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Inopinée ou attendue, comme un spectre, un événement à anticiper ou une réalité à gérer, la mort en contexte de migration réactive les questions liées à l’inscription spatiale et temporelle que partagent les hommes et les femmes qui circulent entre différents pays. Une mort qui survient est chaque fois une occasion de reproduire ou de reconfigurer des relations sociales au sein des communautés migrantes ou des familles transnationales. Un décès peut aussi devenir le révélateur des liens et des tensions entre les personnes migrantes et le pays d’origine ou la société où elles habitent (voir le travail pionnier de Chaïb [2000]). Les morts en migration suscitent la réflexion sur ce que doit être la « bonne mort », au regard de ce qui est mis en place par les différentes institutions locales comme par les populations qui « reçoivent » ces défunts pour les traiter, mais également pour prendre en charge les personnes migrantes en fin de vie (Gunaratnam 2013) ou en situation de deuil (Rachédi et Halsouet 2017).

L’articulation entre la mort et la migration a, jusqu’à récemment, suscité relativement peu de travaux dans le domaine des sciences sociales (Lestage 2012). Au cours des dernières années, un nouvel engouement pour la thématique a commencé à émerger, probablement en réponse à l’actualité brûlante entourant les migrants morts en Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe (Albahari 2015 ; Babels 2017). Ces nouvelles réflexions s’inspirent en partie des travaux antérieurs sur les morts à la frontière entre les États-Unis et le Mexique (De León 2015 ; Magaña 2011).

En ce qui concerne le Canada et le Québec, des chercheurs et des doctorants issus des sciences sociales et juridiques (Bussières 2009 ; Labescat 2016 ; Saris et Acem 2015) étudient la thématique des morts et des endeuillés sous des angles variés et à partir de différents enjeux contemporains. Au Québec, par exemple, la revue Frontières, une publication interdisciplinaire en études sur la mort et le deuil, rassemble de nombreux travaux fascinants et riches sur cette thématique. Cependant, encore trop peu d’études prennent en compte la dimension migratoire dans les expériences de celles et ceux qui restent, c’est-à-dire les vivants. Le constat est le même avec les politiques, les lois et les normes qui touchent à la gestion des morts et des cadavres. Ceci étant dit, nous constatons que des analyses et des travaux intéressants émergent spécifiquement au croisement des besoins des musulmans et des lieux de sépulture (Belkodja 2017 ; Dabby et Beaman, à paraître ; Fall et Dimé 2011). Les présentes contributions s’inscrivent dans les thématiques de travail de l’équipe franco-québécoise dirigée par Lilyane Rachédi (Québec) et Carolina Kobelinsky (France)[1]. Le réseau Morts en contexte migratoire (MECMI) fédère l’ensemble des enquêtes menées dans le cadre de cette coopération internationale.

Ce numéro propose de traiter, d’une part, des politiques entourant la gestion et la mobilité des morts en mettant en relief les pratiques développées par les différents acteurs impliqués dans la trajectoire des morts (endeuillés, administrateurs, services funéraires, agences frontalières, réseaux, etc.). D’autre part, dans une perspective critique, il souhaite faire réfléchir aux impacts de ces politiques sur les vivants, les deuilleurs (Molinié 2006), mais aussi sur les espaces funéraires « contraints » à la diversité. Enfin, c’est en documentant les expériences vécues par les migrants lorsque la perte d’un être cher se produit à distance que plusieurs auteurs de ce numéro proposent de rendre visibles les défis et les barrières multiples (juridiques, financières, etc.) qui peuvent faire obstacle au processus de deuil. Parallèlement, des stratégies, des collectifs et des réseaux sont mobilisés par les migrants endeuillés pour atténuer les effets de la distance géographique. Cette perspective rompt ainsi avec une vision qui serait exclusivement misérabiliste et victimisante des migrants.

Ainsi, les trois premiers articles abordent la question des espaces funéraires en s’intéressant à leur portée symbolique et identitaire, et ce, dans quatre zones géographiques différentes : l’Espagne, la Grande-Bretagne, la France et enfin, le Québec.

L’article de Sol Tarrés, Ariadna Solé Arraràs et Jordi Moreras propose, à travers une approche ethnohistorique, d’étudier l’évolution de la gestion de la diversité religieuse dans le contexte des cimetières en Espagne. Leur projet de recherche met en évidence les pratiques funéraires de plusieurs minorités religieuses, démontrant que la diversité est inhérente à l’héritage espagnol. Autrement dit, la question de savoir où placer les « autres morts » fait partie du patrimoine funéraire en Espagne. À travers l’étude de quatre cas spécifiques (le cimetière anglais à Malaga, le cimetière musulman de Barcia, les tombes hébraïques dans le cimetière de Sant Andreu de Palomar, à Barcelone, et, enfin, le cimetière islamique de Séville), ils constatent que toutes les sociétés ont développé des pratiques funéraires et savent comment et où enterrer leurs morts et l’« Autre mort » (other dead). Ils livrent finalement une réflexion sur la pratique et le sens du rapatriement pour les musulmans.

Nadia Afiouni, dans son article, examine les demandes de carrés musulmans formulées par les enfants issus de l’immigration en Grande-Bretagne et en France. Elle constate que les enfants deviennent « le porte-voix » de « l’attachement parental à un rituel cultuel mortuaire auquel ils sont parfois étrangers ». Elle compare la gestion de la pluralité culturelle et cultuelle et les lois funéraires de ces deux pays, particulièrement à l’échelle municipale. L’auteure montre le traitement différencié des carrés musulmans entre les deux pays en analysant leur cadre législatif respectif et en l’articulant à la conjoncture politique. Elle relève que les demandes s’inscrivent dans un registre de reconnaissance de la citoyenneté et de l’égalité des droits. Ses conclusions amènent à réfléchir à la place de l’Autre et à son intégration dans les deux pays.

Dans la même lignée, et dans un contexte post-attentat islamophobe au Québec, l’article de Lilyane Rachédi, Mouloud Idir et Javorka Sarenac analyse les besoins et les enjeux entourant les demandes de terrains confessionnels pour les personnes musulmanes. Après avoir rencontré une quarantaine de personnes, les auteurs insistent sur l’importance de considérer les lieux de sépulture comme des marqueurs de temporalité et d’intégration des musulmans à la société québécoise. Ainsi, l’islamité et la québécité ne doivent pas être dissociées. Ils insistent sur la nécessité de rompre avec l’extériorité assignée des musulmans à la société afin de traiter de l’enjeu des lieux de sépulture dans une optique de citoyenneté active et égalitaire.

Si le premier ensemble d’articles porte sur les enjeux autour des lieux où reposent les morts, le deuxième s’intéresse à leur mobilité. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les morts bougent. En effet, non seulement les fantômes se baladent ici ou là (voir à ce sujet le numéro 69 de la revue Terrain), mais les corps peuvent déménager lorsqu’un cimetière change d’affectation, les cadavres, se déplacer dans le cadre d’expérimentations scientifiques et les dépouilles, voyager en avion et franchir des frontières. Plus encore, les morts peuvent parfois traverser ces dernières plus aisément, même, que les vivants. C’est de ce paradoxe que traite la contribution de Françoise Lestage, qui s’appuie sur une enquête ethnographique sur la circulation de défunts entre les États-Unis et le Mexique. À travers l’étude du retour de Mexicains décédés aux États-Unis à la suite de maladies graves et du rapatriement vers les États-Unis de vétérans de guerre de nationalité mexicaine ayant combattu pour leur pays d’adoption, l’article montre comment ces transferts post-mortem sont facilités alors que, du vivant de ces personnes, cette mobilité était empêchée. Placées à la marge, en dehors de la communauté des citoyens lorsqu’elles sont vivantes, les personnes migrantes décédées ne sont plus des sujets à contrôler. Leur circulation peut ainsi reposer sur des valeurs universelles qui rendent légitime l’appartenance des défunts à une communauté nationale élargie, constituée par les vivants et les morts.

Fondé sur une étude de textes scientifiques et littéraires ainsi que sur un matériau ethnographique recueilli auprès de familles portoricaines ayant rapatrié un proche défunt depuis la ville de New York, l’article de Marc-Antoine Berthod explore, quant à lui, la façon dont la circulation des dépouilles invite à repenser certaines conceptions fixistes de la mort et du deuil. En s’intéressant au choix du lieu d’inhumation chez ses interlocuteurs migrants, l’auteur montre comment l’expérience intime de la migration est traversée – plus que par l’opposition spatiale entre le « ici » et le « là-bas » – par l’écart entre le « maintenant » et le « auparavant ». Que reste-t-il du pays que l’on a quitté jadis ? C’est notamment l’appréciation de cet écart temporel qui joue un rôle important dans le choix du lieu d’inhumation. Pour les personnes qui se projettent dans leur destin posthume comme pour les proches qui s’occupent du rapatriement, l’élection du lieu de repos final rend compte des processus d’appartenance et des modes de participation à la vie collective qui dépassent les seuls critères légaux de résidence et d’assignation à un État.

Le dernier ensemble d’articles porte sur les pratiques déployées et sur les ressources mobilisées par les personnes migrantes pour faire face à un deuil à distance (Rachédi et al. 2017). L’article de Philippe Stoesslé et Ana Victoria Rodriguez-Maroun examine comment les migrants centraméricains en route pour les États-Unis gèrent la perte d’un proche pendant leur traversée des frontières, alors qu’ils se trouvent en situation irrégulière au Mexique. À partir de contributions de la psychologie sociale et de la sociologie, les auteurs analysent les stratégies comportementales et émotionnelles d’adaptation au deuil. Les réseaux d’entraide s’avèrent alors importants. Qu’il s’agisse de la famille restée au pays, de celle qui se trouve aux États-Unis ou des compagnons de voyage, leur soutien matériel et financier aide le deuil. La religion – à la fois les croyances et l’appartenance à un groupe – devient aussi un élément important dans la prise en charge de la perte d’un être cher. Des rituels transnationaux multisites et simultanés entre la cérémonie dans le pays d’origine et le lieu de transit peuvent parfois se mettre en place, rendant compte de pratiques religieuses inventives qui surgissent dans les aléas de la migration. L’article montre comment les refuges tout au long de la route deviennent des relais sociaux, familiaux, religieux et juridiques pour les personnes migrantes, qui y acquièrent des informations et des savoirs qu’elles contribuent à faire circuler, produisant un capital social utile au moment d’affronter les conséquences psychologiques et économiques de la mort d’un proche.

Enfin, la contribution de N’Dri Paul Konan et Khedidja Girardet présente les pratiques mises en place par des migrants relevant de l’asile en Suisse pour faire face à la mort d’un proche resté au pays. L’impossibilité de quitter le pays d’accueil pour assister aux obsèques d’un proche – non seulement en raison des coûts, mais surtout parce que cela mettrait en péril leur légitimité à demander l’asile – est vécue pour beaucoup de requérants comme une « double injustice ». En effet, cette impossibilité s’ajoute à leur sentiment de non-reconnaissance dans le pays d’accueil, lié à la précarité de leur statut juridique. Là encore, les réseaux familiaux, amicaux et religieux constituent un soutien important pour les personnes endeuillées. Les auteurs soulignent le rôle prépondérant des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans le renforcement des liens avec les proches au pays, qui permettent ainsi de réduire symboliquement la distance géographique qui les sépare.

Les ancrages disciplinaires empruntés par les différents auteurs se situent à la croisée de la théorie et de la pratique. En cela, ce numéro souhaite contribuer à faire circuler les savoirs entre ces deux univers qui se complètent et s’enrichissent mutuellement. Ces sept contributions tracent ensemble les contours des politiques et des pratiques de traitement des morts en migration et invitent à réfléchir au traitement reçu par les Autres une fois décédés ou en situation de deuil. Ce faisant, elles valorisent les dynamiques et les stratégies inédites déployées par les personnes migrantes permettant, pour reprendre une expression de Vinciane Despret (2017), de « tenir ensemble » les morts et les vivants.