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Alors que je terminais de lire les dernières pages de l’ouvrage de Catherine Charron assise dans un parc, deux femmes se sont installées devant moi. La première, blonde, dans la trentaine, s’est étendue confortablement dans l’herbe pour profiter des derniers rayons du soleil de l’après-midi. Derrière elle, la seconde femme, avec la peau et les cheveux plus foncés, se relevait fréquemment pour s’occuper d’un bambin blond plus intéressé à explorer les environs qu’à rester assis. Il y avait là, comme le décrit bien une collègue sociologue, la rencontre du « macro » et du « micro » incarnée par la réunion entre l’objet de recherche et la réalité quotidienne d’une travailleuse domestique.

Issu de la thèse de doctorat de Catherine Charron, Aux marges de l’emploi permet de bâtir des ponts entre l’étude large du travail des femmes – toujours marqué de près ou de loin par leur assignation à la sphère privée – et les parcours de trente participantes ayant occupé un emploi domestique au cours de leur vie. Ces dernières, nées entre 1914 et 1958, ont oeuvré dans la région de Québec à travers une constellation de boulots dont la diversité et l’intermittence illustrent bien la difficulté à saisir un travail encore largement invisible et sous-documenté, relégué à l’économie informelle et aux frontières entre le privé et le public. En ce sens, l’historienne parvient, en s’appuyant sur ces récits de vie, à fournir de précieuses informations sur une forme de travail dont l’expérience quotidienne échappe encore aux archives écrites et qui demeure, comme elle le souligne, un « impensé social » (p. 12).

Si le recours aux sources orales a été l’objet de nombreux débats dans la discipline historique, leur apport est désormais largement reconnu, notamment pour l’histoire des femmes. Toutefois, l’utilisation de ces sources nécessite un certain nombre de considérations méthodologiques, épistémologiques et éthiques, qui sont rigoureusement exposées dans le premier chapitre. Étant donné le sentiment particulier qu’entretiennent les femmes interrogées face à leurs expériences de service domestique, souvent perçues comme des épisodes honteux de leur vie ou comme des activités « dont on n’a rien à dire » (p. 34), le rôle de la chercheuse consiste à équilibrer la prise en compte des divers récits en n’écartant pas ceux qui semblent à priori plus approximatifs ou confus. Le deuxième chapitre permet quant à lui de dresser un portrait sociohistorique du travail domestique au Québec entre 1950 et 2000, superposé à la trame de l’intégration massive des femmes au marché de l’emploi à partir des années 1960. Comme Charron le remarque, l’arrivée des femmes dans la sphère dite productive s’est réalisée par « l’entrée de service » (p. 56), entraînant un déplacement de la division sexuelle du travail plutôt que sa disparition. Le développement de carrières chez les femmes des classes moyennes et supérieures, en particulier, a mené à une externalisation du travail domestique – exacerbée avec le tournant néolibéral des années 1980 –, dont les tâches les plus rebutantes ont été confiées à d’autres femmes moins privilégiées, entraînant ainsi la mise en place de nouvelles hiérarchies.

Le troisième chapitre présente les trajectoires des femmes interrogées sous l’angle de la continuité entre les activités domestiques gratuites et salariées, résultat de l’apprentissage de ce travail comme « mode de socialisation des filles » (p. 27). Des différences marquées sont perceptibles entre les femmes de la première génération et celles de la seconde, ayant atteint l’âge adulte pendant la Révolution tranquille, tant en matière de scolarisation que sur le plan des ambitions professionnelles. Ces dernières estiment avoir peu profité des moments de prospérité économique et expriment une certaine amertume envers les promesses de l’époque. Les trajectoires professionnelles sont à nouveau explorées dans le quatrième chapitre, mais cette fois à la lumière des rapports d’exclusion, de précarité et de pauvreté établis dans le marché du travail. Des trois parcours types qui se dégagent des récits, on retient surtout une absence de mobilité sociale, aggravée par divers événements de vie : divorce, décès d’un conjoint, maladie, faillite, déménagement ou perte d’emploi sont autant d’incidents qui repoussent les femmes vers le service domestique. Le cinquième chapitre permet enfin d’explorer les frontières entre le service et la servitude qui caractérisent les emplois domestiques. L’absence de définition claire des tâches attendues de même que la quasi-inexistence de normes professionnelles dans le milieu ont pour effet d’élargir les exigences à l’endroit de ces travailleuses chez qui l’on recherche surtout la disponibilité et la polyvalence. De façon paradoxale, la familiarité et la proximité dans la relation d’emploi, généralement appréciées par les femmes interrogées, sont plus susceptibles d’occulter des rapports d’exploitation marqués par la servitude. Entre les travailleuses elles-mêmes se tracent également des rapports hiérarchiques, définis au « sommet » par la relation de care plus valorisante, et au plus bas par l’entretien ménager. Dans leurs récits, les répondantes ont d’ailleurs tendance à insister sur les aspects relationnels de leur travail, même si elles ont d’abord été embauchées pour des tâches d’entretien : elles tentent, par tous les moyens, de repousser le stigmate du service domestique.

Cet ouvrage, à mi-chemin entre l’histoire orale et l’enquête sociologique, porte un regard profond sur le rapport des femmes à l’emploi, marqué par la continuité entre le travail domestique gratuit et rémunéré, et la porosité entre l’exploitation et le don de soi. Catherine Charron met en évidence les rapports de pouvoir à l’oeuvre dans la distribution du travail de soin et d’entretien entre les familles, l’État, les entreprises et différents corps d’emploi. Si plusieurs chercheuses ont déjà documenté le travail des ménagères et des aides familiales résidentes, l’expérience du service domestique chez les femmes d’origine canadienne-française demeurait un angle mort parmi les publications. Les quelques questions laissées en suspens – dont les formes d’organisations associatives et les rapports des travailleuses entre elles – illustrent l’ampleur de la recherche qu’il reste à accomplir dans ce champ encore peu exploré. Il s’agit d’une étude essentielle et actuelle qui permet de saisir les freins à l’émancipation sociale et économique des travailleuses au bas de l’échelle, tout en leur donnant voix au chapitre.