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Cet ouvrage, que son auteure présente dans son avertissement comme « un journal de bord, peut-être un journal de pensée », nous paraît au moins utile, et sans doute important. Retravaillé à partir d’interventions et d’articles réalisés sur quelque 27 années (depuis 1989, même si la plupart sont beaucoup plus récents), il couvre en trois chapitres (Éloge des intraduisibles, Éloge de l’homonymie et Éloge du relativisme conséquent, plus une Ouverture et un Entre polysémique et conclusif) une grande variété de sujets, avec une grande cohérence. On part de l’enfance, et de l’importance des langues anciennes, spécialement le grec, dans l’enseignement aujourd’hui, pour arriver à la Jungle de Calais, où se sont entassés, jusqu’à récemment, et où s’entassent encore, des migrants de toutes origines, bien souvent passés par la Grèce. Avec en couverture la photographie d’un panneau portant le mot école en huit langues, rare rescapé de l’évacuation de ce campement, en mai 2016. Et comme fil d’Ariane entre les deux, entrelacée avec le parcours intellectuel de l’auteure, une réflexion sur ce qui, philosophiquement, fait que l’universel mérite d’être critiqué, nuancé et sauvé. Ce qui sera révélé par la traduction, mais passe par trois moments : philosophique, sophistique et politique.

Philosophiquement, donc, la question à laquelle semble vouloir répondre Barbara Cassin est : comment penser un universel qui préserve l’égalité en droit et en dignité de tous les êtres humains, sans verser dans l’essentialisme, c’est-à-dire dans une pensée occidentale dont la pointe avancée serait Heidegger et dont les racines remontent à Aristote ? Ce dernier, plus précisément, est loué pour une partie de sa philosophie : « “Tous les hommes désirent naturellement savoir”, voilà qu’à la fin de ce livre cette première phrase de la Métaphysique d’Aristote m’apparaît comme le moins repoussant des universels » (p. 239). Il est aussi critiqué – vivement – pour sa passion classificatoire : « Le jeu sur les équivoques est ce qui rend les textes sophistiques insupportables aux philosophes normaux. C’est même pour Aristote quelque chose comme le mal radical du langage » (p. 24 ; voir aussi p. 90).

Le risque est en effet la négation de l’autre dans sa différence, la privatisation de l’universel. Pour Barbara Cassin, les Grecs, ou du moins certains Grecs, mais en l’occurrence ceux qui ont le plus compté dans la formation de la pensée occidentale, auraient confisqué ce concept, pour le diffuser à leur propre image, sur la base d’une pensée avant tout logique, procédant par exclusion : « L’universel est toujours universel de quelqu’un. Et c’est pourquoi je m’en méfie tellement » (p. 35). Exclusion de tout ce qui ne parle pas la même langue qu’eux (les barbares), ce qui reviendrait, à leurs oreilles, à ne pas parler du tout.

D’où l’importance de la traduction, qui, par principe, accueille la différence et la pluralité :

Je soutiens que la traduction, plus encore que l’écriture, viole régulièrement le principe de non-contradiction dans la mesure où il y en a plus d’une (plus d’une : possible/bonne/correcte/vraie ?), car cela suffit à contrevenir au principe, au moins dans sa forme aristotélicienne.

p. 113

Ce qui, accessoirement, tendrait à réfuter une théorie interprétative qui se présente comme théorie du sens (p. 114-115). Pour lutter contre « la pathologie de l’universel, à savoir l’exclusion » (p. 116), il faut remplacer l’opposition binaire (vrai/faux) par une appréciation graduée, qu’elle place sous le nom de « relativisme conséquent » (chapitre III) : « Le relativisme conséquent conduit à remettre sur le métier la concurrence entre principe de non-contradiction, lié à la Vérité exclusive et nécessaire, et principe de raison, lié aux vérités de points de vue et d’intentions » (p. 157). Ce qui, d’un point de vue traductologique, nous situerait dans le voisinage des fonctionnalistes. Cela ne doit pas pour autant mener à renoncer à toute forme d’universel, car « […] toutes les opinions ne se valent pas. C’est pourquoi il faut […] rendre capable de préférer la meilleure, à savoir la meilleure pour » (p. 160). Au final, il s’agit donc d’« aider différentiellement à choisir le meilleur » (p. 172).

Passons à la sophistique. Il faut donc, pour éviter de sombrer à cause de l’écueil essentialiste, et selon une belle formule qui donne son sous-titre à l’ouvrage, « compliquer l’universel », c’est-à-dire faire en sorte qu’il puisse accueillir l’autre en tant qu’autre, dans sa différence. En s’appuyant sur d’autres Grecs, fort décriés des premiers : les sophistes. Face à une pensée du même, du choix alternatif et de l’exclusion, il s’agit de rétablir la pluralité des sens possibles (voir notamment la très belle démonstration menée à partir d’une phrase du Traité du non-être[1] de Gorgias, p. 102-108). Et traduire : « C’est qu’il faut au moins deux langues pour en parler une et savoir que c’est une langue que l’on parle, parce qu’il faut deux langues pour traduire » (p. 39).

D’où l’importance d’utiliser comme point d’entrée, non pas le concept, l’ontologie (lieu des catégories logiques aristotéliciennes), mais le mot, la « logologie », et singulièrement les homonymes (p. 124-125, 140-141), avec toutes leurs possibilités de polysémie différentielle selon les langues : « Il s’agit d’entendre et de faire entendre qu’on philosophe en langues : comme on parle, comme on écrit et – c’est là le point – comme on pense » (p. 30).

Barbara Cassin, dans son écriture et ses interventions orales, est souvent espiègle. Et le fait est qu’on peut se permettre d’être espiègle quand on a la conscience d’avoir formulé en une phrase heureuse un principe qui semble mettre sur la tête toute une partie de la traductologie – celle concernant ce que Berman appelait les « grands textes », et d’autres les oeuvres de l’esprit – alors qu’en fait elle la remet fermement sur ses pieds : « Les intraduisibles, c’est ce que l’on ne cesse pas de (ne pas) traduire » (Cassin 2004)[2]. C’est que – comment l’oublier ? – avant d’être commissaire de l’excellente exposition Après Babel, traduire[3] au MUCEM, à Marseille, en 2016-2017, et de rejoindre, il y a peu, l’Académie française, Barbara Cassin a été la maîtresse d’oeuvre du génial Vocabulaire européen des philosophies, aussi connu sous le nom de Dictionnaire des intraduisibles[4] (2004), aventure sur laquelle elle revient longuement (p. 55-71, 140-145), y compris, nouveau et savoureux paradoxe, pour évoquer les multiples traductions qui en sont issues.

On sait que la question des intraduisibles est, au pire un soupçon, au mieux un débat ancien en traduction et en traductologie. Et qui renaît sans cesse. On pourrait estimer que Maurice Pergnier lui avait tordu le cou sous l’angle linguistique dans Les Fondements sociolinguistiques de la traduction (1978/2017, chapitre XI), mais l’hypothèse reste affleurante… Fidèle à son entreprise de complication de l’universel, Barbara Cassin la traite sous l’angle sophistique : oui, il y a des idées – des concepts, puisque nous sommes en philosophie – qui résistent à la traduction, parce qu’ils sont l’expression d’une différence dans la constitution des langues et des sciences humaines à travers des processus prenant racine, à chaque fois, dans une langue et une culture données : « Une langue diffère d’une autre et se singularise par ses équivoques, la diversité des langues se laisse saisir par les symptômes que sont les homonymies sémantiques et syntaxiques » (p. 24). Il y a donc, dans toute langue, ambiguïté. Et loin de devoir être combattue, celle-ci est une richesse, que la traduction doit révéler et magnifier. Mais justement, il serait dangereux, voire criminel, d’en déduire une différence ontologique entre les groupes humains qui parlent ces langues. Non à Heidegger (p. 61) ; non aux lectures caricaturales de Sapir-Worf (p. 203-207), et oui à Humboldt, pour sa réflexion qui part de la diversité des langues (p. 177-226) :

Le Dictionnaire des intraduisibles ne fournit pas la bonne traduction de quelque intraduisible que ce soit, il explicite les discordances, il met en présence et en réflexion, il est pluraliste et comparatif en un geste sans clôture, beaucoup plus borgésien ou oulipien que destinal et heideggérien.

p. 54

Ce qui nous ramène directement au politique : « ni tout-à-l’anglais ni nationalisme ontologique » (p. 55, voir aussi p. 220-221). Et à l’importance de la traduction : « La traduction est un investissement d’avenir, au sens noble et au sens financier » (p. 17).

D’abord parce que cette pluralité des sens possibles pose – et depuis toujours – un évident problème aux traductrices et aux traducteurs, mais aussi parce que la vision essentialiste, qui écrase les différences sous la reproduction du même, a, pour Barbara Cassin, une évidente actualité. Celle-ci prend la forme, d’une part, du globish (p. 55-60, 130-140, notamment), auquel elle reproche bien des choses, et en particulier d’être l’expression généralisée et sans saveur d’une pensée avant tout libérale, qui ouvre les frontières aux marchandises tout en les fermant aux individus et, d’autre part, de la traduction automatique, organisée à partir d’une langue pivot (l’anglais) et de catégories conceptuelles (le Web sémantique), elles-mêmes pensées en anglais. La traduction automatique, selon une formule heureuse que l’auteure a beaucoup reprise par ailleurs, « fait advenir un monde où la qualité est, et n’est que, une propriété émergente de la quantité » (p. 72).

L’auteure, à cet endroit, ne résiste pas à la tentation de rappeler un exercice assez amusant : en faisant faire plusieurs allers-retours à la phrase Et Dieu créa l’homme à son image, via Google Translate, elle avait rapidement obtenu Et l’homme créa Dieu à son image (p. 141-142). Umberto Eco (2003/2006 : 34-38) avait au demeurant fait sensiblement la même chose quelques années auparavant. Voilà qui ravira ceux qui, en traductologie, se réclament de l’herméneutique, tout comme ceux que l’on qualifie, depuis la fin des années 1980, de « sourciers ».

L’exercice est rappelé, une fois encore, avec espièglerie. Mais c’est aussi, n’ayons pas peur de lui faire ce reproche, parfaitement sophistique, au mauvais sens du terme : personne, à part des imbéciles, et l’auteure n’entre certainement pas dans cette catégorie, ne songerait raisonnablement à confier ce type de texte à la traduction automatique… C’est à tout autre chose que sert cette dernière. Disons qu’au mieux, c’est une mise en garde à l’attention des utilisateurs naïfs de l’algorithmique linguistique.

Il y aurait là l’occasion d’une rencontre, qui n’a pas lieu dans ce livre, mais pourrait bien se produire ailleurs, ultérieurement, et au bénéfice de tous, entre une pensée qui s’attache, effectivement, à « compliquer l’universel », et des utilisateurs de l’outil informatique dans la traduction et ses métiers qui voient dans cet outil un moyen de respecter et de mettre en valeur cette diversité et cette pluralité dans un sens non plus défensif, en se barricadant contre elle, mais offensif : en l’accueillant. C’est ce que font certains linguistes de corpus, parmi lesquels François Rastier (2010, par exemple), ou certains terminologues, qui ont remplacé la vision normalisatrice traditionnelle de cette discipline par une approche fondée avant tout sur l’observation des faits de parole tels qu’on les trouve dans les textes, à la suite de Didier Bourrigault et Monique Slodzian (1999). Ou encore d’un projet comme TraduXio[5] (voir aussi Lacour, Bénel, et al. 2010) qui, entre autres choses, présente en vis-à-vis des versions des textes issus de toutes les époques et présentées de manière acentrique (sans langue pivot). C’est aussi ce que font, loin des « grands textes », quelques dizaines de milliers de traductrices et traducteurs professionnels dans le monde d’aujourd’hui…

Il y aurait tant à faire, et l’on y est presque lorsque Barbara Cassin, au sujet de Gorgias, écrit « une traduction serait ainsi de l’ordre de l’arborescence évolutive plutôt que de la ligne » (p. 108). Elle appelle au demeurant elle-même de ses voeux une telle convergence (p. 144-145)… Mais ce n’est pas ici l’essentiel, et elle admet elle-même, là encore avec une certaine espièglerie, que sa vindicte contre Google pourrait bien venir d’un refus de la Commission européenne de financer un de ses projets au motif que « [l]’Europe ne subventionne que ce qui concerne la traduction assistée par ordinateur » (p. 127, avec une variante à la p. 23).

Finalement, le lecteur se trouve ainsi devant une brillante récapitulation d’une oeuvre à la fois variée, exigeante et cohérente, mais d’une cohérence qui n’est pas un enfermement et accueille la contradiction comme un enrichissement. Il s’agit d’un livre important pour le traducteur et la traduction, et on peut se prendre à espérer qu’il augure, concernant l’informatisation croissante d’une partie de cette activité, d’une meilleure compréhension entre ces domaines aujourd’hui fort distincts que sont la traduction littéraire et philosophique, d’une part, et la traduction pragmatique, d’autre part, qui pour être une utilisatrice raisonnée des outils numériques, parmi lesquels la traduction automatique, pourrait tout à fait se reconnaître dans beaucoup des opinions ici formulées. Là aussi, il devrait y avoir moyen – il y aurait en tout cas intérêt – de compliquer l’universel : « Le chantier est ouvert et j’aime à penser que la traduction peut servir de modèle de savoir-faire avec les différences » (p. 202-203).