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Si elle doit être envisagée dans le contexte de l’écriture des femmes au Québec dans laquelle elle s’inscrit, la production des auteures migrantes, qui incarnent une double altérité à cause de leur statut d’« autre-féminin » et d’« autre qui vient d’ailleurs », invite à « réfléchir aussi bien à la condition de l’être-femme qu’à la communauté », renouvelant de ce fait le récit québécois[1]. Pour Lucie Lequin, les oeuvres des écrivaines migrantes contemporaines témoignent d’un « imaginaire trans-local », qui construit de la convergence et du décentrement : « Leur écriture s’attache non pas à un seul lieu, mais plutôt à la façon d’habiter à la fois, plusieurs lieux, plusieurs langues, plusieurs visions de soi et du monde[2] ». Carmen Mata Barreiro rappelle que, dans le corpus migrant, la nourriture

apparaît comme facteur d’« enculturation », comme élément bâtisseur de l’identité intime, comme élément de cohésion de l’immigrant avec son groupe ethnoculturel et avec l’univers de ses ancêtres, comme langage et même comme métaphore de la vie. Elle s’y présente comme une des représentations sensorielles initiales et fort importantes du pays-société d’accueil et toujours comme une voie pour faire revivre des sensations, pour vivifier une mémoire sensorielle et affective[3].

Depuis les 25 dernières années, des écrivaines venues d’Asie font oeuvre en français au Québec et au Canada ; si la représentation de la nourriture et de la sensorialité commence à être étudiée chez Ying Chen ou Kim Thúy[4], la production d’Aki Shimazaki, écrivaine québécoise d’origine japonaise, a encore été peu envisagée dans cette perspective, et ce, même si le fait alimentaire est évoqué de manière ponctuelle dans la plupart de ses récits.

La production shimazakienne comprend à ce jour trois ensembles romanesques : « Le poids des secrets[5] » (1999-2004), « Au coeur du Yamato[6] » (2006-2013) et « L’ombre du chardon[7] » (2014-2018). Chacun est composé de récits pris en charge par des narrateurs et narratrices qui complètent ou revisitent les faits relatés dans les autres opus du cycle, révélant « la relativité de la Vérité et de l’Histoire[8] ». La prose sobre et épurée de Shimazaki s’inscrit dans une esthétique minimaliste[9] : ses récits sont composés de phrases brèves, parsemées de mots japonais[10], « l’écriture shimazakienne explicit[ant] la dissonance et l’interférence langagières en transcrivant la langue maternelle de l’auteure dans sa langue d’adoption[11] ».

Dans le cadre de ce dossier portant sur les « cuisines en situation minoritaire », j’entends étudier l’inscription littéraire de la nourriture dans les trois ensembles romanesques shimazakiens, dans la mesure où celle-ci est informée par l’expérience transculturelle vécue par l’auteure. Sans prétendre à une recension exhaustive de tous les cas de figure, je ferai valoir que les descriptions culinaires et alimentaires sont régies chez Aki Shimazaki par une esthétique de la distance, qu’elles témoignent d’une proximité avec la nature, qu’elles obéissent à certains codes culturels et qu’elles sont ancrées dans l’espace social japonais (domestique, semi-public et public).

Poétisation de l’expérience transculturelle

L’oeuvre romanesque shimazakienne met en jeu ce que Gabrielle Parker nomme une « poétique de la distance[12] ». Chez Shimazaki, les espaces évoqués (ouverts, fermés, intimes, publics, géographiques, oniriques, etc.) sont signifiants. Plusieurs romans ont pour cadre un Japon « remémoré », « soigneusement cadré et daté », où les protagonistes évoluent « sur fond de réalités culturelles et sociales et de faits historiques avérés[13] », du séisme de 1923 à Tokyo à la Deuxième Guerre mondiale, en passant par la guerre russo-japonaise. Lorsqu’elle fait allusion à certains drames historiques, Shimazaki décrit des actes de solidarité et de bienveillance – pensons au vieil homme qui, après le bombardement atomique de Nagasaki, offre à Yukiko « de l’eau dans un contenant et de l’onigiri » dans Tsubaki (89) – mais aussi la dureté d’individus comme H., l’officier japonais chargé des rations au camp de travail sibérien, qui prive Banzô-san de nourriture pour avoir proposé de couvrir les cadavres de ses compatriotes utilisés pour des expérimentations médicales par les Russes dans Zakuro (109-112). Grâce à la mise à distance permise par l’expérience migratoire et le travail de l’écriture, l’auteure adopte parfois, dans sa pratique, une posture critique[14] lorsqu’elle décrit, à l’attention du lectorat québécois et plus largement occidental, l’histoire et la société japonaises (de l’attitude conformiste qui prévaut à l’emprise de la famille traditionnelle, au racisme divisant les communautés asiatiques) : « C’est ma façon de m’interroger sur mes racines […]. Bien que je sois maintenant canadienne (le Japon n’accepte pas la double nationalité), en tant que Japonaise d’origine je crois avoir la responsabilité de connaître ce que nos ancêtres ont fait[15]. »

Les intrigues et dilemmes expérimentés par les protagonistes asiatiques tendent néanmoins vers l’universalité[16], c’est pourquoi le lecteur occidental s’y projette et s’y reconnaît, malgré le décalage spatio-temporel. Pour Parker,

[l]e processus d’exotisation qui aurait pu se construire à partir d’un imaginaire occidental est déjoué par le statut des personnages mis en scène : loin d’être réifiés en tant qu’“autres”, ils se présentent comme sujets à part entière, alter ego du lecteur. Il y a inversion des positions[17] .

Les mets japonais[18] consommés par ces protagonistes sont, de la même manière, présentés comme usuels et constituent la norme dans l’univers décrit. Selon Faustine Régnier, « l’exotisme culinaire stimule notre goût du dépaysement. Bien plus, le voyage culinaire dans un ailleurs spatial, temporel, voire lexical, permet d’aller à la découverte d’un étranger que l’on savoure dans quelques-unes de ses différences qui viennent enrichir notre quotidien[19] ». Dans la production shimazakienne, la formation de l’exotisme culinaire attachée aux plats et ingrédients transcrits en japonais, « mots étrangers [qui] font rêver, par le mystère qu’ils introduisent, par leur jeu sur les sonorités[20] », se trouve par ailleurs atténuée grâce à l’inclusion d’explications ou de traductions (dans les glossaires) qui permettent au lecteur occidental d’opérer un déchiffrement et un rapprochement culturels[21]. Notons que certains termes (miso, nori, sashimi, udon, etc.) lui sont possiblement déjà familiers à cause de la circulation des produits et des techniques culinaires dans le monde contemporain globalisé. Cette façon de décrire la nourriture, qui échappe dans une certaine mesure à l’exotisation, pourrait être interprétée chez Shimazaki comme une tentative de se soustraire à un statut minoritaire et de questionner le statut du Japon et sa place dans le monde.

Ajoutons que les espaces qui se trouvent hors de ce pays sont décrits avec moins de précision dans les textes ; les repères font l’objet d’un flou volontaire[22], ce qui contribue à instaurer le Japon comme pôle central, et ce, bien que Montréal et d’autres métropoles ou lieux soient évoqués à diverses reprises. Cette cartographie narrative distingue la production shimazakienne de celle de Kim Thúy, écrivaine québécoise d’origine vietnamienne, qui inscrit sa société d’accueil et ses saveurs au coeur de ses oeuvres ; dans Mãn, la narratrice néo-québécoise goûte ainsi les plats se trouvant dans le réfrigérateur de son amie Julie, « du smoked meat à la tourtière, du ketchup à la sauce béchamel, en passant par le céleri-rave, la rhubarbe, le bison, le pouding chômeur, les oeufs au vinaigre[23] ». Si, chez Thúy, « la cuisine vietnamienne, en tant que symbole des racines ethniques perdues, est abordée d’un ton nostalgique et participe à un certain processus de folklorisation[24] », l’écriture de Shimazaki, qui obéit à une esthétique de la distance, donne à voir, notamment à travers les descriptions alimentaires et culinaires, des images d’un Japon généralement contre-orientalisé et présenté comme un centre narratif plutôt qu’un territoire périphérique ou secondaire.

Proximité avec la nature

L’influence japonaise dans l’oeuvre d’Aki Shimazaki est notamment visible dans le lien étroit que les protagonistes des différents cycles entretiennent avec l’environnement. En entrevue avec Sylvain Allemand, le géographe et philosophe Augustin Berque souligne les rapports paradoxaux que les Japonais nouent avec l’espace et la nature :

D’un côté, durant la période dite de haute croissance, entre les années 50 et 70, la société japonaise a procédé à une destruction à grande échelle de son environnement naturel et des paysages urbains […]. D’un autre côté, la société japonaise n’a cessé de témoigner d’une très grande sensibilité à la nature. L’esthétique et l’éthique s’y réfèrent en permanence. Parce qu’elle incline peu à la transcendance, la culture japonaise a fait de la nature la source immanente du sens de l’ordre social. Elle l’apprécie au point d’en avoir fait la valeur suprême, une composante essentielle de l’identité nippone[25].

Pour Sonia Musella, les récits de Shimazaki – où les protagonistes aux destins figés s’abandonnent à la contemplation des espaces naturels – témoignent d’une proximité avec l’univers poétique du haïku et avec les esprits bouddhiste, shinto et zen[26]. Les titres des récits[27] renvoient tous à un être appartenant au règne végétal ou animal : fleur, fruit, plante, oiseau, insecte, etc. Ajoutons que, dans l’ensemble de la production, les brèves références aux paysages ou aux conditions météorologiques qui ponctuent les récits constituent des « inscriptions essentielles qui soulignent le lien entre les personnages et leur environnement naturel, en mettant en parallèle les dispositions psychoaffectives et les états de la nature[28]. »

Quelques récits mettent en scène des protagonistes qui cultivent des aliments ou qui font la cueillette saisonnière de végétaux sauvages. Ziyan Yang souligne, dans l’oeuvre de Shimazaki, le « lien étroit entre la consommation alimentaire et l’ordre de la Nature », le défilement des saisons étant « marqué par les cycles de vie floraux et fauniques, de sorte que les phénomènes naturels assurent souvent la fonction de marqueur temporel[29] ». Dans Hamaguri, deuxième récit du cycle « Le poids des secrets », Yukio et son épouse Shizuko possèdent un potager, où Shizuko cueille des pois et Yukio, des haricots verts, et où l’on trouve également « des aubergines, des concombres, des citrouilles et des melons d’eau qui sont mûrs » (107). Dans Zakuro, second opus du cycle « Au coeur du Yamato », Banzô-san, le matin de son départ pour la Mandchourie où il a été muté, fait cueillir à son fils Tsuyoshi des fruits du zakuro dans le jardin pour ses frères et soeurs (22). Pour Yang, le motif de la grenade constitue dans Zakuro un « exemple du métissage des imaginaires japonais et occidental » : désignant le fruit et l’arme en langue française, la grenade, parfois associée à Banzô-san et à l’affection qui lui est portée, évoque aussi « le communisme, le champ des travaux forcés d’après-guerre ainsi que la brutalité qui y est liée[30] ». Nobu Tsunoda cueille par ailleurs dans Tonbo sur le chemin de la digue des tsukushi, que son père adorait manger, et que son épouse Haruko cuisine chaque printemps « avec des oeufs battus ou de la soupe » pour leurs vertus médicinales (121).

Dans le cycle « L’ombre du chardon », où quelques allusions sont faites aux prospères rizières de la prairie Nôbi, Atsuko Kawano pratique l’agriculture biologique à la ferme Tomo, qu’elle a héritée de son père. Si elle cultive la bardane dans Azami (41), Atsuko récolte en saison avec son assistante (et amante) Fukiko Yada des tiges florales de pétasite, des pousses de bambou et des épinards, qu’elle vend à divers restaurateurs de la région dans Fuki-no-tô (46 et 131). Répétés de manière ponctuelle dans un ou plusieurs récits, les termes japonais zakuro, tsukushi ou fuki-no-tô (pour ne mentionner que ceux-là) agissent comme des motifs, porteurs d’une altérité linguistique stimulant l’imagination, qui accentuent la tonalité poétique et musicale de l’oeuvre. Chez Shimazaki, le mangeur, indissociable du milieu qu’il habite, de son écoumène, fait l’expérience de la faim lors de catastrophes naturelles ou de conflits, mais aussi de l’abondance d’une nature généreuse qui se révèle à ceux possédant des savoir-faire liés à l’agriculture ou à la cueillette saisonnière.

Nourritures familiales

Dans les récits shimazakiens, si les narrateurs et narratrices font parfois référence aux courses effectuées pour se procurer des aliments ou à la préparation en cours de certains plats, la nourriture est souvent évoquée dans le contexte de sa consommation, notamment dans l’intimité du domicile. Yang souligne que « la cuisine et l’alimentation servent de prétexte à une réunion familiale au sens réel ou figuré et rappellent au sujet son appartenance familiale et filiale[31]. » Ayant le pouvoir de faire plaisir, de sustenter ou de procurer du réconfort, la cuisine s’inscrit dans une éthique du soin et traduit l’affection que se portent les membres de la famille, qu’ils soient conjoints, parents, grands-parents ou enfants. On raconte dans Hôzuki et Maïmaï que Bâchan sert jusqu’à son décès à sa fille Mitsuko et à son petit-fils Tarô « des repas sains et délicieux » (Maïmaï, 11), notamment des takoyaki dont raffole le garçon. Dans Hamaguri, Yukio amène pour sa part à sa mère vieillissante Mariko le plateau-repas que son épouse Shizuko a préparé : « Un potage à la citrouille, du riz, du tofu, des aubergines cuites dans le shôyu. Chaque petite portion est servie dans son assiette. Ma mère ne mange que deux fois par jour. Son appétit diminue de plus en plus. Elle a besoin de notre aide pour manger. » (87) Le repas en couple ou en famille peut également prendre une dimension festive et s’inscrire dans un rituel visant à souligner un passage ou événement marquant. Le jour de leur 56e anniversaire de mariage, Tsuyoshi et Aïko Toda prennent ainsi dans Yamabuki un repas de fête (soupe aux légumes, truite grillée, tofu, salade de wakame et saké) que Aïko a soigneusement préparé (129) ; celui-ci sera le dernier partagé par le couple. Les repas familiaux sont dysphoriques dans certaines demeures. Dans Hamaguri, Mariko, isolée du reste du monde, prépare des plats spéciaux pour son amant Ryôji qui souvent ne vient pas ; le fils Yukio explique : « Ma mère et moi l’attendions longtemps devant la table. Le repas refroidissait. Je m’endormais sans manger » (72).

Pour quelques narrateurs et narratrices, les rituels associés à la consommation d’une nourriture aimée par un parent décédé permettent de raviver temporairement sa mémoire. Nobu Tsunoda, dont le père s’est suicidé après avoir perdu son emploi et son honneur, déclare à cet égard dans Tonbo :

Je réchauffe les restes de la veille : riz au curry et soupe aux palourdes. Il y a aussi une salade mélangée. L’odeur du curry envahit la pièce. Je prends d’abord la soupe. À ce moment, je revois le visage de mon père s’exclamant : « Ah, des palourdes ! C’est l’odeur du printemps ! »

Tonbo, 79

Dans Tsubame, Mariko assiste à la cérémonie d’exhumation des corps des Coréens tués en 1923 par les Japonais ; elle croit reconnaître sa défunte mère au barrage d’Arakawa, puis les lieux de son enfance dans le quartier délabré où elle raccompagne madame Kim, une vieille Coréenne :

Je regarde les fenêtres, les toits, les portes. Quand une odeur me frappe, je m’arrête et demande : – Qu’est-ce que c’est, cette odeur ? La vieille femme dit : – C’est l’odeur du kimchi. Pas de repas sans riz et kimchi. Un chat erre le long des maisons. Les cosmos s’agitent dans la plate-bande devant une maison. « Où suis-je ? ». Un moment après, je retombe en enfance. « C’est l’endroit d’autrefois où je vivais avec ma mère ! » La douleur circule dans mon corps. Mes jambes tremblent.

Tsubame, 84

Pour Meredith Abarca et Joshua Colby, l’expérience de la nourriture fait entrer en jeu une « conscience polytemporelle[32] » ; c’est parce qu’ils sont porteurs d’une charge émotive que le goût, l’odeur ou la texture d’un aliment peuvent être particulièrement évocateurs. Dans ce quartier présenté comme un Chinatown[33] où cohabitent sans frictions Coréens et Japonais, Yonhi Kim / Mariko Kanazawa, en respirant l’odeur du kimchi puis en mangeant des épis de maïs – aliments que préparait jadis sa mère d’origine coréenne (Tsubame, 10 et 19) – est confrontée à sa généalogie problématique et connaît une expérience de désorientation[34]. Dans l’oeuvre de Shimazaki, il semble que la nourriture « typique » (et non exotique) permet de dire la tragédie des familles, qui se révèle souvent indissociable du contexte socioculturel dans lequel elles évoluent.

Un repas japonais codifié

Michael Ashkenazi et Jeanne Jacob soutiennent, dans The Essence of Japanese Cuisine, que le modèle schématique du repas japonais comprend trois éléments : le riz (gohan) ou un substitut, une soupe (suimono) et un ou des plats d’accompagnement de poisson, de viande ou de légumes (okazu). Les chercheurs soulignent que la cuisine japonaise est fondée sur la retenue, la modération, le contrôle et l’élimination de tout ingrédient superflu ; il s’agit ici de masquer la technique pour laisser émerger la subtilité des saveurs naturelles. Aussi une grande importance est-elle accordée aux ingrédients frais, locaux et de saison. La symbolique des couleurs de même que la combinaison des textures, des températures et des produits (de la mer, de la montagne, du champ, de la rivière) doivent être considérées dans la composition d’un menu harmonieux. Un soin particulier est apporté au dressage et à la présentation des assiettes, où domine l’idée de contrastes (bouchées servies en nombre impair, aliments ronds sur assiettes carrées, etc.). La vaisselle dépareillée, invitante (pensons à la diversité des matériaux, des glaçures et des formes) rappelle également l’importance de la dimension tactile dans l’expérience culinaire nippone. C’est donc un ensemble de signaux sensoriels, sociaux et culturels qui constituent et distinguent un plat japonais[35].

Dans l’oeuvre d’Aki Shimazaki, la cérémonie du thé est associée à la transmission d’une culture et d’un savoir-faire ancestraux. Aïko Sugihara, qui souhaite dans Yamabuki obtenir un certificat d’instructrice, devient l’assistante et l’élève de Madame T., maîtresse de cérémonie du thé pratiquant « la poterie de terre, le shodô, l’ikebana, la cuisine kaïseki » (74). Cette dernière enseigne presque gratuitement afin, dit-elle, que les traditions artistiques – menacées par la guerre et l’esprit militariste – se perpétuent (Yamabuki, 78). Pour Ashkenazi et Jacob, on doit (du moins en partie) à la ritualisation de la cérémonie du thé la préservation des principes esthétiques de la cuisine japonaise sous la forme de normes cohérentes, qui demeurent une référence, bien que les individus et les ménages puissent en modifier les expressions[36]. Chez Shimazaki, boire un thé est également présenté comme une pratique quotidienne qui marque un temps de pause, solitaire ou partagé. Au coeur de la sociabilité japonaise, le thé apparaît comme une marque de l’hospitalité et semble faciliter la révélation des confidences et des secrets.

Si les descriptions du fait alimentaire dans les oeuvres d’Aki Shimazaki témoignent d’une fine connaissance de la tradition culinaire japonaise, elles attestent aussi, dans une moindre mesure, de l’assouplissement et de la diversification des pratiques sous l’effet d’influences occidentales ou de mouvements transculturels. Iwamura Nobuko déclare que, s’il faut se réjouir de l’inscription en 2013 du washoku sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le repas traditionnel « est en perte de vitesse chez les familles japonaises[37] », notamment en raison de la mondialisation des marchés (facilitant la commercialisation d’aliments transformés étrangers) et de la réforme initiée par l’État et le secteur privé au milieu des années 1950, visant « à passer du modèle alimentaire qui existait alors, basé sur le riz, les tubercules, et le soja, à une alimentation à l’occidentale plus riche en matières grasses et en protéines grâce à la viande, aux produits laitiers, aux oeufs[38] ». Katarzyna Cwiertka précise néanmoins que la transformation des attitudes alimentaires (dont le multiculturalisme culinaire constitue une partie intégrante) et l’homogénéisation persistante des pratiques locales ont débuté dès la fin du 19e siècle, sous l’effet de diverses politiques et idéologies (l’impérialisme, l’industrialisation, le nationalisme, le consumérisme, etc.), accompagnant les transformations politiques, économiques et sociales du Japon moderne[39].

Chez Shimazaki, les frictions existant entre Gorô Kida, homme conservateur et traditionnel dans ses préférences alimentaires[40] comme dans sa vision des rôles genrés, et son fils Jun, plus libéral et dont le palais est davantage occidentalisé, sont cristallisées dans un passage de Suisen où Gorô trouve un soir la maison familiale déserte, lui qui avait demandé à son épouse de préparer ses plats favoris. Or sa femme et son fils l’ont quitté ; ne restent dans le frigo que fromages, pains tranchés et saucisses, des produits consommés par le fils, mais que lui n’apprécie pas, et qui lui donneront la nausée :

Il faut que je me vide l’estomac. […] Il me remonte à la bouche une odeur désagréable de fromage pourri. […] En buvant de l’eau fraîche, je repense aux fromages et aux saucisses que ma femme et Jun m’ont laissés en sachant que je ne les aime pas du tout. Je sors ces aliments du réfrigérateur et les jette dans la poubelle.

Suisen, 116-117

On comprend ici qu’un certain conflit ethnoculturel et générationnel est problématisé et concrétisé par la nourriture. Notons que le fils de Namiko, dont le père réside aux États-Unis, mange aussi du pain et du fromage dans Tsubaki (28), sans que le récit n’y accole cette fois une connotation négative, même si une réflexion plus large est développée sur les relations complexes entre les États-Unis et le Japon au 20e siècle. Il m’apparaît que la production d’Aki Shimazaki témoigne de diverses formes de croisements culturels et alimentaires, qui peuvent être vécus ou non de façon harmonieuse dans des espaces géographiques et familiaux associés à un Japon cosmopolite.

Fonctions sociales et narratives de l’établissement de restauration au Japon

Naomichi Ishige souligne que le Japon possède une densité singulièrement élevée d’établissements de restauration commerciaux :

The national government classifies dining establishments into five categories: restaurants, noodle shops, sushi shops, coffee shops, and miscellaneous. […] Statistics aside, present-day Japanese restaurants can be pragmatically classified as ryôtei (high-class restaurants), itamae kappô (small restaurants), taishû shokudô (popular eateries), specialist restaurants, nomiya (public houses) and yatai mise (street stalls)[41].

Dans les deux plus récents cycles shimazakiens, des restaurants, cafés, tavernes et bars sont mentionnés de façon ponctuelle, et sont parfois fréquentés par divers protagonistes dans plus d’un récit. Lieux semi-publics où les gens viennent voir et être vus et expérimenter une culture culinaire locale ou étrangère[42], les établissements de restauration jouent une fonction sociale importante au Japon. Dans le cycle « Au coeur du Yamato », cafés et salons de thé servent de refuge pour les amours naissantes des protagonistes. Dans Mitsuba, c’est au café Torêhuru que se retrouvent tous les mardis Takashi Aoki et Yûko Tanase à la suite du cours de français qu’ils suivent à l’Académie Kanda (14-16) ; ils continueront de s’y fréquenter jusqu’à ce que Yûko soit contrainte d’épouser le riche héritier Takashi Sumida. Près de 14 ans plus tard dans Tsukushi, Yûko Tanase revisite le café Torêhuru, en pensée, en rêve, puis dans l’espace réel de Tokyo ; le propriétaire lui apprend que sa nièce Yuriko, anciennement serveuse, a épousé T. Aoki : ils habitent aujourd’hui Montréal et ont une fille (127-130). Dans Zakuro, Tsuyoshi Toda retrouve au restaurant Zakuro à Yokohama son père disparu[43], Banzô-san, qui a assumé une identité d’emprunt à son retour au Japon en 1947 pour éviter à sa famille d’être persécutée pour le meurtre d’un soldat japonais qu’il a commis (118-123). Notons que le restaurant Zakuro est également mentionné dans d’autres récits du cycle « Au coeur du Yamato » : on rapporte dans Tonbo que Jirô Kano aurait étudié la littérature russe, car il avait entendu parler de Soljenitsyne à ce restaurant qu’il fréquentait avec sa mère, amatrice de sushis (119) ; dans Tsukushi, Yukô Tanase et Yoshiko Matsuo dégustent les exquis tempura-udon de l’établissement, où elles croisent les époux Toda (66-73). On apprend dans Yamabuki que Satoshi, le neveu de Tsuyoshi Toda, possède des années plus tard son propre restaurant, hôte de diverses célébrations familiales, qu’il nomme d’ailleurs Banzô : « C’était comme un message à son grand-père : “On attend toujours ton retour.” » (43)

Le roman Zakuro aborde par ailleurs de façon originale le motif du restaurant étranger. Laurier Turgeon, qui s’est intéressé à la question dans le contexte de la ville de Québec, explique que, dans ces commerces,

le jeu sur les frontières se complexifie par l’introduction de nouvelles dichotomies (nous / eux, ici / là-bas). Ces établissements représentent des micro-espaces autorisant les contacts interculturels, des lieux déterritorialisés où les clients peuvent voir, palper et même consommer la culture de l’autre chez eux. […] [U]n restaurant affichant une cuisine étrangère représente […] une sorte d’« ethnosite » qui reflète les relations que les sociétés multiculturelles entretiennent avec leurs immigrants[44].

On sait depuis les travaux de bell hooks que la différence raciale est un consommable ; pour un Blanc aisé, manger un plat bon marché dans un restaurant étranger permet d’acquérir une certaine forme de capital culturel, en vertu d’une opération imaginaire par laquelle l’Autre, réduit à quelques attributs incarnés dans un mets qu’on imagine authentique, est cannibalisé, colonisé et assimilé par le mangeur[45]. Dans Zakuro, la perspective est déplacée : l’accent est plutôt mis sur le réconfort que peut procurer la visite d’un tel établissement pour un immigrant ou un expatrié en quête de familiarité. Tsuyoshi, qui fréquente le seul restaurant japonais d’une banlieue new-yorkaise en 1955, déclare : « Le mot sushi n’était pas encore répandu aux États-Unis. Pour nous qui devions vivre longtemps à l’étranger, la présence des restaurants japonais était précieuse » (Zakuro, 40). Notons que, dans le roman Mãn de Kim Thúy, le restaurant où cuisine la narratrice devient également le repaire (et le repère) d’exilés désireux de goûter leur terre natale[46].

Les récits shimazakiens mettent de surcroît en scène divers établissements de restauration en contexte urbain où les protagonistes se retrouvent pour socialiser avec des collègues et camarades ou pour relaxer en prenant un verre. Ashkenazi et Jacob expliquent :

After work many male workers, and some females, will eat, and largely drink together, either at one place or, if their pockets are deep enough, bar hopping from one favourite bar to another. This after-hours business socialising is an important aspect of Japanese business relations. Nemawashi, (literally digging around roots) as this drink-based networking is called, promotes social cohesion and group focus in the Japanese business environment[47].

Takashi Aoki déclare d’ailleurs à cet égard dans Mitsuba : « Aller boire après le travail, c’est une coutume qu’on ne peut ignorer. Si l’on souhaite rester dans la même compagnie, il faut accepter ce mal nécessaire, car cette obligation régit les relations humaines au sein de la société japonaise. » (47) Nobu Tsunoda et le père de Takashi Aoki, qui sortent moins avec les employés de Goshima pour passer du temps en famille, en subissent d’ailleurs les conséquences : on tente de muter le premier à Sao Paulo et on impose au second des horaires de voyage intenables qui mènent à son décès (Mitsuba, 114-115). Divers izakaya sont notamment mentionnés dans les romans ; datant de l’époque Edo, où les artisans constituaient l’essentiel de la clientèle, ces bistrots ou tavernes sont aujourd’hui fréquentés par des salariés en complets qui s’y arrêtent à la sortie du bureau[48]. Un vendredi soir, Mitsuo mange ainsi dans un de ces établissements des yakitoris et prend une bière en compagnie du rédacteur en chef de la revue N. pour laquelle il travaille dans Azami (61).

D’après Augustin Berque, l’essence de l’urbanité nippone se trouve dans les sakariba, ces quartiers vivants, « lieux d’épanouissement », à la fois « révélateurs et […] soupapes du refoulé social », qui fixent les tendances et la mode d’une époque[49] ; plusieurs hommes japonais les fréquentent après le travail pour relaxer (kutsurogu) ou pour jouer (asobu), c’est-à-dire boire (nomu), parier (surtout au pachinko ou au mah-jong), obtenir des services sexuels (kau) ou voir films et spectacles, selon Sepp Linhart[50]. Le cycle « L’ombre du chardon » mentionne la « Rue de la nuit » et ses fûzoku-ten, établissements à caractère sexuel bien connus de Mitsuo Kawano (Azami, 19 et 62). Gorô Kida invite dans Azami son ancien camarade Mitsuo, croisé par hasard, à boire au bar X., « un bar de première catégorie, réputé pour ses excellentes entraîneuses » (22), parmi lesquelles Mitsuo reconnaît Mitsuko Tsuji, son premier amour, qu’il abordera finalement au café M. où elle travaille comme serveuse (48-52). Divers spiritueux (saké, cognac, whisky, vin blanc, bière, etc.) sont mentionnés dans ce cycle, souvent en relation avec Gorô, pour lequel l’alcool devient un faire-valoir sinon un attribut identitaire ; on dit toutefois de lui qu’il n’est pas digne de l’excellent whisky produit par la sakaya Kida, la prestigieuse compagnie qu’il préside (Suisen, 77). Il appert ainsi que, dans les récits d’Aki Shimazaki, les établissements de restauration au Japon, lieux semi-publics associés tantôt à la famille tantôt au réseau professionnel, accueillent et structurent diverses pratiques de socialisation, normatives ou marginales, autour de nourritures ou de breuvages partagés.

Conclusion

Comme la production d’autres écrivaines migrantes venues d’Asie, les cycles romanesques d’Aki Shimazaki mettent en scène des expériences littéraires de la translocalité[51], qui s’incarnent notamment dans les scènes alimentaires qui y sont décrites et qui font converger dans l’espace de l’écriture des impressions, sensations et souvenirs appartenant à des contextes différents. Chez Shimazaki, la nourriture et les boissons s’inscrivent au coeur de diverses expériences de sociabilité, qui prennent place autant à l’intérieur du domicile familial, dans ces lieux semi-publics que sont les restaurants, cafés, tavernes et bars, que dans les espaces naturels où l’on pratique l’agriculture et la cueillette de fruits et légumes, dans le respect de l’environnement et de sa temporalité cyclique. Les ingrédients et mets décrits en langue japonaise transmettent au matériau littéraire une certaine étrangeté, pouvant être assimilée à une forme d’exotisme culinaire, phénomène néanmoins atténué par le renversement des positions auquel invite Shimazaki en faisant de l’Occidental une figure de l’altérité plutôt qu’un représentant de la culture de référence. Les récits shimazakiens témoignent certes de l’évolution du repas traditionnel japonais et des différences entre les générations au regard de l’occidentalisation des pratiques alimentaires (notamment à propos de la consommation de produits laitiers ou carnés), mais ils attestent également du fait que « l’habitus culinaire constitue un point de repère indispensable pour les sujets migrants afin de cerner la (re)construction du soi au cours de leur déracinement[52]. » Chez Shimazaki, le travail romanesque permet au lecteur de goûter un Japon en évolution et de découvrir les liens affectifs parfois ambivalents qui unissent les protagonistes, dont les parcours individuels (dramatiques et inéluctables) résonnent avec l’histoire collective du peuple nippon, qui se trouve reconstituée et réinterprétée par l’auteure. Mettant en scène une quête de la vérité à travers la reconstruction mémorielle et la multiplication des perspectives narratives[53], les récits shimazakiens sont ancrés dans un Japon représenté avec une certaine distance critique, bien que d’autres territoires à la géographie plus imprécise soient aussi évoqués, dévoilant parfois le racisme existant entre les collectivités asiatiques et la vision d’un « cosmopolitisme utopique[54] » qui serait révélée par l’oeuvre. La production de Shimazaki évoque en définitive une poétique de la transculturalité qui se trouve notamment actualisée dans les textes sous la forme de références sociales, culturelles, mythiques, folkloriques, religieuses et alimentaires associées à l’Orient et à l’Occident[55].