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«On range énormément de choses disparates derrière l’expression de management public, dans la lignée de Lynn [1996] puis Hood on peut estimer que ce fait vient de la pluralité des visions qu’adoptent auteurs et praticiens. Tantôt considéré comme un art, tantôt vu comme une science, le management public peut tout aussi bien être considéré comme un mouvement ou comme un outil de légitimation. »

Gibert, 2008, p.7

En identifiant ces quatre figures du management public, Gibert confirme les caractéristiques d’une discipline à la fois ouverte, pluridimensionnelle, se développant aux confins de logiques académiques et professionnelles. Cette pluralité de perspectives est du reste assez proche de l’évolution chaotique des idées et des connaissances propre aux sciences sociales (Abbott, 2001, 2006). Le chaos des idées prend ainsi souvent le pas sur l’ordonnancement disciplinaire (Fabiani, 2006).

Sans doute le phénomène est-il encore accru en management public qui est une discipline jeune dont le projet est relativement clair (puisqu’essentiellement tourné vers l’amélioration de la performance des organisations publiques) mais qui reste en quête d’ancrages théorique et méthodologique. La grande variété thématique des recherches et des pratiques des administrations ne fait d’ailleurs qu’alimenter cette complexité. L’un des éléments forts dans ce paysage a été depuis les années 1980 l’introduction, sous la bannière du « nouveau management public » des méthodes du management privé dans les organisations publiques. Ce mouvement, même s’il est loin d’être unifié (Ferlié, 1996), a modifié en profondeur les pratiques des acteurs publics (Facal et Mazouz, 2013). Il est également à l’origine d’un renouvellement théorique qui se manifeste aussi bien par l’émergence de nouveaux courants de pensée que par la résurgence d’anciens modèles, comme les thèses néo-wéberiennes. Cette vitalité théorique, bien qu’elle offre à la recherche des voies prometteuses, ne contribue guère à clarifier le paysage. Le management public est d’ailleurs souvent décrit comme une discipline composite aux contours flous et aux fondements instables (Kelman, 2005).

Comment parvenir alors à une représentation claire des nouveaux courants de pensée qui irriguent le management public ? Qu’apportent-ils de réellement nouveau ? Qu’ont-ils éventuellement de commun (ou de singulier) ? Quelles controverses peuvent-ils alimenter ? Quel type de veille exercer sur ces nouvelles approches ? Dessinent-elles une épistémologie commune aux recherches en management public ? Livrent-elles des connaissances actionnables aux praticiens ? Autant de questions que se propose d’explorer et de discuter cet article de nature théorique comme invite à le faire Kelman (2005) dans son apostrophe « public management needs help ». Cette recherche étudie dans quelle mesure les nouveaux courants de pensée en management public contribuent à structurer un champ de recherche, et s’interroge sur la possibilité une théorie de management public « unificatrice » en sciences de gestion (Bourgon, 2007).

La perspective est celle des sciences de gestion. Pour autant, la démarche s’inspire d’une approche pluridisciplinaire. Afin d’identifier les faisceaux d’idées communes apparus au sujet du management public depuis le nouveau management public, nous procédons par une revue de la littérature en sciences de gestion avec des emprunts disciplinaires variés mais en se focalisant sur l’aspect gestionnaire.

L’objet de cet article est de mettre en exergue certains des courants de pensée contemporains en management public et d’évaluer leur contribution potentielle à l’édification du champ du management public. Il s’agit ainsi de montrer les phénomènes de composition/recomposition des savoirs en management public et voir dans quelle mesure la discipline se nourrit de ces nouveaux savoirs.

Le projet théorique de cette contribution sur la structuration des savoirs en management public est exposé dans la première partie. Il est étayé dans la seconde partie par une analyse bibliométrique permettant d’étudier empiriquement la croissance des connaissances en management public. Dans une troisième partie, les difficultés de théorisation et d’identification d’un véritable champ disciplinaire sont exposées et discutées.

Positionnement du projet théorique en management public

La quête d’un paradigme en management public n’a pas comme objectif de séparer un « concept autoréférentiel » du politique (Rochet, 2010, p.7) mais s’inscrit comme une réponse à une demande de la communauté scientifique et praticienne sur le sujet. Ce vaste chantier nécessite préalablement de s’interroger sur les difficultés que rencontre la discipline, sur la nature de l’approche retenue pour procéder à l’identification des nouveautés en management public et de se questionner sur les moyens mobilisés pour repérer des grandes tendances.

Etudier les savoirs en management public

« La science n’a d’autre fondement que la croyance collective dans ses fondements que produit et supporte le fonctionnement même du champ scientifique » P. Bourdieu (1976, p.99). En d’autres termes, il n’y a pas de science qui ne repose sur des représentations collectives qui lui donnent son assise et lui confèrent son autorité. L’idée, ainsi reformulée, n’est pas nouvelle puisque depuis Kant, il est admis que la connaissance se définit par l’exigence d’a priori. Simmel, à sa manière, confirme l’idée, soulignant les présupposés subjectifs de la connaissance scientifique qui créditent d’une certaine façon le travail scientifique et en constituent l’armature conceptuelle (Simmel, 1987). Même si Bourdieu énonce un principe de philosophie de la connaissance communément partagé et régulièrement repris, il y ajoute l’idée originale de champ comme mécanisme générateur de ces croyances collectives. Cette notion connaît aujourd’hui un regain d’intérêt non seulement chez les héritiers de Bourdieu[1] mais aussi de la part auteurs qui en livrent une vision plus contrastée (Fligstein, 2012; Eyal, 2013; Medvetz, 2012). Elle a inspiré notre démarche consacrée à une réflexion sur les principes à l’oeuvre dans les nouvelles théories du management public, sur les croyances constitutives de la discipline et sur l’émergence d’un véritable « champ scientifique ».

Un exercice de réflexivité disciplinaire

Cet article procède d’une démarche réflexive, menée par un petit groupe de chercheurs en management public, soucieux de s’assurer de pratiques solides de recherche et de s’ouvrir aux nouveautés de leur discipline, conscients également de devoir participer activement à la construction de cadres théoriques et conceptuels.

Cet élan de réflexivité disciplinaire n’est du reste pas si rare en sciences de gestion (Brabet, 1999; Laroche, Nioche, 1998; Lemaire, Mayrhofer et Milliot, 2012), sans doute parce que cette discipline est en permanence sollicitée pour répondre à de nouveaux problèmes et faire face à de nouvelles pratiques, ce qui la conduit à revisiter régulièrement ses fondements (Laufer, David, 2001). Cette démarche réflexive s’accompagne donc le plus souvent d’un effort de régénération théorique. Elle s’accomplit également le plus souvent à des moments de déstabilisation de la discipline, lorsque les modèles en usage révèlent leurs limites et que les chercheurs sont en quête de modèles de rechange. C’est d’ailleurs ce que suggère Kuhn (1970) soulignant que les « révolutions scientifiques » surviennent à la suite de l’épuisement des paradigmes en usage. Après des années de suprématie du « nouveau management public » décliné par ses multiples avatars, le management public se trouve manifestement à ce tournant, devant négocier le virage du « post nouveau management public ». La doxa qui s’est, depuis plus de deux décennies, instituée comme pensée hégémonique paraît de plus en plus contestée. Les institutions internationales ont véhiculé des idées et des pratiques qui constituent des solutions génériques et ont contribué à alimenter l’idée que la bureaucratie traditionnelle est dysfonctionnelle. L’importation d’idées et modèles de l’anglosphère s’ouvre cependant de plus en plus à la contestation, offrant des alternatives théoriques (Pollitt et Bouckaert, 2011) et des approches souvent moins normatives que celles qui ont prévalu naguère (Pollitt, 2014) Ce travail de théorisation inspire les spécialistes du management public (Ferlie et al., 2003; Ashworth, 2013), avec la volonté affichée de sortir de l’obscurantisme (Hood, 2004). Le management public est-il e en train d’amorcer sa « révolution scientifique » ? Telle est l’interrogation qui est à l’origine de ce travail visant à repérer les conditions d’un décollage disciplinaire.

Cet exercice de réflexivité prend, dans le cas du management public, une tournure particulière du fait même de l’histoire de la discipline et d’une série de difficultés qui lui sont constitutives :

  • d’abord sa difficulté congénitale à expliciter ses spécificités et ses différences avec le management privé : la discipline est travaillée originellement par cette question de la « publicitude » (Bozeman, 2007) et régulièrement tentée par l’imitation des bonnes pratiques du privé, à l’instar de Fayol préconisant d’« industrialiser l’Etat » (Fayol, 1921). Cette imitation basée sur la recherche de performance n’est pas sans limites (Mazouz, Garzon et Picard, 2012). Le management public serait finalement « hybride » (Pettigrew,1997; Padioleau, 1999; Gibert, 2002) tout en étant le « résultat de la crise que connaît la délimitation entre secteur public et privé » (Burlaud et Laufer, 1980, avant-propos);

  • également, une difficulté de bornage : il n’est pas aisé d’établir et de fixer les contours d’une discipline qui de fait, s’apparente davantage à un carrefour disciplinaire (Bartoli, 1997) qu’à une discipline unifiée même si certains soulignent la richesse de cette approche pluridisciplinaire (Drechsler, 2005);

  • ensuite, des difficultés à se doter d’un véritable projet disciplinaire : les conceptions qui prévalent en matière de management public se distinguent par leur variété, même si elles sont partiellement complémentaires (Hood et Margetts, 2007; Gibert, 2008); il manque finalement à la discipline une véritable « intention », en dépit de développements empiriques nombreux et variés;

  • enfin, dernière difficulté et pas la moindre : le déficit chronique de conceptualisation, régulièrement dénoncé par les promoteurs mêmes du management public qui pointent l’absence de réflexion épistémologique, le manque d’appareil théorique (Ferlie et al., 2003[2]) et les difficultés à enrichir le capital théorique de la discipline (Thoenig, 2007). Il s’ensuit une situation paradoxale où les recherches empiriques se multiplient sans être pour autant cumulatives et contribuer à la cohérence disciplinaire. La confusion est entretenue du fait de la proximité entre connaissance ordinaire et connaissance scientifique. Beaucoup des trouvailles théoriques du management public ont été conçues à la faveur de séminaires de formation et résultent de co-productions inédites entre chercheurs en management public et praticiens de la chose publique (Chanut, 2004). Tout se passe en fait comme si la réflexion théorique peinait à s’affranchir de quelques évidences empiriques et à s’extraire des affirmations du sens commun.

  • Ces difficultés à constituer un paradigme ont déjà été étudiées à propos du Nouveau Management Public (NPM). Il convient de distinguer deux modes d’institutionnalisation (Kane, 2010) : sociale et interne (ou épistémique). Dans le domaine du management public, il est incontestable que le premier mode d’institutionnalisation sociale a joué. Ce point a d’ailleurs été bien documenté à propos de la communication territoriale (Bessières, 2012; Awono, 2015) où un ensemble d’acteurs (élus locaux, communicants publics, consultants, sociétés savantes) a contribué à promouvoir une offre de solutions à la fois théoriques et pratiques. Plus largement, les mêmes mécanismes de diffusion ont été observés pour le NPM qui a pris des formes différentes selon les pays, les structures, l’implication des élites (Dreyfus, 2002). Dans cette diffusion du NPM, le rôle particulier des organisations internationales a été mis en lumière (Gow et Dufour, 2000, Bezes, 2005). Il coïncide avec le développement des fonctions de conseil-intervention (Mazouz, 2009) qui ont joué, à côté des académiques, un rôle de passeur et de traducteur, notamment à travers la formalisation de bonnes pratiques (Gow, 1994; Gow et Dufour, 2000). Les colloques organisés par les associations savantes en management public ont contribué à cette interpénétration des milieux universitaires et professionnels, sans que leur rôle soit à ce jour pleinement documenté dans la littérature.

S’agissant de l’institutionnalisation épistémique du NPM, la littérature ne fait pas état d’un consensus, certains critiquant un « puzzle doctrinal » (Bezes, 2005) alors que d’autres évoquent la possibilité d’un paradigme (Gow et Dufour, 2000). Encore que la conclusion de ces derniers reste très circonspecte, avec des réserves sur l’universalité de ce paradigme et ses conditions de généralisation.

Observer la théorie en train de se faire

L’ambition de départ est donc apparemment simple : il s’agit d’identifier et d’évaluer les nouvelles avenues de recherches en management public, de repérer les théories émergentes et de voir comment elles se matérialisent; si des avancées théoriques sont faites dans ce domaine ou au contraire, si les possibilités de nouvelles conceptualisations sont épuisées. Bref, il s’agit de se livrer à un véritable travail d’idéologie au sens originel que Destutt de Tracy avait donné à ce terme, faisant référence à la science des nouvelles idées[3].

Le pari est risqué car le management public dont il est question ici assume son tour inachevé puisqu’il s’agit du management public « en train de se faire ». Observer ainsi la « théorie en train de se faire » (theorizing) exige donc à la fois un spectre large, des moyens de détection et une veille méthodique sur les travaux récents en management public. Ce travail s’est organisé collectivement au sein des collectifs de chercheurs, avec une division du travail correspondant aux spécialités de chacun (gestion des ressources humaines, marketing, stratégie, nouvelles technologies, etc.). La première étape a consisté en un travail de capitalisation sur la base d’une grille commune d’analyse et de quelques principes permettant de distinguer les nouvelles théories. C’est le matériau collecté dans cette première étape qui a permis de dresser quelques tendances et perspectives d’ensemble présentées dans cet article.

Le premier constat, en forme de surprise, a été d’observer l’émergence de nombreuses théories susceptibles de soutenir voire de contrecarrer la suprématie du management public. Une observation des productions récentes a permis ainsi de mettre en évidence une forte stimulation théorique au cours de la dernière décennie. En témoignent notamment les bilans contrastés établis par le British Journal of Management qui, à dix années d’écarts, soulignent les développements théoriques importants survenus entre 2003 et 2013. A l’évidence, la réflexion théorique en matière de management public est bien vivante et cette vitalité atteste, à ceux qui en doutaient encore[4], qu’il y a bien une vie théorique après le nouveau management public. Loin de conduire à une glaciation théorique, la déferlante du nouveau management public semble avoir eu pour effet de relancer des contre-courants critiques ou alternatifs. Le résultat est même assez déconcertant puisqu’il évoque selon les auteurs du OxfordHandbook of Public Management « une sorte de vide grenier théorique » (2005), avec une véritable difficulté à « maîtriser toutes les pièces du puzzle » et « l’impossibilité d’un terminus consensuel » (Pollitt, 2013). Cette profusion pose inévitablement la question de l’unité de la discipline et de ses fondements.

Penser le management public 

Pour analyser ces nouveautés théoriques et penser le management public, plusieurs angles d’approche féconds sont envisageables :

  • une démarche encyclopédique visant à produire un état des savoirs : outre qu’elle a déjà été tentée par ailleurs (Eymeri-Douzans, Bouckaert, 2013), l’approche aurait surtout pour effet de souligner la prolifération de théories, souvent concurrentes et exclusives les unes des autres, à l’instar de la somme dressée, non sans humour, en son temps par Sorokin pour les théories sociologiques (1965);

  • une approche foucaldienne en forme d’archéologie des savoirs (Foucault, 1969) : l’objectif est alors d’exhumer les structures, les systèmes d’idées et les représentations de chaque théorie du management public propre à chaque époque. Pour intéressante qu’elle soit, cette analyse suppose une perspective de longue durée, ce qui n’était pas ici l’objectif poursuivi, l’entreprise consistant plutôt à capter les théories émergentes;

  • une démarche socio-historique, mettant l’accent sur l’itinéraire des idées, leur trajectoire, l’histoire de leur réception, leurs traductions, leur circulation, à l’instar de la démarche engagée par Kaluszynski et Payre (2013) qui essaient de rendre compte de la façon dont les savoirs de gouvernement circulent entre pays, sont traduits puis transformés dans chaque espace national. Cette focale est également très riche, particulièrement dans cette perspective comparative adoptée par les auteurs mais elle exige de suivre les savoirs à la trace, depuis leur fabrication jusqu’à leur diffusion. Elle ne permet pas de capter facilement des savoirs émergents mais convient davantage à la compréhension d’effets de mode ou d’imitation de théories plus confirmées;

  • une perspective pragmatique conduisant à penser le management public comme l’émergence d’un nouvel espace de production des savoirs : l’idée est alors de cerner les rapports de pouvoir qui organisent les relations entre ces nouvelles théories, les critères de jugement et conventions qui les régulent, et les luttes qui se tissent autour de la définition du management public. Cette analyse de l’activité scientifique requiert à la fois une certaine distance et une perspective globale sur la discipline, choses éminemment difficiles pour des chercheurs eux-mêmes engagés dans cet espace de production des savoirs, soucieux d’investir ce marché des idées et de se démarquer;

  • une perspective bourdieusienne, dans la veine du texte séminal sur le champ scientifique (1976), invitant à tester une approche structurale sur le terrain de la sociologie du management public. Il s’agit alors d’identifier les mécanismes qui régissent dans le champ scientifique la concurrence entre les producteurs de savoirs, conduisant ainsi à révéler des comportements pas forcément désintéressés. L’approche est particulièrement intéressante pour un champ en émergence comme celui de management public car elle permet de mettre à jour les stratégies à l’oeuvre pour délimiter le champ, à travers notamment l’acceptation ou l’élimination des nouveaux entrants. L’aboutissement d’une telle démarche suppose néanmoins la collecte d’éléments empiriques sur les positions des auteurs dans le champ particulièrement difficiles à objectiver.

Notre démarche n’est exclusive d’aucune de ces approches, elle leur emprunte même quelques éléments clés, en particulier la référence à la notion de champ, mais son objet est délibérément plus restreint dans la mesure où l’objectif poursuivi se limite à :

  • rendre compte d’un panorama éclectique des chantiers en cours et de la pluralité des régimes théoriques, comprendre en quoi les nouvelles approches ont investi un marché relativement fermé et dans quelle mesure elles se démarquent de conceptions préexistantes;

  • voir si dans ce courant d’approches hétérogènes, il est possible de discerner un air de famille, un certain style; bref, des croyances ou représentations communes.

La réponse à ces questions devrait permettre d’avancer quelques conjectures sur les acteurs en présence dans ce champ, l’homogénéité de leurs positions, éventuellement la configuration et la délimitation du champ.

Pour être plus modeste, l’ambition n’en est pas moins ambitieuse puisqu’elle propose finalement de réinvestir la notion de « discipline », avec l’ambition de comprendre s’il est loisible de discerner dans ces savoirs émergents en management public, les traces d’un véritable « programme de recherche » (Lakatos, 1994) et d’un renouveau disciplinaire.

Approche empirique et premiers resultats 

Notre démarche se veut la fois quantitative (analyse bibliométrique) et qualitative (choix de corpus particulièrement représentatifs) dont les premiers résultats sont présentés dans cette seconde partie.

Une approche bibliométrique nouvelle dans le champ

Afin de guider nos recherches et de faciliter notre travail de repérage des savoirs émergeants en management public, une analyse bibliométrique a été réalisée. Elle met en évidence la forte progression de l’activité de recherche et une importante dispersion des savoirs.

Malgré leur intérêt reconnu, depuis longtemps, pour les décideurs publics (Price, 1981; Debackere et Glänzel, 2004), les techniques bibliométriques sont très peu mises en oeuvre par la communauté scientifique au sein du champ du management public. Ces techniques souffrent encore trop souvent d’une mauvaise image auprès des chercheurs. Cela s’explique certainement par le fait qu’en tant qu’analyse statistique de la production et de la diffusion des savoirs scientifiques (« science de la Science », Goldsmith, Mackay, 1965 ou « démographie » de la science, White et McCain, 1989), ces techniques sont de plus en plus utilisées pour l’évaluation de la production individuelle et collective des chercheurs (Heilbron, 2002). Nonobstant les usages dérivés de la scientométrie, celle-ci contribue à rendre compte d’une « structure objective des connaissances » (Chtioui et Soulerot, 2005), les techniques bibliométriques permettent le repérage des paradigmes (Tsai, 2011).

Afin de dresser le panorama et d’analyser l’évolution de l’activité scientifique en management public, nous proposons donc, dans une première approche, une analyse quantitative de la littérature relative au management public. Les importantes lacunes des bases de données bibliographiques (comme Web of Science, Mingers et Lipitakis, 2010) et des indices de citations dédiés aux Sciences sociales[5] (Kosmopoulos et Pumain, 2008; Smith, 2012) nous contraignent à une collecte manuelle des données. Le corpus de données a donc été construit grâce au dépouillement exhaustif de sept bases de données (Business Source Complete, EconLit, Vente et Gestion, Persée, JStor, Cairn[6] et le Sudoc[7]). Le référencement actuellement très vaste des publications dans les bases de données ainsi que les possibilités de recherches rapides multicritères ont permis ce choix. La variété des bases retenues s’explique par leur complémentarité. Ainsi, si les bases Business Source Complet, Jstor et EconLit regroupent pour l’essentiel des publications anglophones en management public, la consultation des bases Persée, Vente et Gestion et Cairn permet d’enrichir le panorama et d’analyser de façon tout aussi approfondie l’évolution de la recherche française en management public. La base du SUDOC a été ajoutée à l’analyse pour permettre d’intégrer les ouvrages de recherche. Il a en effet été montré qu’une grande partie de la recherche européenne en Sciences sociales s’expriment dans ces ouvrages, et ce, beaucoup plus que dans les sciences exactes comme le met en lumière par le rapport ScienceMetrix, (Archambault, Vignola-Gagné, 2004; Kosmopoulos et Pumain, 2008).

Afin de retracer, de façon pertinente, l’évolution générale de la recherche en management public, des mots-clés volontairement génériques, ainsi que leur traduction ont été retenus : « Management public », « Gestionpublique » et « Public Management ». Nous n’avons en revanche pas retenu les mots-clés « sciences administratives » et « administrative science » qui font souvent référence à la théorie des organisations dans son ensemble indépendamment d’une application au secteur public (Thompson, 1956). Ces mots-clés ont été appliqués spécifiquement aux revues d’économie et de management et peuvent se présenter dans le titre, le résumé ou dans le corps du texte des articles (pour les ouvrages, leur présence est détectée dans le titre et le résumé)[8]. Cette sélection a généré la collecte de 29 150 références. Le tableau 1 présente, de façon agrégée, le nombre de références bibliographiques ainsi collectées dans chacune des bases de données et pour chaque mot-clé.

Nous n’avions pas choisi de période de référence a priori.

Une fois l’intégralité des références recueillies, nous avons supprimé les doublons ainsi que les éditions successives d’un même livre. De plus, les « notes from editor », « announcement », « erratum » et autres « corrigendas » n’ont pas été conservés. L’analyse s’est ainsi fondée sur une base de données regroupant 20 931 références, dont 20 512 articles de revues et 1 686 livres, rédigées par 11 977 auteurs différents.

Pour chaque référence, le titre, le nom et prénom de chaque auteur, l’année, la revue ou l’éditeur ont été collectés. Les références ont ensuite été importées dans Excel et traitées à l’aide de tableaux croisés dynamiques.

Les résultats du travail bibliométrique

Nos premiers résultats mettent en évidence tout à la fois une expansion du champ comme sa dispersion.

Evolution du nombre de publications dans le champ du management public

Notre recherche montre que, même si le champ du management public a des racines assez lointaines (ex : Fouquet, 1696; Walker, 1888), celui-ci a véritablement pris son essor dans le milieu des années 1960 avant de connaître un ralentissement après 2006 (cf. Figure 1). L’évolution des publications de travaux scientifiques en management public a ensuite suivi une courbe logistique (Price, 1976; Tague, 1981), représentée sur la Figure 2 et caractérisée par trois phases successives de croissance : lente (… - 1982), exponentielle (1982 - 2006) et enfin linéaire (2006 - …). L’étude de l’évolution du nombre de publications dans le champ du management public suggère ainsi dans une forme de décollage de la recherche sur ce sujet.

Dispersion des publications dans le champ du management public

Dès les prémices des études bibliométriques, Lotka (1926) montre qu’au sein d’un thème de recherche, l’essentiel des publications sont le fait d’un « coeur » d’auteurs réduit (de très nombreux auteurs publiant très peu). Cette loi, généralisée par Murphy (1973) à l’ensemble des littératures scientifiques, s’applique parfaitement ici. En effet, la Figure 3 ci-dessous, montre que plus de 70 % des auteurs que nous avons répertoriés dans notre étude n’ont publié qu’un seul article ou ouvrage, et que seulement 1 % des auteurs ont publié 6 articles/ouvrages ou plus.

Tableau 1

Collecte des références par base de données et par mots-clé

Collecte des références par base de données et par mots-clé
Source : auteurs

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Il apparaît donc pertinent de consacrer une attention particulière aux auteurs les plus prolifiques (listés dans le Tableau 2) et qui entretiennent ainsi l’identité du champ (White et McCain, 1989).

Tableau 2

Les 25 auteurs les plus prolifiques du champ du management public

Les 25 auteurs les plus prolifiques du champ du management public
Source : auteurs

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Si la scientométrie se veut une représentation objective de la science, certains partis pris restent toutefois discutables (Pansu, Dubois et Beauvois, 2013). Cette analyse bibliométrique a un caractère exploratoire et les résultats sont intimement liés aux choix effectués en matière de collecte des données et de leur traitement. Elle pourrait être utilement complétée par des analyses fondées sur la collecte de données plus complètes (incluant notamment les citations présentes dans chaque article). Ceci permettrait en effet de réaliser une analyse de ces citations ou des co-citations, donnant ainsi une vision plus qualitative, fondée sur une analyse plus fine des principaux auteurs et paradigmes du champ avec de surcroît une visibilité des relations entretenues entre les différents éléments bibliographiques (co-citation, de mots ou théories fréquemment associés).

Cette approche est esquissée, à partir des données issues de la consultation des différentes sources : pages personnelles ou sites web personnels d’une partie des auteurs, Google-citations d’une partie des auteurs, les curriculum vitae d’une partie des auteurs, listes des comités de rédaction de certaines revues choisies., n Certains liens d’appartenance ou de collaboration entre les 25 auteurs les plus prolifiques en management public sont ainsi mis en évidence (Tableau 3, Figure 4 et Figure 5).

La question de la diffusion est classique dans le champ de l’innovation. Singulièrement, dans le domaine de la comptabilité les travaux classiques de Rogers repris par Becker, Wald, Gessner et Gleich (2015) ont permis de repérer les particularités de la diffusion des innovations de gestion. Pour Alcouffe et Gibassier (2016), un certain nombre de facteurs expliquent par exemple le succès des innovations, notamment la simplicité (même si elle ne peut être qu’apparente), également l’intérêt qu’elles peuvent avoir pour un certain nombre de parties prenantes, et enfin, le fait qu’elles soient insérées et défendues dans le cadre d’un réseau fort. D’autres facteurs avaient précédemment été mis en évidence tels que « les acteurs », « les canaux de communication », ou encore « des facteurs contextuels » (Alcouffe, Berland et Levant, 2003, p. 7). Quant à Berland, Boyns et Zimnovitch (2002), ils mettent en avant l’importance de la légitimité dans le processus de diffusion des innovations comptables et le rôle joué par les organisations professionnelles. La problématique de légitimation est aujourd’hui une explication de plus en plus avancée pour justifier de la diffusion des innovations dans le champ comptable (Chelli et Gendron, 2015).

Ce type d’analyse est transposable à notre objet. L’examen du corpus constitué par l’analyse bibliométrique met en évidence une circulation des idées au sein des associations scientifiques comme l’American association of public administration et laPublic Management Research Association et des comités éditoriaux des revues de références telle Administration and Society. La co-écriture fréquente entre quatre principaux auteurs (Boyne, Meier, O’Tolle, Andrews, par exemple Meier et al., 2015) participe de ce mouvement. L’hypothèse peut ainsi être avancée d’une diffusion des idées nouvelles sur le management public à travers ces réseaux scientifiques qui participent d’une forme de légitimation des connaissances autant qu’elles en facilitent la circulation.

Ces premiers résultats bibliométriques confirment l’hétérogénéité des recherches en management public. Ils sont à interpréter au regard des notions de théorie et de champ disciplinaire.

Le management public aux sources de nouveaux savoirs

Outre qu’ils permettent de révéler de nouvelles approches, ces premiers résultats permettent de repérer quelques défis de la théorisation dans le domaine du management public et les fragilités du champ académique.

FIGURE 1

Nombre de publications relatives au management public par an (1696 – avril 2014)

Nombre de publications relatives au management public par an (1696 – avril 2014)
Source : auteurs

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FIGURE 2

Fréquences cumulées de publications relatives au management public (1696 – 2013)

Fréquences cumulées de publications relatives au management public (1696 – 2013)
Source : auteurs

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FIGURE 3

Distribution du pourcentage d'auteurs en fonction du nombre d'articles publiés

Distribution du pourcentage d'auteurs en fonction du nombre d'articles publiés
Source : auteurs

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Tableau 3

Les 25 principaux auteurs en management public : une première description[9]

Les 25 principaux auteurs en management public : une première description9

Tableau 3 (suite)

Les 25 principaux auteurs en management public : une première description9
Source : auteurs

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La théorie au défi

Ces approches nouvelles en management public, permettent de saisir quelques-unes des difficultés de la théorisation dans le domaine du management public.

Ce travail de théorisation se heurte à quatre défis majeurs :

Le premier frein est l’absence d’une ontologie propre et d’une épistémologie adaptée à l’objet. Il apparaît en effet que ces recherches développées dans le champ du management public ne disposent pas de théories propres. La majorité des recherches recensées empruntent à des perspectives d’analyse variées (néo-institutionnalisme, approche foucaldienne, théorie de la structuration, etc.) et s’ancrent dans d’autres domaines (psychologie, sociologie administrative, économie publique, analyse des politiques publiques, etc.), important ainsi l’ensemble des ontologies et épistémologies de ces domaines.

Le deuxième frein à la théorisation tient précisément à l’augmentation des sujets pris en compte par le management public : aux domaines traditionnellement abordés (mise en oeuvre des politiques publiques, réforme administrative, gouvernance, etc.) se sont adjoints de nouveaux objets de recherche désormais reconnus comme légitimes et constitutifs du champ, par exemple, le leadership public, les motivations de service public (Perry, Wise, 1990 et Perry et al., 2010), la e-gouvernance.

Un troisième défi est celui de la conceptualisation : la multiplication des objets de recherche et des perspectives d’analyse ne semble pas toujours soutenue par un effort de conceptualisation conséquent. Il y a même à craindre quelques dérives liées à une forme de quasi-conceptualisation, celle-ci survenant généralement lorsque de nouvelles catégories d’analyse ou de nouveaux concepts deviennent d’usage courant, sans avoir toujours la robustesse requise (Thoenig, 2007). Il en est ainsi par exemple de notions en vogue aujourd’hui comme celle de « nouvelle gouvernance » (Osborne, 2006, 2010) ou encore de « motivation de service public » (Perry, Wise, 1990) qui nécessitent, de l’aveu même de leurs auteurs, quelques approfondissements conceptuels (Perry et al. 2010). La période récente a également vu fleurir des images, certes souvent évocatrices, mais qui ne se déclinent pas toujours en grilles analytiques puissantes, qu’il s’agisse de la métaphore précédemment évoquée des « marchés bureaucratiques » ou encore du concept de « nudge » (Thaler et Sunstein, 2008).

FIGURE 4

Carte illustrant les collaborations de co-écriture entre les auteurs

Carte illustrant les collaborations de co-écriture entre les auteurs
Source : auteurs

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Enfin, une quatrième difficulté tient au mode de fabrication de ces nouvelles approches en management public qui sont rarement une exclusivité académique. Ces avancées apparaissent en effet le plus souvent comme le fruit d’une dynamique conjointe entre chercheurs, hauts fonctionnaires et responsables politiques. D’ailleurs, il est patent que les savoirs en management public progressent le plus souvent à la faveur de réformes. Les développements sur le concept de « nudge » offre ainsi un exemple récent de ces apprentissages croisés, ayant débouché sur des avancées conceptuelles en matière de comportement organisationnel en même temps que sur la mise en oeuvre d’un programme de simplifications administratives. Il est même parfois difficile, dans les ouvrages consacrés au sujet, de distinguer le niveau de ce qui est décrit, de ce qui est prescrit (Sunstein, 2013). D’une certaine manière, le mode de production des savoirs en management public se rapproche du modèle de la « triple hélice » (Leydesdorff, Etzkowitz, 1996 et 2000) où les savoirs résultent de l’interdépendance et de co-évolutions entre trois pôles (institutions d’enseignement et de recherche, industrie, gouvernement). Dans le cas du management public, les trois pôles sont ceux des institutions de formation, de l’administration et de la sphère gouvernementale. Ce constat signale, de fait, la faible autonomie du management public par rapport au pouvoir (politique ou administratif); il suggère même que toute révolution scientifique en management public devrait passer par une révolution administrative.

En définitive, l’importance de ces défis soulève des doutes quant à la possibilité même d’un champ scientifique dans le domaine du management public.

FIGURE 5

Carte illustrant l’appartenance des auteurs aux comités de rédaction de quatre revues scientifiques

Carte illustrant l’appartenance des auteurs aux comités de rédaction de quatre revues scientifiques
Source : auteurs

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La possibilité d’un champ ?

La recherche effectuée en deux temps (bibliométrique et thématique) offre des indices pas toujours concordants sur la possibilité de fonder un véritable champ disciplinaire. Alors que l’analyse bibliométrique suggère les conditions d’un véritable décollage, l’approche plus thématique souligne au contraire les fragilités et la précarité de l’édifice disciplinaire.

Indices de constitution d’un champ

Parmi les signes caractéristiques de constitution d’un champ scientifique, il peut être relevé :

  • l’affirmation de nouveaux problèmes perçus désormais comme scientifiques qui font l’objet de démarches spécifiques et dessinent de nouveaux courants d’analyse, parmi lesquels le leadership public (O’Reilly, Reed, 2010; 2012), le marketing public ou encore l’innovation publique (Osborne, 2011; Touati et Denis, 2012);

  • l’apparition concomitante, sur le marché des idées, de nouveaux entrants se prévalant de démarches inédites, à l’instar de S. Osborne qui promeut une approche originale orientée vers la relation de service (Osborne, 2013);

  • les stratégies à l’oeuvre pour délimiter progressivement le champ des objets de recherche légitimes : en témoignent les introductions aux deux numéros spéciaux du British Journal of Management (Ferlie et al, 2003; Ashworth et al., 2013) qui d’une certaine manière, préfigurent des agendas de recherche pour le management public. Dans une perspective proche, de nombreux articles sont consacrées aux modèles alternatifs au nouveau management public, à l’instar de Pollitt et Bouckaert (2011) qui identifient trois voies de recherche appuyées sur trois modèles distincts : le nouveau management public, l’Etat néo-wébérien et la nouvelle gouvernance publique (Osborne, 2006). A l’évidence, la délimitation du champ devient un enjeu scientifique et probablement aussi, bien qu’il n soit difficile de le démontrer à partir des données constituées, un terrain de compétition entre institutions scientifiques (revues influentes, laboratoire spécialisés, etc.) pour imposer des formes légitimes d’expertise.

Toujours est-il que la recomposition des savoirs en management public semble ainsi s’organiser autour de quelques questions clés et problématiques renouvelées. Ces nouvelles théories réinterrogent d’abord la question des valeurs (avec la distinction valeur publique / valeur privée); elles renouvellent aussi la question de l’identité des agents publics (et de leur motivation). La problématique du leadership devient également centrale, particulièrement la question des rapports entre élites administratives et politiques. De façon inédite, ces recherches posent aussi la question de la nature du travail administratif, en mettant l’accent sur la relation de service (Osborne, 2013) et la figure du client / citoyen. Enfin, il semble que cette nouvelle génération de recherches réintroduise la question du politique, largement occulté par le nouveau management public. Elles suggèrent également des façons sensiblement nouvelles de conduire l’enquête, visant souvent à saisir les phénomènes dans leur observabilité concrète, dans une perspective quasi-ethnographique. Des enquêtes quantitatives, dans une approche souvent comparative, marquent aussi une volonté d’élargir l’échelle d’analyse, de s’affranchir des théories à moyenne portée.

De façon contrastée, les indices de consolidation sont tout aussi significatifs.

Indices de non consolidation

La fragmentation de la discipline et l’absence de controverses sont parmi les signes les plus patents de la faible consolidation du champ.

Il est difficile en effet de tirer de cet assemblage conceptuel des représentations globales ou des croyances communes qui pourraient s’apparenter à un « effet de champ ». Entre ces approches variées, les points de convergence sont difficilement perceptibles. Le champ du management public s’apparente plus à ce stade à une constellation de théories qu’à une théorie unifiée et il est difficile de dessiner, dans le foisonnement actuel des recherches, un programme fort de recherche. D’ailleurs, les revues académiques spécialisées en management public laissent s’exprimer un certain éclectisme. Cette absence de consolidation est peut-être attribuable à un manque de maturité d’une discipline restée dans une phase pré-paradigmatique. Toujours est-il qu’il est difficile de percevoir l’idée d’un front de recherche ou d’une aire de recherche (Mullins, 1972, Whitley, 1976, 1984) pourtant caractéristiques du champ scientifique.

L’absence (apparente) de controverses constitue un autre motif d’étonnement lorsqu’on examine le champ des recherches en management public. En effet, alors même que s’amorce une recomposition des savoirs, ces réagencements semblent s’effectuer sans soulever de grandes polémiques or précisément, le champ scientifique se construit souvent pas ces ruptures qu’alimente le jeu des dissensus entre pairs. Bachelard évoque ainsi ces « révolutions ordonnées » (Bachelard, 1953), inscrites dans la logique même de l’histoire de la science. Comme le rappelle Bourdieu (1976), cette sorte de « révolution permanente » s’accomplit au sein du champ où elle est rendue possible par l’accumulation de ressources (ce qu’il désigne comme l’incorporation du capital scientifique) et par le jeu d’institutions qui supportent et alimentent ces controverses. Dans le cas de figure du management public, il est difficile de percevoir une telle dynamique : l’accumulation de recherches et d’approches nouvelles ne produit pas cet effet d’entraînement et aucune institution scientifique (société savante, revue académique, instituts de recherche, etc.) n’est encore visiblement entrée dans cette forme de dynamique de rupture. Il est même loisible de se demander si ces nouvelles théories n’entretiennent pas subrepticement une forme de continuité avec le nouveau management public, sans cesse rappelée en référence, même si c’est pour introduire un point de vue critique. Finalement, les nouvelles approches chahutent assez timidement les façons et les catégories de penser forgées dans la période du nouveau management public. Certaines analyses apparaissent même comme la continuité du nouveau management public, par d’autres moyens (en particulier les approches en termes de marketing public qui privilégient un certain client-centrisme). En définitive, il est loisible de se demander si les logiques de succession ne l’emportent pas sur les logiques de subversion, pour reprendre la formule de Bourdieu (1976).

Discussion 

Les résultats établis ne permettent finalement pas véritablement de conclure quant à l’émergence d’un champ scientifique autonome. Tout juste peut-on saisir quelques indices de constitution d’un champ et confirmer les fragilités qui menacent cet échafaudage théorique.

Les limites de l’analyse tiennent en partie à la nature des données collectées qui, en l’état, sont insuffisantes pour percevoir les stratégies à l’oeuvre au sein du champ et capter véritablement les conditions effectives d’un décollage. Sans doute, le prolongement donné à cette recherche devrait-il permettre de mieux explorer cette dimension relationnelle du champ. C’est plus le constat de la circulation des idées et de leur émergence qui est établi que l’explication du pourquoi et du comment même si des premiers éléments ont pu être avancés en la matière.

Une autre limite importante tient à l’utilisation assez lâche qui est faite de la notion de champ. Au regard de la version initiale formalisée par Bourdieu, quelques impasses ont été faites. En particulier, la notion d’intérêt a été évacuée, faute de données suffisantes. Il n’a pas été possible par exemple, de démontrer que ce champ des idées en management public est aussi un espace de compétition pour des auteurs soucieux de valoriser, conserver, et échanger les ressources acquises. Ces dimensions qui ont trait à la fois à la dynamique et à l’économie du champ n’ont donc à l’évidence pas été suffisamment explorées, conduisant de fait à affaiblir cette notion de champ.

D’autres limites tiennent enfin aux ambigüités mêmes de la notion de champ dont de nombreux aspects restent encore mal clarifiés. Concernant en particulier la formation de croyances et représentations communes au sein de la discipline qui était au point de départ de notre réflexion, le processus reste incertain. Dans la perspective présentée par Bourdieu, ces croyances résultent de la structuration même du champ. Fligstein (2012) adopte une approche différente, suggérant au contraire que ce sont les interactions et la recherche d’un sens collectif [shared meaning] qui influencent la structure du champ. Inspirée très librement de cette conception, nous avons cherché à voir en quoi ces nouvelles théories étaient susceptibles de converger pour créer du sens collectif. Les résultats jettent alors un certain doute sur la possibilité d’un champ, du fait même de l’absence de représentations partagées sur les principes fondateurs de la discipline.

En définitive, la notion de champ a servi d’heuristique commode, permettant de pointer l’absence de stabilisation de la discipline mais mettant également au jour des évolutions prometteuses et une réelle avancée des savoirs. La référence à un champ scientifique autonome trouve cependant des limites pour traduire la dynamique des idées en management public. Peut-être conviendrait-il d’explorer d’autres figures mises en évidence récemment par la littérature, par exemple ces « espaces carrefours » faiblement autonomes (Vauchez, 2008) ou encore ces « spaces between fields » décrits par Gil Eyal (2013) comme des espaces faiblement régulés, perméables, qui s’établissent aux frontières croisées de champs plus autonomes; ou encore ce « champ interstitiel » caractérisé par Medvetz (2012) par sa situation nodale, à l’intersection de champs politique, disciplinaire, économique ou médiatique. Ce sont autant de pistes à envisager pour analyser comment s’ordonne la discipline, en se dotant progressivement de règles et de critères de jugement partagés qui en organisent la dynamique interne. Ces différentes figures conviennent sans doute assez bien pour rendre compte de la complexité inhérente au management public et décrire une discipline inachevée où la théorisation est en train de se faire. Elles permettent de surcroît de réconcilier la dimension relationnelle et une dimension plus substantialiste du champ.

Conclusion

L’ambition de cette recherche était de mettre en lumière certains courants de pensée apparaissant en management public, d’identifier la nature et la consistance de quelques-uns de ses savoirs et idées qui alimentent la discipline. Les résultats confirment la vitalité du management public mais aussi les ambiguïtés d’une discipline qui procède largement par emprunts et souffre d’un manque chronique de conceptualisation Les progrès théoriques dans le champ scientifique s’évaluent finalement à l’aune de trois critères :

  • la légitimité que confère le jugement des pairs;

  • la validité qu’assure l’usage de méthodes rigoureuses et contrôlées (en interne comme en externe);

  • et enfin, la crédibilité qui repose précisément dans cette croyance commune et l’adhésion à des principes et représentations partagées de la discipline.

Les approches nouvelles du management public soulignent les avancées accomplies sur les deux premiers points : la discipline a incontestablement gagné en légitimité et en validité, comme le suggèrent les résultats de l’analyse bibliométrique. En revanche, la crédibilité reste encore à conquérir. Elle nécessite probablement de réinvestir la question du politique (Milward et al., 2016). En outre, la prospérité théorique se fait aujourd’hui au prix d’une certaine fragmentation. Comme l’a montré F. Jacob à propos d’une autre discipline, la biologie, chaque moment d’une science a son cadre, dans lequel des obstacles mentaux empêchent la consécration et l’intégration de faits nouveaux ou d’approches virtuellement connues. Cette mise à l’épreuve exige du temps, condition essentielle pour que le travail scientifique puisse se fortifier.