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Dans un contexte de globalisation des marchés, le développement des entreprises à l’international soulève de nombreuses questions (Meier et Meschi, 2010; Mayrhofer et Urban, 2011), notamment pour les petites et moyennes entreprises (PME) qui se lancent à l’assaut des marchés étrangers (OCDE, 2008; Coeurderoy et Bacq, 2012). Ces entreprises sont de plus en plus dirigées par des femmes (Costin, 2012; Thomson, 2011). Longtemps ignoré dans la littérature en entrepreneuriat (Brush et al., 2009), le rôle des femmes est de plus en plus mis en avant notamment dans le contexte anglo-saxon (Carrier et al., 2006; Hughes et Jennings, 2012).

Les travaux ont porté sur la particularité de l’entrepreneuriat féminin dans un champ de recherche souvent associé aux hommes. En effet, l’entrepreneuriat est traditionnellement perçu comme un attribut masculin (Gawel, 2013). Il irait de pair avec une mentalité et une expérience masculines, ce qui explique la tendance à associer les pratiques entrepreneuriales aux hommes (Achtenhagen et Welter, 2007; Bruni et al., 2004). Plus généralement, la majorité des travaux sur l’entrepreneuriat part de l’hypothèse implicite que l’entrepreneur individuel est générique et ne varie pas sauf lorsqu’on le compare au « non-entrepreneur ». Selon cette hypothèse, il n’est donc pas nécessaire d’étudier les femmes séparément car les femmes et les hommes auraient des caractéristiques similaires (de Bruin et al., 2006). Aujourd’hui, le rôle indéniable des femmes entrepreneures dans le développement économique des pays (Acs et al., 2011; de Bruin et al., 2006) suscite l’intérêt des politiques et incite à des adaptations institutionnelles favorisant leur croissance, aussi bien au niveau des programmes de soutien financier ou éducatif, qu’au niveau de la politique de la famille (Ahl, 2006; Pettersson, 2012).

La croissance à l’international des PME, notamment à des stades précoces, donne naissance au champ de l’entrepreneuriat international (McDougall et Oviatt, 2005) et suscite l’intérêt des chercheurs et des praticiens. Or, il existe peu d’études sur l’entrepreneuriat international porté par des femmes (McClelland, 2004). C’est ce manque de travaux qui motive notre recherche.

Plus précisément, nous souhaitons apporter un éclairage sur l’entrepreneuriat féminin dans un contexte de développement international à travers l’étude de cas de trois entreprises françaises, très présentes à l’export, dirigées par des femmes. La première opère dans l’industrie de la protection civile et militaire (147 salariés et 80 % du chiffre d’affaires (CA) à l’étranger), la deuxième oeuvre dans le secteur agroalimentaire destiné à la prévention de la malnutrition (120 salariés et 100 % du CA à l’étranger) et la troisième est spécialisée dans la fabrication de matériels de mesures pétrochimiques (60 salariés et 70 % du CA à l’étranger). Nous mettons l’accent sur leur profil et sur leurs stratégies à l’international, afin d’étudier les caractéristiques de leurs démarches et mieux comprendre leur succès.

Notre recherche vise à contribuer à une meilleure compréhension de la démarche à l’international des femmes dirigeantes à travers la prise en compte d’une double littérature : celle de l’entrepreneuriat féminin et celle de l’entrepreneuriat international. D’un point de vue pratique, cette recherche présente des exemples de réussite à l’international de femmes qui parviennent à conjuguer réussite professionnelle et personnelle. Elle tente également d’apporter des éléments de réflexion utiles aux institutions politiques pour soutenir et accompagner plus efficacement la démarche entrepreneuriale des femmes à l’international.

Dans une première partie, nous proposons une revue de littérature qui met en avant les principaux aspects de l’entrepreneuriat féminin et de l’entrepreneuriat international. Puis, nous explicitons la méthodologie adoptée en exposant les trois cas. Dans une troisième partie, nous présentons et analysons les résultats avant de les discuter. Nos résultats montrent notamment que la réussite de cette stratégie est étroitement liée à la capacité de ces femmes entrepreneures à mobiliser des réseaux dans tous les domaines, personnels comme professionnels, notamment à l’international et à s’appuyer sur la complémentarité et l’aide que procure le co-leadership.

L’entrepreneuriat féminin dans un contexte de développement international

La revue de littérature associée à notre problématique se trouve à la croisée de deux champs de recherche : l’entrepreneuriat féminin et l’entrepreneuriat international. Nous présentons ainsi un état de la littérature existante dans chaque champ et à l’intersection des deux. Au-delà de certains questionnements associés aux difficultés que rencontrent les femmes à l’international, nous constatons un réel manque de littérature qui justifie l’intérêt de notre recherche.

Mise en évidence des caractéristiques de l’entrepreneuriat féminin

Carrier et al. (2006) ont effectué une synthèse critique des études réalisées au cours des 25 dernières années sur les principales thématiques en entrepreneuriat féminin. Il s’agit notamment des motivations à la création ou à la reprise, du style de gestion, de la conciliation travail-famille, du financement et du réseau. Les auteurs constatent une évolution qui nuance l’opposition hommes/femmes en fonction d’un nombre de contingences liées aux caractéristiques de la femme d’affaires, de l’entreprise et de son environnement.

Ainsi, les difficultés d’accès au financement peuvent parfois être expliquées par les caractéristiques personnelles, structurelles et perceptuelles des femmes elles-mêmes. Leur style de gestion, plutôt participatif, leur permet une efficacité au travail, et un partage du pouvoir et de l’information. Elles adoptent « une approche plus personnelle avec les employés et une attitude « maternelle » envers eux » (Carrier et al., 2006, p.37). Leurs motivations à la création (besoin d’autonomie et recherche d’une réalisation personnelle) ou les performances de leurs entreprises, ne semblent pas différentes de leurs homologues masculins. Elles sont, en revanche, moins bien formées, probablement faute d’emploi du temps flexible. Pourtant, les travaux recensés par les auteurs laissent entendre une certaine conciliation travail-famille qui ne constituerait pas, dans l’absolu, un frein à l’entrepreneuriat. Cela dépend de nombreux facteurs, tels que : le statut matrimonial, le soutien de la famille, la situation financière, le travail à domicile. Enfin, selon les auteurs, les réseaux d’affaires semblent ouverts aux entrepreneures mais ils doivent être mobilisés plus efficacement vers plus d’innovation technologique et d’ouverture internationale. Certaines femmes tendent à sous-utiliser le réseau, en raison d’un manque de temps ou d’intérêt. Pourtant, « ces réseaux peuvent s’avérer utiles pour recruter de bons employés, obtenir des conseils, saisir de nouvelles occasions d’affaires ou dénicher des partenaires commerciaux » (Carrier et al., 2006, p.42). Le plus souvent, elles vont se regrouper dans des réseaux féminins ou informels qui s’avèrent également utiles en termes de soutien moral, de conseils ou d’accès au financement. Enfin, les auteurs concluent leur synthèse critique sur l’importance de mener une réflexion en profondeur sur les expériences des femmes entrepreneures, notamment par le biais de recherches qualitatives, afin de mieux soutenir leur cheminement (Carrier et al., 2006), car l’entrepreneuriat féminin n’est pas un ensemble homogène et recouvre des réalités différentes (Bird et Brush, 2002; de Bruin et al., 2006).

Dans le contexte français, Chabaud et Lebegue (2013) partent du constat d’un manque de travaux sur les femmes entrepreneures, en comparaison à la littérature anglo-saxonne[1]. En réalisant une étude quantitative, ils dressent un bilan sur la situation des femmes dirigeantes dans les PME et mettent en évidence les points de convergence et de démarcation entre ces femmes et leurs homologues masculins sur des thématiques assez proches de celles recensées par Carrier et al. (2006) à savoir : le profil de la femme dirigeante, les objectifs, les pratiques managériales et de réseau. Il ressort globalement un niveau de performance équivalent chez les deux groupes (hommes et femmes). Néanmoins, les objectifs de croissance et la prise de risque sont statistiquement moins élevés par rapport aux hommes. Au-delà du style participatif récurrent dans la littérature, leur étude dévoile une forte concertation avec la famille concernant les prises de décisions stratégiques et la plus forte présence des conjoints aux côtés des dirigeantes. Enfin, au niveau des pratiques de réseau, les femmes semblent moins impliquées, faute de temps accaparé par les responsabilités familiales. En conclusion, les auteurs invitent à compléter l’analyse, entre autres, par des études qualitatives permettant d’appréhender plus finement les spécificités des pratiques managériales et des choix stratégiques de croissance, tout en prenant en compte des considérations contextuelles telles que la présence du conjoint dans l’entreprise, dans une logique de co-leadership ou de soutien. Notre démarche empirique se situe dans cette logique et dans la lignée des recommandations de Carrier et al. (2006).

Des études plus spécifiques ont été menées par Paré et al. (2008) sur cet aspect de co-leadership qui implique un système de collaboration et de complémentarité où les responsabilités managériales sont partagées. Paré et al. (2004), s’intéressant particulièrement aux entrepreneurs issus des minorités ethniques au Canada (chinois, italiens, indiens/sikhs, vietnamiens et juifs), constatent une tendance de co-leadership avec le conjoint, deux fois plus forte chez les femmes. Il serait ici pertinent de noter qu’il existe une littérature portant sur les entreprises familiales dont la direction est souvent partagée avec les membres de la famille (Foley et Powell, 1997; Filion, et al., 2002). Au-delà du partage de la propriété et du risque, les femmes entrepreneures recourent à cette forme de partenariat dans une logique d’optimisation du temps pour préserver une conciliation travail-famille (Chabaud et Lebegue, 2013; Paré et al., 2004).

À ce sujet, les travaux de Descarries (Corbeil et al., 1994; Descarries et Corbeil; 2002) pointent les faiblesses structurelles et organisationnelles qui se trouvent derrière le mythe de l’articulation travail-famille (la femme super-héros). Descarries et Corbeil (2002) appellent à de véritables changements modifiant à la fois l’économie et la société car la solution de l’équilibre ne pourrait se résumer à un simple assouplissement des conditions de travail et de la culture d’entreprise. Outre ces aspects institutionnels, les femmes les plus performantes semblent parvenir à réduire le conflit travail-famille en mobilisant plus de ressources externes susceptibles de répondre aux besoins de la famille et en renforçant l’esprit d’équipe et les pratiques de gestion participatives (Shelton, 2006). Enfin, sous un autre angle, Eddleston et Powell (2012) examinent le rôle positif de la famille pour nourrir l’expérience entrepreneuriale chez les femmes entrepreneures (par rapport aux hommes) et particulièrement le moyen à travers lequel s’établit l’équilibre travail-famille entre les deux groupes. Il en ressort globalement que les femmes parviendraient à créer une synergie entre le travail et la famille, grâce à leur approche holistique et multitâche tandis que les hommes nourriraient leur satisfaction en ayant le support de la famille pour leur épargner les responsabilités domestiques.

Les dimensions clefs de l’entrepreneuriat international

De nos jours, la question de l’internationalisation n’est plus une option stratégique parmi d’autres, elle s’impose à de nombreuses entreprises (Meier et Meschi, 2010). Les deux questions sous-jacentes concernent les modes d’entrée sur les marchés étrangers et les choix des pays. Classiquement, le modèle Uppsala (Johanson et Vahlne, 1977) prône un développement international progressif des entreprises, dans une logique de minimisation de l’incertitude. Il s’agit d’aller d’abord dans des pays à faible distance psychique, avant d’aller dans des pays plus lointains[2], et de démarrer son expansion internationale en mobilisant des modes d’entrée à faible investissement (comme l’exportation) puis à plus fort investissement (en créant une filiale de vente ou de production sur place). Dans les versions revisitées du modèle Uppsala (Johanson et Vahlne, 2009; Vahlne et Johanson, 2013), les auteurs mettent en avant le rôle fort des réseaux tout en maintenant une approche incrémentale de l’internationalisation.

L’entrepreneuriat international s’est développé en opposition à cette approche en s’intéressant, au départ, aux « Born Global » (Rennie, 1993; Knight et Cavusgil, 2004; Rialp et al., 2005) ou « International New Ventures » (McDougall et Oviatt, 2005), ces entreprises qui, dès leur naissance, se sont internationalisées rapidement. L’entrepreneuriat international s’est, depuis, élargi pour intégrer différents domaines et types d’entreprises. Il se définit comme la combinaison d’un comportement innovateur et d’une prise de risque qui franchit les frontières nationales et est prévu pour créer de la valeur aux organisations (McDougall et Oviatt, 2000). L’innovation est au coeur de l’entrepreneuriat international qui s’oriente alors vers l’étude, la découverte, l’engagement, l’évaluation et l’exploitation d’opportunités au-delà des frontières (McDougall et Oviatt, 2005). Il s’agit également d’accorder une place centrale au rôle de l’entrepreneur, notamment dans sa capacité à tisser des réseaux (Beddi et al., 2012).

Le phénomène des born-again globals (Bell et al., 2001; Baldegger et Schueffel, 2010) bénéficie du cadre théorique de l’entrepreneuriat international. Ces born-again globals sont des entreprises matures, bien établies dans leur pays d’origine, qui vont s’internationaliser rapidement, en réponse à des incidents critiques comme un changement de dirigeant ou un rachat par une autre société, selon un processus qui n’est ni linéaire, ni incrémental. Bien que les entreprises matures se concentrent sur leur marché domestique durant plusieurs années, les born again globals vont suivre une logique proactive, flexible et structurée similaire aux International New Ventures. Le concept de born-again peut être considéré comme une combinaison d’éléments qui le rapproche de l’entrepreneuriat international : le rôle de l’entrepreneur, la place de l’innovation et l’inscription dans un réseau (Bell et al., 2001).

Les enjeux du développement international pour les femmes entrepreneures 

L’entrepreneuriat international suscite ainsi l’intérêt de nombreux chercheurs (Keupp et Gassman, 2009; Jones et al., 2011). Néanmoins, l’internationalisation des PME dirigées par des femmes et leur contribution à l’économie globale sont faiblement étudiées (McClelland, 2004). Un rapport de l’OCDE (2001) conclut, en effet, à la difficulté d’estimer l’implication des femmes dans le commerce international (McClelland, 2004). McClelland (2004) s’intéresse notamment à l’effet du genre sur le processus d’internationalisation. Elle cite certaines contraintes susceptibles d’entraver les entrepreneures dans leur démarche à l’international, par exemple, les barrières liées à la crédibilité (Orser et al., 1999). Beaucoup de femmes estiment qu’elles ne sont pas prises au sérieux sur les marchés d’exportation. Il en est de même pour les difficultés inhérentes au déplacement à l’étranger, concernant les aspects de sécurité et d’articulation travail-famille (Orser et al., 1999). Certains désavantages liés à l’éducation et à l’expérience semblent, en outre, affaiblir leurs compétences à l’international (Nelson, 1987). Enfin, d’autres barrières, citées par Monica et Brouthers (2004), concernent la légitimité dans l’organisation et les difficultés d’accès au financement, aux réseaux et aux structures d’aides.

McClelland (2004) relativise ces difficultés en reconnaissant que « la majorité des travaux sur les barrières à la croissance liées au genre est anecdotique et relève plutôt de l’imaginaire collectif » (p.95). En effet, certaines femmes entrepreneures font le choix délibéré de freiner la croissance de leur entreprise, pour des raisons de contrôle ou de qualité de vie et non par manque de performance (Reichborn-Kjennerud et Svare, 2014). De plus, les déficits de capitalisation dont souffraient les femmes entrepreneures dans le passé (du fait de ce manque de crédibilité ou de légitimité) ont créé un désavantage à long terme pour la croissance et notamment pour l’internationalisation des PME qu’elles dirigent (McClelland, 2004). Plus généralement, son étude empirique[3] démontre que les difficultés que rencontrent les femmes entrepreneures sont les mêmes par rapport aux hommes. Il en est de même pour leurs motivations à l’international et la vision plus globale qu’elles ont des affaires. Ceci étant, l’auteure démontre un processus d’internationalisation plus prudent chez les femmes entrepreneures qui mobilisent leurs réseaux et qui n’hésitent pas à demander des conseils pour réussir à l’international.

Une étude plus spécifique a été réalisée par Zimmerman et Brouthers (2012) au sujet de l’effet de l’orientation entrepreneuriale et de l’hétérogénéité liée au genre de l’équipe dirigeante et de la propriété, sur la diversification internationale. Les auteurs partent du constat que les femmes d’affaires seraient en moyenne moins enclines à prendre des risques et à poursuivre des objectifs de croissance (Chaganti, 1986). L’agressivité compétitive et la capacité de pro-action semblent également leur faire défaut (Ferrier, 2001). On retrouve ces mêmes constats dans les travaux de Bönte & Piegeler (2013) et Reichborn-Kjennerud et Svare (2014). Les résultats de Zimmerman et Brouthers (2012) nuancent ces propos et suggèrent que l’équipe entrepreneuriale féminine, ayant une forte orientation entrepreneuriale, a plus de chance de se diversifier à l’international. En revanche, le « genre » de la propriété ne présente pas d’effet significatif.

Notre revue de littérature nous a permis ainsi de dresser un panorama des principaux thèmes abordés en entrepreneuriat féminin et international. Nous constatons une réelle évolution de la recherche sur la femme entrepreneure, notamment dans le contexte anglo-saxon. Dans le contexte français, la recherche suit timidement son chemin (Chabaud et Lebegue, 2013). Ceci est d’autant plus vrai si l’on parle d’entrepreneuriat féminin à l’international.

Méthodologie

La démarche générale de la recherche

Afin de mettre en évidence le profil des femmes entrepreneures et leur démarche d’internationalisation, nous utilisons une méthodologie qualitative, fondée sur des études de cas (Yin, 1994) à travers la réalisation d’entretiens semi-directifs centrés (Romelaer, 2005).

Plus précisément, nous avons réalisé deux entretiens (avec guide d’entretien) avec chacune des trois femmes entrepreneures :

  • Le premier portait sur le profil de la femme entrepreneure et l’histoire de la PME étudiée. Nous avons réalisé sept heures d’entretiens, pour l’ensemble des trois cas, et quatre heures d’échanges informels et de visite des locaux.

  • Le second concernait le développement à l’international de la PME. Trois heures d’entretiens ont été menées en tout, avec, pour l’un des cas, un entretien avec la dirigeante et son associé.

Le tableau 1 permet de présenter les thèmes abordés lors de ces entretiens.

Tableau 1

Entretiens, thèmes abordés et liens avec la littérature

Entretiens, thèmes abordés et liens avec la littérature

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Enfin, nous avons analysé le contexte en rencontrant les acteurs publics locaux, comme Ubifrance, la CCI International (Chambre de Commerce et de l’Industrie International), ainsi que le président régional des Conseillers du Commerce Extérieur de la France (CCEF) (quatre heures d’entretiens en tout).

Ces entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Une analyse des données a ensuite été menée, à travers un codage thématique (Miles et Huberman, 2003) : une analyse par cas, puis une comparaison entre les cas, tout en nous laissant la possibilité de faire émerger de nouveaux thèmes du terrain. Des données secondaires viennent en complément. Il s’agit notamment d’articles de presse qui nous fournissent des éléments factuels sur la réussite des entreprises étudiées ainsi que sur « la valeur d’exemple » de ces femmes entrepreneures, comme les coupures de presse sur les remises de prix reçus par ces femmes.

La grille d’analyse de nos données repose sur une même grille d’entretien, issue de notre revue de littérature. Elle se fonde sur trois catégories : le profil de la femme entrepreneure, la démarche internationale de l’entreprise et les spécificités des femmes entrepreneures à l’international. Ce découpage constitue la base de l’organisation de nos résultats.

Présentation des cas

Notre choix s’est porté sur des entreprises industrielles de la région normande (Protecop, Nutriset et Normalab). Outre leur présence massive sur le marché étranger (avec plus de 70 % du chiffre d’affaires), ces entreprises perdurent depuis plusieurs années, avec une croissance soutenue[4] qui crée de l’emploi pour la région. Qui plus est, les femmes à la tête de ces entreprises (nous le verrons ultérieurement) semblent parvenir à concilier leur vie professionnelle et familiale. Ces exemples de réussite pourraient donc jouer un rôle de modèle inspirant. Protecop et Nutriset sont de taille moyenne (plus de 100 salariés) et familiales tandis que Normalab est de taille plus modeste (une soixantaine de salariés) et a fait l’objet d’une reprise par ses salariés.

Les femmes entrepreneures à la tête de ces PME ont la particularité d’être (ou d’avoir été) des Conseillères du Commerce Extérieur de la France (CCEF) et/ou de s’être distinguées par des prix ou des récompenses.

Protecop (cas 1), qui fabrique et commercialise des équipements de protection individuelle et de défense en situation de maintien de l’ordre, est dirigée par Pascale et son époux. Ses produits (gilets pare-balles/pare-coups de couteaux, jambières, protège-cuisses, manchettes) répondent à des besoins civils et militaires, ses clients étant notamment l’armée et la police. Grâce à ses qualités et à sa détermination, Pascale a réussi à imposer la marque Protecop sur la scène internationale avec plus de 80 % du CA à l’étranger et des produits vendus sur quatre continents. Son parcours lui a valu les insignes du chevalier de l’ordre national du mérite en 2010.

Nutriset (Cas 2), dirigée par Adeline et son père, est une entreprise totalement exportatrice qui fabrique et commercialise des produits visant à prévenir et à traiter les différentes formes de malnutrition. Ses produits sont destinés aux spécialistes des aides humanitaires, comme les organisations internationales et les ONG. Adeline a obtenu, à 28 ans, le prix national de la Femme d’Affaires de l’année 2006.

Normalab (Cas 3), est spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de matériels de mesure et de verreries pour les laboratoires pétroliers. Armelle, sa directrice financière et RH, participe à la reprise de l’entreprise par ses salariés et en devient copropriétaire avec son associé. Normalab se développe avec succès à l’international dans plus de 80 pays, avec plus de 70 % du CA réalisé à l’étranger et un investissement massif en recherche et développement (R&D).

Résultats

Profil des femmes entrepreneures : parcours et style de management

Nous présentons ci-dessous (cf. Tableau 3) leurs trois profils afin d’analyser les caractéristiques susceptibles de favoriser le développement à l’international.

Tableau 2

Présentation des cas

Présentation des cas

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Tableau 3

Profil entrepreneurial des trois femmes

Profil entrepreneurial des trois femmes

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Parcours, progression dans l’entreprise et connaissance de l’international

Les trois femmes entrepreneures diffèrent quant à leur parcours, leur investissement dans l’entreprise et leur connaissance de l’international. Adeline, directrice générale de Nutriset, est la seule à avoir une formation directement liée à l’international. Elle a en effet développé des liens particuliers avec l’Afrique depuis sa jeunesse grâce à ses différents voyages. Dans le cadre de ses études supérieures, elle a pu effectuer deux stages au Cameroun et en Mauritanie. Elle a également travaillé pendant neuf mois sur un programme de développement au Malawi financé par l’Union Européenne. Adeline intègre l’entreprise familiale à l’âge de 25 ans en tant qu’assistante de direction. Elle y travaille environ quatre ans sur le transfert des compétences de Nutriset dans les pays en développement et contribue à la création d’une dizaine d’entreprises locales qui formeront le réseau PlumpyField® comprenant 11 producteurs locaux et permettant la prise en charge de quatre millions d’enfants. Elle prend ensuite en charge la partie exportation de l’entreprise et occupe le poste de directrice générale déléguée chargée du développement international avant de devenir la directrice générale de l’entreprise.

Armelle est une fille d’exploitants agricoles. Ayant perdu son père à l’âge de 10 ans, elle a baigné dans une culture entrepreneuriale féminine. Sa mère a mené seule de front son rôle de chef de famille et de chef d’entreprise. À 19 ans, elle obtient son diplôme universitaire technologique en gestion et accumule cinq ans d’expériences professionnelles dont une dans un cabinet d’expertise comptable. Elle y est repérée par un client qui lui propose d’intégrer Normandie Labo. À 24 ans, elle devient directrice financière et RH. Elle participe ensuite à la reprise de cette entreprise par ses salariés. Cinq ans plus tard, elle succède au PDG avant que l’entreprise ne fasse l’objet d’un rachat par un partenaire belge. Quelques années après, Armelle et son associé rachètent l’entreprise à ce partenaire.

Pascale est une autodidacte qui a tout appris sur le terrain. Après son mariage à 18 ans, elle commence à travailler, d’abord en reprenant un hebdomadaire régional, puis en vendant du vin aux particuliers en représentant de grandes maisons de champagne. Elle développe son réseau avec comme clients principaux les ambassades des États-Unis, de l’ex-URSS et de l’Angleterre. Pascale travaille par la suite dans la vente de l’espace publicitaire à des groupes de presse. Avec l’arrivée d’un deuxième enfant, elle décide de se consacrer à sa famille et devient travailleur indépendant contribuant au lancement des produits pour de grandes maisons de couture et parfumerie françaises. Son mari reprend l’entreprise Jeanne Parent (entreprise de 5 personnes, fabricant de visière) qui devient A2CM (Articles en Cuir Civils et Militaires). En plus de la fabrication de visières, A2CM se diversifie dans celle des ceinturons en cuir puis dans celle des étuis, avant de se lancer dans la fabrication d’équipements de protection destinés au maintien de l’ordre. C’est à ce moment que Pascale entre dans l’entreprise. Son époux s’occupe des fonctions d’innovation et de production tandis que Pascale se charge de la commercialisation et de l’internationalisation. Elle réussit à s’imposer face aux clients au point d’être surnommée « Miss Robocop ». Elle a alors l’idée de changer le nom de l’entreprise pour mieux correspondre à ses métiers : A2CM devient Protecop.

Ainsi, le parcours et la formation de ces trois femmes sont très différents. Pascale est une autodidacte, avec un profil de commercial alors qu’Adeline s’occupe du volet développement de son entreprise, après une formation d’ingénieure. Enfin, Armelle a un profil de manager, notamment dans le domaine financier et Ressources Humaines.

Style de management participatif dans les trois cas

Le style de management d’Adeline est de type participatif. Elle fait confiance à son équipe et accorde une grande autonomie à ses collaborateurs. Elle se situe plus dans une logique de responsabilisation que de contrôle et cherche à faire partager ses valeurs et son projet d’entreprise à son équipe. 

Armelle présente également un style de management participatif voire maternel. Très à l’écoute de par ses fonctions RH, elle cherche à fédérer le maximum de personnes, elle est davantage dans une logique d’accompagnement du personnel que de contrôle ou de sanction. Armelle fait naturellement confiance, et accorde l’autonomie rapidement mais « il ne faut pas trahir [sa] confiance. Comme une maman ! ».

Le style de management de Pascale est également participatif, boosté par une personnalité dynamique. « Il faut que ça bouge, que ça pétille ». Elle estime, par ailleurs, avoir un mode de fonctionnement qu’elle qualifie de plutôt « masculin, c’est-à-dire [qu’elle est] assez directe et que si quelque chose ne [lui] plaît pas, [elle le dit] clairement ».

En conclusion, même si les profils sont différents, nous retrouvons, au-delà de leur style de management participatif, la même pugnacité, le goût du challenge et la volonté de saisir des opportunités. Leurs entreprises ont connu des difficultés et elles ont pris des risques. Mais « ce qui ne tue pas rend plus fort. On a eu des périodes difficiles que l’on n’oublie pas mais qui font partie prenante du métier d’entrepreneur. Surtout si vous souhaitez rester indépendant » (Pascale).

Stratégie internationale : une vision entrepreneuriale privilégiée

Le tableau 4 récapitule les principales caractéristiques de la stratégie internationale de nos trois femmes entrepreneures. Nous les présentons autour de deux axes : d’abord les modes d’entrée et les pays visés, ensuite l’innovation et les réseaux.

Choix en matière de modes d’entrée et de pays visés

Nutriset est nécessairement une Born Global, son marché est à l’international. Elle exporte et crée un réseau de franchises dans une douzaine de pays (Haïti, Niger, Ethiopie, etc.).

« Il faut aller à l’international, oui il y a une prise de risque, il faut la mesurer et puis il faut savoir se tromper et le dire et revenir en arrière et changer ».

L’internationalisation de Normalab s’est développée dans les années 70 dans le sillage de Total, avec une gamme d’appareils automatiques pour les mesures pétrolières. Ce développement à l’international, faible au départ, représente aujourd’hui plus de 70 % du CA. L’orientation s’est ainsi faite de manière incrémentale, mais dirigée vers des zones géographiques éloignées. Ses clients se situent en Afrique (50 % du CA à l’étranger), dans les pays du Golfe, en Russie et en Asie. Le mode d’entrée est quasi-exclusivement de l’exportation directe ou indirecte avec un faible pourcentage d’importation et une unité productive en Belgique (12 personnes). Ce développement à l’international est perçu comme une nécessité pour pallier la saturation du marché national et croître, même si Normalab se situe dans un marché de niche. Le choix des pays se fait par opportunités et non dans une logique de proximité culturelle ou géographique.

Entre une internationalisation rapide et précoce (Nutriset) et une internationalisation progressive (Normalab), se situe Protecop caractérisée par un CA réalisé à 80 % à l’étranger, en Afrique, en Amérique Latine, en Asie, en Russie et en Europe. Le premier pays où l’entreprise s’est internationalisée a été le Salvador. Actuellement, l’entreprise cible les pays émergents, les BRI (Brésil, Russie, Inde) mais ne vise pas le marché chinois. Son internationalisation n’a été lancée qu’après l’opération de reprise et le changement du métier associé (du cuir à la protection civile et militaire). En ce sens, c’est une re-born global qui se concentre principalement sur l’export, avec une unité productive de composants intermédiaires, en Tunisie.

Place de l’innovation et des réseaux dans la stratégie à l’international

Les projets de développement de Nutriset reposent principalement sur l’innovation. L’entreprise cherche à promouvoir les systèmes de productions locales afin de mieux canaliser l’aide alimentaire et la stabiliser dans le temps, en donnant la possibilité aux populations locales de produire elles-mêmes ce dont elles ont besoin à travers un système de franchises. Il s’agit d’un véritable transfert de savoir-faire avec une vingtaine de personnes qui travaillent à plein temps en support (logistique, production, qualité, contrôle de gestion, informatique, communication, etc.) à ce réseau. Nutriset a financé ce support les trois premières années. Aujourd’hui, le réseau y participe ainsi qu’aux frais de recherche à hauteur de leurs chiffres d’affaires, afin que cela soit viable financièrement. Les réseaux sont également importants pour Nutriset. L’entreprise a notamment tissé des partenariats avec UNICEF, Action Contre la Faim, Médecins sans Frontières et la Fondation Clinton. Adeline travaille sur le renforcement de son réseau, elle mène actuellement un travail de prospection en Inde, en Indonésie et au Cambodge.

Tableau 4

Caractéristiques de la stratégie internationale des trois cas

Caractéristiques de la stratégie internationale des trois cas

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De même, Normalab investit lourdement en innovation technologique et dispose d’un service actif de R&D composé de cinq ingénieurs, chercheurs et développeurs en langage machine. L’entreprise adopte également une stratégie par réseau, en suivant ses clients globaux, en commençant par Total.

« C’est parti en boule de neige. On a été rencontrer notre client Total, puis les clients de notre client, puis les prestataires de services qui sont des acteurs majeurs pour contrôler les produits… en sortie de raffinage… On tourne à peu près avec 80 pays chaque année »[5].

En plus du réseau « Total », l’entreprise développe des partenariats forts avec des fabricants de gammes complémentaires, aux États-Unis, au Canada, en Autriche, etc., pour mobiliser le même réseau de distributeurs. L’objectif est de fournir un « kit » complet de produits et surtout une qualité de service aux clients. Enfin, même si l’entreprise dispose d’une forte capacité d’autofinancement, Armelle souligne le rôle du réseau bancaire pour financer aussi bien la reprise que le développement et le quotidien de l’entreprise. Le réseau des CCI est également un soutien à la prospection de nouveaux marchés à l’international (informations diverses sur les risque pays…). De même, la COFACE et les ambassades de France ont été d’un grand soutien.

« Il y a une prise de risque. C’est coûteux au départ et le retour sur investissement se fait dans 2 à 3 ans. Mais on est accompagné. Cela se fait progressivement. On a l’aide de la Coface, on a les banquiers qui mettent les garde-fous par rapport aux paiements et on a aussi un réseau de distributeurs… il ne faut pas y aller tout seul. Il faut être accompagné ».

Enfin, la stratégie de développement de Protecop se caractérise également par l’innovation et le développement de son réseau en France et à l’étranger. Ce réseau, compte tenu des produits vendus, est étroitement lié aux pouvoirs publics, en commençant par la Gendarmerie Nationale et le Ministère de l’Intérieur. Au niveau international, ces réseaux sont construits grâce à la direction de coopération internationale (DCI) qui permet d’entrer en contact avec les ambassades et les attachés de sécurité. L’idée est de tisser des contacts de long terme, l’entreprise travaille, en effet, avec des partenaires depuis plus de vingt ans. L’innovation est centrale dans cette activité. Le mari de Pascale développe une large gamme d’équipements de protection et forme un vrai pôle R&D. L’entreprise a, de ce fait, déposé une vingtaine de brevets depuis sa création. Les aides dont Pascale a bénéficié pour son entreprise sont celles d’Ubifrance et des CCI du Havre et de Rouen qui lui ont permis d’aller au Japon ou en Russie par exemple. L’aide des banques permet également d’« ouvrir les cautions de soumissions et de bonnes exécutions ». Pour le reste, l’entreprise s’est toujours autofinancée.

Les trois femmes entrepreneures partagent donc une même stratégie à l’international reposant sur les éléments propres à l’entrepreneuriat international : une même approche des pays et des modes d’entrée, une même perception du risque et des ambitions clairement affichées de croissance et de création de valeur, dans la limite de la préservation du contrôle familial ou des associés. Le choix des pays est réalisé, non pas dans une logique de minimisation de l’incertitude, mais de maximisation de la valeur globale et de saisie des opportunités où elles se trouvent. Les PME ont un développement orienté principalement vers les pays émergents, l’innovation est au coeur du modèle, avec une stratégie de différenciation voire de niche.

Spécificités de l’entrepreneuriat féminin dans le cadre du développement international

Nos résultats, synthétisés dans le tableau 5, sont répartis autour des thèmes suivants : l’articulation travail-famille, le modèle entrepreneurial, la crédibilité des femmes et le réseau. 

Articulation travail-famille : des dirigeantes, des épouses et des mères

Nos résultats montrent la préoccupation forte et commune à ces trois femmes entrepreneures : la conciliation travail-famille. Le terme « culpabilité [6] » revient dans tous les entretiens réalisés ce qui traduit les difficultés à allier ces différentes sphères de la vie.

En effet, Armelle est la mère de quatre enfants. Elle parvient à conjuguer réussite professionnelle et réussite familiale, avec son mari, lui aussi entrepreneur dans le secteur de l’assurance. Armelle a eu son quatrième enfant en tant que présidente de l’entreprise. Elle éprouve alors le besoin de se recentrer sur ses fonctions originelles de directrice financière et RH. Elle envisage même un travail à temps partiel mais elle y renonce. Au fur et à mesure de l’internationalisation de Normalab, la répartition des déplacements à l’étranger se fait en fonction des compétences requises sur place (souvent commerciales ou techniques). Au niveau du foyer, Armelle trouve l’organisation et l’appui qui lui permettent de partir sereinement à l’étranger. « Mon mari, les grands-parents, la nourrice… ça se passe bien, ça se gère. C'est un peu compliqué car il faut préparer, anticiper… Il faut être entourée ». Rétrospectivement, elle n’a aucun regret concernant ses choix de vie.

« Ce sont des questions assez récurrentes chez les femmes. C’est la raison pour laquelle on ne voit pas tant de femmes entrepreneures. […]Et puis les enfants je m’aperçois que je ne suis pas du tout avec eux pour leur faire leur travail. Ils sont très autonomes, ça les fait grandir ».

Tableau 5

Spécificités de l’entrepreneuriat féminin dans le contexte du développement international

Spécificités de l’entrepreneuriat féminin dans le contexte du développement international

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Adeline a fait le choix d’accorder autant d’importance à sa vie familiale (son époux et ses deux enfants de deux et de quatre ans) qu’à sa vie professionnelle. Même si elle se déplace 6 à 7 fois dans l’année (une semaine à chaque fois), elle trouve, comme Armelle, l’organisation et l’appui nécessaire auprès de la famille (le mari et les deux grand-mères) et de la nourrice. Elle adopte un rythme de travail et un mode de vie qui permettent de conjuguer les deux sphères, à la fois en travaillant à plein temps et en profitant de sa famille. Il lui arrive de traiter des dossiers urgents le soir, mais cela reste exceptionnel. Elle parvient à passer ses week-ends et vacances en famille et n’hésite pas à écourter des réunions le soir pour rentrer. De plus, le vendredi, elle part à 15h pour être présente à la sortie de l’école.

Pascale, au démarrage de l’entreprise, joue un rôle de soutien à son mari et se concentre plus sur l’éducation de ses jeunes enfants. Puis, les enfants grandissant, elle rejoint l’entreprise et s’investit plus. Aujourd’hui en tant que directrice générale, son rôle est primordial, notamment à l’international, et son organisation ne semble pas contrainte par ses devoirs maternels, compte tenu de l’âge de ses enfants. Elle semble bien vivre ses différents rôles, de chef d’entreprise, d’épouse, de mère et de grand-mère.

Ainsi, les trois dirigeantes rencontrées sont sur tous les fronts, comme l’explique la formule d’Armelle : « Une femme doit avoir plusieurs rôles surtout quand on est chef d’entreprise. Il faut être à la fois pro dans son travail, il faut être bonne mère de famille, bonne épouse, […] Mais c’est un équilibre à trouver ». Cette conciliation semble avoir été trouvée chez les trois femmes, même si les choix réalisés ont été différents.

Modèles entrepreneuriaux et co-leadership

Pour deux d’entre elles (Adeline et Armelle), nous pouvons relier leur comportement à leurs ascendants et pour les trois, le rôle du conjoint est prépondérant. En effet, dans le cas de Nutriset par exemple, le modèle professionnel d’Adeline reste son père, le dirigeant fondateur de l’entreprise. Pour autant elle s’en détache en matière de style de management, avec plus de délégation. Elle compte également sur le soutien moral et affectif de son mari, directeur de la transat Jacques Vabre, et son aide au quotidien.

Armelle semble avoir emprunté son esprit entrepreneurial à sa mère et elle le partage avec son mari, également chef d’entreprise. Sa compréhension, son aide et ses encouragements lui ont été d’un grand appui. « Il a compris ce que je faisais, puisqu’on fait la même chose… On comprenait les difficultés rencontrées mais il n’est pas du tout intégré au niveau de mon business, absolument rien à voir, et moi non plus je n’interviens pas dans son business. »

Pascale, en revanche, n’a pas vraiment de figure ou de modèle entrepreneurial provenant de sa famille, à l’exception de son mari, sur qui elle porte un regard admiratif :

« Cette espèce de goût du risque, cette envie de créer, le côté inventeur de son propre mode de vie. C’est très séduisant !Il avait une âme d’entrepreneur qui m’a rapprochée de lui ».

Ainsi, nos cas mettent en évidence le rôle du conjoint comme soutien, voire comme modèle. De plus, dans nos trois cas, ces entrepreneures agissent dans le cadre d’un co-leadership. Adeline a repris l’entreprise familiale mais continue de travailler avec son père, le dirigeant fondateur; Pascale dirige le département commercial de son entreprise, tandis que son mari s’occupe de la production et de l’innovation; Armelle a repris l’entreprise avec un associé.

La question du genre : problème ou atout ?

Une difficulté que les femmes ont surmontée est la question de la crédibilité notamment dans le cadre d’un environnement professionnel masculin. Le cas le plus extrême est celui de Pascale, les clients de Protecop étant la police et l’armée. Pascale a dû s’imposer dans cet environnement, s’est mise à faire du tir et y a pris goût au point de compétitionner. La différence entre un entrepreneur homme ou femme est plus liée, selon elle, à la personnalité des individus qu’au genre. Toutefois, elle reconnaît qu’une femme doit davantage faire ses preuves pour réussir.

Armelle voit également peu de différences homme/femme. Cela dépend des fonctions occupées, de la personnalité, des ambitions et des compétences. Elle n’a jamais ressenti de difficultés liées au genre dans ses négociations financières en France ou à l’étranger. Ceci étant, le milieu pétrolier est dominé par les hommes, notamment sur la scène internationale :

« Les chefs sont des hommes généralement. Y en a quelques femmes… L’Irak, l’Iran, l’Arabie Saoudite. Il ne faut pas y aller en tant que femme. Dans ces pays-là, il vaut mieux être un homme… les déplacements ne sont pas toujours faciles. Il faut être fort physiquement ».

Ainsi, nous pouvons associer à la crédibilité à l’international, que les femmes doivent acquérir, la question de la sécurité qui rend plus compliquée les déplacements dans des pays risqués.

Cette influence d’un environnement masculin apparaît peu pour Adeline. « Pas dans l’humanitaire. C’est un milieu de femmes ». Son appréhension n’est pas liée au fait d’être une femme mais au fait d’être jeune et d’asseoir sa crédibilité vis-à-vis du personnel, par rapport à son père, le fondateur de Nutriset. On retrouve la question classique d’une reprise en contexte familial et les contraintes associées au co-leadership.

Enfin, les femmes rencontrées préfèrent mettre l’accent, non pas sur les difficultés rencontrées dans leur rôle de dirigeantes, mais bien sur les avantages qu’elles peuvent en retirer.

« On n’a pas la même sensibilité entre un homme et une femme. Et dans les affaires, je pense que justement cela force peut-être le respect. On dit les choses plus calmement, on ne s'emporte pas »

Armelle

De même, les clients se rappellent plus facilement de Pascale dans le cadre de ses échanges avec les armées. C’est également la perception partagée par Adeline.

« Parfois les gens peuvent être étonnés de voir arriver une femme et du coup de jouer sur cet étonnement et d’en profiter pour avancer. Ça peut déstructurer des rapports de force qu’ils ont l’habitude d’avoir entre hommes là comme ça. Et nous, on arrive avec une autre façon de voir les choses et ils ne sont pas habitués à ces rapports-là »

Adeline

Engagement dans des réseaux internationaux et/ou féminins

Un résultat apparu dans nos cas est l’implication des femmes dirigeantes interviewées dans des réseaux internationaux et/ou féminins. Plus précisément, ces dernières insistent sur la nécessité de développer des réseaux, de bien s’entourer de personnes ayant de l’expérience et de l’expertise dans des domaines complémentaires. Ainsi en témoigne leur présence régulière dans les salons, à la recherche de partenariats et de réseaux de distributeurs, leur proximité avec le vivier des CCI, le réseau bancaire et des assurances et leur adhésion aux CCEF (pour Pascale et Armelle). En retour, elles n’hésitent pas à prodiguer des conseils à tout entrepreneur(e) désireux(se) de s’engager, notamment à l’international.

« Je les [les femmes] attends bien volontiers pour parler avec elles, pour les aider dans la mesure de mes moyens, les conseiller, partager notre expérience et leur faire rencontrer les spécialistes »

Pascale

À contrario, Adeline n’assure pas de responsabilité de conseillère du commerce extérieur, mais le développement de son entreprise en Afrique cible particulièrement les femmes et l’amélioration de leur situation. À ce titre, la direction de certaines franchises, développées sur ce continent, a été confiée à des femmes.

Ainsi, l’engagement en tant que CCEF ou dans divers réseaux institutionnels (CCI et autres), est aussi lié à leur volonté (implicite ou explicite) d’aider les femmes à entreprendre, ce qui sous-tend une certaine solidarité féminine. Elles cherchent à encourager les femmes à se lancer dans la direction d’une entreprise et à l’international. Le maître mot ici est oser. « Oser y aller, oser développer sa boîte, oser vendre à l’étranger, oser l’international » (Pascale).

Discussion

Cette recherche permet d’identifier des spécificités de l’entrepreneuriat féminin dans le cadre d’une démarche à l’international. Nos résultats rejoignent certaines conclusions de la synthèse des travaux réalisée par Carrier et al. (2006). Plus précisément, nous retrouvons les éléments suivants : un style de management participatif et une articulation travail-famille réussie, grâce à l’organisation et au soutien de l’entourage. Ceci étant, le sentiment de culpabilité et, de façon moins avouée, de frustration de ne pas pouvoir être pleinement « au four et au moulin », est assez récurrent dans le discours.

Pour aller plus loin, nous avons caractérisé la démarche internationale des entreprises et avons constaté des points communs propres à l’entrepreneuriat international (McDougall et Oviatt, 2000, 2005) : l’innovation, la prise de risque, la saisie d’opportunités, l’engagement et in fine la création de valeur au-delà des frontières. À noter l’accent mis dans les trois cas sur les pays émergents, sources de défis mais aussi d’opportunités. Cependant, il est vrai que l’engagement à l’international reste limité à l’exportation, hormis les réseaux de franchises, les filiales de production ou de distribution qui sont très marginales dans nos cas.

Les spécificités de la démarche internationale de ces femmes entrepreneures rejoignent en partie les recherches réalisées en la matière. En effet, nos résultats mettent l’accent sur la mobilisation des réseaux formels et informels ce qui se rapproche des constats de McClelland (2004). Cependant, cette dernière démontre un processus d’internationalisation plus lisse chez les femmes entrepreneures. Or, nos cas montrent une réelle prise de risque et une visée en direction des pays lointains qui peuvent nuancer cette conclusion. De même, nos résultats ne mettent pas en évidence les difficultés propres à la sécurité dans les pays, telles que le présentent Orser et al. (1999). Une autre dimension : la crédibilité ou la prise au sérieux (dans le sens d’Orser, 1999 et McClelland, 2004) est globalement vérifiée dans les trois cas mais elle dépend des pays et des secteurs d’activité. De plus, Monica et Brouthers (2004) mentionnent des barrières liées à l’accès aux ressources financières, aux réseaux et aux structures d’aides. Or, aucune difficulté liée au genre n’a été mentionnée dans nos résultats pour le financement. Bien au contraire, dans les trois cas, les entrepreneures ont eu le soutien des banques, des CCI, de la Coface, d’Ubifrance et des ambassades. Par ailleurs, ces trois chefs d’entreprises semblent maîtriser la croissance de leur entreprise. Aucune d’elles ne souhaite freiner son développement international à des fins de contrôle ou de qualité de vie, contrairement aux travaux de Reichborn-Kjennerud et Svare (2014).

Au final, nos résultats mettent en évidence l’importance de la constitution et du développement des réseaux, élément clé de l’entrepreneuriat international et un des résultats de McClelland (2004) sur les femmes entrepreneures à l’international. Ces dernières doivent, d’une part, tisser des réseaux professionnels, notamment à l’international et d’autre part, s’entourer au niveau personnel, avec le rôle fort du conjoint et de la famille en général, et trouver l’organisation qui leur permet de gérer sereinement le développement international de leur entreprise. Au niveau managérial, au-delà du style participatif, ces femmes travaillent en étroite collaboration avec une autre personne (mari, père, associé), ce qui montre l’importance du co-leadership, dans la continuité des travaux de Paré et al. (2004; 2008). Ainsi, la réussite de ces femmes à l’international, au-delà de leur compétence, est liée à leur capacité à savoir bien s’entourer aussi bien au niveau professionnel que personnel. C’est sans doute l’élément explicatif le plus fort pour expliquer la réussite de ces entrepreneures : leur capacité à se reposer sur leurs différents réseaux et soutiens (réseaux d’affaires à l’international, organismes publics d’accompagnement, réseaux personnels, réseaux plus informels, co-leadership). De plus, il est intéressant de noter que ces femmes vont plus loin car, au-delà de leurs engagements personnels et professionnels, en plus de leurs multiples casquettes, elles surinvestissent en s’impliquant dans des réseaux institutionnels, internationaux mais aussi dans le soutien en direction des femmes. Cet élément peut d’ailleurs paraître paradoxal compte tenu de la pression temporelle qu’elles peuvent subir pour articuler vie professionnelle et vie personnelle.

Enfin, cette démarche internationale réussit car il s’agit de marchés de niche pour lesquels l’innovation tient une place centrale. C’est dans ce cadre que les entreprises ont su s’imposer, conformément à la littérature en entrepreneuriat international. Cela nous amène à rejoindre les préconisations de Chabaud et Lebegue (2013) et Carrier et al. (2006) sur l’importance de mener des recherches alliant caractéristiques de la femme d’affaires, de l’entreprise et de son environnement. Notre étude empirique nous permet, en effet, de dégager des démarches à l’international différentes, en fonction du profil, de l’entourage et des expériences vécues par ces femmes, mais aussi en fonction de l’entreprise et des exigences de son environnement.

Conclusion

Nous dressons ici un portrait de trois femmes entrepreneures, au travers d’une analyse en profondeur des éléments permettant de comprendre leur réussite entrepreneuriale à l’international. Cette recherche éclaire les zones d’ombre sur une thématique rarement discutée dans les travaux existant sur l’entrepreneuriat féminin. Pourtant, le développement de ces entreprises, fortement créatrices de richesse dans le pays, passe souvent inéluctablement par le marché international. De nombreuses femmes appréhendent de l’aborder avec sérénité, compte tenu de l’ampleur de l’investissement familial qui concerne plus les femmes (les mères en l’occurrence) que les hommes (Eddleston et Powell, 2012), les exigences de déplacements et les contraintes de sécurité (McClelland, 2004). Pourtant, des femmes y parviennent tout en conjuguant réussite personnelle et professionnelle. Nous avons tenté d’illustrer ainsi des « role models », pour expliquer comment elles ont procédé pour y parvenir, au travers de leur organisation, leur mode de gestion, tout en expliquant le contexte et les facteurs de contingence propres à chaque cas. L’objectif est d’inciter les femmes entrepreneures à se lancer à l’international et de sensibiliser les pouvoirs publics aux contraintes que peuvent rencontrer ces femmes pour un meilleur ajustement institutionnel et un accompagnement plus efficace.

Ceci étant, notre recherche n’est pas sans limites. Il s’agit d’une étude de trois cas ce qui empêche toute généralisation des résultats. Les exemples de réussite entrepreneuriale à l’international sont de plus en plus nombreux dans notre société. Il convient d’alimenter le débat ouvert et d’enrichir davantage l’étude par d’autres cas pour renforcer ou ajuster certaines de nos conclusions et prendre en compte d’autres aspects environnementaux.

Enfin, la réussite de ces femmes entrepreneures nous amène à nous interroger sur la tension qui pourrait exister entre les exigences supplémentaires propres au développement à l’international de l’entreprise et les exigences de la vie familiale. Notre article montre que ces femmes parviennent à bien concilier leur vie privée avec leur vie professionnelle malgré le sentiment de culpabilité ressenti. Cependant, comment cette charge mentale est-elle gérée ? Des pistes de recherches futures seraient intéressantes à mener dans cette direction, concernant l’articulation travail-famille exacerbée par la croissance de l’entreprise notamment à l’international.