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Le 10 janvier 2017, les drapeaux chinois, éthiopien et djiboutien flottent sur la nouvelle station de Nagad à la sortie de la capitale djiboutienne. Cent ans après la construction du mythique train franco-éthiopien reliant Addis Abeba au port de Djibouti, la Chine donne corps au rêve djiboutien de devenir un hub commercial et logistique régional. La puissance éthiopienne peut, quant à elle, satisfaire sa croissance économique effrénée avec cette voie rapide d’accès à la mer. Tous les acteurs se félicitent de ce nouveau partenariat sous le regard inquiet des Occidentaux et des institutions internationales qui craignent un surendettement des États africains et qui observent la mise en oeuvre d’un nouvel ordre international dont ils ne sont que spectateurs.

Les États bordant le golfe d’Aden et la mer Rouge bénéficient d’une position géographique privilégiée sur une route maritime au coeur de l’initiative chinoise Nouvelles routes de la soie[1]. Cette initiative collaborative vise à construire des économies (economic connectivity) entre plus de 65 pays, regroupant près de 4,4 milliards de personnes et plus de 40 % du pib mondial. Ce mégaprojet d’intégration se fonde sur les principes d’égalité et d’inclusion et se présente comme un nouveau modèle de gouvernance. Le terme anglais indique bien la multiplicité des voies concernées, reprenant en partie la route historique antique et, plus au sud, la route maritime affirme la Chine, forte de sa puissance maritime, de la mer de Chine à la Méditerranée, en passant par la mer Rouge. Où l’on constate que la bri n’est pas uniquement un projet eurasiatique, mais comprend une possible extension non négligeable sur le continent africain. Les côtes de l’Afrique de l’Est sont directement concernées par ces développements. Le terme « route » ou « ceinture » n’en demeure pas moins un attrape-tout dans lequel sont reconditionnés sous une nouvelle version un certain nombre de projets chinois préexistants. De fait, cette initiative a de nombreuses implications sur la politique étrangère et les politiques publiques des États impliqués. Dans ce papier, nous souhaitons étudier l’implantation et l’impact de l’initiative chinoise dans cette région de la Corne de l’Afrique.

La littérature sur le sujet prend rarement en compte la dimension africaine des nouvelles routes, la mentionnant rapidement sans s’y attarder (Clarke et al. 2017; Deepak 2018). Cette dimension africaine relève d’ailleurs principalement plus de l’opportunisme conjoncturel que d’une stratégie officielle comme en Asie du Sud-Est, du Sud et du centre, ou en Europe de l’Est et du centre. Contrairement à d’autres continents, l’Afrique n’apparait pas dans les documents officiels. De plus, très peu d’études ont tenté d’analyser le rôle des gouvernements locaux dans l’implantation de l’initiative chinoise (Alden 2007; Ziromwatela, Changfeng 2016; Breuer 2017). Ce constat est d’ailleurs plus global pour les études sur le continent : « Le rôle et la position de l’Afrique dans les relations internationales ont souvent été étudiés en se concentrant sur le rôle et l’impact des acteurs extérieurs. Les tentatives pour faire entendre la voix du continent victimisent souvent le continent en privilégiant l’exploitation, la colonisation, la discrimination, la marginalisation et le sous-développement du continent » (van Wyck 2016 : 108). Les pays de la Corne ont différents objectifs et nous cherchons à comprendre comment ils font leur choix stratégique. Cette question des relations entre l’Afrique et la Chine, émergente depuis les années 1990 et surtout 2000, a fait l’objet d’études nombreuses et variées, décrivant tout à tour cette relation comme une opportunité (win-win) (Chakrabarty 2016), une forme de néocolonialisme[2], voire comme une prédation des ressources africaines (Hugon 2008). Globalement, la bri est perçue de différentes façons dans la littérature scientifique : soit comme un moyen de promouvoir l’intégration économique et la globalisation (marché, finance), soit comme un assujettissement à la Chine et un engagement moindre envers les organisations internationales et les États occidentaux[3]. Globalement, la littérature est à charge et perçoit négativement les intentions chinoises, ou ne les comprend pas (Bräutigam 2018; Nordin, Weissmann 2018).

Dans cet article, nous proposons de renverser le regard et d’analyser la stratégie des acteurs locaux. Le projet chinois est ambitieux et s’inscrit dans une coopération plus ancienne avec le continent africain. La littérature scientifique analyse cette relation à travers le prisme d’une dichotomie classique distinguant ce que Bruno Charbonneau (2015) qualifie d’« objet-sujet ». Cette approche s’attarde principalement sur l’analyse des intérêts que les acteurs exogènes comme la Chine ont d’investir sur le continent africain et les moyens mis en oeuvre par ces derniers. Bien que cette approche soit essentielle, il apparait nécessaire de se pencher sur les raisons qui poussent les États africains à accepter cette relation de dépendance. Les régimes éthiopien et djiboutien intègrent cette initiative à leurs politiques publiques. Dès lors, l’ambition de cette contribution est d’analyser cette relation en mobilisant le concept d’extraversion.

L’asymétrie des relations entre la Chine et les pays de la région n’est pas subie. Elle est acceptée et devient même un mode d’action pour les régimes locaux et/ou un moyen de se maintenir au pouvoir. Jean-François Bayart définit l’extraversion des États africains comme « la fabrication et la captation d’une véritable rente de la dépendance » ou la « mobilisation des ressources que procurent les rapports – éventuellement inégaux – à l’environnement extérieur » (Bayart 1999). Nous nous intéressons à deux pays de la région : l’Éthiopie et Djibouti. Le partenariat économique et financier est particulièrement développé avec la Chine, finançant le développement socioéconomique de l’Éthiopie et le développement du rôle de terminal logistique sino-éthiopien de Djibouti. La Chine parait ici acheter de l’influence politique, à la fois grâce à la position éminemment stratégique de Djibouti au débouché de la mer Rouge et à la capacité d’entrainement de la puissance régionale éthiopienne. Seulement, ces relations qui sont surtout présentées comme « gagnant-gagnant », c’est-à-dire équilibrées dans les intérêts, sont bien souvent déséquilibrées dans les risques qui menacent chaque pays, mais nous ne nous attarderons pas sur cette dimension largement soulignée dans la littérature existante. Chacun des trois acteurs a des objectifs différents : puissance globale pour la Chine (Pu 2018), pays à revenu intermédiaire en 2025 pour l’Éthiopie, « Singapour de la mer Rouge » (Gascon 2005) pour Djibouti, et les relations bilatérales qu’ils ont établies entre eux servent avant tout à atteindre ces objectifs.

I – Une initiative ambitieuse, mais critiquée

A – Le développement des infrastructures comme levier pour une transformation économique structurelle

Le principe de la bri consiste à construire des infrastructures (ports, routes, chemins de fer) et à favoriser le développement des régions situées sur le parcours. Entre 2005 et 2016, la Chine aurait investi près de 1500 milliards de dollars à l’étranger, l’Afrique représentant 19 % du total des investissements chinois (juste avant l’Europe : 15 %) (Hache, Mérigot 2017 : 87).

Les infrastructures ont souvent joué un rôle majeur dans les relations entre la Chine et l’Union africaine (Jian 2018). Dès 2014, le premier ministre chinois Li Keqiang reprenait le rêve exprimé par le président de la Commission de l’Union africaine qui était de connecter les 54 capitales africaines à un réseau ferré à grande vitesse. Li affirmait alors que la Chine pourrait parrainer la réalisation de ce rêve. En 2015 et 2016, les deux partis signaient déjà un protocole d’entente sur le développement d’infrastructures à l’échelle continentale, dont ce réseau ferré qui devait se trouver au coeur du plan pour la transformation structurelle de l’Afrique, appelé « Agenda 2063 ».

Depuis lors, en mai 2017, la Chine a organisé à Beijing le premier forum de l’initiative Belt and Road pour la coopération internationale. Une trentaine de pays africains viennent y signer des accords de coopération économique et commerciale. Djibouti, l’Égypte, l’Éthiopie ainsi que la Tanzanie, la Zambie et l’Angola sont au coeur du projet. Aucun pays n’a autant investi dans le développement du corridor du canal de Suez que la Chine.

À Djibouti, les projets chinois (ports, chemins de fer, routes, aéroports, zone franche, etc.) représentent des investissements de près de 14 milliards de dollars, entre 2012 et 2018. Le port de Doraleh a été construit en moins de deux ans, et de nombreux autres projets de ports sont en cours dans le pays. Djibouti est devenu la figure de proue de l’engagement chinois sur le continent africain, et un passage clé pour son initiative One belt, One road. L’objectif est de doter Djibouti de neuf ports et devenir ainsi une sorte de porte ouverte vers l’Afrique de l’Est, et l’un des tout premiers ports du continent. La construction de ces ports se fait avec l’assurance que le petit pays est bien connecté avec son puissant voisin émergent : l’Éthiopie. EximBank a donc financé 70 % des 3,4 milliards de dollars d’investissements pour la construction d’une ligne de chemin de fer entre les deux capitales et la China Civil Engineering Construction Corporation (ccecc), ainsi que la China Railway Group l’a voulu voir réalisée[4]. Cette voie de chemin de fer pourrait être rattachée à d’autres projets similaires au Kenya et au Soudan du Sud.

En Éthiopie, les entreprises chinoises ont investi environ 4 milliards de dollars dans des travaux d’infrastructures. Elles sont omniprésentes, notamment dans la capitale où on leur doit la nouvelle aérogare, le siège de l’Union africaine (ua), le périphérique, le tramway, etc. Elle finance également la construction de l’autoroute Addis-Abeba-Adama et, avec d’autres, le grand barrage de la Renaissance. Au Kenya, le port de Mombasa devrait relier l’arrière-pays jusqu’à l’Afrique centrale. Un chemin de fer pourrait rattacher le Soudan du Sud, l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. 1 215 hectares, près du port de Mombasa, serviront de « noyau » pour le développement de zones économiques spéciales dans la région côtière (Demissie 2018). « Le projet est une coentreprise entre la société kenyane Africa Economic Zone et le groupe chinois Guangdong New South », a déclaré le vice-président kenyan William Ruto, en marge de la cérémonie d’inauguration le 17 Juillet 2017. En Tanzanie, China Merchants Holdings a l’intention doter le pays du plus grand port d’Afrique, à Bagamoyo. Le nouveau port aura une capacité de 20 millions de conteneurs par an – autant que Shenzhen (Chine), le quatrième port mondial, et deux fois plus que Rotterdam (Pays-Bas), le premier en Europe…

Tout en développant les infrastructures, l’accent est mis sur la création de zones économiques spéciales (zes) dans les pays de l’Afrique de l’Est (Dobronogov, Farole 2012). Ces zones sont des « lieux d’exception » le long de corridors d’infrastructures qui sont une des priorités du projet : « construire toutes les formes de zones industrielles, telles que les zones de coopération économique et commerciale et les zones de coopération économique transfrontalière, et promouvoir le développement de clusters industriels[5] » (National Development and Reform Commission, 2015). Ainsi, la zone franche de 48 km² construite à Djibouti près du nouveau port polyvalent de Doraleh (Doraleh Multipurpose Port, dmp) devient une zes, comme la zone franche dédiée à l’industrie lourde à Damerjog sur la route vers le Somaliland, et consacrée à l’exportation de bétail vers la péninsule arabique (une usine de gazéification et une raffinerie y sont également prévues). En outre, une zone économique spéciale est prévue au lac Assal et au lac Abbé sur un modèle de partenariat public-privé que le gouvernement djiboutien doit développer avec les Chinois et les autres partenaires[6]. Déjà, ces projets sont l’objet de contestation des populations afars qui vivent dans le nord du pays[7].

B – Des risques soulevés par le narratif des partenaires dits « traditionnels »

La Chine est devenue ainsi le premier pourvoyeur mondial de fonds publics vers l’Afrique, et le secteur privé chinois s’intéresse aussi au continent. Ce formidable « gisement de fonds » est une opportunité pour de nombreux États africains, sur laquelle ils tentent de capitaliser, tout en évitant d’être trop dépendants d’un tel partenariat, par le « multialignement », par exemple, notamment avec les pays du Golfe. Mais l’asymétrie reste en faveur de la Chine. Un risque que d’autres acteurs ne manquent pas de souligner. Les partenaires dits traditionnels (ue, États-Unis, etc.) voient pour la plupart dans ce projet un « cheval de Troie » de la Chine, qui aurait pour principale intention de déployer son expansionnisme en Afrique.

En effet, les projets pharaoniques de l’initiative bri sont exécutés sur un modèle de partenariat public-privé (ppp). Mais les pays africains concernés sont presque tous des pays pauvres, classés par les Nations Unies comme « pays les moins avancés » (pma). Leurs budgets ne leur permettent pas d’investir dans ces projets d’infrastructures, et les secteurs privés n’ont pas la capacité d’investir et de réaliser de tels projets. Aussi, ils doivent emprunter des banques chinoises et des institutions de financement multilatérales dirigées par la Chine, telles que la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (Asian Infrastructure Investment Bank – aiib), la Nouvelle banque de développement (New Development Bank Brics), la Banque de développement de Chine et la Exim Bank of China. Ces prêts accordés, parfois à des taux très élevés, doivent être remboursés dans un délai déterminé. Si les projets bri entraînent une augmentation du volume des échanges, le risque pris sera gagnant. Dans le cas contraire, cela alourdira le fardeau financier des pma en les poussant à la crise de la dette extérieure (Hurley et al. 2018). Les économies des pma sont vulnérables et exposées à divers risques, tel que le risque de change, de récession et de volatilité des prix des produits de base.

La Chine se positionne d’abord comme un constructeur d’infrastructures, puis comme un gestionnaire. À Djibouti, une partie des partenaires s’inquiète des chiffres publiés en 2016 par le Fonds monétaire international (fmi). La croissance du pays est certes élevée – 6 % en 2014, et 7 % prévus entre 2015 et 2019 –, mais elle est financée par les fortes dépenses publiques. L’endettement externe atteint ainsi des records : 50 % du pib en 2014, 60 % en 2015 et 80 % en 2017. Djibouti se trouvera, à court terme, face au défi de la soutenabilité de cette dette. Pour les économistes djiboutiens, le risque doit être pris, quitte à revendre une partie des capitaux djiboutiens du train, par exemple, à des entreprises privées, si le poids de la dette est trop important[8].

Et déjà, des plaintes s’élèvent, à la fois concernant le coût environnemental de certains projets (le tracé du chemin de fer doit traverser le parc national de Nairobi, au Kenya) ou encore la délocalisation des populations dans les zones de construction des nouvelles infrastructures (port de Bagamoyo en Tanzanie), l’emploi de travailleurs locaux étant souvent considéré comme insuffisant. La mulitplication des zes et des parcs industriels adjacents aux ports dans les pays d’Afrique de l’Est pourrait également avoir un effet négatif sur le développement environnemental et social des pays. De même, la qualité des projets est parfois questionnée. À Djibouti, lors de la construction d’un pylône relais de téléphonie mobile au sommet du Monte Eyroleh, la Chine a offert des commutateurs qu’il a fallu changer, après six mois de disfonctionnement, par des commutateurs allemands. L’asymétrie des relations avec la Chine inquiète également d’autres secteurs économiques qui craignent que leur gouvernement n’ait pas les moyens de négocier avec la Chine. Ainsi, à plusieurs reprises, les marins pêcheurs djiboutiens se sont plaints de la pêche au chalut pratiquée illégalement par des navires chinois dans les eaux territoriales djiboutiennes (Mahdi 2017).

Les relations entre la Chine et les pays de la Corne de l’Afrique ont donc une forte connotation économique, qui soulève de nombreuses critiques des autres acteurs, mais également politique et stratégique. Étudions la nature et le type de relations bilatérales que les pays de la Corne de l’Afrique entretiennent avec la Chine. Bien que ces relations puissent paraitre déséquilibrées en faveur de la Chine, elles doivent également s’articuler avec les autres relations bilatérales que les pays de la Corne ont développées entre eux. Cette approche n’a pour l’instant pas fait l’objet d’étude approfondie, même si certaines études ont bien tenté une approche « globale » qui n’est en réalité qu’une approche régionale de relations une fois encore bilatérales (Shinn 2015).

II – Une convergence des intérêts nationaux et une dysmétrie acceptée par les régimes éthiopien et djiboutien

Ces relations avec la puissance chinoise sont à la fois une part du dynamisme des pays de la région et un facteur de risque à l’avenir. L’extraversion apparait comme l’un des moyens mis en oeuvre par les régimes de la région pour assurer leur survie. Mais le dilemme qui se pose reflète une contradiction intrinsèque à cette stratégie. En souhaitant, à juste titre, diversifier leurs partenaires et ce faisant en dynamisant leurs économies, Djibouti et l’Éthiopie se sont rapprochés de la Chine, elle-même favorable à l’intégration économique régionale. Cette intégration crée une interdépendance encore plus forte entre l’Éthiopie et Djibouti.

A – Une opportunité pour les régimes de la région

Le rapport avec l’extérieur est déterminant dans la notion d’extraversion. L’article de Jean-François Bayart, intitulé « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », constitue le point d’ouverture de ce champ de recherche qui soulève des questions pertinentes sur la complexité des relations que les acteurs africains entretiennent avec l’extérieur. D’après lui, « il ne s’agit pas de nier le fait de la dépendance, mais de penser la dépendance sans être dépendantiste » (Bayart 1999 : 98). Cette nouvelle approche scientifique des relations entre acteurs africains et non africains met à mal « la relation antagonique d’altérité radicale » au sein de laquelle certains chercheurs essayent d’enfermer le continent africain vis-à-vis de ses partenaires (Hassan 2015). L’enjeu majeur de cette démarche est de « penser la dépendance » du point de vue des acteurs africains. S’opposant à la représentation d’une dépendance imposée par les acteurs extracontinentaux, Bayart évoque une « dépendance comme mode d’action » (Bayart 1999). D’après lui, « l’assujettissement est bien une forme d’action » que les élites dirigeantes tentent de transformer en rente (Bayart 1998).

Bayart note que les années 1990 ont été l’objet d’une « exacerbation et d’une radicalisation des stratégies d’extraversion au fur et à mesure que l’échec des programmes d’ajustement structurel, mis en oeuvre depuis 1980, devenait de plus en plus évident » (Bayart 1999 : 102)… et énumère les différents types de stratégies : l’extraversion démocratique (« le discours de la démocratie n’est guère qu’une rente économique de plus, comparable à ce qu’était jadis la dénonciation du communisme (ou de l’impérialisme) dans le cadre de la guerre froide » [Bayart 1999 : 102]), l’extraversion politique et militaire, l’extraversion financière « sous la forme d’une aide directe de la part des États amis et des institutions multilatérales », l’extraversion économique « dès lors que le coût de la guerre est payé par les exportations » et l’extraversion culturelle. Les relations des pays de la Corne avec la République populaire de Chine s’inscrivent dans ce type de stratégie.

B – Éthiopie : le modèle chinois

Les Éthiopiens ont suivi le modèle de développement chinois (Ziso 2018). Ils étaient proChinois à l’époque où les Chinois étaient maoïstes et ils sont restés proChinois à l’époque où les Chinois ne sont plus maoïstes. Dans ce contexte, la coopération avec la Chine est une opportunité pour le régime éthiopien. Elle concrétise la notion de « codéveloppement », c’est-à-dire un partenariat « gagnant-gagnant » qui profiterait à tous et qui dépasserait le seul intérêt économique. Jean-Pierre Cabestan situe les relations sino-éthiopiennes « entre affinités autoritaires et coopération économique » (Cabestan 2012).

En effet, l’ancien premier ministre éthiopien, Meles Zenawi, s’est lancé, en 2001, dans un projet politique et économique de « développementalisme démocratique ». La Corée du Sud et Taïwan étaient souvent cités comme des exemples par l’ancien premier ministre éthiopien. Ces deux pays étaient parvenus à subvertir le dogme néo-libéral. Le terme « développementalisme démocratique » désigne un État interventionniste permettant le développement global et rapide du pays. L’État doit être fort, au sens qu’il doit avoir des pouvoirs étendus, dictés par le parti dominant. Le centralisme domine la coalition au pouvoir. De fait, l’État développementaliste dans ce cas est intégré à la structure autoritaire du pouvoir. Il est même perçu comme l’un des instruments déployés par le parti au pouvoir pour maintenir son hégémonie. Le développement est défini, par l’État éthiopien, comme la lutte contre la pauvreté, l’ignorance et l’arriération. L’État doit avoir un rôle moteur dans le développement économique du pays. Il est l’investisseur principal. En effet, les États d’Afrique, et l’Éthiopie en particulier, ne possèdent pas d’avantage comparatif. Ils ne peuvent compter que sur les ressources issues de la rente (ressources naturelles, aides et politique), c’est pourquoi le secteur privé ne produit pas de valeur ajoutée. Le secteur privé n’est encouragé que lorsqu’il correspond aux priorités définies par le gouvernement. Il doit rester au service de l’État. Ceci est très révélateur de la conception particulière du capitalisme en Éthiopie. Un système qui s’oppose au système libéral de libre entreprise. Le secteur industriel est promu et impulsé par l’agriculture, dans le cadre d’une politique économique s’appuyant sur des projets gigantesques (barrages, routes, ponts, voies ferrées, par exemple). Cependant, « l’État développemental éthiopien n’admet ni dialogue ni compromis » (Bach 2012). On retrouve des caractéristiques similaires avec la Chine lors de leur stade initial de développement : un état centralisateur fort, une population nombreuse, etc.

C’est justement avec la Chine que les relations bilatérales sont les plus développées. Les contrats pour la réalisation de grandes infrastructures par des entreprises chinoises incluent un appui au fonctionnement des installations pendant un certain temps, avec l’obligation de former dans ce délai les employés éthiopiens qui prendront à terme leur place. Politiquement, des échanges entre les « partis uniques », le parti communiste chinois et le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (fdrpe) sont établis tant sur l’organisation que sur les stratégies de succession (Cabestan 2012 : 59).

La Chine entend faire de sa coopération avec l’Éthiopie un exemple du « nouveau modèle de développement ». Au sens de modèle en rupture avec celui jusqu’alors proposé par les bailleurs de fonds occidentaux et les institutions internationales comme la Banque mondiale et fmi : « Contrairement au consensus de Washington, le modèle de développement encouragé par le lesson-drawing [chinois] considère que l’édification d’une nation par un leadership politique fort et visionnaire est la plus grande priorité d’un pays » (Fourie 2015 : 88). Ce modèle peut se résumer par de « l’aide inconditionnée » principalement destinée au développement d’infrastructures. Le pays présente des particularités politiques, économiques et démographiques favorables, mais aussi il jouit d’une aura particulière.

L’Éthiopie bénéficie en effet d’un statut particulier sur le continent, et d’un « exceptionnalisme » savamment entretenu par ses dirigeants[9]. La « fierté nationale et le prestige » sont ainsi érigés en fondement de la politique étrangère et de la sécurité de l’État. La République populaire de Chine entend donc exporter son modèle de développement en mettant en avant la notion centrale de « codéveloppement », et mettre ainsi un terme au « sinopessimisme » (Adem 2014).

La particularité des relations entre la Chine et l’Éthiopie se trouve avant tout dans les relations économiques et diplomatiques qu’entretiennent les deux pays. Si la coopération commerciale a très tôt démarré – avec un accord de coopération commerciale, économique et technique en 1996 et la création d’une commission économique conjointe en 1998, permettant à l’Éthiopie d’accéder au statut de nation la plus favorisée –, la coopération économique a débuté à la suite des élections éthiopiennes de 2005, réprimées dans le sang qui engendra une détérioration des relations entre l’Éthiopie et ses bailleurs occidentaux.

Les relations commerciales sont florissantes, mais asymétriques. La Chine est depuis 2011 le premier partenaire pour les importations et les exportations, mais la différence entre l’une et l’autre est énorme. La Chine est devenue un des principaux bailleurs de fonds de l’Éthiopie, notamment en finançant les grands projets d’infrastructures (transport et énergie) pour lesquels les partenaires traditionnels se sont montrés réservés. Depuis 2007, l’Éthiopie fait partie des quatre pays africains habilités à obtenir des prêts à conditions favorables des institutions financières d’État chinoises, en particulier de l’Exim Bank, mais aussi de la Banque chinoise de développement ou la Banque industrielle et commerciale de Chine. La Chine finance également des projets dans lesquels ses entreprises ne sont pas directement impliquées comme dans le cas du barrage de Gibe III, sur le fleuve Omo dans le sud-ouest du pays[10].

L’énorme besoin en infrastructures de transport (voies ferrées, routes), de production et de transport d’énergie (barrages hydroélectriques, lignes haute tension, oléoducs) ou immobilières porté par les plans de croissance et de transformation éthiopiens (Growth and Transformation Plan I and II) est donc financé en grande partie par les banques chinoises. Ces projets sont aussi réalisés par des entreprises chinoises, pour des raisons souvent identiques : prix attractifs, conditions de financement avantageuses avec garantie d’État, rapidité d’instruction et d’exécution avec une main-d’oeuvre chinoise déjà qualifiée, projets « intégrés » incluant également la mise en oeuvre et l’appui au fonctionnement. C’est le cas avec le tramway d’Addis Abeba, financé par un prêt de l’Exim Bank, construit par la China Railway Engineering Group pour un montant de 470 millions de dollars et géré conjointement pendant la période de fonctionnement initiale. Inauguré en septembre 2015, premier tramway d’Afrique subsaharienne, c’est un symbole fort du savoir-faire chinois et du partenariat mutuellement bénéfique entre la Chine et l’Éthiopie : l’Éthiopie finance et construit les infrastructures nécessaires à son développement pendant que la Chine trouve des débouchés pour ses capitaux, participe à la montée en puissance sur la scène internationale d’entreprises publiques ou semi-privées ainsi qu’au développement d’infrastructures qui lui permettront d’accroitre son commerce avec l’Éthiopie. Cette coopération est également visible dans la stratégie d’industrialisation manufacturière éthiopienne, notamment dans le domaine du textile et du cuir, pour développer son secteur secondaire et augmenter ses exportations (Gascon 2015). Les investissements directs étrangers (idé) chinois en Éthiopie ont décollé assez lentement à partir de 2010. À cette époque, les idé chinois s’élevaient à 52 millions de dollars, loin derrière l’Inde, l’Arabie Saoudite ou les États-Unis. Pour augmenter le volume d’idé nécessaires à la réalisation de ses Growth and Transformation Plan (gtp), l’Éthiopie a alors misé sur la création de parcs industriels et agroalimentaires. Le premier, construit à partir de 2008 à Dukem, à 35 km au sud-est d’Addis Abeba, prenait la forme d’une zone économique spéciale (zes) appelée « Eastern Industrial Park ». Financée et construite par un consortium chinois, elle n’attirait alors que 100 millions de dollars d’investissement, uniquement chinois. Depuis, les parcs industriels se sont multipliés, attirant de nombreux investisseurs chinois et étrangers. Si tous les secteurs sont concernés, ce sont les secteurs porteurs d’exportations et pourvoyeurs d’emplois qui sont favorisés, dans le textile et la chaussure en particulier.

Enfin, la convergence entre les intérêts éthiopiens et chinois est particulièrement forte dans les domaines diplomatiques et stratégiques même si les raisons sont différentes. En effet, la politique extérieure éthiopienne participe directement à la sécurisation des intérêts chinois. Ainsi, les deux pays participent à la Mission des Nations Unies au Soudan du Sud (minuss). L’Éthiopie accueille de nombreux réfugiés sud-soudanais[11]. La Chine a beaucoup investi au Soudan du Sud, notamment dans l’extraction pétrolière. Et elle entend protéger, voire développer ses investissements, comme le montre sa première intervention militaire à l’étranger dans le cadre de la minuss[12].

En Somalie, l’Éthiopie est intervenue de manière unilatérale entre 2006 et 2009 pour lutter contre l’Union des tribunaux islamiques et le groupe Al Shabaab, puis de 2012 à 2014, pour soutenir l’intervention kenyane, avant d’intégrer la Mission de l’Union africaine en Somalie (African Union Mission in Somalia – amisom) en janvier 2014. Par ces interventions, le régime éthiopien s’inscrit comme un partenaire régional dans le cadre de la « guerre globale contre le terrorisme » et y voit également l’occasion de pacifier la région Ogaden, à l’est de son territoire. Le peuple somali déborde leur frontière commune à travers le clan Ogaden. Pour la République populaire de Chine, une Somalie stabilisée devrait contribuer à la réduction de l’activité de piraterie dans le golfe d’Aden, et donc à sécuriser la voie maritime afférente. Par ailleurs, la pacification de l’Ogaden devrait faciliter la reprise des activités de prospection pétrolière interrompues en 2010.

C – Les relations Chine-Djibouti et l’intérêt des lignes de communication

Avec ses 314 kilomètres de côtes, le gouvernement djiboutien a une carte à jouer dans la maritimisation des échanges mondiaux. La Chine ne s’y est pas trompée et a décidé de faire de ce territoire aride une tête de pont vers une Afrique de l’Est en pleine émergence. L’importance de Djibouti se mesure à travers son activité portuaire. C’était déjà la raison de l’implantation française à la fin du xixe siècle. Aujourd’hui, cette fonction d’État-port est en train de se renforcer. « Des projets, encore des projets, toujours des projets. Telle est la nouvelle fièvre qui a saisi le pays. […] Oui, ici même, dans ce coin d’Afrique aux allures de Far-West miniature », scande l’écrivain djiboutien Abdourahman A. Waberi (2009). La construction des terminaux conteneur et pétrolier de Doraleh, achevée respectivement en 2008 et en 2006, avaient déjà considérablement augmenté les capacités portuaires du pays. Ce fut d’abord les Émiratis qui ont investi dans la gestion du port autonome international de Djibouti (paid) en 2000 et la construction de ces nouvelles infrastructures portuaires. Un litige quant à l’extension du terminal conteneur de Doraleh a provoqué le départ de DP World de la gestion du paid en 2011, avant qu’en 2013 la société publique chinoise China Merchants Holding International ne rachète 23,5 % des parts du port de Djibouti et des deux tiers du Terminal Container de Doraleh (dct) qui reste malgré tout géré par dp World jusqu’en 2018 (Pairault 2018). Des tensions politiques entre Abdourahman Boreh, riche homme d’affaires franco-djiboutien, ancien proche du président djiboutien, puis opposant, se trouvent au coeur du conflit qui oppose DP World et le régime djiboutien (Tilouine 2017). Aujourd’hui, le régime djiboutien s’est détourné de ce partenaire pour privilégier la Chine qui investit massivement à Djibouti, notamment pour financer la construction des grandes infrastructures nécessaires pour réaliser l’ambition de faire de Djibouti « un phare de la mer Rouge » en 2035[13]. Les 14 grands projets sont financés (8,9 milliards de dollars sur 14,4 milliards nécessaires) et en grande partie construits par des entreprises chinoises.

En développant ses capacités logistiques, le gouvernement djiboutien entend capitaliser à la fois sur sa position géographique qui lui permet d’être connecté à l’une des grandes voies de transit du commerce international et devenir ainsi le port de référence pour le transbordement en Afrique de l’Est, et profiter de l’augmentation constante des flux en direction et en provenance d’Éthiopie. Le régime djiboutien trouve donc dans la Chine une capacité de financement, pas très regardante sur l’opportunité économique de certains projets. Car ces grandes infrastructures servent également les intérêts chinois dans le cadre du développement de la bri. Surtout que cma cgm[14] a fait de Djibouti sa base régionale de transbordement, et a renforcé début 2016 son offre de service en augmentant la fréquence des passages et en ajoutant Djibouti à ses principales lignes commerciales. La Chine souhaite faire de Djibouti sa principale porte d’entrée vers la Corne de l’Afrique et l’énorme marché en développement qu’est l’Éthiopie et, de manière plus générale, le Common Market for Eastern and Southern Africa (comesa). La Chine a d’ailleurs ouvert sa première succursale de la Silkroad International Bank à Djibouti en janvier 2017. Cette banque d’investissement chinoise permet de convertir le franc djiboutien (indexé sur le dollar) en yuan, ce qui facilitera les exportations et importations du triumvirat. À la question « Djibouti pourrait-il rejoindre l’Asian Infrastructure Investment Bank (aiib)? », le ministre des Finances nous répondait en mai 2018 : « Pourquoi pas ! […] Le temps d’étudier les avantages et désavantages! Il n’y a aucune urgence ![15] ». En effet, le secteur bancaire explose et le centre-ville de Djibouti se transforme en centre financier[16]. À chaque évènement, le président djiboutien ne manque pas de remercier le régime chinois qui a su croire en Djibouti, quand d’autres reprochent au petit pays une dette qui se creuse et une ambition démesurée.

Participer au développement des infrastructures logistiques djiboutiennes a donc un double intérêt pour la Chine : répondre à son besoin d’accès aux ressources (le pétrole sud-soudanais essentiellement) et aux marchés ainsi que trouver des destinations à ses réserves financières, mais aussi et surtout asseoir son partenariat stratégique avec Djibouti. Car Djibouti est devenu le lieu d’implantation de la première base militaire chinoise permanente à l’étranger, signe que la Chine est effectivement en train de prendre des atours de puissance globale, après les accords de sécurité et de défense signés en 2014 (Arduino 2018 : 79 ; Péron-Doise 2017). Cette base ne sera pour l’instant, officiellement du moins et une fois sa construction à proximité immédiate du futur port multifonctions de Doraleh terminée, qu’une facilité portuaire pour ses navires faisant relâche après une patrouille dans le golfe d’Aden, afin de participer à la sécurisation d’une ligne de communication vitale pour la Chine (un tiers de ses exportations passent ici) (Xing 2019 : 157-158). Mais elle pourrait à terme accueillir jusqu’à 10 000 soldats[17], et surtout servir de plateforme pour des opérations en Afrique, opérations d’évacuation de ressortissants en particulier. L’établissement de cette base répond au besoin exprimé par la marine chinoise de disposer d’une base relais lui permettant de se projeter en haute-mer dans l’océan Indien, mais aussi aux difficultés qu’a rencontré la Chine au moment d’évacuer ses 500 ressortissants du Yémen en mars 2015 et surtout 12 000 des 33 000 ressortissants chinois de Libye en février 2011.

Si les intérêts immédiats semblent convergents (infrastructures et position stratégique), les intérêts à moyen terme semblent plus éloignés. Le projet de développement djiboutien est financé avant tout par de la dette. Si les investissements directs chinois sont en augmentation, ils ne concernent qu’une infime partie du financement des infrastructures qui repose sur le secteur public. Djibouti a pris soin d’ancrer sa politique de développement autour de sa dépendance de l’économie éthiopienne et du « multialignement », notamment vers les pays du Golfe. Il pourrait être tenté, en cas de pression chinoise trop forte, de se tourner à nouveau vers ses partenaires arabes ou de retourner vers les puissances occidentales. Ainsi, deux ans avant l’ouverture de la base chinoise, un officiel djiboutien nous avait confié : « Nous avons la corde au cou, si les Chinois réclament une base nous devrons les satisfaire. » De même, le régime djiboutien se trouvera à court terme face au défi de la soutenabilité de sa dette alors même que le pays n’a pas débuté le remboursement du capital des principales dettes contractées auprès de l’Exim Bank of China. Fin 2017, la rumeur circulait que la Chine ralentissait volontairement les travaux afin de faire pression sur le gouvernement djiboutien et obtenir de nouveaux avantages. De plus, par le passé, un État comme le Sri Lanka, en défaut de paiement, a dû transférer une participation majoritaire de son port à la China Merchants Group, propriété de l’État chinois et qui opère à Djibouti, en échange de sa dette de 1,4 milliard de dollars ou 75 % du pib djiboutien[18]

III – Les relations Djibouti-Éthiopie : une interdépendance assumée

La Chine permet à la cité-État djiboutienne de réaliser son ambition de devenir un hub maritime et logistique régional alors que les « partenaires traditionnels » – France, États-Unis, ue – privilégient le pays pour son positionnement géostratégique dans la lutte contre le terrorisme et la piraterie. Pourtant, la fonction de plateforme n’est pas nouvelle. Historiquement, le colonisateur français avait fait de Djibouti un port de transit pour les marchandises exportées ou importées par l’empire abyssin. La « réémergence » de l’Éthiopie au xxie siècle accroit le dynamisme de Djibouti et pour certains acteurs de la vie économique locale les rôles sont clairs : « l’Éthiopie a accepté que Djibouti devienne un hub », entend-on. En 2015, le trafic éthiopien a représenté 83 % du trafic de marchandises et 77 % du trafic d’hydrocarbure des ports djiboutiens[19], le reliquat étant constitué des importations pour le marché djiboutien lui-même. Les recettes de l’État djiboutien sont donc directement liées à la bonne santé de l’économie éthiopienne, ou au moins à la persistance de sa dépendance à l’accès à la mer. Car en même temps, Djibouti est le cordon ombilical de l’Éthiopie, par lequel passent les besoins en hydrocarbures et marchandises de son économie en plein développement. Près de 90 % du trafic extérieur éthiopien passe par le port de Djibouti, et si la part devrait rester stable à court terme, les volumes devraient augmenter avec le développement de la consommation et l’augmentation prévue des exportations.

Néanmoins, Djibouti pourrait se trouver dépassé par cette stratégie économique. Car ces investissements n’élargissent pas les champs des répertoires possibles pour le pays, au contraire, ils le contraignent à une destinée commune avec l’Éthiopie. Avant l’indépendance de Djibouti en 1977, celui-ci ne cachait pas ses velléités de rattacher un territoire constituant à ses yeux son prolongement naturel. Cette vision semble encore bien ancrée, puisqu’en février 2015, le premier ministre éthiopien, Haile Mariam Dessalegn, proposait d’aller au-delà de l’intégration économique et invitait les représentants djiboutiens de l’Assemblée nationale à une intégration politique (closer political integration). Des critiques ont émergé, dénonçant un agenda caché ou un « mariage forcé », qui font échos aux menaces d’annexion du territoire djiboutien au moment de l’indépendance, devenue mythe fondateur de la souveraineté djiboutienne (Mahdi 2015).

Cette interdépendance se renforce encore et prend aujourd’hui de nouveaux atours avec le développement d’infrastructures dites « intégrées ». La plus symbolique est certainement le chemin de fer entre Djibouti et Addis Abeba, premier du genre entièrement électrifié et à écartement normal en Afrique. Autre exemple, l’ouverture en 2011 de l’interconnexion électrique qui permet à l’Éthiopie de fournir 50 % de l’électricité consommée à Djibouti. Plus révélateur encore de la relation particulièrement forte qui unit aujourd’hui les deux pays, la construction d’une adduction d’eau entre Dire Dawa en Éthiopie et la ville de Djibouti et qui devrait permettre de fournir gratuitement à Djibouti 100 000 m3 d’eau par jour. Ces projets font l’objet d’un financement chinois (Exim Bank) et sont réalisés par des entreprises chinoises.

Enfin, les relations diplomatico-militaires ne sont pas en reste, alors que la convergence d’intérêts sécuritaires et politiques parait évidente. Les deux pays partagent un ennemi commun, l’Érythrée, avec lequel ils ont chacun eu un conflit frontalier : l’Éthiopie entre 1998 et 2000; Djibouti en juin 2008, dans la région de Doumeira, à l’extrême nord du pays[20]. La signature en avril 2016 d’un protocole d’accord global dans le domaine de la sécurité et militaire par les deux ministres de la Défense, au lendemain de la tenue d’une commission mixte entre les chefs d’état-major éthiopien et djiboutien, n’y est sans doute pas étrangère. Les deux pays interviennent en Somalie, où des contingents luttent contre le groupe djihadiste Harakat Al Shabaab dans la même zone sous l’égide de l’Amisom. Cette coopération militaire ne prend pas qu’une forme opérationnelle, puisque des officiers djiboutiens sont régulièrement formés en Éthiopie (dans le domaine de la maintenance aéronautique en particulier), ou que des unités djiboutiennes bénéficient des structures de formation et d’entrainement de l’armée éthiopienne.

Si elles sont essentiellement bilatérales, ces relations visent également à promouvoir une meilleure intégration régionale. Les deux pays, membres de l’Intergovernmental Authority for Development (igad), militent donc pour une plus grande implication de cette organisation dans la résolution des conflits. Le rôle joué par l’Éthiopie dans l’igad est pourtant très contesté. Le Kenya et l’Ouganda donnent la priorité à l’East African Community (eac) et laissent l’Éthiopie poursuivre ses propres intérêts au sein de l’igad. L’organisation a été créée à l’initiative du président djiboutien Hassan Gouled Aptidon, mais n’est pas parvenue à résoudre l’un des conflits majeurs de la région, celui qui oppose l’Éthiopie à l’Érythrée depuis 1998. Cet échec et le maintien de cette situation de « ni guerre ni paix » sont révélateurs de la domination de l’Éthiopie au sein de l’organisation. Selon Bereketeab (2102 : 185), « toute discussion qui offenserait l’Éthiopie est inenvisageable au sein de l’igad ». Les diplomates locaux critiquent l’emprise de l’Éthiopie sur l’organisation, utilisée principalement pour légitimer ses actions extérieures, particulièrement au Soudan du Sud où Hailemariam Dessalegn n’a pas la même autorité que Meles Zenawi. Le gouvernement éthiopien utiliserait donc l’organisation régionale comme moyen de pression et d’isolement des pays rivaux (Tadesse 2015). Sans surprise, l’Érythrée a donc suspendu sa participation en 2007, car l’igad serait utilisée par les États-Unis et l’Éthiopie dans leurs propres intérêts « en raison du fait que nombre de résolutions récurrentes et irresponsables, qui sapent la paix et la sécurité régionales, ont été adoptées sous couvert de l’igad[21] ». Un autre symbole fort de ce contrôle de l’igad par l’Éthiopie est le fait que les réunions se tiennent rarement au siège de l’organisation à Djibouti, mais à Addis Abeba. L’Éthiopie a obtenu la présidence de l’organisation tous les ans depuis 2008, bien que les membres de l’igad doivent élire un nouveau président à chaque sommet; or il ne s’en est pas tenu depuis 2008 (Warner 2016 : 253).

Conclusion

C’est un nouvel ordre international qui semble se dessiner. Chacun des trois États répond à des objectifs différents : puissance globale, pays à revenu intermédiaire en 2025, « Singapour de la mer Rouge », et les relations bilatérales qu’ils ont établies entre eux servent avant tout à atteindre ces objectifs. Le partenariat économique et financier est particulièrement développé, avec la Chine finançant le développement socioéconomique de l’Éthiopie et le développement du rôle de terminal logistique sino-éthiopien de Djibouti. La différence de ces relations avec celles plus classiques entre la Chine et l’Afrique réside dans les partenariats politiques et stratégiques qui sont noués. La Chine parait ici acheter de l’influence politique, à la fois grâce à la position éminemment stratégique de Djibouti au débouché de la mer Rouge et à la capacité d’entrainement de la puissance régionale éthiopienne.

Avec la construction de ports à Djibouti, Lamu, Mombasa, Dar es Salaam et Bagomayo, la Chine crée les conditions préalables à un engagement économique et sécuritaire de long terme dans la Corne. Cet investissement soutient politiquement les États forts de la région comme l’Éthiopie et participe à accroitre ses capacités. La construction d’infrastructures fournit à des petits États comme Djibouti un rôle crucial dans le projet Nouvelles routes de la soie en Afrique. Le gouvernement djiboutien a conscience qu’il doit aligner ses intérêts à ceux de l’émergente puissance éthiopienne et promouvoir l’intégration régionale. Le risque de dépendance est clair, mais assumé, choisi et accepté. Le développement est en effet une nécessité pour les populations et… pour le maintien des régimes au pouvoir.