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Introduction

C’est dans la condition de l’installation définitive en France et en Grande-Bretagne que les musulmans, croyants pratiquants ou pas, revendiquent, au nom d’une fidélité à une filiation, une reconnaissance de l’islam dans la sphère publique en faisant la demande de lieux de sépulture musulmans. C’est en effet parmi les générations nées en France ou en Grande-Bretagne, qui n’ont pas hérité du mythe du retour, que se pose la question de ces lieux spécifiques confessionnels. Ces nouvelles générations deviennent, sans l’avoir réellement choisi, le porte-voix de l’attachement parental à un rituel cultuel mortuaire auquel elles sont parfois étrangères. Cette revendication, portée par les enfants issus de l’immigration, citoyens français ou britanniques, s’inscrit dans le registre de la citoyenneté et de l’égalité des droits. Elle pose la question de la reconnaissance institutionnelle des différences cultuelles (Cesari 1997 : 78) et interpelle directement les discours officiels mis en place afin de gérer la pluralité, notamment le discours républicain laïque sur l’intégration et le discours multiculturel britannique (Afiouni 2011), avec la notion d’égalité de traitement des citoyens comme pivot des revendications. L’immigré, désormais citoyen, ramène sa mort particularisée dans l’arène publique. Même mort, l’Autre continue à revendiquer sa place sur le territoire national. Par ailleurs, il est certain que le passage du statut de migrant à celui de citoyen nécessite des adaptations dans le cadre législatif funéraire. Or, ce changement touche à l’idée que la société se fait d’elle-même. En effet, « le rituel funéraire dépasse la seule signification religieuse pour toucher à l’identité collective de la communauté » (Burkhalter 1998 : 67).

Afin d’approfondir ces réflexions, cet article propose, dans une première partie, d’analyser les lois régissant les cimetières municipaux en France et en Grande-Bretagne. Une deuxième partie s’intéressera aux articulations possibles avec le discours politique plus général sur la gestion de la pluralité culturelle et religieuse et les lois funéraires. Cette articulation s’avère beaucoup plus problématique et polémique en France qu’en Grande-Bretagne, comme le démontre la partie intitulée La hantise du « communautarisme » funéraire consacrée aux débats parlementaires qui ont entouré la question des carrés confessionnels en France. Dans une troisième et dernière partie seront abordés les aménagements possibles et les solutions trouvées en Grande-Bretagne.

Le lien entre la politique publique de gestion de la pluralité culturelle et religieuse et la question funéraire

Nous ne disposons ni en France ni en Grande-Bretagne de chiffres nationaux officiels spécifiques aux décès de musulmans sur les sols nationaux. Les estimations montrent que, jusqu’à la fin des années 1980, le rapatriement de la dépouille mortuaire des musulmans vers le pays d’origine constituait la norme ; en France et en Grande-Bretagne, les taux de rapatriement des corps étaient quasi identiques (Ansari 2007 : 557), oscillant entre 70 % et 80 % selon les sources[1]. Nous ne disposons pas non plus de chiffres officiels sur le nombre de carrés confessionnels dans les cimetières britanniques et français, mais au vu de la baisse nationale des rapatriements des dépouilles mortuaires et constatant la demande croissante de création de carrés confessionnels (Afiouni 2014), nous pouvons dire que la tendance actuelle est à l’inhumation en terre d’accueil. Si les estimations de taux de rapatriement des corps sont en baisse ces quinze dernières années, la diminution est plus sensible en Grande-Bretagne qu’en France. Cette baisse est en partie attribuable à l’évolution du cadre politique général, mais aussi à la législation funéraire de chaque pays et, plus particulièrement, à la gestion des cimetières, qu’elle soit publique ou privée, voire mixte.

Le lien entre la politique publique de gestion de la pluralité et la question funéraire est rarement explicite dans la structuration et la mise en place des politiques publiques. En effet, les autorités publiques chargées des politiques de gestion de la pluralité ont tardé à envisager les lois funéraires comme faisant partie de leur champ d’action.

Au moment du décès, plusieurs protagonistes entrent en scène : d’un côté, la personne décédée et le groupe (famille ou association) responsable d’accompagner le mort dans un rituel qui prend son sens dans sa culture et sa religion, de l’autre, les institutions étatiques (hôpital et administration) et les professionnels de la mort (pompes funèbres et cimetières) (Afiouni 2012). Tous doivent, à ce moment, négocier une formule qui paraît acceptable pour l’ensemble des protagonistes.

En Grande-Bretagne, les communautés musulmanes se sont appuyées sur les acquis du multiculturalisme et sur les chiffres du recensement national, qui, depuis 2001, comporte une question sur l’appartenance religieuse pour négocier et obtenir des mesures spécifiques concernant les rituels funéraires musulmans. Au vivre ensemble intégrant les spécificités de chaque communauté, ils ont ajouté le droit d’être enterrés ensemble avec ces mêmes spécificités. Comme le cadre français républicain et laïque ne reconnaît pas le droit des groupes mais celui des individus, les demandes collectives ont du mal à se faire entendre. Dans certains cas, la demande de carrés confessionnels dans les cimetières municipaux est perçue comme une confiscation symbolique, voire une instrumentalisation, de l’espace public pour asseoir des revendications accusées d’être communautaristes.

Il est vrai que, par-delà la bienveillance ou l’hostilité du discours politique envers les demandes spécifiques, la nature du cadre législatif funéraire joue un rôle important en permettant ou non des évolutions ou des ajustements nécessaires pour certaines demandes particularisées.

Le cadre législatif

Les formes de sépulture et les rites funéraires sont protégés par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ils sont une des composantes fondamentales de la liberté religieuse (Machelon 2006 : 60). Il existe cependant des spécificités nationales qui encadrent ce principe général.

Le cadre législatif en Grande-Bretagne

En Grande-Bretagne, il y a différents types de cimetières[2] : les plus anciens, les church of England churchyards, ensuite les municipal cemeteries et, enfin, les burial grounds. C’est cette dernière catégorie qui élargit l’éventail du choix de l’inhumation. Elle relève du secteur privé et a pour principal but d’adapter l’offre à la demande. Les burial grounds se déclinent en natural gurial grounds, green burial, et woodland burial. Ces sites funéraires peuvent être créés très facilement à l’initiative des communes, des individus ou des associations. Les opérateurs de burial grounds bénéficient d’une très grande liberté d’action ; en effet, s’il y a un cadre législatif clair pour les cimetières municipaux et les church graveyards, ce n’est pas le cas pour les burial grounds (DCA 2005 : 6). Le directeur d’Olney Green Burial m’a vanté la liberté d’action dont il bénéficiait[3] et a souligné, par contraste, le cadre législatif très restrictif qui encadre les pets burial grounds. En effet, contrairement aux cimetières des humains, ceux pour les animaux domestiques sont soumis à des inspections régulières du ministère de l’Environnement et des Zones rurales[4]. D’ailleurs, la possibilité de faire enterrer son animal de compagnie est un des éléments d’attractivité et de concurrence entre les différents sites. Le premier natural burial ground fut ouvert en 1993 par la municipalité de Carlisle. Depuis, beaucoup de particuliers et de communes ont suivi cet exemple et se trouvent désormais en situation de concurrence. Pour faire la promotion de leur terrain, les cimetières sont devenus des communicants pour attirer plus de morts. Il est vrai que, de prime abord, la tâche peut sembler ardue. L’angle retenu par les burial grounds, pour communiquer et faire leur publicité, est celui de la possibilité de choisir : le droit au choix individuel est l’un de leurs principaux arguments de vente. Par ailleurs, ces sites de natural burial encouragent le do it yourself. Ils apparaissent ainsi, pour certains musulmans, comme une possible solution : le remplissage manuel de la fosse, l’absence de monument funéraire imposant. De plus, l’offre de linceuls écologiques à la place du cercueil, comme le Leaf Cocoon, ou Bellacouche, fabriqués à partir de laine de mouton ou de feuillage, constitue un bel exemple de syncrétisme improbable, ou quand le souci écologique coïncide avec certaines recommandations religieuses.

Les autorités municipales qui comptent parmi leur population des minorités religieuses ont élargi leur offre afin de répondre aux demandes particularisées (Afiouni 2012). C’est également la solution qui s’avère la moins onéreuse en comparaison avec les cimetières privés et les burial grounds.

Ainsi, cette gestion mixte des cimetières privés-publics permet aux minorités ethniques qui le souhaitent et qui en ont les moyens d’ouvrir leur propre cimetière (possibilité non offerte en France). C’est ainsi que le cimetière musulman Garden of Peace, dans l’Essex, a ouvert ses portes en 2002 et est devenu, depuis son agrandissement en 2006, le plus grand cimetière privé musulman du Royaume-Uni. Malgré la possibilité juridique de créer des cimetières privés musulmans en Grande-Bretagne, leur faible nombre indique que les autorités municipales ont réussi à répondre aux demandes des communautés musulmanes. D’ailleurs, depuis 2001, un représentant du Muslim Council of Britain siège au Burial and Cemeteries Advisory Group.

Il est cependant impossible pour l’instant, tout comme en France, d’avoir des chiffres nationaux concernant le nombre de carrés musulmans dans les cimetières municipaux. Les conclusions du rapport de 2004 du Home Office déplorent l’absence de vue d’ensemble sur cette question, ce qui peut laisser espérer que cette situation évolue.

Since there appears to be no single representative body for the Muslim community, it has not been possible to identify any centralised statistics or data holdings. It appears that most Muslim burials take place in local authority cemeteries in specially designated areas, but this would need confirmation through further research

Wilson et Robson 2004 : 36

Le cadre législatif en France

En France, les lois du 14 novembre 1881 et du 5 avril 1884 établissent la neutralité des cimetières. Ces derniers sont, à partir de la fin du 19e siècle, la propriété de la commune et sont donc gérés par l’État, exception faite pour l’Alsace et la Lorraine. Trois ans plus tard, la loi du 15 novembre 1887 autorise le choix des funérailles, religieuses ou civiles, ainsi que le choix du mode de sépulture, permettant ainsi la crémation (Moreaux 2000). La loi du 9 décembre 1905 prohibe toute distinction ou prescription particulière en raison des croyances ou du culte du défunt[5]. La loi du 8 janvier 1993, quant à elle, libéralise le monopole du marché des pompes funèbres. Cette dernière loi maintient le monopole communal en matière de création et d’extension des cimetières, mis en place en 1904 : « Le cimetière communal revêt un triple caractère : obligatoire, public et laïc » (Sueur et Lecerf 2006 : 104).

Il est clair que ces lois régissant le funéraire, édictées au début du siècle, s’adressaient à une société française religieusement homogène et où le pluralisme religieux restait cantonné aux diverses branches du christianisme. Or, la France d’aujourd’hui, riche de son héritage postcolonial, est aussi composée de familles issues des anciennes colonies françaises qui ne sont pas nécessairement chrétiennes et qui sont désormais durablement installées sur le sol français. Elles sont, pour la grande majorité, des citoyens français. Ainsi, les changements démographiques et le vieillissement des populations issues de l’immigration vont mettre sous tension la législation funéraire française essentiellement construite dans un rapport de force avec la religion catholique dominante au 19e siècle. C’est pour cela que, dès le milieu des années 1970, la question de l’inhumation des citoyens français musulmans sur le sol français a été posée au législateur avec les demandes d’aménagement et de création des carrés confessionnels.

Malgré cela, la législation en matière de carrés confessionnels reste assez réduite et se limite à trois circulaires du ministère de l’Intérieur : celles du 28 novembre 1975, du 14 février 1991 et du 19 février 2008, celle-ci étant la dernière en date. La circulaire de 1975 préconise « la création de carrés confessionnels » (Ministère de l’Intérieur 1975), et celle de 1991 « recommande d’accéder aux demandes particulières des familles de confession musulmane en ce qui concerne les prescriptions religieuses ou coutumières relatives aux funérailles et à l’inhumation de leurs défunts sous réserve du respect de la réglementation en matière sanitaire et d’hygiène » (Ministère de l’Intérieur 1991). Ni le principe de laïcité ni des préoccupations relatives à « l’intégration » n’y sont mis en avant. Cela fut fait en 2008 (Ministère de l’Intérieur 2008) ; cette dernière circulaire souligne le lien entre le carré confessionnel musulman et l’intégration : « Si le principe de laïcité des lieux publics, en particulier des cimetières, doit être clairement affirmé, il paraît souhaitable, par souci d’intégration des familles issues de l’immigration, de favoriser l’inhumation de leurs proches sur le territoire français. » Elle poursuit : « Pour répondre favorablement aux familles souhaitant que leurs défunts reposent auprès de coreligionnaires, je vous demande d’encourager les maires à aménager, en fonction des demandes, des espaces regroupant les défunts de même confession. » Néanmoins, la circulaire précise que « les maires sont légitimes à refuser une demande si l’attache avec la commune n’est pas prouvée, en particulier dans le cadre d’une demande formulée pour une inhumation dans un espace confessionnel » (ibid.). On voit, avec ces trois circulaires, que le cadre législatif est assez minimaliste pour une question qui touche à l’intégration des morts et des vivants à la fois.

La hantise du « communautarisme » funéraire

Néanmoins, la réflexion autour des lieux d’inhumation n’est pas absente des agendas des gouvernements successifs ; la question est abordée en 2003, en 2006, en 2013 et en 2014 dans cinq rapports parlementaires. L’analyse de la question des carrés confessionnels musulmans et juifs montre, d’une part, la prise de conscience du législateur de l’importance du lieu de sépulture dans le cadre de la politique d’intégration et, d’autre part, la crispation grandissante autour de cette thématique, et plus particulièrement autour des carrés confessionnels musulmans.

Le rapport Stasi, remis au président de la République en 2003, bien que portant sur des sujets qui vont au-delà de la simple question des carrés confessionnels, rappelle en préambule que : « neutralité et égalité vont de pair ». Le rapport rappelle que dans l’article 2 de la Constitution, la laïcité impose ainsi à la République d’assurer « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Les usagers doivent être traités de la même façon, quelles que puissent être leurs croyances religieuses » (Stasi 2003 : 22). Bien que le même rapport rappelle plus loin que « la laïcité ne peut servir d’alibi aux autorités municipales pour refuser que des tombes soient orientées dans les cimetières » (ibid. : 65), cette recommandation, qui n’a aucune valeur contraignante, est loin d’être respectée dans les faits.

Le rapport d’information de 2006 sur les perspectives de législation funéraire consacre également cinq pages à la question des carrés confessionnels qui se retrouvent, selon les auteurs, dans une « situation de relative insécurité juridique » (Sueur et Lecerf 2006 : 89). Le rapport répète que les arguments des deux communautés, musulmane et israélite, « en faveur du développement de carrés confessionnels ou même de cimetières confessionnels sont la stabilisation et l’intégration des populations concernées » (ibid. : 90). Les auteurs reprennent la phrase du rapport Stasi citée plus haut et indiquent que, même si certaines demandes peuvent « être ressenties par une partie de la population comme un signe de cloisonnement, volontaire ou non, de certaines communautés […], ce risque de communautarisme doit être nuancé. L’existence de cimetières ou carrés juifs et protestants n’a pas menacé l’unité de la République » (ibid. : 91). En guise de conclusion, les auteurs ne préconisent aucun changement législatif afin de « limiter les risques contentieux » (ibid. : 92).

On ne retrouve pas ce ton nuancé dans les conclusions de la Commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics (Machelon 2006). Son rapport, remis au président de la République en 2006, consacre à la législation funéraire un chapitre de six pages (sur un total de 83). La Commission y rappelle le cadre français républicain et laïque et insiste sur la reconnaissance des droits individuels par opposition aux droits collectifs. Elle préconise « le regroupement de fait de sépultures, comme somme de décisions individuelles » et rappelle que « la séparation physique du carré avec le reste du cimetière ne paraît pas davantage pouvoir être envisagée, dans la mesure où elle entérinerait l’existence d’un espace réservé d’inspiration communautariste ». De la même manière, la création d’un accès spécifique ne paraît pas acceptable. Les demandes des communautés musulmanes sont vues comme « une privatisation d’un espace public » qui est le cimetière et cela ne « paraît pas acceptable » (ibid. : 64). C’est pour cela que le rapport plaide pour la création de cimetières privés confessionnels[6]. On retrouve tout le vocabulaire lié aux vivants, la peur du communautarisme, la confiscation de l’espace public, mais appliqué au domaine des morts. Le rapporteur conclut que le cadre législatif était à même de répondre à cette nouvelle demande et qu’il ne préconisait donc pas de modification de législation : « [vos rapporteurs] ne préconisent donc pas de modification de la législation » (Sueur et Lecerf 2006 : 104).

Le quatrième rapport, La grande nation – pour une société inclusive (Tuot 2013), consacré à l’intégration des populations immigrées, constitue une rupture radicale de ton. L’auteur ironise sur la peur du communautarisme concernant les cimetières et souligne certaines incohérences dans le discours républicain d’intégration, notamment les injonctions contradictoires faites aux Français issus de l’immigration : « Soyez français, refusez la double nationalité, ne portez pas l’uniforme ailleurs, demeurez discret et intégré, n’arborez pas au stade le drapeau d’une autre nation, parlez français mais enterrez vos pères ailleurs ! Pourquoi cet acharnement contre un prétendu communautarisme ? » (ibid. : 40) On le voit, le rapport Tuot bouscule le discours officiel et formule plusieurs recommandations pour un « vivre ensemble national ». Parmi ses recommandations, le rapport Tuot propose la consécration légale de la pratique des carrés confessionnels dans les cimetières communaux en soulignant que « [l]a fraternité, c’est aussi de se découvrir devant le convoi qui passe et de partager la douleur quand elle éclate au milieu de nous. Aucun musulman ne doit plus croire que la terre – sa terre, la nôtre – de France n’est pas la sienne » (ibid. : 39). Ce rapport est doublement intéressant, tout d’abord, par la nouveauté de son approche et ensuite, par l’unanimité de l’accueil négatif qu’il a reçu. En effet, la publication de ce rapport a provoqué un tollé qui a traversé toute la classe politique. Ainsi, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères (2012-2016), a déclaré à propos de ce rapport : « Il ne faut pas prendre toutes les mouches qui volent pour des idées. » Alors que Marion Maréchal-Le Pen, députée du Front national, voit dans ce rapport « une réelle provocation à l’égard du modèle républicain laïque » (Le Point 2013), Jean François Copé, alors président de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), accuse ce rapport « d’ériger le communautarisme en nouveau modèle pour la France » (Le Figaro 2013).

Dans son rapport, Tuot critique avec virulence le modèle d’intégration et dessine un modèle d’inclusion alternatif. Après la tempête médiatique qui a suivi sa publication, le rapport sera enterré sous le silence et l’oubli de ceux qui l’ont commandité.

Un an plus tard, en novembre 2014, le rapport d’information No 94 déposé au Sénat par Esther Benbassa et Jean-René Lecerf suscite lui aussi des débats sans précédent. Ce rapport sur la lutte contre les discriminations sera débattu « pendant deux heures et demie » et, comme le souligne la sénatrice Benbassa : « De mémoire de sénateur, ça ne s’est pas souvent vu ! » (Kovacs 2014). Dans ce rapport, c’est la proposition 7, suggérant de conférer une base légale à la création des carrés confessionnels dans les cimetières municipaux, qui va soulever les critiques les plus virulentes : « On pensait qu’il n’y aurait pas de problèmes, surtout que des carrés juifs existent » (Vignal 2014).

À la lecture du rapport et des débats qui s’en sont suivis, il apparaît que la demande de carrés confessionnels a été soulevée par le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et non par les musulmans (Benbassa et Lecerf 2014 : 49) : « Pour eux, le manque de place dans les cimetières pour l’inhumation de pratiquants de certains cultes constitue en soi une discrimination religieuse. » Or, l’analyse des débats entre les sénateurs qui ont suivi la présentation du rapport montre que toutes les interventions, qu’elles soient en faveur ou en défaveur des carrés confessionnels, portaient non pas sur les carrés juifs, ce qui semblerait logique, vu que la demande avait été exprimée par le CRIF, mais sur les carrés confessionnels musulmans. Ainsi Jean-Pierre Sueur de citer en premier exemple une femme musulmane mariée à un chrétien et, en deuxième exemple, la demande de Harki d’avoir un carré musulman distinct. L’intervention de Thani Mohamed Soilihi en faveur de la création de carrés confessionnels cite aussi à titre d’exemple la dichotomie existant à Mayotte entre musulmans et chrétiens. Quant à Jean Louis, il ne se contente pas de prendre le cas des carrés musulmans, dans son intervention. Il souligne les risques liés à la pluralité religieuse, mais également à la diversité au sein de l’islam :

Pour ce qui est des carrés confessionnels, pourquoi choisir telle religion plutôt que telle autre ? Si on réalise des carrés confessionnels, il faut que toutes les religions puissent avoir le leur. La France n’a pas à reconnaître telle religion qui se met plus en avant que telle autre, et dont on parle davantage. Il va donc falloir prévoir un carré hindouiste, un carré de toutes les religions d’Extrême-Orient, etc., sans oublier toutes les succursales des religions – et la religion musulmane n’en manque pas ! Chaque succursale va donc vouloir son carré confessionnel : on sait où cela commence, mais on ne sait pas où cela s’arrête !

Benbassa et Lecerf 2014

La focalisation des échanges autour de carrés confessionnels musulmans a poussé le rapporteur Lecerf à repréciser, dans une tentative infructueuse de calmer les débats, que ce « sont les représentants de la religion juive qui ont introduit ce problème, et non les musulmans » (ibid. : 90). Au-delà des polémiques suscitées par ce rapport et abondamment relayées par la presse[7], l’absence de loi sur les carrés confessionnels conduit à une fragmentation du paysage funéraire national et renvoie les décisions à l’échelle locale. Tous les rapports parlementaires analysés ici évoquent la nécessité d’un cadre législatif clair. L’Association des maires de France[8] (2001), dont les membres sont en première ligne face aux demandes de carrés musulmans, a regretté de ne pas bénéficier du « contexte législatif et réglementaire » nécessaire afin d’avoir des « garanties juridiques suffisantes ».

Selon le président du Conseil régional du culte musulman (CRCM) de la région Rhône-Alpes, il faudrait 600 carrés confessionnels musulmans, contre les 70 qu’on compte actuellement. Ce très faible nombre expliquerait, selon lui, le pourcentage élevé d’inhumations des défunts musulmans dans leur pays d’origine, soit 80 %. Ces chiffres sont corroborés par le rapport de la mission d’information sur le Bilan et les perspectives de la législation funéraire, Sérénité des vivants et respect des défunts (Sueur et Lecerf 2006 : 104), qui relève que l’absence de carrés confessionnels constituerait la cause majeure de cette expatriation des corps des musulmans décédés en France, bien qu’un nombre croissant d’entre eux soient de nationalité française.

Ainsi, la mise en place de carrés musulmans est laissée à l’entière discrétion des municipalités qui, par-delà les clivages gauche-droite, oscillent entre une hostilité sourde, pour ne pas dire une franche résistance, et une volonté de coopération.

Les aménagements possibles en Grande-Bretagne et impossibles en France

L’étude du paysage funéraire dans deux villes, Le Havre et Southampton (Afiouni 2012), qui toutes deux ont des carrés confessionnels musulmans dans leurs cimetières municipaux, permet une analyse ancrée dans la pratique du terrain afin de voir concrètement comment se négocient les spécificités des rites et leur articulation avec la législation.

Le premier élément frappant est que les familles adaptent leur demande à ce qui leur semble négociable dans le cadre de la philosophie et des politiques publiques de chaque pays (Afiouni 2014). En effet, sur les cinq recommandations de l’islam concernant l’inhumation, la recommandation de l’enterrement en linceul sans cercueil est l’exemple le plus pertinent de la différence entre les approches française et britannique. En France, la question est totalement écartée, considérée comme non négociable pour raison de santé publique[9]. C’est donc une revendication qui n’est même pas mise en avant par les porte-parole des communautés musulmanes en France, qui se concentrent essentiellement sur la création de carrés et sur l’obtention de garantie par rapport à l’exhumation des corps. Le traitement est tout autre en Grande-Bretagne : la Municipalité de Southampton a estimé que, si le cadavre ne présente pas de risques de contamination, l’inhumation avec un linceul peut être acceptée quand la nature du sol le permet (c’est le cas dans l’un des deux cimetières de la ville). En effet, l’absence de cercueil pose un réel problème technique en matière d’affaissement du sol, surtout si ce dernier est très humide et argileux. Afin de relever ce défi de l’affaissement des tombes, plusieurs techniques ont été testées ; un coffrage en bois est effectué à l’intérieur de la cavité afin de freiner l’infiltration des eaux, mais uniquement sur les bords de la fosse afin de pouvoir déposer le corps à même le sol. Une fois la fausse comblée par la famille du défunt, les employés municipaux procèdent à la fabrication d’un plafond en bois permettant de stabiliser le sol. Cette technique, introduite en 2003, nécessite l’intervention régulière des employés municipaux et occasionne des dépenses à la municipalité en heures supplémentaires. C’est pour cela qu’une nouvelle technique, qui a reçu l’aval des représentants des communautés musulmanes, a été mise en place fin 2010, début 2011. Cette dernière, moins chère et plus rapide, consiste à mettre le corps à même le sol et à le recouvrir d’une sorte de cloche en plexiglas, matière moins chère et plus résistante que le coffrage en bois.

En ce qui concerne la recommandation musulmane de procéder à l’inhumation le plus rapidement possible, les autorités municipales de Southampton ont, là aussi, trouvé des solutions : les tombes précreusées orientées vers la Mecque. Il y a en effet toujours deux cavités creusées en avance dans le carré musulman afin de permettre à la famille du défunt d’enterrer le corps même en dehors des heures d’ouverture du cimetière et durant les jours fériés. Cependant, afin de limiter les dépenses en heures supplémentaires, la famille du défunt se charge manuellement du remplissage de la tombe, sans assistance des employés municipaux.

On voit dans cet exemple la propension britannique à chercher des solutions qui prennent acte de la diversité et de la complexité existantes, contrairement aux autorités françaises, qui pratiquent la transcendance théorique. Néanmoins, il reste à analyser si la volonté – ou l’absence de volonté – d’adaptation des pratiques funéraires des communautés musulmanes en France et en Grande-Bretagne au cadre politique des sociétés d’accueil tient d’une logique d’intégration dans les paysages nationaux respectifs.

Conclusion

Ainsi, on peut interpréter cette demande de carrés musulmans comme un aboutissement logique des politiques d’intégration, comme une adoption définitive de la part des jeunes générations de la France, non seulement comme terre d’accueil, mais aussi comme dernière demeure pour leurs parents. Ainsi, comme l’écrit Leila Bencharif, « le lieu d’enterrement peut-il être interprété soit comme une forme d’enracinement dans un espace donné, soit comme la traduction d’une logique d’assignation » (1996 : 228). C’est au nom d’une citoyenneté multiculturelle et au nom de la reconnaissance de la citoyenneté des British Muslims (Modood 2007) que les mêmes revendications sont formulées en Grande-Bretagne, où le multiculturalisme a longtemps essayé, et essaie encore, d’articuler les différences culturelles. En France, où « la différence est un impensé politique » (Cesari 1997 : 88), l’universalisme abstrait de la République française peine à faire face à des demandes spécifiques concrètes émanant notamment de la communauté musulmane qui, paradoxalement, est désignée régulièrement dans la presse et dans les discours politiques comme différente : c’est l’autre par excellence, mais cet autre est là pour rester éternellement. Ce ne sont pas les morts qui posent problème, mais leur inscription dans une mémoire et un récit national collectifs.