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La co-création de valeur est un concept interdisciplinaire sujet à une vaste littérature académique et managériale en sciences de gestion depuis les dix dernières années. Ceci se justifie dans la mesure où la co-création est envisagée comme un moyen d’optimiser la capacité et les processus d’innovation des organisations : « Dans des environnements complexes de plus en plus concurrentiels, l’opportunité de co-créer de la valeur avec les parties prenantes est un défi majeur pour les entreprises » (Leclercq, Hammedi et Poncin, 2016, p. 23).

Si la co-création de valeur est un sujet de recherche fortement plébiscité, peu de travaux font état de l’ambivalence du processus de coproduction et de la co-destruction de valeur qui peut résulter des interactions entre acteurs (Plé et Chumpitaz Cáceres, 2010).

Cet article vise à mieux comprendre les modalités de collaboration dans le cadre d’un projet de nouveau concept magasin. Trois catégories d’acteurs structurant le réseau de l’architecture commerciale en France sont impliquées : les créatifs (architectes et designers), les constructeurs (agenceurs et maîtres d’oeuvre) et les détaillants (propriétaires de magasins).

La conduite d’une enquête ethnographique a permis de dépasser le simple recensement des pratiques et d’aborder les croyances et représentations de chaque partie-prenante engagée dans le design de l’expérience en magasin. L’analyse des données conduit à l’identification de sources de co-création et de co-destruction de valeur présentes dans le processus de collaboration. Elles affectent les motivations, les interactions et les conséquences de la collaboration, tant au niveau des acteurs que du projet en lui-même.

Dans une première partie, nous précisons le cadre théorique liminaire et l’objet de la recherche. Nous détaillons ensuite l’approche méthodologique mobilisée, à savoir la conduite d’une enquête ethnographique. Enfin, la description et l’analyse des données ouvrent sur une discussion qui contribue à renforcer la conceptualisation de la co-création de valeur. Elle confère également une série de recommandations managériales à l’intention du secteur de l’architecture commerciale et de toute industrie créative.

Un processus de coproduction méconnu

L’expérience client au coeur des stratégies d’innovation des détaillants

L’essor des technologies numériques et les récentes mutations sociales ont radicalement modifié l’environnement du commerce de détail. Le développement des stratégies omnicanal a redéfini les frontières concurrentielles du secteur et incite les détaillants à innover, à renouveler et à démultiplier leurs propositions de valeur (Badot et Lemoine, 2013).

À cet égard, le levier stratégique de différenciation le plus plébiscité (Antéblian, Filser et Roederer, 2013) consiste à proposer aux consommateurs une expérience de magasinage intégrée « plaisante, mémorable et créatrice de sens » (Kwortnik et Ross, 2007).

Depuis l’article séminal d’Holbrook et Hirschmann (1982), l’expérience client a fait l’objet d’une abondante littérature, tant académique que managériale, qui a contribué à en enrichir la conceptualisation. Si l’expérience peut être initiée par l’individu dans sa sphère privée, elle peut aussi être co-créée dans sa sphère de consommation, à partir d’un contexte expérientiel proposé et orchestré par l’entreprise (Roederer, 2008, p. 7). L’expérience client désigne alors l’ensemble des réponses cognitives, émotionnelles, comportementales, sensorielles et sociales d’un consommateur avant, pendant et après l’achat d’un produit ou service proposé par une marque ou une entreprise (Lemon et Verhoef, 2016, p. 71).

Les stratégies dites expérientielles procurent ainsi « de nouvelles sources d’avantages concurrentiels » pour les détaillants, en démultipliant « les positionnements potentiels » (Rémy, 2006, p. 25), « la nature de l’expérience (étant) le reflet de la spécificité que la marque veut entretenir ou développer dans l’esprit des prospects » (Filser, 2002, p. 19). Ainsi, dans le cadre du commerce de détail, la conception d’un contexte expérientiel spécifique doit, au-delà de comporter des attributs utilitaires, véhiculer des attributs hédoniques et symboliques favorisant la production de sens par le consommateur lors de ses interactions avec l’enseigne (Filser, 2008).

Le développement de ces stratégies redéfinit et renforce le rôle et les fonctions du magasin physique dans la nouvelle configuration du commerce de détail omnicanal (Picot-Coupey, 2013). Le commerce physique favorise les interactions entre clients et vendeurs, dans une relation qui dépasse la relation marchande (Rigby, 2011). Ce lien social contribue à renforcer la fidélité et l’attachement des consommateurs à l’enseigne, voire même à développer des communautés de consommateurs. Ce constat justifie l’engouement récent de détaillants initialement « tout clic » à ouvrir ou à acquérir des réseaux de magasins physiques, à l’image du rachat de Whole Foods Market par le géant de la distribution en ligne Amazon ou des investissements conséquents réalisés par Alibaba ces deux dernières années dans la distribution physique.

Cependant, l’innovation de contextes expérientiels physiques demeure complexe pour les détaillants car elle modifie considérablement les processus traditionnels de constitution de l’offre (Hetzel, 2002). En effet, si la créativité est individuelle, l’innovation, quant à elle, est collective et nécessite une activité en réseau, un processus social (Wilson et Stokes, 2005) dans lequel différentes parties-prenantes doivent s’associer pour coproduire. Ainsi, le design de l’expérience en magasin, sous l’angle de l’innovation collective, est un processus qui reste à ce jour méconnu.

Design de l’expérience en magasin et coproduction du réseau de valeur

Marion (2006, p. 126) précise que pour innover, une entreprise doit « mobiliser des réseaux de compétences (l’entreprise étendue) pour explorer des solutions nouvelles (…) gérer des ressources, des réseaux, et des processus concurrentiels et coopératifs ». Il évoque ainsi la nécessité d’interagir avec les acteurs du « réseau de valeur » de l’entreprise, « interagir » signifiant « qu’il est possible d’organiser un dialogue à propos de la création de valeur ou du partage de la valeur » (ibid, p. 127). Le « réseau de valeur » correspond ainsi à l’ensemble des parties-prenantes intervenant dans la création et la captation de la valeur proposée par l’entreprise.

Dans le cas de la conception d’espaces de vente physiques, Kent (2007) distingue trois catégories de parties-prenantes en fonction de leurs degrés d’implication respectifs dans le processus d’innovation. La première catégorie, directement impliquée, regroupe les équipes d’architectes et/ou designers, les équipes de construction et les équipes internes des détaillants (services du développement et travaux, direction des magasins, division achats et merchandising,…). Cet ensemble constitue ainsi le réseau de valeur primaire dans le cadre de la conception de magasins expérientiels.

Au regard de la théorie de la logique dominante de service (Vargo et Lusch, 2004), les différents acteurs du réseau de valeur sont envisagés comme des « systèmes de services », animés par des motivations, combinant des ressources (personnel, information, technologie,…) et reliés entre eux par des propositions de valeur (Lusch et Vargo, 2006).

À partir d’une revue de littérature systématique, Leclercq, Hammedi et Poncin (2016, p. 6) définissent la co-création de valeur comme :

Un processus conjoint durant lequel la valeur est créée réciproquement pour chacun des acteurs (individus, organisations ou réseaux). Ces acteurs s’engagent dans le processus en interagissant et en échangeant leurs ressources. Les interactions ont lieu sur une plateforme d’engagement où chaque acteur partage ses propres ressources, intègre les ressources proposées par d’autres acteurs, et développe potentiellement de nouvelles ressources à travers un processus d’apprentissage.

Cette définition rejoint la conception de Chowdhury, Gruber et Zolkiewski (2016) qui envisagent la co-création de valeur comme un processus d’activités d’intégration de ressources (Grönroos et Voima, 2013; Jaakkola et Hakanen, 2013; Vargo, Maglio et Akaka, 2008).

La littérature distingue la coproduction de valeur, qui correspond à la collaboration entre acteurs durant les étapes de création de l’offre, de la co-création de valeur, qui est un concept plus global intégrant également les interactions au cours de la consommation (Leclercq, Hammedi et Poncin, 2016, p. 8). Ainsi, dans le cadre de la coproduction de contextes expérientiels physiques, chacun des trois systèmes de services du réseau de valeur primaire contribue à la création de valeur pour lui-même et pour les autres (Vargo, Maglio et Akaka, 2008). Les différents échanges aboutissent à la conception d’une offre, ou proposition de valeur, qui sera consommée subséquemment par les clients.

La littérature académique identifie des facteurs qui favorisent et sont mêmes constitutifs du processus de co-création de valeur, à savoir le dialogue, le partage de l’information (plus précisément la transparence et la symétrie de l’information) et la collaboration (Aarikka-Stenroos et Jaakkola, 2012; Payne, Storbacka et Frow, 2008; Ramaswamy et Gouillart, 2010).

La conduite d’une étude empirique sur le processus de co-création de valeur auprès de réseaux inter-organisationnels de services de publicité a également mis en exergue le rôle moteur, bien qu’ambivalent, des jeux de pouvoir (Chowdhury, Gruber et Zolkiewski, 2016). À l’image du dialogue, du partage de l’information et de la collaboration, les jeux de pouvoir peuvent aussi être des moyens d’accès et d’intégration des ressources des réseaux de services, à la condition qu’ils soient exercés et mobilisés adéquatement.

Le risque de co-destruction de valeur

Kent précise la complexité du processus inhérente au design des espaces de vente (2007, p. 736), dans la mesure où la conception doit combiner l’art et l’intuition au commerce dans un processus de résolution de problèmes et de planification.

En alliant ses ressources internes aux ressources externes du réseau de valeur primaire, le détaillant s’engage dans un processus de co-création mais aussi de co-destruction de valeur. Des travaux antérieurs démontrent que la conception de contextes expérientiels en magasin constitue une « lutte d’acteurs tant internes qu’externes » (Cova, 2002) qui influence la cohérence et l’authenticité de la proposition expérientielle du détaillant en magasin (Barès, 2014). En effet, la co-destruction de valeur au stade de la coproduction de l’offre engendre nécessairement une co-destruction de valeur au stade de la consommation : « une mauvaise interprétation de la valeur expérientielle attendue par les acteurs pourrait conduire les managers à fournir des ressources inappropriées et ainsi détruire la valeur » (Plé et Chumpitaz Cáceres, 2010).

Ainsi, la collaboration au sein du réseau de valeur primaire défini, bien que supposé générer une co-création de valeur, peut avoir des conséquences négatives et engendrer une co-destruction de valeur qui se traduit par l’altération du bien-être d’au moins un membre du système.

La co-destruction de valeur survient lors d’une mauvaise utilisation des ressources par au moins un des systèmes de services, qu’il s’agisse de ses propres ressources ou de celles d’un autre système de services engagé dans l’interaction. Elle correspond à une défaillance d’une des entités à intégrer et/ou à appliquer les ressources d’une manière appropriée ou conforme aux attentes des autres systèmes de services.

Cet échec peut avoir une origine accidentelle ou intentionnelle (Plé et Chumpitaz Cáceres, 2010). Le premier cas de figure renvoie à des divergences d’attentes ou à un manque de concertation concernant le processus de co-création ou son résultat. Une mauvaise utilisation intentionnelle des ressources résulte d’une divergence d’intérêts ou d’objectifs entre les parties-prenantes et de comportements d’opportunisme ou de sabotage. Un système de services peut ainsi engager des ressources générant une co-création de valeur pour lui-même mais une destruction de valeur pour un autre système.

À ce jour, la littérature recense quatre facteurs de co-destruction, constitutifs de « l’atmosphère relationnelle » au sein de réseaux inter-organisationnels (Håkansson, 1982; Chowdhury, Gruber et Zolkiewski, 2016, p. 97) : deux facteurs de stress liés aux rôles des différentes parties-prenantes dans le réseau, qui se manifestent par des conflits et de l’ambiguïté, des comportements opportunistes, notamment dans le cadre de relations à long terme, ainsi que les mauvais exercices de jeux de pouvoir.

L’étude empirique menée par Chowdhury, Gruber et Zolkiewski (2016) est la seule, à notre connaissance, à explorer le risque de co-destruction de valeur inhérent au processus de collaboration au sein de réseaux inter-organisationnels.

L’objet de notre recherche vise à appréhender les modalités du processus de coproduction du design expérientiel en magasin, plus précisément à circonscrire les sources de co-création et de co-destruction au sein des réseaux de valeur primaires mobilisés par les détaillants pour innover.

L’enquête ethnographique comme démarche d’investigation

Contexte de la recherche

Nous avons privilégié une approche qualitative longitudinale. L’immersion dans le milieu de l’architecture commerciale, initiée dans le cadre d’un contrat de recherche, a permis des échanges répétés avec les trois catégories d’acteurs pendant plus de trois années.

Les deux associés de l’entreprise commanditaire ont ainsi ouvert le terrain d’investigation, assurant le rôle de « gardiens » au sens de Creswell (1998), auprès des différents membres du groupe étudié (ci-après codés Vincent*C2 et Jérôme*C3).

Cette collaboration fut d’autant plus précieuse que les contours de l’architecture commerciale en France sont difficiles à déterminer. Le secteur regroupe tant des agences de design ou d’architecture qui vont consacrer tout ou partie de leur activité à l’aménagement d’espaces commerciaux, que des entreprises du bâtiment (agenceurs, fabricants de mobilier,…). Selon une étude sur le design en France réalisée régulièrement depuis 2010 par l’Agence pour la Promotion de la Création Industrielle, la Cité du Design et l’Institut Français de la Mode, les seules agences de design sont réparties sur plus de 19 codes APE. 37 % d’entre elles se consacrent à l’aménagement d’espaces, qui constitue l’activité la plus populaire après le design produit.

Même si le marché est dominé par quelques grandes agences qui ont toutes diversifié leur activité initiale de design vers la maîtrise d’oeuvre et le déploiement de réseaux, une multitude d’acteurs difficilement repérables gravite autour de l’aménagement d’espaces commerciaux. À titre d’exemple, la Chambre Française de l’Agencement regroupe des entreprises spécialisées dans l’aménagement complet de tous locaux terrestres, maritimes ou aériens; les espaces commerciaux ne concernent donc qu’une partie des adhérents. À ce jour, il n’existe ni répertoire ni données statistiques précises sur le secteur de l’architecture commerciale.

De nombreux corps de métier interviennent dans le secteur de l’architecture commerciale. Il apparaît toutefois clairement, au gré des interactions avec le terrain ainsi que dans la littérature managériale, une catégorisation formelle et explicite autour des trois types de parties-prenantes du réseau de valeur primaire tel qu’identifié par Kent (2007) : les créatifs (architectes ou designers), les constructeurs du magasin (maîtres d’oeuvre) et les équipes internes des détaillants (maîtres d’ouvrage). Si certains détaillants font le choix d’intégrer l’une ou l’autre des deux autres fonctions en interne de façon ponctuelle ou permanente, la grande majorité recourt à des prestataires externes pour assurer la création, l’implantation et le déploiement de leurs nouveaux concepts d’espaces de vente. Selon l’enquête évoquée ci-dessus, 71 % du budget design des entreprises du commerce de détail sont dépensés à l’externe.

Approche méthodologique

Notre enquête ethnographique a permis de décrire et d’interpréter ce système social. Grâce à notre présence prolongée, confiance et confidence se sont instaurées, permettant d’aller au-delà des « logiques de façade » (Gentric, 2005, p. 137).

Notre objet de recherche vise la découverte de pratiques mais aussi de croyances et de représentations. Parce que l’enquête et l’observation se sont effectuées in situ et qu’elles ont été continues, l’accès à l’expérience a été facilité et a permis de nous intéresser à des éléments implicites que les acteurs jugent peut-être insignifiants, mais qui caractérisent leur quotidien. En outre, cette forte contextualisation inhérente à la méthode d’investigation contribue à une meilleure circonscription du phénomène étudié car l’entretien n’est jamais la seule source de données : les interactions répétées, les observations participantes ou non, la prise systématique de notes de terrain consignées sur un journal de bord, le recours à du matériel photographique ou toutes autres données visuelles, les données secondaires,… sont autant de moyens complémentaires à la disposition de l’ethnographe.

À la différence de l’étude de cas, mobilisée notamment par Chowdhury, Gruber et Zolkiewski (2016) dans un même contexte d’approche exploratoire, l’immersion ethnographique nous a permis de mieux appréhender les logiques et représentations de chaque partie-prenante du réseau de valeur primaire et de mieux circonscrire tant les normes sociales qui régissent le réseau de valeur que son atmosphère relationnelle.

Pour établir le lien entre concepts et données, le recours à l’abstraction (Angot et Milano, 2000) s’est imposé du fait d’une littérature peu prolixe et a permis de mettre en ordre un ensemble de données disparates au sein d’un même cadre de compréhension afin d’en extraire une conceptualisation sous-jacente.

Les prises de contact successives et les différentes séries d’entretiens ont permis d’identifier deux informateurs-clés, l’un étant architecte (Gérard*A2), l’autre maître d’ouvrage (Thierry*D7). L’un de nos deux gardiens (Jérôme*C3) est devenu le troisième informateur-clé, nous permettant de disposer d’une personne-ressource dans chacune des trois catégories du réseau de valeur primaire.

Collecte des données

La conduite de l’enquête ethnographique s’est traduite par une période d’observation prolongée de plus de trois années, ponctuée d’entretiens, d’événements et de rencontres, propices au recueil de verbatims, de prises de notes consignées sur un journal de bord, de photographies et de collecte de livrables (planches de tendances, plans, dessins, croquis, avant-projets simplifiés, avant-projets détaillés, livres de normes, …). La synthèse des différentes techniques de recueil mobilisées (Cf. Tableau 1) atteste tant de la triangulation des méthodes de collecte que des sources de données, renforçant la confirmabilité, la crédibilité et l’intégrité de l’enquête de terrain.

Badot et al. (2009) précisent que l’ethnographie, au-delà de l’observation, inclut les techniques destinées à recueillir des verbatims afin de compléter la compréhension du phénomène étudié. Une première vague d’entretiens individuels a été conduite, suivie d’un groupe de discussion réunissant une partie des personnes interviewées initialement de manière individuelle.

Tableau 1

Synthèse des techniques de collectes mobilisées pour l’enquête ethnographique

Synthèse des techniques de collectes mobilisées pour l’enquête ethnographique

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Entretiens individuels introspectifs et groupe de discussion

Vingt-et-un entretiens individuels auprès d’acteurs issus des trois catégories de parties-prenantes du réseau de valeur primaire ont été réalisés lors d’une vague initiale (Cf. Tableau 2). Des entretiens complémentaires d’approfondissement avec douze d’entre eux nous ont permis d’atteindre les deux niveaux de saturation (sémantique et théorique).

L’hétérogénéité des acteurs et des projets rencontrés nous a incités à affiner les critères de sélection des répondants. Il importait de pouvoir embrasser la réalité du terrain sous l’angle de sa diversité pour mettre en exergue de possibles singularités ou récurrences potentielles. Nous avons donc pris soin de rendre compte de cette diversité dans la structure de notre échantillon. Au niveau des créatifs, nous avons interrogé tant des salariés d’agences de design de renom que des architectes indépendants. Les constructeurs sont soit des agenceurs ayant diversifié leur activité, soit des maîtres d’oeuvre supervisant la production de concepts créées par les agences de design pour lesquelles ils travaillent, soit des prestataires de services issus du secteur du bâtiment. Nous avons également sélectionné des détaillants dont les secteurs d’activité, les structures organisationnelles et les parcs de magasins diffèrent.

L’ethnographie privilégie les entretiens introspectifs qui visent à restituer les états intimes et les sentiments profonds des personnes interrogées (Wallendorf et Brucks, 1993). Les échanges se sont ainsi concentrés sur des récits liés à une expérience singulière de coproduction. Un guide a servi de support pour recueillir les perceptions respectives des trois catégories d’acteurs quant à la création d’un nouveau concept de magasin et au processus de collaboration sous-jacent. Notre ambition était de laisser les répondants s’exprimer sur différents thèmes renvoyant à la genèse d’un projet spécifique et à son déroulement au cours des différentes phases de la collaboration tripartite.

L’intégralité des entretiens a été enregistrée et retranscrite à des fins d’analyse. Les prises de notes réalisées pendant et après les entretiens ont été reportées dans notre journal de bord, venant s’ajouter au matériel promotionnel et à toutes les données secondaires collectées lors des différentes rencontres.

Dans une phase subséquente, l’organisation d’un atelier de réflexion portant sur la collaboration entre parties-prenantes a réuni douze des personnes interrogées individuellement (Cf. Tableau 3). Cette mise en situation procure une perspective d’ensemble de la dynamique collaborative à partir du consensus qui s’établit entre chaque groupe de participants. Par ailleurs, la confrontation des données recueillies par les deux modes d’investigation renforce la validité de nos résultats.

L’atelier était organisé en trois sessions : la première visait l’identification des leviers à la collaboration, la seconde portait sur les freins et la dernière sur l’idéation d’outils, processus ou structures capables de vaincre ou pallier les obstacles potentiels. Au-delà des restitutions explicites et verbales, les participants étaient invités à construire une représentation visuelle à partir des jeux de créativité « ZoLO » et de cartes imagées pour illustrer leurs propos à la fin de chaque session.

En somme, les notes consignées sur le journal de bord à partir de l’observation flottante, les retranscriptions des enregistrements sonores et audiovisuels, les photographies des représentations visuelles, les écrits des participants ainsi que la rédaction d’une synthèse rédigée ex post ont constitué les supports d’analyse de cette seconde étape de l’enquête de terrain.

Tableau 2

Entretiens introspectifs : décomposition de l’échantillon et codification

Entretiens introspectifs : décomposition de l’échantillon et codification

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Tableau 3

Participants à l’atelier de réflexion et rappels de codification[1]

Participants à l’atelier de réflexion et rappels de codification1

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Participation à des événements corporatifs

Les entretiens sont des témoignages rétroactifs et l’atelier de réflexion a consisté à extraire les individus de leur environnement habituel, limitant l’immersion du chercheur dans le quotidien des acteurs étudiés et le partage de leurs expériences. Ces deux techniques ne permettant pas de capturer l’instant, nous avons donc participé à différents événements qui ont constitué des terrains d’observation privilégiés pour étudier les langages, les pratiques et les rites inhérents au milieu (inaugurations de nouvelles boutiques, cérémonies de remises de prix décernés par la profession, semaine de programmation culturelle autour du design à Paris).

Afin d’intensifier notre intégration au quotidien des acteurs de l’architecture commerciale française, nous avons initié des événements en créant une association à but non lucratif avec plusieurs des créatifs, constructeurs et détaillants rencontrés initialement. Son fonctionnement impliquait des réunions mensuelles et de nombreux échanges téléphoniques ou électroniques afin de préparer les différentes manifestations. Au-delà de la dynamique événementielle, notre implication permettait de disposer d’un terrain d’observation dynamique offrant un grand nombre d’opportunités et de contextes pour l’observation.

Analyse des données ethnographiques 

L’ensemble des données retranscrites a fait l’objet d’une analyse thématique classique. Ce choix a permis d’aborder les fonctions explicites et implicites du discours relatif à la collaboration autour d’un projet de nouveau concept magasin. Ces outils de connaissances ont concerné tant des logiques de comportements que de représentations.

Nous avons donc retrouvé les thèmes qui structuraient les entretiens, mais aussi des clés de lecture appréhendant les différents types de rationalité de l’action ou logiques sous-jacentes. Une analyse de contraste a permis de comparer qualitativement les analyses de contenu des entretiens. L’analyse lexicale informatisée des retranscriptions d’entretiens, opérée à l’aide du logiciel Tropes, s’est inscrite dans une démarche ex-post, intervenant dans notre interprétation en tant qu’outil de triangulation.

Le répertoire dédié à la thématique de la conception d’un nouvel espace de vente (composé de 461 mots pivots dans notre étude) ainsi que le tableau de contingence contenant leurs occurrences par texte (12322 occurrences, soit 587 en moyenne) constituent le matériau de base pour l’analyse complémentaire de la structure et du contenu des discours des trois catégories d’acteurs.

Le traitement du contenu du journal de bord, issu des sessions d’observation participante, est venu enrichir les résultats obtenus par l’analyse des discours et faciliter la mise en perspective de plusieurs dimensions structurantes des échanges entre les différentes parties-prenantes.

La construction de l’interprétation a reposé sur la confrontation des discours, révélés par l’analyse de contenu des verbatims, aux pratiques, mises en exergue par les sessions d’observation participante (Arnould et Wallendorf, 1994). Plus précisément, l’analyse des disjonctions a permis d’affiner l’encodage des données et d’aboutir à des construits qui ont formé des thèmes pour l’interprétation.

Enfin, l’analyse des données secondaires a consisté en une analyse textuelle des différents supports promotionnels récupérés lors des entretiens en face-à-face et en une analyse des données visuelles, constituées du matériel visuel direct conféré par les totems « ZoLO » et les images sélectionnées lors des différentes sessions de l’atelier de réflexion, ainsi que des croquis, dessins, plans, présentations,… rassemblés au cours de notre immersion. Ces différentes données ont constitué des éléments complémentaires confortant ou nuançant nos interprétations.

L’ambivalence du processus de coproduction du design d’expérience

Notre codage des données rejoint la distinction opérée par Leclercq, Hammedi et Poncin (2016, p. 6) qui soulignent « le rôle clé de la motivation des acteurs en tant que moteur du processus de co-création de valeur ainsi que les conséquences que ce processus peut générer pour chacun des acteurs ». Aussi, la présentation retenue pour nos résultats, tant sur la co-création que sur la co-destruction de valeur, sera structurée en trois parties : les motivations des acteurs, leurs interactions et les conséquences sur le processus de coproduction du design expérientiel en magasin.

Les leviers de la co-création de valeur

Principale motivation : la complémentarité des ressources

L’ensemble des observations permet de rendre compte que tous les acteurs rencontrés ont le même et unique objectif : la réalisation du projet. Les termes « design », « magasin », « concept », « projet »[2] sont les plus récurrents dans le matériau discursif récolté, quel que soit le groupe étudié.

Les logiques de collaboration, qualifiée de « partenariat », résident dans la reconnaissance mutuelle des compétences complémentaires des différentes parties-prenantes du réseau de valeur et dans la nécessité du travail collaboratif. Les propos tenus par Thierry*D7 pour clôturer l’atelier de réflexion illustre cette observation :

« Ce lien-là est un lien de réel partenariat et c’est tous ensemble, avec des compétences et des profils séparés et complémentaires, qu’on peut mener à bien le projet. S’il n’y a pas cette entente qui devient un partenariat, car ce n’est pas seulement une entente cordiale ou du travail forcé, on n’arrive ni les uns, ni les autres, à pouvoir travailler correctement et faire un beau projet. »

Ces résultats confirment les suggestions de Jaakkola et Hakanen (2013) pour lesquels l’accès à des ressources complémentaires constitue la principale motivation des acteurs du réseau à s’engager dans la co-création de valeur.

Les différents groupes d’acteurs engagent des ressources spécifiques et complémentaires dans le processus de co-design. « Créativité », « innovation », « imagination », « stimulation » sont les mots les plus récurrents pour qualifier les créatifs :

« L’architecte permet au concept de se renouveler et d’avoir une vision que d’autres n’auraient pas. »

Michel*D6

Au-delà de cette compétence nécessaire, les équipes créatives ont une capacité à traduire la vision des gestionnaires du commerce de détail :

« Un client qui vient nous voir, il a des projets dans la tête, il a une optique. Il ne saurait pas le dessiner, il ne sait même pas trop l’exprimer mais pour lui, c’est clair, c’est une sorte d’évidence. Parce qu’il y a beaucoup de choses qui s’articulent dans sa tête, il y a une notion hétérogène qu’il n’arrive pas à rendre forcément claire aux oreilles des autres et aux yeux des autres. Donc il va solliciter quelqu’un comme un architecte pour traduire cela… il y a une sorte de travail de « maïeutique » pour faire venir les choses, parce que les mots se cachent les uns derrière les autres. »

Claude*A5

Cette capacité de traduction requiert de la part des équipes créatives de la disponibilité et du temps :

« À ce stade-là, on est dans une situation d’écoute tous azimuts, écoute maximale, éponge. Et éponge pour capter l’info qui peut faire tilt ou le détail qui va apporter une particularité. Parce qu’encore une fois, on est sur la question du sens. »

Gérard*A2

« En fait, la phase amont, c’est à la fois baigner dans l’entreprise qui nous consulte et rencontrer des gens qui vont être importants pour nous. »

Jérôme*C3

Les fabricants engagent quant à eux leur savoir-faire technique en vue de traduire le plus fidèlement possible les dessins des créatifs :

« Notre souci, c’est de faire en sorte de réaliser ce que la création a dessiné et pas l’inverse. »

Sylvain*C1

Ils investissent également leur habileté à gérer le projet de construction et à coordonner les différentes entreprises pour répondre au mieux aux contraintes de coûts et de délais :

« Pour symboliser les maîtres d’oeuvre, on a choisi l’éléphant parce que c’est la grosse cavalerie. (…) on a choisi aussi l’image d’une ruche parce que c’est tout un enchaînement. »

Thibault*D8

« C’est la grosse cavalerie. (…) un certain enchaînement parce que nous, finalement, on est bien incapable, on n’a pas le temps de faire ce qu’il faut. »

Thierry*D7

« On essaie d’anticiper le plus possible sur nos plans, dans la théorie, le chantier. Ce qui nous permet derrière de caler de façon plus précise les boîtes, (…) de limiter les coûts et les délais pour que le chantier se déroule normalement et éviter qu’il y ait trop de problèmes »

André*C4

Les responsables d’enseignes, en tant que commanditaires, engagent certes des ressources financières mais transmettent aussi le savoir et la « culture » de l’entreprise, leurs connaissances des produits et du marché, partageant ainsi tout un ensemble d’informations à partir duquel les créatifs vont s’inspirer :

« (…) on a effectivement un socle de l’entreprise qui est son savoir riche, dans lequel nous, on va puiser toute la culture entreprise. »

Gérard*A2

« Il sort une truffe de sa poche, il la pose sur la table, et il dit : « je veux que tu me fasses des magasins pour vendre ça ». Donc lui, il sait les acheter en Italie, il connaît tous les réseaux de truffes, il sait les préparer, c’est un ancien cuisinier. »

Bertrand*A1

« Notre travail, c’est d’abord un mélange de marketing en amont dans le sens réflexion, marketing pur, sur la base d’études qu’a pu faire un client, quantitatives ou qualitatives, avec une vision de son marché, et aussi du marketing opérationnel. »

Jérôme*A3

Ainsi, nos résultats relatent la présence de motivations ou d’objectifs convergents, à savoir la réalisation d’un projet commun qui requiert des compétences complémentaires.

Interactions entre acteurs et pratiques mimétiques

Le processus de collaboration entre les trois parties-prenantes obéit à un séquençage normé et ritualisé, donnant lieu à des échanges de « livrables » (« planche de tendances », « avant-projet simplifié », « avant-projet détaillé », « livre de normes », « prototype »), eux aussi normés, qui constituent les supports tangibles des échanges (« ressources opératoires » de Vargo et Lusch, 2004) et matérialisent les compétences respectives (« ressources opérantes ») que chaque partie-prenante engage dans le processus de collaboration.

Les appels d’offres ou concours représentent un rituel qui initie le plus souvent les collaborations entre les trois parties-prenantes :

« L’étape préliminaire, c’est la rencontre entre le client et nous, agence de design. Elle se fait généralement pour nous sous la forme d’un concours, lancé par le client. (…) Une fois que le contrat est signé, le travail peut commencer. »

Claude*A4

« Les concours,… ça se fait encore beaucoup, bien sûr. En architecture ou en design, tu as encore des appels d’offres. (…) C’est vachement relationnel, alors tu fais tes concours, (…) je faisais ça quand j’étais jeune, parce que je me disais, c’est la seule façon de pouvoir se faire un nom, de rentrer dans un cercle, etc. »

Gérard*A2

Cette pratique est néanmoins contestée :

« (…) parce que je refuse, je n’en fais plus, j’ai trop de boulot, j’ai trop de clients que j’adore pour perdre du temps, parce que ça prend du temps »

Gérard*A2

Livrables et pratiques rituelles supportent la création conjointe de valeur au sein du groupe d’acteurs, conformément aux travaux de Payne, Storbacka et Frow (2008). Les résultats relatent la présence de pratiques mimétiques pouvant s’envisager comme des normes qui codifient les interactions entre acteurs, bien souvent de manière informelle, et séquencent le projet et les interventions de chaque partie-prenante.

Conséquences de la co-création

Le cadre théorique de la co-création de valeur met en évidence une boucle d’apprentissage qui se traduit par la création potentielle de nouvelles compétences (Vargo et Lusch, 2011) lorsque différents acteurs partagent et intègrent des ressources complémentaires.

Au-delà de la reconnaissance de compétences complémentaires, la confiance apparaît comme un levier essentiel à la production de cette boucle d’apprentissage, car elle incite au dialogue, au partage d’informations et à la collaboration (Chowdhury, Gruber et Zolkiewski, 2016), trois composantes-clés de la co-création de valeur (Aarikka-Stenroos et Jaakkola, 2012; Payne, Storbacka et Frow, 2008; Ramaswamy et Gouillart, 2010) :

« Moi j’étais chez eux, je me suis installé chez eux et on n’avait pas de bureau à l’époque. J’étais là-bas tout le temps. Ils ont autant appris qu’ils m’ont appris quoi. Ça, c’est toute la force d’un concept. On a vraiment travaillé en étroite collaboration. »

Bertrand*D9

Au final, « confiance », « loyauté », « fusion », « immersion » sont autant de termes mobilisés par les créatifs et les détaillants pour qualifier leur collaboration :

« Les facteurs-clés de succès pour qu’un concept fonctionne, c’est la confiance mutuelle au niveau de la relation entre l’agence de design et l’entreprise cliente. »

Jean-Claude*A4

Même si les relations entre détaillants et constructeurs sont moins « fusionnelles », elles se formalisent néanmoins sur la reconnaissance d’une dépendance, ainsi que sur des critères tant rationnels qu’émotionnels :

« Il faut bien leur reconnaître une compétence qu’on n’a pas et on est obligé de passer par eux; on est dépendant. »

Thierry*D7

« Il y a un critère de toute manière qui est prix-qualité-délais. (…) Mais je choisis mes partenaires déjà parce que je les connais. (…) J’aime bien les gens bien élevés en fait. Mais moi, les entreprises ne peuvent travailler avec moi que s’il y a ça fait un peu candide, mais s’il n’y a pas de relation agréable, ça ne peut pas être efficace en fait. »

(Olivier*D1)

Le savoir-être, le respect ou encore l’agrément des relations constituent une dimension émotionnelle qui influence considérablement la collaboration.

Autrement dit, la confiance, basée sur l’expérience, la reconnaissance de compétences distinctes et le savoir-être, sont garantes de loyauté et de fidélité :

« (…) dans ce métier-là, plus tu vas être rigoureux, plus tu es clair avec toi même et tes clients, et plus tu es crédible. C’est les relations et le bouche à oreille. Parce qu’il y a toujours un client qui après passe dans une autre boîte, et qui va se retrouver avec un autre projet,… Il y a des clients que j’ai depuis plus de 15 ans. »

Gérard*A2

Les sources de co-destruction de valeur

Des motivations divergentes

Une controverse significative apparaît au niveau des anticipations des acteurs tant sur le processus de coproduction que sur ses finalités, c’est-à-dire les propositions de valeur respectives à délivrer.

Cette controverse émane tout d’abord d’une confrontation de perspectives et d’états d’esprit :

« Ce n’est pas le même esprit, entre les travaux et la conception. »

François*C5

Les architectes et designers envisagent le projet comme un geste créatif au service du marketing du détaillant :

« En termes de design, il faut distinguer le dessin du dessein. Le premier fait référence à la forme, à l’innovation, la création et correspond à l’image. Le second correspond au fond, au marketing, au positionnement, à la stratégie; en fait, au concept. Le design magasin, c’est la création au service du marketing. »

Jean-Claude*A4

« La création n’est qu’une conséquence d’une politique marketing et d’une politique commerciale dans notre domaine. »

Gérard*A2

« Faire du beau entre guillemets, tous les designers doivent être capables de le faire. Je dirais, c’est comme si votre médecin vous dit qu’il ne sait pas prendre la tension, c’est une faute, donc le design n’est pas en soit la réponse; la réponse est avant tout dans la stratégie merchandising, dans la stratégie marketing, dans l’approche de la marque, son identité. »

Jérôme*A4

« (…) le client vient et nous dit : voilà ce que je dois vendre, voilà ce que je dois faire, mais je ne sais pas comment l’exprimer. Donc il est venu nous voir, on a créé son logo, on a travaillé avec lui, donc on a créé les mots-clés (…) sur le sens, le métier, la cible, les matières, l’image. Et d’un seul coup, on débouche sur une planche (…) et on a les images. »

Bertrand*A1

Les constructeurs, chargés de l’exécution, sont davantage orientés vers la gestion de chantier, l’efficience et l’efficacité opérationnelles propres aux métiers de la construction :

« Sur ma partie, on a une vraie tâche préliminaire qui est d’essayer de rationaliser ce coût, voir comment on peut fonctionner,… »

Sylvain*C1

« (…) Je veux optimiser le concept, parce que je suis sur le terrain et le carrelage qui vient de je ne sais pas où, jamais livré dans les délais et qui coûte cher et qui se casse au moindre choc, je peux leur trouver la même chose pour moins cher. »

Vincent*C2

La perspective des détaillants est ambivalente. L’approche est d’abord centrée autour de considérations marketing axées sur la différenciation et le positionnement de l’enseigne, ce qui les rapproche des créatifs :

« Nous, pour être positionnés sur ce secteur, nous ne croyons pas au discount. »

Thierry*D7

« Pour être les premiers, il faut un drive-in. Nous, on va essayer de l’expérimenter, et essayer de le développer. »

Marc*D5

« On voulait asseoir le positionnement et accroître la visibilité de la marque. »

Michel*D6

« Vous verrez, les gens, ils vivent vraiment des expériences, et c’est ce que l’on veut aussi ici. »

Manu*D2

« Pour nos marques, la standardisation est mondiale. Le positionnement d’une marque est le plus difficile à créer et à préserver »

Jack*D4

Cependant, à l’image des constructeurs, le projet est également envisagé de façon séquentielle et technique :

« Après, il y a plusieurs étapes. L’avant-projet sommaire, l’avant-projet détaillé, le descriptif travaux avec les contraintes budgétaires, (…), il y a un appel d’offres qui est fait. On fait réaliser des prototypes, on choisit les partenaires pour une pré-série de magasins la première année. »

Thierry*D7

« On a un planning dès le départ, qui est ajusté à chaque réunion de chantier. »

Marc*D5

« Il y a aussi le cahier des charges que je rédige nécessairement. Un cahier des charges, c’est surtout technique en fait. Le principe de base, c’est qu’il y a un book technique et la relecture se fait de droite et de gauche pour ne pas se tromper (…) on se fait un book technique et normalement on déploie. »

Olivier*D1

« Le designer nous transfère ces informations et je vois si c’est bon ou pas par rapport au budget. Lui me fait un premier cahier des charges, moi je refais un deuxième cahier des charges, et après on retransmet à l’agenceur. »

Manu*D2

Les résultats de l’analyse lexicale automatisée démontrent le contraste entre les vocabulaires mobilisés par les trois catégories d’acteurs (Cf. Tableau 4). Les chiffres indiquent les taux de récurrence des mots pivots (pour mille mots), recensés dans les matériaux discursifs collectés; les chiffres en gras indiquent les taux supérieurs au taux de récurrence calculé sur l’ensemble des textes. Alors que les architectes et designers sont animés par des logiques de créativité (« design »; « création »; « créateur »; « idée »; « vision », « sens ») les constructeurs sont davantage tournés vers des logiques de gestion de projet (« travaux »; « chantier »). Les considérations autour du « design », de la « marque », de son « identité » et de son « histoire » constituent le point de convergence entre créatifs et détaillants; toutefois, les premiers y associent des « images »; les seconds des mots et des coûts. Les « travaux » constituent un terme commun aux détaillants et constructeurs.

Tableau 4

Perspectives des parties-prenantes sur le projet (résultats Tropes)

Perspectives des parties-prenantes sur le projet (résultats Tropes)

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Cette pluralité de perspectives s’associe à une divergence d’intérêts et de préoccupations. Plusieurs propos recueillis lors de l’animation du groupe de discussion illustrent les intérêts de chaque catégorie de partie-prenante.

« Un groupe parle d’argent, un autre de délai et le troisième de couleurs et d’éclairage »

Jérôme*C3

« Le client et le maître d’oeuvre ont tous les deux un point de vue économique, mais ce n’est pas le même »

Thierry*D7

Les détaillants sont à la fois motivés par des logiques commerciales en lien avec la différenciation de leur marque par l’innovation, mais aussi contraints par une logique financière de retour sur investissement rapide. Cette observation est récurrente et peut être illustrée par les propos de l’équipe de créatifs réunie lors du groupe de discussion :

« Nos clients (les détaillants) font une fixation sur le prix et le délai; ils veulent quelque chose de différent et de novateur mais se décident surtout en fonction du prix »

Gérard*A2

Cette « fixation » est attribuable à la posture défensive dans laquelle les gestionnaires du commerce de détail initient le projet :

« Vous avez le client dans l’action, prêt, et celui qui est en réaction par rapport à un problème qui survient. Celui-là regarde ses pompes parce que là, il perd des ronds. Il demande donc à l’agence de design de venir mettre un garrot pour stopper l’hémorragie et de préparer un projet dans un temps très limité, qui pourra se décliner et en plus, il ne faut pas que ce soit cher »

Jérôme*A3

« L’ennemi mortel du maître d’ouvrage, et ils le répercutent sur les autres, c’est le temps. Quand tu consultes le designer, c’est déjà trop tard; il n’y a plus de délais »

Gérard*A2

Ainsi, s’ils font appel aux architectes et designers pour innover, ils limitent la créativité par des considérations économiques, influençant significativement le processus de collaboration :

« La maîtrise d’oeuvre, c’est le nerf de la guerre parce que c’est ça qui fait que le magasin sort en temps et en heure et c’est important, et dans les temps et les budgets impartis, c’est capital et c’est un peu dommage que tout le monde bataille là-dessus »

Jean*C6

Les résultats de l’analyse lexicale automatisée confortent le déséquilibre entre les intérêts marchands et la créativité au sein du réseau de valeur primaire (Cf. Tableau 5). Les considérations monétaires et temporelles concernent davantage les détaillants et les constructeurs; elles sont également plus prégnantes dans les discours que les considérations liées à la qualité ou à l’esthétique du projet.

Tableau 5

Intérêts des parties-prenantes sur le projet (résultats Tropes)

Intérêts des parties-prenantes sur le projet (résultats Tropes)

* (« délai », « mois », « jour », « semaine »)

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Du fait de cette divergence d'intérêts et de préoccupations au sein du réseau de valeur, la complémentarité des compétences joue un rôle ambivalent. Les architectes sont critiqués pour avoir toujours des idées et pour être créatifs, mais c’est aussi pour cela qu’ils sont mobilisés. Les entreprises de construction sont critiquées pour résister aux changements et animer un réseau complexe d’entreprises sous-traitantes, mais ce sont ces caractéristiques qui leur permettent de concrétiser les projets. Le client pourrait ne pas avoir une idée claire mais s’il l’avait, le créatif aurait peu de liberté. Ainsi, alors qu’elle constitue le socle de la collaboration, la complémentarité des compétences génère par ailleurs des conflits d’intérêts qui complexifient l’atmosphère relationnelle et altère la co-création de valeur. Ce résultat rejoint la dualité du concept de co-création et le caractère intrinsèque de la co-destruction de valeur (Plé et Chumpitaz Cáceres, 2010).

Le matériau discursif de l’enquête ethnographique laisse clairement apparaître les critiques que s’adressent les trois catégories de parties-prenantes (Cf. Tableau 6).

Interactions entre acteurs et co-destruction de valeur

Le rôle pivot des créatifs favorisé par la valorisation de la fonction artistique

L’analyse des pratiques collaboratives fait émerger une ambiguïté manifeste sur les rôles des différentes parties-prenantes (Chowdhury, Gruber et Zolkiewski, 2016), plus précisément sur l’identification du chef de projet. Tel que précisé dans la section précédente, le créatif détient la vision, le sens, l’idée du concept et semble assumer le rôle de pivot dans le partage des informations. En tant que « pilote » du projet, il gère les relations avec le détaillant d’une part, et avec le constructeur d’autre part, initiant deux collaborations bilatérales au lieu d’une relation tripartite. Plus précisément, la complémentarité des missions séquence les interventions des différentes parties-prenantes dans le temps et conduit à deux relations bilatérales structurées en gigogne : le détaillant est d’abord le client de l’architecte; ce dernier devient lui-même client du constructeur. Cet état de fait est déploré par les constructeurs qui envisagent leur intervention dans le processus dès les premières étapes de conception dans le but d’optimiser les coûts et l’exécution du projet. L’absence de partage d’informations entre détaillants et constructeurs dessert les intérêts des détaillants; une ambiguïté sur l’attribution des rôles est réelle :

« Lors de la conception, il serait intéressant que quelqu’un qui connaisse les travaux puisse interagir, en disant : si on modifie ou si on prend tel type de matériau, ou si on modifie un tout petit peu de telle manière, on gagne dix pour cent de coût, etc. »

François*C5

« Mais nous, on n’a pas le droit de dire au client que ce n’est pas fait comme il faut parce que si on le dit, on court-circuite; c’est un peu compliqué commercialement »

André*C4

« (…) parce que le maître d’oeuvre ne sait pas faire entendre à son client qu’il sait réfléchir à des sources d’économies »

Jérôme*C3

Tableau 6

Critiques entre les trois catégories de parties-prenantes

Critiques entre les trois catégories de parties-prenantes

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L’analyse lexicale automatisée du matériau discursif confirme ce résultat par la mise en exergue de la diversité des styles d’expression mobilisés par les trois catégories de parties-prenantes (Cf. Tableau 7). Si les discours des constructeurs et détaillants s’appuient sur une rhétorique argumentative ou explicative, les créatifs adoptent un style davantage énonciatif, relié à la valorisation de la fonction artistique. Les uns justifient, critiquent, tentent de persuader; les autres présentent et affirment leur point de vue :

« Et puis il (le créatif) a la langue bien pendue et il peut avoir parfois un côté un peu « donneur de leçons ». Il n’a qu’une oreille car il ne sait pas toujours écouter »

WS

À la différence des architectes et designers, les constructeurs se voient davantage comme des « prestataires de services » que des « partenaires » des détaillants, connotant une plus grande fragilité relationnelle entre ces deux parties-prenantes qui échangent peu.

Le pouvoir des créatifs au sein du réseau de valeur est amplifié par trois facteurs : la liberté qui leur est accordée pour innover du fait de briefs peu détaillés, le droit de propriété du concept magasin, dont le transfert est réalisé à une étape avancée du processus et une dévalorisation implicite de la fonction technique au profit de la fonction artistique (« plus noble » (François*C5)) :

« Ceci dit, le client, la considération qu’il a du maître d’oeuvre, elle reste considérément faible. Ils ne nous écoutent pas parce qu’ils ne nous considèrent pas comme des interlocuteurs crédibles »

Jérôme*C3

« Le maître d’oeuvre est complexé. Il ne sait pas parler »

Jérôme*C3

Déléguer l’animation du réseau de valeur au profit des créatifs affecte donc considérablement l’atmosphère relationnelle du processus en altérant le dialogue, le partage d’informations et la collaboration entre les détaillants et les constructeurs.

De la coopétition à la compétition entre créatifs et constructeurs

Une confusion quant aux rôles et missions respectives des acteurs ressort de l’analyse. Cette situation se traduit par un rapport de forces entre créatifs et constructeurs :

« Des fois avec le constructeur, il (le créatif) est en gants de boxe, il est en bagarreparce qu’il y a une petite compétition entre les deux dans le sens où le constructeur, le maître d’oeuvre amène des solutions qui diffèrent un peu de son projet. »

WS

Cette situation mène à une complète remise en cause de la compétence distinctive des constructeurs et de leur rôle dans le processus de coproduction.

Notre analyse met en exergue un effet à long terme de la boucle d’apprentissage qui altére considérablement l’atmosphére relationnelle. Ainsi, les créatifs, peinant à valoriser leur prestation intellectuelle réalisée en amont du contrat (concours) ou de la création (audit et diagnostic), acquièrent au gré des expériences de collaborations successives de nouvelles compétences et se proposent de superviser l’exécution des projets. Comme le constatent Minvielle et De Surville (2009, p. 23), les créatifs constituent ainsi « des interlocuteurs qui, soit par nécessité, soit parce qu’ils possèdent (ou pensent posséder) cette compétence, soit par opportunité, offrent ce service comme un élément supplémentaire de leur package ». Ils entrent dès lors en concurrence directe avec leurs partenaires constructeurs traditionnels.

« Ce travail, c’est quelque chose que vous ne pouvez pas facturer à ce moment-là. La seule chose que vous commencez à facturer, c’est l’achat du concept, ou l’achat du cahier concept. Et donc, en fait, c’est là que je trouve que c’est super délicat pour nous parce que ça peut nous arriver assez souvent de travailler pour rien. »

Claude*A5

« L’histoire des concours, et les agences de design perdent énormément d’argent là-dessus, et ils viennent en fait grignoter des missions qui ne sont pas sur leur champ d’expertise et de compétences… enfin, c’est leur champ de compétences, mais ce n’est pas leur champ d’expertise. Le point de friction entre nous, designers et agenceurs, il vient de là »

Jérôme*C3

Les conflits sur les rôles respectifs des parties-prenantes et leurs conséquences apparaissent de façon récurrente tout au long de l’analyse.

Tableau 7

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Des comportements opportunistes

L’analyse des résultats révèle différents comportements opportunistes susceptibles d’altérer les relations entre parties-prenantes sur le long terme (Chowdhury, Gruber et Zolkiewski, 2016).

Détaillants et créatifs semblent profiter des concours non rémunérés pour collecter des idées :

« On aime bien quand les clients (…) ne se réfugient pas derrière des concours non rémunérés, avec pas d’idées et on attend les idées des designers »

WS

« (…) J’estime que c’est usurpé ça, que d’offrir gratuitement des idées à d’autres et qui vont peut-être en plus revendre à d’autres copains, parce que là aussi, c’est un métier »

Gérard*A2

Par ailleurs, l’endossement du rôle de chef de projet, tout comme le pouvoir implicite conféré à la fonction créative, peuvent favoriser des comportements opportunistes de la part des architectes et designers, engendrant une co-destruction de valeur pour les deux autres catégories de parties-prenantes :

« Là où se trouve la faille, entre le cabinet d’architecte et celui qui fait, c’est que l’architecte se fait des honoraires sur la maîtrise d’oeuvre alors qu’on fait tout le boulot »

Jean*C6

« Ils se rémunèrent aussi sur l’enveloppe travaux; plus les coûts sont importants, mieux c’est pour eux »

Olivier*D1

Enfin, le constructeur, qui se rémunère aussi proportionnellement sur le budget global, peut profiter d’avoir « toutes les cartes en main »(WS) pour ne pas optimiser les coûts effectifs du concept magasin et de son déploiement.

Des problématiques liées au dialogue et au partage d’informations entre parties-prenantes

Au-delà de la divergence d’intérêts, la collaboration entre des personnes de différentes natures peut engendrer accidentellement une dilution, une altération ou une modification du dessein initial, conséquentes aux interprétations successives de parties-prenantes ne parlant pas le même langage.

Le plan constitue l’outil de communication privilégié entre les trois groupes d’acteurs. Brief et audit figurent dans les échanges entre créatifs et détaillant. Le constructeur est, quant à lui, en charge des plannings et des devis, soit deux supports de reporting répondant aux préoccupations majeures des détaillants. Les difficultés liées à l’échange d’informations ainsi qu’aux traductions successives sont récurrentes dans les discours.

Le brief qu’adressent les responsables d’enseigne aux créatifs apparaît comme un exercice complexe et d’autant moins aisé que les informations transmises lors de l’initiation du projet s’avèrent être fréquemment insuffisantes :

« Sur trois clients qui nous consultent, il n’y en a qu’un qui a réellement un brief »

Jérôme*A3

« Les briefs que j’ai, je suis obligé d’aller à la pêche bien souvent, car ce n’est jamais complet. Le maître d’ouvrage donne ses grandes idées et le designer doit faire la synthèse des mots-clés »

Gérard*A2

« Ce qu’ils veulent n’est pas clair. Ils donnent des explications souvent vagues, imprécises »

WS

Les détaillants expriment à leur tour la difficulté d’échanger avec les architectes et designers :

« C’est une oreille avec une spirale à l’intérieur parce que les informations qu’on lui donne vont se mélanger dans les méandres de son cerveau et qu’au résultat nous on voulait plutôt ça : une forme assez simple et l’on se retrouve avec quelque chose qui est complètement à côté. »

WS

À leur tour, les constructeurs rendent compte de la difficulté de mettre en oeuvre le dessin du créatif :

« La grande difficulté, c’est de voir l’insatisfaction du créatif. Il a eu beau dessiner, essayer d’illustrer tout ce qu’il avait en tête, il y a toujours des choses qu’il ne peut pas dessiner » 

Sylvain*C1

Conséquences de la co-destruction de valeur

Co-destruction accidentelle et intentionnelle du projet

La divergence d’intérêts, liée aux conflits sur les rôles et aux comportements opportunistes, altère la cohérence et l’authenticité de l’expérience proposée en magasin et génère une co-destruction intentionnelle de valeur (Plé et Chumpitaz Cáceres, 2010). À l’occasion d’une session d’observation participante, à savoir l’inauguration d’un nouveau concept magasin, nous avons retranscrit un commentaire du designer responsable de la création. Il témoigne du type d’arbitrage opéré entre créativité et rentabilité :

« Ici, je voulais faire un coin avec des fauteuils en cuir et de vieilles photos du Club pour mettre en scène l’histoire de l’équipe. Ils ont trouvé que c’était trop cher et que ce n’était pas rentable… c’était de l’espace sacrifié pour rien. »

L’arbitrage est toutefois très délicat :

« Tu peux te retrouver avec un magasin « ni ni » : ni vendeur, ni cher… et tu peux aussi avoir un beau magasin mais pas assez vendeur ou qui coûte trop cher et prend trop de temps à déployer ou trop complexe… tu peux aussi avoir un magasin peu coûteux, fonctionnel et facilement déployable mais qui n’est pas innovant et ne répond pas aux attentes »

Olivier*D1

Le rôle de chef de projet est donc essentiel. Or, faire du créatif le chef du projet peut occasionner pour le détaillant une désappropriation et une perte d’identité pour ses espaces de vente, constituant ainsi une source potentielle de co-destruction de valeur accidentelle :

« Souvent, les agences de design, elles sont bonnes au départ et après, elles font du copier-coller. Elles ne raisonnent plus par rapport au désir réel du client, elles veulent que leur patte soit identifiable »

Manu*D2

« Le design est une discipline à part entière et qui doit faire partie de la stratégie de l’entreprise; ce n’est pas seulement un élément artistique et stylistique. […] Ce qui risque de se passer quand tu fais appel à des agences de design, c’est que le designer mette sa touche, que tu vas retrouver chez un autre, etc. et du coup, tu n’as pas une identité différente, propre à ton enseigne »

Gérard*A2

Les différences de langages et de représentations peuvent aussi accidentellement diluer le dessein ou le dessin initial.

Au-delà de la mauvaise interprétation des attentes, la co-destruction de valeur, qu’elle soit d’origine intentionnelle ou accidentelle, peut se traduire par une absence totale de prise en compte du consommateur final :

« L’intérêt de tous, ce n’est plus de servir le client. Parce que quand tu regardes la chaîne aujourd’hui, entre l’architecte, le maître d’oeuvre, l’agenceur… je n’entends pas beaucoup le client au milieu de la conversation »

Jérôme*C3
Co-destruction pour les acteurs du projet

La boucle d’apprentissage (Grönroos et Voima, 2012; Hibbert et al., 2012; Komulainen, 2014), associée à la co-création, permet aux différents acteurs d’intégrer de nouvelles compétences et les pousse à revoir leurs propres pratiques (Roberts et al., 2005; Antonacopoulou, 2009) concernant la manière dont ces derniers agissent et interagissent au cours du processus de co-création de valeur (Lusch, Vargo et Tanniru, 2010; Payne, Storbacka et Frow, 2008).

Les résultats montrent que les créatifs intègrent (ou pensent intégrer) les compétences des constructeurs en gestion de projet, allant même jusqu’à proposer des prestations de services concurrentes, et qu’ils dupliquent ou réutilisent leurs idées pour d’autres concours et projets de concept magasin.

Les conflits et tensions générés par la divergence d’intérêts, les différences de langages et de représentations, l’ambiguïté et les conflits sur les rôles ou encore les comportements opportunistes, peuvent affecter les relations entre les différentes catégories d’acteurs et notamment la confiance :

« Il y a un côté un peu instable par rapport à sa relation (le client) avec les constructeurs ou les architectes : c’est-à-dire, c’est du tout ou rien ! À partir du moment où il y a quelque chose qui commence à s’écrouler, tout s’écroule. C’est-à-dire que la relation va disparaître, s’il y a un évènement qui fait qu’il n’y a pas de satisfaction. »

Vincent*C2

La figure 1 synthétise l’ensemble des résultats.

Discussion des résultats

L’enquête ethnographique menée auprès de l’architecture commerciale française révèle les leviers de la co-création (Grönroos et Voima, 2013; Jaakkola et Hakanen, 2013; Vargo, Maglio et Akaka, 2008) et les facteurs de co-destruction (Håkansson, 1982; Chowdhury, Gruber et Zolkiewski, 2016) recensés par la littérature académique. Ainsi, l’ambiguïté sur les rôles génère conflits, comportements opportunistes et jeux de pouvoir. L’étude met également en exergue les difficultés liées à la collaboration entre des individus dont les perspectives et langages différent. Ces problématiques affectent tant les motivations, les interactions que les conséquences du processus étudié.

Au-delà de l’analyse des données réalisée, le recours aux cadres théoriques de l’économie des conventions (Gomez, 1994) et de l’économie des grandeurs (Boltanski et Thévenot, 1981) confère un cadre interprétatif de la dynamique du processus de co-création de valeur et des risques de co-destruction associés.

Co-création : mise en évidence d’une convention de qualification

Le cadre théorique des conventions cherche à comprendre comment les individus confrontés à des situations d’incertitude décident du comportement qu’ils vont adopter et comment, de ces multiples décisions individuelles, se dégage une certaine forme de convergence, « un système de règles dans lequel se situe les acteurs lorsqu’ils ont à effectuer un choix » (Gomez, 2006, p. 222).

FIGURE 1

Synthèse des résultats de la recherche

Synthèse des résultats de la recherche

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Gomez (1994, p. 145) distingue la convention d’effort, définie au sein d’une même entité organisationnelle, de la convention de qualification qui régule les échanges et « structure la coordination des comportements des agents ».

La reconnaissance mutuelle de compétences complémentaires fédérée autour d’un projet commun révèle la présence d’une convention de qualification selon laquelle « il existe une définition conventionnelle commune de ce qu’est la compétence respective d’un professionnel par rapport à celle de son client » (Gomez, 1994, p. 143). La qualification permet donc de distribuer à chacun le rôle et les compétences qui lui sont assignés sur le marché.

Ainsi, les détaillants sont les « clients » du projet; ils l’initient, le financent, le spécifient et le contrôlent. Ils transmettent la « culture de l’entreprise ». Les créatifs dessinent et conçoivent le projet. Ils détiennent le « sens », la « vision », le « savoir » du projet innovant. Les constructeurs sont en charge de la réalisation concrète du projet créatif.

Comme le précise Husser (2009, p. 77), « le concept de convention présente un intérêt de premier ordre pour l’analyse de la coordination. La convention assure la cohérence, mais aussi la compréhension entre les actions, les acteurs, les représentations et les objectifs poursuivis par la coordination ».

Dans le même ordre d’idée, nos résultats relatent la présence de pratiques mimétiques au sein de l’architecture commerciale française, à l’image des concours, qu’« il suffit (…) d’imiter (ou de ne pas imiter, ce qui n’est qu’une autre façon de se repérer par rapport à la norme) pour donner du sens au choix individuel » (Gomez, 1996, p. 171).

Par ailleurs, les conventions s’envisagent comme des systèmes d’information émanant de différents acteurs dotés d’une force de conviction propre. Ces systèmes d’information peuvent être plus ou moins complexes. Leur complexité permet de les situer sur un continuum dont les deux extrémités correspondent à deux idéaux-types, à savoir les conventions de qualification du type « compétition »vs. « délégation » (Cf. Tableau 8).

Nos résultats permettent de spécifier davantage la convention de qualification, en la rapprochant du marché délégation. La confiance, basée sur la reconnaissance respective du professionnalisme des partenaires, la complémentarité des compétences et le savoir-être, favorise le dialogue, le partage d’informations et la collaboration au cours du processus de co-création.

La mobilisation de la théorie des conventions (Gomez, 1994, 2006) et la reconnaissance d’une convention d’effort de type marché-délégation permettent de rendre compte des normes sociales qui encadrent et régulent les relations inter-organisationnelles et du rôle-clé de la confiance dans le processus de co-création étudié.

Co-destruction : la coexistence de « trois mondes »

L’analyse des données relate les difficultés d’une collaboration entre individus aux formations, personnalités et langages divers. Boltanski et Thévenot (1991), puis Boltanski et Chiapello (1999), identifient sept mondes (ou sept « cités ») correspondant à des « systèmes d’équivalence partagées, des grandeurs communes, permettant à chacun de retrouver les repères (objets, individus, relations), qui vont guider ses relations dans la situation, lui fournir les éléments de caractérisation de celle-ci » (Livian et Herreros, 1994, p. 43). La reconnaissance des mondes en présence est une étape préliminaire à l’identification de la pluralité des registres possibles grâce auxquels des individus issus de mondes différents peuvent trouver des accords et régler des désaccords.

Dans le prolongement de l’approche conventionnaliste, l’économie des grandeurs constitue un cadre théorique permettant d’analyser les différentes logiques d’action et les modalités par lesquelles « les acteurs trouvent des moyens de coopérer malgré des intérêts divergents » (Amblard, Bernoux, Herreros et Livian, 1993, p. 73).

La confrontation des mondes « inspiré », « industriel » et « marchand » (Boltanski et Thévenot, 1991) engendre des divergences d’intérêts entre les trois catégories d’acteurs mais aussi de langages, de modalités de traduction, d’interprétation et d’évaluation qui complexifient le dialogue et le partage d’informations. Elle amplifie également les facteurs de stress liés à l’ambiguïté et aux conflits sur les rôles de chacun, de même qu’elle favorise jeux de pouvoir et comportements opportunistes, affectant par là-même la co-création de valeur et le projet qui en résulte.

Selon les auteurs de l’économie des grandeurs, une controverse entre plusieurs mondes ne peut être clarifiée que dans un seul monde, soit grâce à un arrangement (les partenaires arrivent à se mettre d’accord sur une transaction), soit grâce à un compromis (réunion de plusieurs mondes au travers d’un bien commun).

Tableau 8

Idéaux-types de la convention de qualification (Barès et Cornolti, 2005)

Idéaux-types de la convention de qualification (Barès et Cornolti, 2005)

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Il serait donc souhaitable que les gestionnaires d’enseigne puissent arbitrer arrangements et compromis au sein du réseau de valeur primaire sans céder ce rôle aux créatifs. Le cas échéant, la mauvaise gestion des controverses mène à une remise en cause des pratiques mimétiques (concours, répartition des rôles, …) et à une rupture du lien de confiance qui sous-tend la convention de qualification de type marché-délégation.

Dans le même ordre d’idée, l’analyse des résultats souligne les limites de la boucle d’apprentissage associée au processus de co-création de valeur et rend compte de l’évolution des relations entre acteurs. L’intégration de nouvelles compétences favorise la remise en cause de la complémentarité des ressources et déstabilise l’équilibre relationnel. L’ambivalence de la convention de qualification entre créatifs et constructeurs est manifeste, oscillant entre délégation et compétition, et se voit accentuée par le déséquilibre inhérent au rôle pivot et au pouvoir accordés aux créatifs dans l’échange collaboratif.

Conclusion

Notre contribution s’appuie sur une enquête exploratoire, ethnographique et de longue durée. L’immersion au sein du réseau de l’architecture commerciale a permis de circonscrire la dynamique relationnelle en vigueur, tout en favorisant l’émergence de grilles de lectures complémentaires à notre cadre théorique initial de la logique dominante de service.

Ainsi, la théorie des conventions et l’économie des grandeurs viennent enrichir l’interprétation des résultats. Ces approches offrent une perspective d’observation intéressante pour comprendre les comportements des acteurs. Plus précisément, le cadre conventionnaliste apporte un éclairage sur la dynamique des liens sociaux entre acteurs. Les résultats de l’étude illustrent les constantes remises en question des règles implicites qui régissent la collaboration entre acteurs. Ainsi, la convention de qualification de type marché-délégation, identifiée comme le principal levier de la co-création, se trouve fragilisée.

En effet, la difficulté du détaillant à se positionner comme chef de projet au sein du réseau de valeur primaire altère tant l’atmosphère relationnelle que le potentiel d’innovation permis par la collaboration. C’est au détaillant d’assurer une « responsabilité de chef d’orchestre dans la mise en oeuvre » du design magasin (Minvielle et De Surville, 2009; 23). Il doit être le « créateur du sens », le « constructeur de réseaux », l’« animateur du jeu » (Simon, 2006). À lui de « construire une vision partagée » et de « réconcilier les différentes visions du monde », à lui d’« établir les règles, d’animer l’équipe » et de « favoriser la motivation » (ibid).

Pour mieux l’accompagner, le développement de nouveaux moyens de communication et/ou l’optimisation de moyens collaboratifs existants permettraient de pallier les différences de langages, limiter les biais d’interprétation et améliorer le partage de l’information. À titre d’exemples, les logiciels « Retail Network » d’IWD ou «SquareClock» de Dassault Systèmes sont des interfaces conviviales pouvant être administrées par les équipes internes des détaillants lors du projet.

Pour conclure, l’étude ouvre des perspectives de recherche renouvelées, tant dans le contexte spécifique du design de l’expérience en magasin que de la gestion de tout projet créatif. Les gestionnaires devraient ainsi s’intéresser aux conventions pour analyser les réseaux de valeur qu’ils mobilisent pour innover et mieux comprendre comment les animer. En ces temps de co-création d’expérience avec les clients (Roederer et Filser, 2015), le processus pourrait davantage se complexifier au sein des communautés d’innovation (Sarazin, Cohendet et Simon, 2017), d’où l’importance d’appréhender la face cachée de la co-création de valeur.