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Quelques chercheurs, se penchant sur la progression fulgurante des acteurs privés dans la gouvernance de la sécurité, ont mis en lumière la transformation du rôle de l’État et de l’exercice de ses fonctions, voire de son autorité (Hall 2005 ; Hall et Biersteker 2002 ; Wood et Dupont 2006). En (re)conceptualisant la production, la distribution et le contrôle de la sécurité dans le cadre de nouvelles configurations de relations entre acteurs publics et privés, ces études ont permis d’évaluer l’impact de la fragmentation du pouvoir et de l’autorité dans un secteur associé traditionnellement aux prérogatives régaliennes (Krahmann 2003). Parmi ces acteurs, le rôle du secteur de la sécurité privée et la gamme de ses services, y compris auprès de grandes entreprises qui investissent une part de plus en plus importante de leur budget dans des actions de sécurité, se sont largement étoffés, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Les gouvernements voient de plus en plus dans ce secteur un partenaire de la sécurité (publique) et nouent avec ses représentants des liens formels de plus en plus étroits.

Certes, le mercenariat n’est pas nouveau (Francis 1999) mais, dans le contexte de l’après-guerre froide, il subit une transformation importante avec la privatisation de la sécurité, voire de la force, menant à l’émergence et à la multiplication des compagnies privées de sécurité, militaires ou civiles, en concurrence sur le marché mondial pour offrir différents services auprès de multiples clients, y compris les organismes d’assistance humanitaire (Avant 2005 ; Singer 2003, 2001 ; Spearin 2008).

Depuis que ces compagnies de sécurité privées ont apporté une contribution non négligeable (et médiatisée) aux forces américaines lors de l’intervention militaire en Irak en 2003, les travaux portant sur les enjeux qui leur sont liés et sur le fait que des États aient recours à elles dans des contextes de guerre ou, au contraire, de gestion de l’ordre public sont riches et controversés (Dunigan et Petersohn 2015 ; Petersohn 2015 ; Mulone et Tanner 2014 ; Magnon-Pujo 2013 ; Anyanwu 2012 ; Krahmann 2012, 2010 ; Avant et Sigelman 2010). En revanche, peu d’études se sont intéressées à l’évolution des rapports entre entreprises privées, forces de sécurité privées et acteurs publics dans la production de la sécurité au sein de contextes intermédiaires comme ceux des États faibles. Afin de mieux cerner et définir ces pratiques hybrides de sécurité, cette note propose un état des connaissances apportées par des recherches hétéroclites et une expertise encore embryonnaire. Nous nous focalisons sur les multinationales dans le secteur de l’extraction minière ou pétrolière. Celles-ci gèrent des sites qui sont souvent situés dans des zones de conflits, des territoires contestés, sujets à l’instabilité politique ou dont les institutions ne permettent pas de fournir les services de base en matière de gouvernance de la sécurité, de l’éducation ou encore de la santé – c’est-à-dire des États faibles. Les analyses sur ce sujet alimentent notre réflexion sur différentes facettes du phénomène : les défis de la responsabilité sociale des entreprises vus sous l’angle de l’économie politique ; les lacunes de la règlementation internationale selon une perspective juridique ; les enjeux de l’activité des compagnies privées de sécurité en science politique et en criminologie ; les implications pour les États faibles et les partenariats transnationaux entre acteurs publics et privés du point de vue des Relations internationales ; ou encore l’impact des entreprises extractives (minières, pétrolières, gazières) sur les droits de la personne et des rapports asymétriques dans les États faibles selon les analyses marxistes. L’objectif de cette note de recherche est ainsi de mobiliser cette expertise en mettant l’accent sur les relations entre acteurs publics et privés dans le contexte spécifique de sites d’extraction au sein d’États faibles.

Outre la littérature scientifique et grise, nous nous appuyons sur une série de six séminaires et deux séjours d’étude organisés par l’équipe de recherche conjointe Queen’s University-Université de Montréal sur les pratiques de sécurité dans le secteur extractif, au cours desquels ont témoigné une vingtaine d’acteurs du secteur privé, du secteur public, du milieu humanitaire et du secteur de la sécurité. Nous cernons d’abord l’impact de la transformation du secteur extractif depuis les années 1990 sur les pratiques des multinationales afin de situer le contexte dans lequel les interactions prennent forme, en soulignant en particulier comment le principe de responsabilité sociale des entreprises (rse), influent dans le secteur extractif, est à l’origine de pratiques discursives et opérationnelles liées à la sécurité, de plus en plus répandues. Puis nous présentons des points de vue contrastés sur la nature et la portée de la coopération entre États faibles et industries minières. Ensuite, nous décrivons les assemblages qui émergent entre multinationales, compagnies privées de sécurité et autorités publiques dans les États faibles, mettant en lumière de nouvelles pratiques hybrides de sécurité. Enfin, nous concluons en proposant différentes pistes de recherche sur ces pratiques émergentes.

I – De la responsabilité sociale des entreprises extractives à leur responsabilité en matière de sécurité

Au tournant des années 1990, la Banque mondiale (1992) lance un vaste processus de réformes du secteur minier, notamment avec « A Strategy for African Mining ». Au coeur du développement économique de nombreux pays, ce secteur génère des revenus faramineux, mais les retombées pour les communautés locales sont souvent négligeables. La Banque mondiale encourage la privatisation des industries minières de façon à relancer la croissance en facilitant les investissements privés en Afrique grâce à l’introduction d’un ensemble de règles (politiques, législatives et économiques) qui transforme les arrangements institutionnels en place. Selon Campbell (2012 : 140), l’une des conséquences de cette libéralisation fut le transfert des « fonctions traditionnelles de l’État […] aux entrepreneurs privés […]. [L]a confusion des responsabilités et les ambiguïtés que de telles situations ont pu créer expliquent pourquoi les compagnies se sont retrouvées à gérer les demandes et les attentes des communautés avec le risque d’une dégradation jusqu’au conflit et des inquiétudes quant à la “sécurisation” des activités minières », ce qui justifie le recours aux compagnies de sécurité privée. La libéralisation des régimes miniers africains dans les années 1980 et 1990, notamment sur la base de certains éléments du principe de l’extraction sans frais (free mining), dont le retrait de l’autorité de l’État, a ainsi contribué à un nouveau mode de gouvernance avec « l’institutionnalisation des relations de pouvoir et d’influence asymétriques » qui limite les stratégies de développement du territoire par les acteurs locaux (Campbell 2010 : 197). Dès lors, à l’invitation de la Banque mondiale, la principale fonction de l’État est d’agir comme « facilitateur » auprès des acteurs privés dans le domaine (Campbell 2006 : 34).

Par la suite, sous le coup des critiques de plus en plus nombreuses émanant de la société civile à l’échelle internationale quant à l’impact des industries minières (délocalisation de populations, dégradation de l’environnement, atteinte aux droits de la personne) et de leurs responsabilités (redistribution des bénéfices), surtout dans les pays en développement, un mouvement s’intensifie pour encourager « la responsabilité sociale des entreprises » (corporate social responsibility) dans ce secteur (Hilson 2012 ; Dashwood 2012). Le concept, qui apparaît dans les années 1970, fait référence aux rôles et aux obligations des entreprises en matière d’environnement, de développement social et communautaire, de conditions de travail et de droits de la personne. Les « initiatives philanthropiques » (Mzembe et Downs 2014) qui en découlent contribueraient selon certains (Campbell 2012) au changement du rôle traditionnel des entreprises minières. Même si ces dernières comblent les lacunes des autorités publiques, l’implication du secteur privé soulève en effet des enjeux de légitimité, de responsabilité et d’imputabilité des services offerts à la communauté.

Le mouvement a pris de l’ampleur avec le Pacte mondial de l’Onu lancé en 2000. Le Pacte vise à responsabiliser les entreprises sur la base de dix principes, touchant les droits de la personne, les normes internationales du travail et la lutte contre la corruption, avec des rapports d’avancement annuels sur leurs engagements publiés sur un portail Internet qui leur est dédié. Toutefois, le Pacte n’a « pas le mandat ou la capacité de réviser le contenu » de ces rapports (Simons et Macklin 2014 : 117). Bien que le Pacte soit « l’initiative la plus importante en ce qui concerne la responsabilité sociale des entreprises dans le monde, des critiques ont remis en question son efficacité et l’accusent de rapprocher l’Onu des intérêts financiers », voire de transférer sa légitimité aux compagnies en blanchissant (bluewashing) leur image (Hale 2011 : 350). En effet, le Pacte se présente comme un « mécanisme volontaire de gouvernance » (Simons et Macklin 2014 : 114). Ce n’est pas un code de conduite, mais plutôt un forum d’échanges sur les bonnes pratiques sans mesures précises ni cadre règlementaire. Même si cette approche est de plus en plus répandue au sein des organisations internationales (Klein, Laporte et Saiget 2015), il est difficile d’en évaluer l’impact réel sur l’action des entreprises (Simons et Macklin 2014 ; Hale 2011).

Deux initiatives volontaires s’adressent spécifiquement aux entreprises dans le secteur extractif. Lancée en 2003, l’« Initiative pour la transparence dans les industries extractives » (Extractive Industries Transparency Initiative, eiti) vise à réduire la corruption et à prévenir les conflits en favorisant une meilleure gestion des ressources naturelles, voire une meilleure gouvernance. Elle cible la responsabilisation et la reddition de comptes par les acteurs du secteur, à commencer par les entreprises participantes qui doivent déclarer les paiements pour l’extraction des ressources et leurs revenus. D’abord promue par des acteurs non étatiques occidentaux, l’Initiative a connu un essor rapide et une large adhésion grâce à son inclusion dans l’activité des principales institutions internationales, comprenant une assistance technique qui contribue à son institutionnalisation, même si sa mise en oeuvre reste imparfaite (Gonzalez-Espinosa et Klein 2013 ; Weidner 2011 ; Haufler 2010). Entre autres, le processus de vérification est consultatif (Simons et Macklin 2014). En 2011, à la suite d’un long travail de consultation effectué par le professeur John G. Ruggie, Représentant spécial du Secrétaire général de l’Onu chargé de la question des droits de la personne et des sociétés transnationales et autres entreprises, l’adoption par le Conseil des droits de l’homme de l’Onu des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de la personne (Guiding Principles on Business and Human Rights) marque une avancée qualitative importante dans la volonté d’encadrer l’action des entreprises dans le respect des valeurs universelles de l’Onu. Cependant, ces principes se heurtent aux mêmes limites en matière de pouvoir de contrôle et de sanction (soft regulation) que les initiatives précédentes (Simons et Macklin 2014).

Quant à la sécurité, le mouvement de responsabilisation des entreprises s’appuie sur les « Principes volontaires sur la sécurité et les droits de la personne » (Voluntary Principles on Security and Human Rights). Adoptés en 2000, ceux-ci visent à mettre fin aux abus commis par les entreprises dans les pays hôtes et à leurs pratiques pour contrer les mouvements de contestation des populations locales (affrontement, enlèvement, torture), en guidant les compagnies dans la gestion des risques, ainsi que leurs relations avec les forces de sécurité publiques et privées. Toutefois, les Principes sont issus d’un « consensus minimum » entre deux grands pays, les États-Unis et le Royaume-Uni, et ne sont endossés que par un petit nombre d’entreprises craignant une règlementation trop stricte (Börzel et Hönke 2011). En outre, leur impact est discutable en raison du manque de capacités d’application, de critères de performance vagues, de son cadre non contraignant et très flexible au regard des obligations, ainsi que de l’absence de rapport d’avancement sur les moyens et les mécanismes mis en place par les entreprises (Simons et Macklin 2014 ; Pitts 2011).

Börzel et Hönke (2011) ont voulu vérifier si ces Principes étaient respectés ou non en étudiant les pratiques de sécurité (qu’elles appellent corporate security governance) de deux compagnies minières en République démocratique du Congo (rdc) et leurs effets sur les populations locales. Elles confirment, avec une approche par le bas des pratiques de gouvernance des entreprises (corporate governance practices), qu’au-delà des limites identifiées, le respect des Principes se heurte à des obstacles systémiques. Börzel et Hönke (2011) démontrent que la difficulté des entreprises à mettre en oeuvre les Principes repose sur : 1) leurs perceptions de la sécurité (définition très étroite, une menace définie comme locale et qui ne prend pas en compte les inquiétudes et les attentes de la population), 2) leurs pratiques routinières (initiatives de communication et de développement, « stratégie de la forteresse » et « stratégie de la règle indirecte » reposant sur les réseaux de contacts influents dans un État faible, mais jamais absent), et 3) les contradictions entre les normes locales et internationales qui ne sont pas prises en compte par les Principes.

En effet, Simons et Macklin (2014) soulignent les limites de « la responsabilité sociale des entreprises » en général et plus spécifiquement l’inefficacité des initiatives transnationales visant à encadrer l’action des entreprises. Ces initiatives ne s’accompagnent d’aucun moyen contraignant en raison du manque de consensus sur la scène internationale en faveur d’un traité imposant des obligations aux multinationales en matière de droits de la personne. En outre, les lois internationales, y compris celles concernant les droits de la personne, prennent pour acquis la capacité de l’État hôte de règlementer les entreprises étrangères et de s’assurer qu’elles respectent les droits individuels et collectifs sur son territoire. Simons et Macklin (2014 : 17) dénoncent ainsi « les lacunes de la gouvernance (governance gap) en ce qui concerne l’impact sur les droits de la personne des activités des multinationales d’extraction opérant dans des zones de gouvernance faible ». Selon elles, les États faibles manquent de capacités techniques et institutionnelles, voire de volonté politique pour exercer un contrôle sur les entreprises étrangères. Elles plaident pour l’obligation des États d’origine des entreprises d’extraction de règlementer même au-delà de leur territoire le respect des droits de la personne par leurs compagnies. Ce pouvoir extraterritorial contesté fait encore face à plusieurs obstacles politiques (droit de non-ingérence) et légaux (absence d’obligation légale internationale claire).

Simons et Macklin (2014) basent leur analyse sur le cas de l’entreprise pétrolière canadienne Talisman Energy qui, pour sécuriser ses sites en pleine zone de conflit au Soudan à la fin des années 1990, se serait rendue complice (avec ses coentreprises dans la Greater Nile Petroleum Operating Company, responsable de la sécurité des installations) d’atteinte aux droits et à la sécurité des populations civiles locales (relocalisation, violence, viols, esclavage, meurtres), accentuant les tensions par l’intervention de forces de sécurité privées et de militaires du gouvernement soudanais. En outre, la compagnie est devenue une cible pour les groupes rebelles en raison de sa coopération avec le gouvernement soudanais. Simons et Macklin ont fait partie de la mission officielle (mission Harker), mais indépendante, mandatée par le gouvernement canadien pour faire la lumière sur les allégations à l’endroit de l’entreprise canadienne. Une première qui reste, à ce jour, la seule mission du genre conduite par un État d’origine sur les activités d’une compagnie opérant à l’étranger. L’entreprise a nié sa responsabilité dans les abus commis par les forces de sécurité sur lesquelles elle prétendait ne pas avoir de contrôle et a plutôt fait la promotion de ses projets de développement pour redorer son image. Sous la pression politique internationale et de la mauvaise presse (surtout venant des États-Unis) qui a fait chuter sa valeur et sa réputation, l’entreprise a finalement quitté le Soudan sans être condamnée ni avoir à indemniser les victimes. Elle a même vendu sa participation avec une marge de profit importante.

Malgré l’enthousiasme initial, la responsabilité sociale des entreprises demeure donc un concept vague et contesté (Andrews 2016 ; Essah et Andrews 2016 ; Tsutsui et Lim 2015 ; Mason 2014). La littérature relative à ce mouvement se concentre généralement sur les enjeux sociaux, économiques et environnementaux des actions des entreprises. Le concept a néanmoins suscité une vaste et riche littérature sur les enjeux intrinsèques à sa conceptualisation et sur ses implications à l’égard du rôle traditionnel de l’État (Vertigans et al. 2016 ; Mzembe et Downs 2014 ; Campell 2012 ; Mutti et al. 2012 ; Yakovleva et Vazquez-Brust 2012). C’est au sein de ces travaux que l’on peut identifier des éléments nous permettant d’établir un lien empirique et théorique entre la responsabilité sociale des entreprises et leur action en matière de sécurité.

Même si les multinationales du secteur extractif investissent une part importante de leur budget dans la sécurité de leurs infrastructures, en raison de la localisation des ressources dans des pays en développement, fragiles et instables, elles font rarement un lien explicite entre sécurité et rse. Néanmoins, certaines nouvelles recherches s’intéressent à la manière dont les entreprises peuvent contribuer à la prévention des conflits ainsi qu’à la gestion et la construction de la paix dans des zones de conflit (Deitelhoff et Wolf 2010 ; Wolf, Deitelhoff et Engert 2007). Ces derniers (2007 : 301) prétendent par exemple que la responsabilité sociale des entreprises en général concerne les entreprises « dans un environnement en paix » alors que la responsabilité des entreprises en matière de sécurité fait allusion à celles qui « opèrent dans un environnement violent », même s’ils admettent que la distinction reste discutable. Mendes (2015) cible pour sa part l’apport des entreprises dans la réforme du secteur de la sécurité et de la justice dans les pays où elles opèrent, à travers des programmes de formation, d’observation pour mesurer l’impact et apporter des solutions aux abus des droits de la personne, de responsabilisation, de transparence et de contrôle. Toutefois, Börzel et Hönke (2011 : 27) précisent que de telles initiatives font face à des obstacles importants, comme en rdc où « les entreprises étrangères ne sont pas autorisées à participer à la formation des forces de sécurité publique ».

Au centre de cette problématique se pose ainsi la question des relations de plus en plus étroites, mais complexes, entre acteurs publics et privés, y compris en matière de sécurité. Depuis l’adoption des Principes volontaires, on observe le développement de pratiques discursives et opérationnelles qui, sans nécessairement se réclamer de la rse, établissent un lien clair entre les pratiques de sécurité de l’industrie extractive, les droits de la personne et l’autorité de l’État hôte. Des entreprises aussi variées que Rio Tinto, Anglo American, Total, Shell et BP ont mis en place des procédures de reddition de comptes en lien avec leurs activités qui abordent directement la sécurité et les droits de la personne dans les États faibles. Le Comité international de la Croix Rouge et le Centre genevois pour le contrôle des forces armées font un travail considérable pour encourager ces entreprises et leurs fournisseurs de sécurité à transformer les Principes volontaires en pratiques opérationnelles, notamment par le biais du « Security Human Rights Hub »[1].

II – Le secteur extractif dans les États faibles : une gouvernance hybride de la sécurité

Il existe donc de plus en plus d’initiatives conjointes entre acteurs publics et privés, témoignant du développement de pratiques hybrides interpellant sécurité, souveraineté et droits de la personne. En revanche, deux caractéristiques intrinsèques à la sécurité privée s’érigent en obstacles qui, sans rendre ces partenariats impossibles, complexifient leur mise en place. Tout d’abord, les logiques de production de la sécurité diffèrent entre le secteur public – qui poursuit une logique normative, où la loi est présentée comme l’incarnation d’un objectif moral partagé par la société – et le secteur privé – dont la logique est tournée vers l’atteinte des objectifs du client et où le respect des normes n’est un enjeu que dans la mesure où il s’inscrit dans une perspective de diminution des risques et de prévention des pertes. Le fait que chaque secteur s’engage dans une action de sécurité pour des raisons distinctes constitue un premier frein aux partenariats, notamment lorsque ces raisons s’avèrent irréconciliables, débouchant en quelque sorte sur une collision de rationalités (Dupont 2007). Deuxièmement, le secteur public et le secteur privé ne procèdent pas du même type de légitimité. Alors que l’État repose sur la force légale de l’autorité publique, la légitimité de l’entreprise dépend de sa contribution matérielle à la collectivité. Plus encore, le secteur privé souffre d’un déficit de légitimité en regard des acteurs publics de la sécurité. Shearing et Stenning (1985) considèrent d’ailleurs que l’un des traits caractéristiques de la sécurité privée est de rechercher le consentement plutôt que la coercition, cette dernière forme d’action ne pouvant être que difficilement (et inefficacement) déployée lorsqu’on manque de légitimité. L’enjeu ici n’est pas de déterminer quel type de légitimité est préférable, d’autant plus que, selon les cas, un État ou une entreprise peut s’acquitter plus ou moins bien de ses obligations au regard du public ; c’est notamment le cas dans les États faibles. Il n’en reste pas moins que le déséquilibre de capital symbolique entre forces de l’ordre et forces privées peut représenter un problème sur le terrain. Il influence structurellement la forme et le type de partenariat qu’il est possible de mettre en place, et ce, tout particulièrement dans le domaine de la sécurité où la légitimité joue un rôle primordial dans l’instauration d’une relation d’autorité.

Börzel et Risse (2010) et Risse (2011) se sont intéressés à la gouvernance « sans État », quand l’autorité centrale n’a pas la capacité de mettre en oeuvre et d’assurer le respect des règles dans certains domaines, notamment ceux du développement et de la sécurité. Des États peuvent être qualifiés de « faibles » dans le sens où ils ont perdu le contrôle sur un secteur, une partie de leur territoire ou de leur population. Börzel et Risse prétendent que la gouvernance peut fonctionner même en l’absence d’un gouvernement fort ou d’une structure hiérarchique, car État faible ne signifie pas gouvernance faible. Ils mettent l’accent sur les acteurs non étatiques tels que « des compagnies caractérisées par leur comportement égoïste et dont la fonction première est de produire des biens privés plutôt que d’être engagées dans la gouvernance » (Börzel et Risse 2010 : 121). Ils cherchent à comprendre dans quelles conditions ces acteurs peuvent être amenés à fournir des biens communs. Selon eux, même si la gouvernance sans État représente un dilemme dans les pays en développement, il existe plusieurs « équivalents fonctionnels » à l’État, dont les multinationales.

Les travaux sur ce sujet évoquent ainsi certaines situations où la gouvernance hybride, par laquelle les acteurs privés « co-gouvernent » avec les acteurs étatiques selon une coordination qui n’est pas hiérarchique et devient l’expression de la reconfiguration de l’autorité, peut contribuer positivement à la sécurité dans les États faibles (Schäferhoff et al. 2009). Le courant associé à la « gouvernance nodale » (Shearing et Wood 2000 ; Johnston et Shearing 2003) affirme également que la gouvernance de la sécurité ne devrait pas nécessairement reposer sur une inévitable centralité de l’État et de ses représentants, mais que des configurations où les acteurs privés (groupes communautaires, acteurs locaux, entreprises) jouent un rôle primordial peuvent être largement bénéfiques, surtout dans les États faibles en déficit de légitimité et dont les représentants n’inspirent pas confiance à la population. Sur ce point, Risse (2011) apporte une nuance importante concernant l’intention des acteurs. Par exemple, si une multinationale pétrolière comme bp en Angola a recours à une compagnie de sécurité privée pour protéger son site d’extraction dans un secteur faible de l’État (limited statehood), la sécurité est en principe un bien privé. La sécurité assurée par l’entreprise peut toutefois avoir des effets indirects et non intentionnels positifs sur les communautés locales, en sécurisant la région et en contribuant à la sécurité publique (aussi longtemps que la population locale n’est pas volontairement attaquée). Par contre, Risse (2011 : 15) « ne qualifierait pas cette situation de gouvernance de la sécurité en raison du manque d’intention. Cette activité ne pourrait s’appeler gouvernance que si bp demandait explicitement à la compagnie de sécurité privée de protéger non seulement les infrastructures pétrolières, mais aussi les villages avoisinants ». Si tel est le cas, pour Zimmer (2010), les entreprises extractives contribuent à la gouvernance, y compris en matière de sécurité et de paix dans les zones de conflits comme au Nigeria, dans le delta du Niger. À partir du moment où des compagnies comme Shell, Exxon Mobil et Statoil financent et apportent un soutien logistique aux forces de police publiques, et souscrivent en tant que membres aux Principes volontaires sur la sécurité et les droits de la personne, elles font partie de la gouvernance de la sécurité. À ces actions s’ajoute leur contribution indirecte à la paix et à la sécurité, comme lorsque, par exemple, Shell participe à l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives et accroît ses activités de développement auprès des communautés locales.

Évoquant les coûts additionnels que représente pour une entreprise la fourniture de sécurité, Wolf, Deitelhoff et Engert (2007) estiment que, en présence d’un État faible qui ne peut garantir la sécurité publique dans une zone de conflit, les entreprises vont choisir de s’engager en raison de la vulnérabilité de leurs infrastructures, de leur personnel, etc., et ce malgré le risque d’envenimer le conflit. Plus l’État est faible, plus l’entreprise sera tentée de s’engager dans la gouvernance de la sécurité. Cet engagement peut prendre différentes formes, dont le financement de projets de développement. Quoi qu’il en soit, Wolf, Deitelhoff et Engert (2007 : 312) affirment que, pour avoir un réel impact, les entreprises qui souhaitent fournir de la sécurité ne peuvent agir seules « dans un État failli ou défaillant […] [Elles] doivent coopérer avec les autorités existant de facto si elles veulent continuer leurs activités. Dans tous les cas [elles] dépendent largement des cadres publics et des institutions de l’État ».

Elbra (2014) analyse ainsi la reconstitution du pouvoir en Afrique subsaharienne (Afrique du Sud, Ghana, Tanzanie) dans le secteur de l’extraction de l’or, où des multinationales n’hésitent pas à jouer un rôle actif et à mettre en place leur propre forme de gouvernance privée lorsque la régulation étatique est faible. Elbra (2014 : 216) arrive à la conclusion que les grandes multinationales sont plus motivées que les petites « à développer les initiatives de gouvernance privée et à y contribuer, agissant ainsi pour déterminer la structure de règlementation de leur industrie, [partageant alors] la souveraineté avec l’État et posséd[a]nt l’autorité de définir des règles et des normes qui sont tenues pour légitimes par les autres acteurs ».

Malgré ces cas qui semblent positifs, une bonne partie de la littérature insiste plutôt sur les effets négatifs de la gouvernance hybride. Sur la base de l’approche centre-périphérie, Akiwumi (2012) essaie de comprendre la nature et les causes des conflits de basse intensité dans les régions minières de la Sierra Leone. Il démontre que les relations de pouvoir asymétriques entre les multinationales d’extraction au centre et un État faible à la périphérie, en accentuant les inégalités sociales et économiques, la dégradation de l’environnement, les conflits sur le droit à la terre, attisent les tensions. Talla (2010) souligne quant à lui les relations asymétriques entre les entreprises minières et les États faibles dans la gouvernance des ressources naturelles avec le cas de la rdc. L’incapacité du gouvernement à s’imposer a généré une grande opacité autour de la signature des contrats miniers, souvent en dehors du cadre juridique. La période de conflit, marquée par le pillage des ressources naturelles, a été qualifiée de « guerre des ressources », car elles servent à financer la guerre. Talla (2010 : 106) parle ainsi d’une « militarisation de l’industrie minière », héritée de la période d’instabilité et de guerres que le processus de « revisitation » de 2007-2009 a été incapable de réformer. De manière similaire, Francis (1999) démontre que la guerre civile en Sierra Leone au milieu des années 1990 a contribué à la privatisation de la sécurité. L’instabilité a créé des conditions favorables aux compagnies de sécurité privée qui ont veillé à sécuriser l’accès aux ressources naturelles pour leurs propres fins et celles de compagnies étrangères, dont les pays d’origine n’osent pas intervenir dans le conflit.

Cette littérature proche des études de développement se caractérise par un ton beaucoup plus critique que la littérature sur la rse souvent issue des écoles de commerce. Francis (1999) qualifie ainsi l’activité des compagnies de mercenaires de forme de néocolonialisme. Pérouse de Montclos (2003) parle pour sa part de complexes « pétro-sécuritaires », voire de « zones industrielles renforcées » ou de « bases-vie fortifiées ». Il évoque même une sorte de « syndrome de Monaco » qui, avec « une apparente souveraineté étatique, voit une portion de territoire placée sous la coupe d’une structure entrepreneuriale et personnelle » ayant pour objectif de défendre une minorité de privilégiés contre la menace que représente la majorité (2003 : 11). Zalik (2009) parle de « zones d’exclusion » alors que Hönke (2010) évoque des « enclaves minières » ou des « forteresses privées ».

III – De nouveaux assemblages entre multinationales, forces de sécurité privées et autorités publiques dans les États faibles

Le rôle des entreprises extractives en matière de sécurité dans les États faibles a aussi alimenté des recherches portant sur la privatisation de la gouvernance de la sécurité globale. À partir des cas des mines de diamants en Sierra Leone et de l’extraction pétrolière au Nigeria, Abrahamsen et Williams (2009) documentent l’émergence d’« assemblages de la sécurité globale » (global security assemblages). Selon eux, il s’agit d’une large (ré)articulation des relations, des distinctions entre acteurs publics et privés, locaux et globaux sans hiérarchie claire qui s’intègrent les unes dans les autres au quotidien dans les dispositifs de sécurité des industries. La reconfiguration des relations va donc bien au-delà de l’État et du simple transfert de ses fonctions aux acteurs privés. Elle permet l’apparition de « nouvelles structures transnationales de sécurité », constituées par les nouvelles institutions et pratiques de sécurité, mais sans nécessairement affecter l’autorité de l’État qu’elles peuvent au contraire contribuer à consolider. À propos du recours par les industries extractives à des acteurs privés de la sécurité, Abrahamsen et Williams (2009 : 13-14) prétendent que, contrairement à ce qu’avancent Hall et Biersteker (2002) et Hall (2005) qui décrivent le phénomène comme un acte illicite, car associé au mercenariat, il ne s’agit pas d’une érosion de l’autorité de l’État. Il est plutôt question de la transformation de l’exercice du pouvoir public et privé qui aboutit à un nouvel assemblage de la sécurité globale dans lequel le pouvoir privé devient essentiel au fonctionnement de l’autorité étatique.

Dans cette perspective, Hönke (2010) analyse la manière dont les multinationales du cuivre et du cobalt, en voulant sécuriser leurs sites d’extraction, « gouvernent la sécurité », voire « gèrent l’ordre politique » dans la Province du Katanga, en rdc. Étudiant l’impact des pratiques de sécurité des entreprises sur l’État et sur les principes qui le définissent, elle affirme que l’engagement des multinationales dans la sécurité locale n’est pas nouveau. Celui-ci peut être compris comme une gouvernance indirecte, une forme de transfert (a policy of indirect discharge/governance technique of discharge), voire une délocalisation/externalisation de la gouvernance locale, s’opérant à « travers la délégation de fonctions étatiques aux acteurs non étatiques et assurant le contrôle indirect sur le secteur privé » (Hönke 2010 : 115). Selon elle, l’État y voit une façon de consolider son pouvoir dans un contexte de privatisation. Ce mécanisme ne s’applique pas qu’aux entreprises nationales et aux gouvernements africains. « Il s’agit d’un mécanisme […] aussi utilisé par la communauté internationale et les pays d’origine des multinationales qui accordent une autorité croissante aux compagnies pour s’engager dans la gouvernance des espaces d’affaires [governance of business spaces] dans “les États faibles et en faillite” » (Hönke 2010 : 116), voire dans les zones de gouvernance faible comme en rdc. C’est là que réside, selon Hönke, la différence avec la période coloniale, où l’autorité était déléguée de façon directe. L’État congolais est certes omniprésent, mais Hönke démontre qu’il s’en remet aux entreprises pour assurer les fonctions traditionnellement considérées comme étatiques, par exemple la sécurité collective et les services sociaux.

Le cas de la rdc illustre que le jeu entre multinationales, forces de sécurité privées et autorités publiques n’est pas nécessairement à somme nulle. Les agents de sécurité privés ne sont pas autorisés à porter une arme en rdc, d’où le complément nécessaire de la police d’État et des militaires (en échange d’un paiement) pour assurer la sécurité, voire pour faire respecter leurs droits de propriété qui sont remis en question par des mineurs artisanaux locaux lorsque ceux-ci revendiquent l’accès à la mine avec d’inévitables escalades de violence. Les entreprises ont besoin des forces de l’État pour les opérations plus musclées en même temps que l’État a besoin des entreprises pour payer les forces de l’ordre. En 2003, un partenariat formel a été mis en place entre la police congolaise et les compagnies de sécurité privées pour « formaliser les opérations conjointes (armées) entre fournisseurs de sécurité publics et privés [;] les compagnies contribuent ainsi à la commercialisation des institutions étatiques » (Hönke 2010 : 121). La tendance s’étend au-delà de « l’enclave minière » avec l’idée que l’entreprise doit aussi faire de la surveillance et de la prévention pour prévenir les risques d’instabilité politique et de menaces physiques qui pourraient venir de communautés voisines de la mine (Hönke 2010 : 124).

Avec l’imbrication des acteurs publics et privés, la notion de sécurité s’est élargie aux questions sociales et économiques. L’approche adoptée en rdc a mené à la création d’unités organisationnelles à l’intérieur des entreprises, chargées par exemple de mettre en place des projets de développement et des consultations avec la population qui sont gérés par des ong, des consultants, des organismes de donateurs étrangers comme usaid et des compagnies privées de sécurité. Plusieurs entreprises ont engagé des spécialistes des relations communautaires qui peuvent être amenés à travailler étroitement avec les responsables de la sécurité, échangeant par exemple des informations sur l’impact d’une pratique de sécurité sur les populations locales. Hönke (2010 : 125) affirme ainsi que ces interventions, associées à une philanthropie stratégique, ne sont pas seulement privées, mais transnationales au sein d’une sorte de « gouvernance communautaire participative », et en cela, elle conclut que la gestion de la sécurité par les entreprises se distingue de celle pratiquée aux 19e et 20e siècles.

Selon Abrahamsen et Williams (2009 : 12), cet engagement communautaire serait le reflet du changement de stratégie des entreprises amorcé en matière de sécurité, passant d’une approche coercitive, promue par les forces publiques locales, à une approche globale de la sécurité, intégrant des actions de développement. Pour d’autres observateurs, les projets de développement sont l’une des stratégies des entreprises pour faire face aux mouvements de contestation de la population locale et assurer la sécurité de l’entreprise, à côté de la délocalisation, des politiques de relations publiques et de la coercition (Börzel et Hönke 2011 ; Pérouse de Montclos 2003 ; Georg 2001). Ainsi, les entreprises extractives seraient passées d’une approche réactive à une approche préventive en matière de sécurité (Zimmer 2010). La mise à disposition de biens collectifs, la contribution des entreprises à la gouvernance et le fait d’assumer une responsabilité sociale s’expliquent plutôt, selon Börzel et Risse (2010 : 125), par la pression des communautés locales qui s’attendent au respect des normes de la gouvernance locale, et ce particulièrement « quand l’État central est trop faible (ou corrompu) pour gouverner ». Le non-respect pouvant avoir des conséquences sur la réputation et la valeur de l’entreprise en raison de l’enracinement social du marché, cela explique selon eux que les multinationales aient de plus en plus recours aux normes de la responsabilité sociale.

Zalik (2004, 2009) confirme les nouveaux assemblages existant dans plusieurs industries, par exemple pétrolières. L’entreprise Shell, qui n’est pas la seule active dans le delta du Niger mais qui se démarque par son ancienneté et sa prééminence au Nigeria, est engagée dans des projets de développement (éducation, santé, agriculture, microcrédits, environnement, transports). Zalik (2004 : 404) démontre la convergence entre les pratiques de sécurité et de développement des multinationales extractives qui adoptent « une approche de partenariat combin[ant] demandes organisationnelles de sécurité et tentative d’obtenir le consentement social à travers une pratique participative ». Cette option s’impose face à la montée de la contestation sociale de la population locale dans les années 1990, allant jusqu’aux affrontements (agressions, enlèvements, actes de sabotage, manifestations, grèves) pour exiger un engagement social et environnemental ainsi que des dédommagements (Zalik 2009). En outre, les entreprises comme Shell au Nigeria constatent elles-mêmes leur contribution à la violence locale par leurs liens avec les acteurs du gouvernement et leur interférence dans la politique locale, et ce, y compris pendant la guerre civile (1967-1970). Zalik (2004 : 408) souligne que les « contradictions concernant le rôle humanitaire comme forme de médiation sociale pour l’industrie et pour les puissances étrangères recherchant le contrôle sur la région émergent à la fin des années 1960. Ces contradictions refont surface dans les années 1990 en réponse aux mobilisations sociales […] contre l’industrie et l’État nigérian et, à cette occasion, coïncident avec la nouvelle approche de partenariat pour le développement de Shell ». Cette démarche guidée par leurs intérêts en matière de sécurité a valu à Shell (Zalik 2004 : 410) comme à Chevron Texaco (Zalik 2009 : 570) plusieurs récompenses pour leur rôle de chefs de file dans le mouvement de « la responsabilité sociale des entreprises » sur la scène internationale, même si leurs actions n’ont pas réussi à faire baisser le niveau de violence dans la région, ni à apaiser les tensions avec les communautés locales (Zalik 2004 : 417 ; Georg 2001). Pour Omeje (2006), les actions en matière de développement sont souvent inefficaces, car elles s’intègrent rarement dans une politique globale et qu’elles n’ont pour objectif que de sécuriser l’entreprise et ne répondent pas aux véritables besoins de la population. C’est pourquoi l’auteur parle de « sécurisation du développement » lorsqu’il décrit les actions de l’industrie pétrolière dans le delta du Niger, les raisons qui sous-tendent l’implication des multinationales dans le développement humanitaire se réduisant aux seuls enjeux sécuritaires.

Dans plusieurs pays, comme en rdc (Hönke 2010), en Sierra Leone et au Nigeria (Abrahamsen et Williams 2009), les agents des compagnies de sécurité privées engagés par les entreprises ne sont pas autorisés à porter une arme, selon la règlementation locale. Cette limitation favorise la coopération entre les acteurs publics et privés, avec la police, voire dans certains cas avec les forces militaires et paramilitaires, bénéficiant, dans le cas du Nigeria, d’une corruption institutionnalisée (Pérouse de Montclos 2003). Néanmoins, comme le précisent Abrahamsen et Williams (2009 : 12), « malgré son statut non armé, la sécurité privée exerce un impact fondamental sur la sécurité dans le delta du Niger, en offrant technologie, expertise et personnel expatrié qui influencent de façon importante les pratiques des forces de sécurité publiques et procurent des ressources qui autrement seraient absentes ».

Pour Campbell (2006), qui s’inscrit dans une perspective critique, le fait que les entreprises extractives aient recours aux compagnies de sécurité privées pour protéger leurs installations dans les États faibles constitue l’une des sources d’insécurité qui découlent des activités minières en Afrique. Selon elle, « les liens sont clairs entre le manque de légitimité de l’État, l’usage croissant des agences de sécurité privées et les enjeux de responsabilité politique et de stabilité » (Campbell 2006 : 37). Certes, la difficulté d’encadrer les activités des agents de compagnies privées de sécurité pour assurer la responsabilité de leurs actions a été signalée depuis longtemps (Singer 2001). Le flou juridique qui les entoure a mené au processus de réévaluation du mercenariat et à la différenciation permettant la légalisation et la légitimation des compagnies de sécurité privées (Krahmann 2012). C’est pourquoi des initiatives ont été lancées, dont le Document de Montreux (2008) sur les entreprises militaires et de sécurité privées présentes dans les conflits armés qui, sans être juridiquement contraignant, indique aux États certaines obligations et bonnes pratiques. Le Code de conduite international pour les fournisseurs de services de sécurité privée et leurs associations (2011) précise quant à lui les principes que les entreprises doivent suivre. Ils se complètent et se renforcent, mais leur mise en oeuvre reste problématique, notamment en raison des ressources importantes et de l’expertise qu’elle requiert (van Amstel et Rodenhäuser 2016). On peut également anticiper ici des critiques semblables à celles qui ont pu être formulées à l’encontre des principes censés améliorer la responsabilité sociale des entreprises. Sans véritable instrument contraignant, il est en effet difficile d’imaginer que les pratiques en matière d’utilisation de fournisseurs de sécurité privés puissent être durablement transformées et que l’impératif économique ne demeure pas le seul véritable moteur de l’action.

IV – Conclusion : quelques pistes de recherche

Cet état des connaissances a permis de constater le développement significatif, depuis vingt ans, de pratiques discursives et opérationnelles fondées explicitement ou implicitement sur la responsabilité sociale des entreprises extractives en matière de sécurité. Ces pratiques témoignent d’une hybridation croissante – et, pour certains acteurs, d’une prise en compte de cette hybridation – des secteurs public et privé dans les États faibles. Cette note de recherche a également permis de voir comment les réflexions sur la rse, souvent issues des écoles de commerce, peuvent être croisées avec les recherches en études du développement sur les relations entre entreprises multinationales et États faibles et la théorisation de l’État en Relations internationales. Focalisé sur le secteur extractif, le croisement interdisciplinaire de ces travaux permet de penser les nouveaux assemblages sécuritaires. Il soulève de nouvelles questions de recherche sur les pratiques en matière de sécurité liées aux relations accrues entre acteurs privés et publics.

Premièrement, comment se déroulent les interactions concrètes entre les représentants des multinationales et ceux des autorités publiques (tant au niveau local que national) ? Comment chaque acteur peut-il influer sur les actions des autres ? Y a-t-il des variations importantes en fonction de la taille de l’entreprise, de sa culture organisationnelle, de la législation nationale ou du secteur concerné ?

Deuxièmement, quels sont les facilitateurs et les obstacles majeurs à la mise sur pied d’efforts conjoints en matière de sécurité ? Des questions concrètes comme le droit de port d’armes et le transfert de ressources financières sont-elles déterminantes pour transformer la collaboration en jeu à somme positive ? Ici, c’est bien de la dimension collaborative en matière de sécurité qu’il s’agit. Comme nous l’avons discuté plus haut, la mise sur pied de partenariats entre acteurs privés et publics de la sécurité doit composer avec les écarts (quantitatifs et qualitatifs) de légitimité de chacun, ainsi que des logiques d’action (soit instrumentales, soit normatives) distinctes. Cela pose des défis particuliers dont il s’agit d’évaluer plus concrètement et plus précisément les effets sur les actions entreprises sur le terrain.

Troisièmement, comment la communauté est-elle intégrée aux efforts conjoints de l’entreprise et des forces de l’ordre ? Au-delà de savoir si les entreprises sont en mesure de pallier en partie ou pas, par leurs actions en matière de développement mais également en matière de sécurité, les défaillances des autorités gouvernementales, l’un des enjeux essentiels de la présence d’acteurs privés au service de multinationales dans les États faibles concerne la capacité d’action des communautés locales. Johnston et Shearing (2003) pensent que ce sont elles qui doivent être prioritairement mises au centre des assemblages de sécurité pour que ceux-ci puissent être effectifs. Or, il semble plutôt qu’à l’heure actuelle la situation alterne entre la responsabilité étatique, la responsabilité des entreprises et des formes hybrides, sans que les groupes communautaires locaux à proximité des sites d’extraction soient impliqués et mis à contribution. La question qui se pose est alors celle de la marge de manoeuvre des acteurs locaux dans le façonnement des pratiques de sécurité hybrides.

Quatrièmement, sur un plan plus normatif, comment fonder un meilleur cadre de régulation des pratiques de sécurité des multinationales dans les États faibles ? Ainsi que nous l’avons mentionné, il existe une tension entre deux dynamiques : d’une part, des cadres volontaires avec des guides de bonnes pratiques qui sont relativement bien acceptés par le secteur privé, mais dont l’absence de force contraignante ou de système de sanction rend l’application peu efficace ; d’autre part, des cadres plus contraignants qui, s’ils possèdent une capacité a priori plus grande d’aboutir à de véritables modifications des pratiques sur le terrain, se heurtent à la résistance des entreprises. Trouver une manière de faire coïncider les deux, d’aboutir à des résultats concrets et de rallier tous les acteurs impliqués demeure le défi actuel le plus important pour règlementer efficacement et durablement les pratiques de sécurité des multinationales dans les États faibles.