Corps de l’article

Dans Initiatives et adaptations algonquines au XIXe siècle, Leila Inksetter propose une étude exceptionnelle de l’histoire d’un peuple autochtone du subarctique. Organisé en quatre chapitres, l’ouvrage constitue une histoire exhaustive des Algonquins septentrionaux (de la région des lacs Abitibi et Témiscamingue) pendant le XIXe siècle. Après une longue introduction qui survole les littératures historique et anthropologique portant sur les Algonquins et les Autochtones avoisinants et qui met en scène les défis coloniaux auxquels ces communautés ont fait face pendant le siècle, le premier chapitre résume le mode de vie algonquin (démographie, alimentation, organisation sociale, culture matérielle, occupation territoriale) de 1800 aux années 1830. Le deuxième chapitre part de ce portrait d’ensemble afin d’analyser le point principal de rencontre entre les Algonquins et les Euro-Canadiens pendant ce début du siècle – c’est-à-dire, la traite des fourrures. La spiritualité algonquine et l’intégration du catholicisme au sein de celle-ci au deuxième tiers du XIXe siècle forment le sujet du troisième chapitre. Le quatrième chapitre, quant à lui, se penche sur la colonisation eurocanadienne et l’arrivée dans la région de l’État, phénomènes marquant la deuxième moitié du XIXe siècle. La conclusion du livre résume de manière efficace ses arguments centraux en affirmant que l’histoire dont il est question est caractérisée avant tout par « une volonté manifeste des Algonquins de contrôler leur propre destinée et de se protéger contre un mauvais pouvoir » (p. 491), qu’il soit issu de la cosmologie ou de la société algonquine ou de la rencontre coloniale.

Sis à la confluence de plusieurs champs de recherche, le livre est profondément ethnohistorique et s’inscrit dans un courant historiographique portant sur les Autochtones du Moyen-Nord québécois dont Toby Morantz et Claude Gélinas sont certainement les auteurs les mieux connus. En effet, Inksetter poursuit une conversation avec les oeuvres de ces chercheurs tout au long du livre, soulignant à quel point l’expérience historique des différents peuples autochtones du subarctique diverge tout autant qu’elle se rejoint. Sa contribution à l’ethnohistoire est aussi évidente sur le plan méthodologique. Il s’agit effectivement d’une étude minutieuse, voire exhaustive, qui croise des données tirées des archives du XIXe siècle et des analyses ethnographiques du XXe et du XXIe siècle. Si Initiatives et adaptations algonquines s’adresse aux historiens, il sollicite autant l’attention des anthropologues. En effet, il constitue une sorte de « préhistoire », non pas dans le sens désuet d’analyses portant sur les sociétés sans écriture, mais plutôt parce qu’il vise à fournir un portrait d’ensemble de la société algonquine avant l’arrivée sur le terrain des anthropologues au début du XXe siècle. Détentrice d’un doctorat en anthropologie, Inksetter cherche à délester la discipline de ses a priori en ce qui concerne l’histoire des Algonquins qui, après avoir vécu un « âge d’or », auraient subi pendant le XIXe siècle des pressions externes destructrices, les menant vers l’état de « dégradation » décrit par les anthropologues du début du siècle suivant (p. 12-13). Inksetter démolit ce récit.

Son livre dépeint le XIXe siècle algonquin comme une période d’amélioration des conditions matérielles et de complexification des structures sociales. Il démontre, par exemple, qu’au cours du siècle, le nombre et la fréquence des famines baissent grâce à la croissance fulgurante des orignaux dans la région ainsi qu’à l’apport des aliments soit importés (notamment la farine) soit cultivés sur place (surtout la pomme de terre). En l’absence d’épidémies à grande échelle (et ce sans accès à la médecine moderne), la hausse d’apports alimentaires explique en grande partie une croissance marquée de la population algonquine pendant le siècle. Le développement du travail salarié à partir de la fin des années 1820, lorsque la Compagnie de la Baie d’Hudson commence à engager des hommes algonquins pour les brigades de canot reliant l’Abitibi à la Baie James chaque été, contribue de façon significative à la sécurité alimentaire et, du coup, à la hausse démographique. Il contribue également à la pratique de se réunir l’été venu pendant une période de plus en plus longue autour des postes de traite, pratique inconnue chez les Algonquins au début du XIXe siècle. Lorsque, dans les mêmes années, les missions catholiques s’y rajoutent, Inksetter détecte le germe d’« une vie villageoise estivale de plus en plus prolongée » et le développement chez les chefs d’« un rôle protocolaire de plus en plus visible » (p. 313). Ce dernier facteur, avec la croissance démographique et l’arrivée de l’État dans la région à la fin du siècle sous la forme du département des Affaires indiennes, ont provoqué un changement dans les mécanismes de gouvernance au sein de la communauté voire le développement de nouvelles structures. Ce changement sur le plan politique a permis aux Algonquins, pour la première fois, de remettre en question le statut et le pouvoir de leurs leaders. Si ce phénomène est en partie dû à la volonté assimilatrice de l’État, Inksetter affirme qu’il suit tout de même une logique propre à la société algonquine. Elle souligne ainsi les dangers de généraliser à partir de l’historiographie qui, dans le cas précis du conseil de bande, tend à mettre de l’avant l’opposition des Autochtones à l’implantation de cette structure de gouvernance étrangère. En effet, la plupart des Algonquins semblent avoir accueilli favorablement le conseil de bande.

La démonstration d’Initiatives et adaptations algonquines est tout à fait convaincante. Le livre n’est toutefois pas sans défaut, les principaux étant sa structure et sa longueur. Renfermant 491 pages et constitué de seulement quatre chapitres (dont le quatrième fait presque 150 pages à lui seul), le livre pose un défi de taille même pour le lecteur le plus dévoué. Avec son analyse approfondie et souvent très complexe, cela empêchera l’utilisation du livre dans les cours d’histoire au premier cycle. Réorganisés en plus de chapitres, chacun mieux cerné et plus court, de nombreux passages auraient pu être écourtés ou entièrement éliminés sans nuire à la démonstration. Finalement, le livre ne contient pas d’index, rendant sa consultation sur certains points précis difficile.

Initiatives et adaptations algonquines a tout de même le grand mérite de rendre ses analyses explicites, exposant minutieusement la méthodologie et le raisonnement de l’auteure, tous les deux extrêmement solides et pertinents. Grâce à cette clarté et à la grande qualité de ses analyses, Inksetter nous livre une contribution majeure qui deviendra incontournable pour les chercheurs s’intéressant à l’histoire des Algonquins, des peuples autochtones du subarctique ou de l’Abitibi-Témiscamingue.