, par exemple pour des raisons de santé ou familiales[222]. Toutes choses égales d’ailleurs, on peut soutenir l’hypothèse que l’accroissement du niveau d’emploi occupé contribuera au bien-être de la communauté dans son ensemble. Cela ne semble toutefois pas se traduire dans les statistiques socioéconomiques[223]. Du reste, une lecture systématique des ententes étudiées met en lumière que les engagements qui concernent directement les aînés sont peu nombreux[224] et se concentrent surtout sur la protection des lieux et des activités traditionnelles[225], leur indemnisation ou la mise en place de mesures réparatrices[226], leur consultation[227], l’intégration de leur savoir ou leur participation à la surveillance environnementale[228] et la valorisation du bien-être familial[229].

Conclusion

L’objectif de notre texte n’était pas de catégoriser les ERA comme des véhicules à proscrire ou à adopter, mais plutôt de susciter une réflexion sur leur caractère, sur leur qualification et sur leur véritable rôle dans la gouvernance territoriale. Notre analyse nous amène à la conclusion que les ERA sont des textes de nature publique. Le principe posé quant à leur interprétation est que le droit commun étatique s’y applique, comme c’est le cas d’ailleurs pour les contrats publics, sauf dérogation. Compte tenu de leurs conséquences dans l’espace et dans le temps, sur les relations entre les groupes nationaux, que ce soient les communautés avoisinantes ou la société dominante dans son ensemble, nous pensons que des règles particulières devraient s’appliquer à de tels contrats qui se caractérisent, comme le démontre notre analyse, par leur dimension collective, publique ou sociétale. À notre sens, ces règles devraient prendre en considération les éléments suivants :

  1. la nature des parties aux ERA et plus particulièrement le fait que les nations autochtones sont des entités publiques exerçant leurs pouvoirs en vertu de leur souveraineté inhérente, dotées de leurs propres ordres juridiques ;

  2. la nature collective des ressources au coeur des projets visés et des ERA conclues, de même que la nature collective des droits en jeu, sur lesquels existent, à notre avis, une responsabilité de gardiennage partagée entre l’État et les peuples autochtones ;

  3. les effets engendrés sur les nations autochtones et entre elles, par exemple entre les diverses générations, de même qu’entre les sociétés autochtones et québécoise.

Concrètement, cela signifie que les autorités publiques québécoises et autochtones sont en droit et ont même le devoir de régir le contenu de ces ERA pour tenir compte de leur caractère singulier. À l’instar d’un système d’indemnité qui impose des obligations aux pétrolières, l’État a la légitimité et le pouvoir d’imposer des balises aux entreprises qui souhaitent exploiter des ressources publiques, par exemple en ce qui a trait au droit des peuples autochtones de se faire entendre distinctement dans le contexte des demandes de droits d’exploitation ou des processus d’évaluation environnementale qui s’ensuivent. À cet égard, l’État peut soutenir les communautés autochtones de manière à ce qu’elles procèdent elles-mêmes à leurs propres évaluations environnementales. De plus, le législateur a un rôle clé à jouer dans l’interdiction des clauses de nature abusive, notamment celles qui imputent à la partie autochtone signataire de l’ERA les agissements de tiers. L’État a également un rôle pour renforcer le rapport de force des peuples autochtones dans les négociations. En rendant obligatoire l’obtention du consentement, préalable, libre et éclairé des peuples autochtones en cas de projet de développement majeur et en reconnaissant les droits fonciers des peuples autochtones, l’État contribuerait à renforcer cet équilibre entre les parties, lequel influe sur les sociétés autochtones et québécoise.

Cela dit, considérant la nature publique des parties autochtones signataires des ERA, nous estimons que les peuples autochtones ont aussi la capacité de prévoir, dans des politiques, les conditions de leur adhésion collective aux projets de cette nature. Autrement dit, plutôt que de négocier au cas par cas le consentement communautaire, les peuples autochtones nous semblent en droit de réfléchir et d’adopter en amont, conformément à leur procédure décisionnelle, les conditions essentielles de leur consentement à des projets d’exploitation des ressources. Si les politiques publiques ne sont jamais parfaites, elles ont au moins l’avantage d’être plus légitimes, transparentes et, surtout, de poser clairement et démocratiquement, les règles du jeu qui touchent l’ensemble de la communauté. Cette manière de précéder refléterait aussi mieux le caractère collectif des ERA.

Parallèlement, une réflexion s’impose quant aux effets intersociétaux des ERA. Il nous semble que les modèles d’ERA que nous avons étudiés montrent les écueils des services offerts par l’État aux peuples autochtones et la nécessité, pour l’État québécois mais également pour les autorités fédérales, de renforcer la qualité des services publics culturellement adaptés qui sont offerts à l’heure actuelle (lorsqu’ils le sont) aux peuples autochtones sur l’ensemble du territoire de l’État. Ces écueils renforcent en effet la dynamique de méfiance entre les groupes. En ce sens, l’actuel soutien financier discrétionnaire et instable ne permet certainement pas aux autorités autochtones d’assurer le plein développement social, culturel et économique auxquels ont droit leurs citoyens. On peut ici légitimement se demander si les ERA auraient la même substance, voire si elles verraient le jour, en présence de communautés locales bien soutenues par l’État. Au chapitre du rôle de l’État, ce dernier nous semble aussi avoir l’obligation de prendre en considération et de reconnaître légalement les différences culturelles des peuples autochtones, et ce, à la hauteur des exigences des instruments internationaux. Cela devrait amener le législateur à revoir la protection qu’il accorde aux langues autochtones dans le milieu de travail, aux diverses formes de discrimination auxquelles les Autochtones font face dans ce milieu, de même qu’à la place des congés de deuil élargis et des congés culturels dans les lois du travail et les lois de nature sociale. Ces droits culturels fondamentaux ne nous paraissent pas devoir être négociés comme des « avantages » obtenus en échange de l’exploitation de ressources qui sont, elles aussi, fondamentales au maintien des cultures et des traditions autochtones. Or, dans ce cas précis, le défaut du Québec de reconnaître les droits fonciers des peuples autochtones et leurs conceptions de la territorialité leur est, de notre point de vue, grandement préjudiciable et renforce la méfiance entre les peuples.