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Introduction

Les proches des personnes incarcérées, s’ils ne sont pas en détention, font face à une expérience sociale tout aussi exceptionnelle que l’expérience carcérale. La prison est désormais moins à l’« ombre de la République » (Combessie, 2001), les études sur cette institution se sont largement développées, mais les proches de détenus restent, en France, peu présents dans les travaux en sciences sociales (Ricordeau, 2008 ; Touraut, 2012). La littérature scientifique anglo-saxonne est plus étoffée. Elle traite essentiellement de l’exercice de la parentalité en prison et de l’expérience des enfants de détenus (Dyer, 2005 ; Dyer, Pleck et McBride, 2012 ; Hairston, 1998; Nurse, 2002; Robertson, 2012). L’analyse de la situation vécue par la famille est principalement abordée à travers les coûts financiers et sociaux de l’incarcération (Braman, 2004, 2005 ; Mele et Miller, 2005 ; Hagan et Dinovitzer, 1999 ; Mauer et Chesney-Lind, 2002 ; Pattillo, Weiman et Western, 2004). La perspective de Megan Comfort (2007), centrée uniquement sur les conjointes, se distingue en rendant compte des effets positifs dont elles peuvent jouir dans une telle situation. Notre travail adopte une perspective sociologique fondée essentiellement sur le point de vue des proches de détenus[2]. La compréhension de ce que nous nommons « l’expérience carcérale élargie » (Touraut, 2012), telle qu’elle est vécue en France par les proches de détenus, incite à considérer la prison comme une institution profondément sociale. L’expérience carcérale élargie traduit l’emprise que les institutions carcérales exercent sur des personnes qui ne sont pourtant pas recluses et qui vont, de manière singulière, éprouver la prison dont l’action s’étend au-delà de ses murs et de ceux qu’elles enferment.

Les analyses reposent sur une enquête réalisée en France au début des années 2000 au cours de laquelle 60 entretiens semi-directifs avec des proches de détenus ont été effectués. Nous avons également mené des observations auprès de surveillants en poste aux parloirs et accompli 20 entretiens avec ces membres du personnel. Les personnes proches de détenus ont été rencontrées devant des établissements pénitentiaires pour hommes[3], ceux-ci représentent en France 96 % de la population carcérale au 1er juillet 2018[4]. Nous nous sommes d’abord rendue devant des maisons d’arrêt (MA) où sont incarcérés des détenus prévenus ou condamnés à de courtes peines (inférieures à un an selon le code de procédure pénale). Cette première collecte de données a été complétée par une enquête menée devant une maison centrale (MC), prison qui accueille des détenus condamnés à de longues peines allant jusqu’à la perpétuité. Le choix des établissements a permis de rencontrer des personnes vivant des situations plurielles et dont les conditions de visite au parloir étaient distinctes (architecture variée, présence d’unité de vie familiale [UVF][5] dans un des établissements, fonctionnement différent de l’équipe du personnel de surveillance, etc.).

Parmi les 60 proches rencontrés, 25 sont des parents de détenus (dont 5 pères), 24 des compagnes ou épouses de détenus, 5 des membres de leur fratrie, auxquels s’ajoutent 1 fils, 1 tante et 4 amis. La majorité des proches de détenus rencontrés évolue dans un milieu social défavorisé, à l’image des personnes incarcérées elles-mêmes (Aubusson de Cavarlay, 1985 ; Cassan, Toulemon et Kensey, 2002 ; Combessie, 2000 ; Marchetti, 1997). La plupart habitent dans des quartiers dits sensibles et exercent des emplois appartenant aux catégories socioprofessionnelles les moins valorisées. Parmi l’échantillon, 42 proches sont en lien avec un détenu primaire (c’est-à-dire incarcéré pour la première fois) et 18 visitent un détenu écroué pour la deuxième fois au moins ; 34 personnes visitent un détenu prévenu, 26 un détenu condamné. Quarante-neuf entretiens ont été réalisés avec des femmes contre onze avec des hommes. Majoritairement composée de mères et de compagnes ou épouses de détenus, la population de l’enquête est donc essentiellement féminine. Outre les terrains d’enquête, les spécificités de l’histoire familiale des détenus (Cassan et al., 2002 ; Désesquelles et Kensey, 2006) permettent de comprendre la prédominance des femmes. La faible attention en France accordée à la situation des proches de détenus n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’invisibilité sociale des multiples tâches quotidiennes qu’assument les femmes dans les sphères familiale et domestique. Les théories du care, largement développées aux États-Unis depuis l’ouvrage de Carol Gilligan (2008)[6], ont été importées en France plus récemment. Le care peut se définir comme « la disposition à se soucier du bien-être d’autrui, la sensibilité à l’égard de la vulnérabilité des autres, les attachements affectifs à ceux qui nous sont chers » (Paperman, 2005, p. 281). Or, le concept de care aide à rendre compte du peu de reconnaissance envers la peine sociale vécue par les proches de détenus et à comprendre leur expérience.

Depuis la réalisation de l’étude, les évolutions législatives ont été peu nombreuses, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 est antérieure aux analyses. Si les parloirs ont été rénovés dans certains établissements, les conditions de visite et les modalités d’échange entre le détenu et leur entourage restent contrôlées de la même façon par l’institution. Seuls les UVF se sont développés. Au 11 juillet 2018, 156 UVF étaient en fonctionnement dans 48 établissements pénitentiaires sur 191 prisons ; de même, à cette date 105 parloirs familiaux[7] étaient en fonctionnement, répartis dans 29 établissements pénitentiaires[8]. Si ces dispositifs de visites sont incontestablement plus nombreux que lors de notre étude, ils sont présents dans un nombre minoritaire d’établissements et la majorité des proches de détenus ne peut donc pas bénéficier de ces conditions de rencontre. De même, si le droit est plus présent en prison, de nombreuses contraintes d’exercice du droit pèsent toujours sur son usage (de Galembert et Devresse, 2016 ; de Galembert et Rostaing, 2014 ; De Schutter et Kaminski, 2002 ; Salle et Chantraine, 2009). En conséquence, l’accroissement du droit des détenus tout comme le déploiement des instances de contrôles extérieures des prisons ont jusque-là produit peu de transformations significatives de l’expérience carcérale élargie vécue par les proches de détenus.

Nous présenterons d’abord les quatre principales dimensions de l’expérience carcérale élargie. Ensuite, nous exposerons les différents soutiens qui composent le care que s’efforcent d’assumer les proches de détenu à son égard. Enfin, nous analyserons les implications de ces rôles sur les rapports sociaux de genre par-delà les murs.

L’expérience carcérale élargie : être pris par la peine

L’incarcération impacte fortement la vie des proches de détenus et brise l’« allant de soi » (Berger et Luckmann, 1986) de leur vie quotidienne. Les personnes proches de détenus expriment un sentiment d’enfermement qui traduit les nombreux bouleversements de leur vie.

Je me sens en prison aussi. Je suis en prison par solidarité. Je suis en prison parce que je veux être avec lui donc forcément je suis condamnée à l’attendre le temps qu’il sorte, je suis condamnée à venir ici (…). Ce n’est pas moi qui suis privée de tout, mais il m’a emprisonnée quelque part.

Annabelle, 27 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 2e année

L’expérience carcérale élargie vécue par les familles de détenus s’apparente à une situation de séparation et induit une rencontre spécifique avec l’institution carcérale. C’est une épreuve de gestion de dommages sociaux et qui met à mal l’identité des proches de détenus.

Faire face à la séparation

L’expérience carcérale élargie est une épreuve de séparation avec un proche suspecté d’agissement illicite ou condamné pour avoir commis un acte répréhensible par la loi et qui de ce fait est placé dans une institution considérée comme totale (Goffman, 1968). La séparation apparaît particulièrement difficile puisque les modalités de communication entre proches et détenus sont strictement définies par l’institution carcérale qui les limite et les contrôle. Cette séparation s’accompagne de vives angoisses, les personnes sachant leur proche détenu dans une institution perçue comme austère et dangereuse.

La problématique des familles, elle est évidente : quand tu as un mari, un frère, une soeur, une mère incarcérée, la prison elle est là au quotidien. Donc c’est difficile, ouais c’est difficile parce qu’en prison, il peut tout arriver. Donc, c’est une angoisse, une inquiétude qui est là tout le temps.

Lalie, 45 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 40 ans, 15e année, en couple depuis 7 ans

Se confronter à la prison

Avoir un proche incarcéré induit un affrontement personnel avec l’institution carcérale à l’occasion des parloirs notamment. Entrer en prison n’est jamais simple, surtout lors des premières visites. L’état de délabrement de certains parloirs dégrade l’image de soi. En venant au parloir, les proches doivent se familiariser à de multiples règles. Or, les proches se socialisent par « frottement »[9] aux normes carcérales, c’est-à-dire que les règles émergent en situation, au moment même où les proches les transgressent par ignorance. Les entretiens abondent en récits de péripéties et d’anecdotes vécues par les proches comme autant de situations humiliantes et mortificatoires, et ce, même lorsque le détenu visité n’est pas primo-incarcéré puisque les règles carcérales sont particulièrement labiles. Elles sont susceptibles de varier selon le surveillant, d’une prison à une autre et dans le temps. Par ailleurs, si les relations avec les membres du personnel de surveillance sont souvent empreintes d’indifférence réciproque et sont parfois bienveillantes, elles peuvent aussi être conflictuelles et alimenter le sentiment des proches d’être méprisés par l’institution.

Subir des coûts

Les proches de détenus doivent faire face à de nombreux des coûts économiques et sociaux de l’incarcération qui vont largement atteindre leur vie quotidienne. L’incarcération a un coût économique en raison d’une baisse de leurs ressources[10] et d’une hausse de leurs dépenses (coût des trajets pour se rendre au parloir, frais d’avocat, envoi de mandats au détenu, etc.). En outre, les réseaux de sociabilité des proches se recomposent très largement : la stigmatisation associée à la prison contamine fortement les proches de détenus qui affrontent une grande vulnérabilité relationnelle, c’est-à-dire un « émiettement des liens sociaux » (Cohen, 1997). L’expérience carcérale élargie marque aussi les corps. Les proches sont nombreux à évoquer une dégradation de leur état de santé liée à une importante fatigue (physique et morale) et à une grande anxiété. Même si ces éléments n’ont pu être objectivés, beaucoup décrivent leurs troubles du sommeil, problèmes de tension, perte ou prise excessive de poids, crises d’angoisse, etc. Enfin, l’expérience carcérale élargie transforme leur rapport au temps. Comme l’expérience carcérale, elle induit une difficulté à se projeter dans l’avenir quand le proche détenu est prévenu et s’accompagne de stratégies de fragmentation du temps pour supporter la durée de la peine quand elle est prononcée (Cunha, 1997). Cependant, alors que les détenus connaissent un « temps vide » (Chantraine, 2004), leurs proches font face à un temps saturé. Le placement en détention d’un individu impose trois nouveaux temps à son entourage : le temps des parloirs, le temps des démarches administratives et les temps reportés. En effet, des temps préalablement partagés, comme le temps domestique ou éducatif, se voient dès lors exclusivement imputés au proche. L’expérience carcérale élargie est ainsi une situation sociale où se juxtapose une pluralité de temps qui peinent à coexister. Cette saturation du temps traduit l’emprise de l’institution sur le temps des proches autant que les tensions temporelles propres au travail du care.

Une épreuve identitaire

L’incarcération d’un proche est, enfin, un événement identitaire dans le sens où la définition de soi est mise à l’épreuve. L’expérience carcérale élargie constitue un « moment critique », c’est-à-dire un « moment du développement d’un individu où il faut faire le bilan, réévaluer, réviser, revoir et juger de nouveau » (Strauss, 1992, p. 196). Les remises en question identitaires peuvent provenir des nombreuses situations dégradantes vécues par le proche et de la découverte des actes commis par le détenu.

Les dimensions essentielles de l’expérience carcérale élargie, par les épreuves qu’elles constituent, permettent de comprendre en quoi l’incarcération est un facteur de fragilisation et de rupture des relations entre le détenu et son entourage. Pour autant, l’étude consacrée à l’expérience des proches révèle également la vigueur des liens lorsqu’ils sont maintenus.

Protéger le détenu de la prison : les multiples dimensions du care

Les proches se présentent comme les premiers soutiens du détenu et sont pleinement inscrits dans une démarche de care. Beaucoup affirment mettre leur vie entre parenthèses pour soutenir le détenu.

Je ne pense pas trop à moi, je ne pense jamais à moi en premier, il est toujours avant. Je suis toujours au second plan, voire au troisième plan. Je m’occupe de son linge, le peu de sous que j’arrive à dégager, je lui envoie…

Violaine, 25 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 5e mois

Quelle est la « charge de solidarité » (Kellerhals, Coenen-Huther et Von Allmen, 1995, p. 132) réalisée par les proches de détenus ? Quatre différentes formes de soutien révèlent l’ampleur des actions du care qu’ils réalisent dans le but de parer à la prisonniérisation (Clemmer, 1940).

Soutien pratique : améliorer la vie en prison

Le soutienpratique doit permettre d’adoucir les conditions de détention. Pour cela, les proches aident financièrement le détenu en lui envoyant des mandats qui lui permettent de payer la location de la télévision, du réfrigérateur et d’acquérir, au moyen de la cantine[11], des denrées alimentaires, des cigarettes, des produits d’hygiène ou tous autres produits, dont certains sont pourtant interdits en détention (alcool, drogue, téléphone portable, etc.). L’enjeu des proches est d’atténuer l’austérité du quotidien carcéral.

Soutien moral : certifier le lien

Le soutien moral doit permettre au détenu de mieux supporter psychologiquement la vie carcérale. L’entretien du linge revêt ainsi une dimension symbolique. Laver le linge, mais surtout le repasser avec soin puis le parfumer avec son propre parfum doit contribuer à son bien-être en faisant rentrer des odeurs familières dans le « froid pénitentiaire » (Buffard, 1973). Apporter au détenu du linge bien entretenu lui signifie que du temps lui a été consacré et qu’il n’est pas oublié. Assurer un rôle de caregivers auprès d’un détenu impose aussi une présence assidue aux parloirs. Les proches, animés par le « souci de la continuité » (Damamme et Paperman, 2009), affirment qu’il est impensable de « rater un parloir » par rapport à leur rythme habituel de visite.

Ah non, je ne peux pas partir en vacances, je ne peux pas le laisser, non, ah non ! Non je ne pourrais pas, non. Lui ne me dirait rien mais je ne peux pas, pour moi ce serait un abandon, oui, pour moi ce serait un abandon. Non, je ne peux pas le laisser.

Hélène, 56 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, 17 ans, 8e année, en couple depuis 8 mois

Par leur venue, les proches souhaitent permettre au détenu d’échapper un temps à la prison en lui apportant un vent de dehors et des marques d’affection pendant les visites où les contacts physiques sont dès lors essentiels.

Soutien identitaire : éviter la dépersonnalisation et la déréalité de la prison

Les proches entendent également réaliser un soutien identitaire qui vise à éviter la dépersonnalisation de la vie carcérale. Les liens familiaux doivent permettre au détenu de lui voir reconnaître une place, même s’il est discrédité sur d’autres scènes sociales. Les proches estiment que leur présence doit aider les détenus à conserver une identité de « père », « mari », « fils ». Le soutien identitaire consiste ainsi à nourrir le lien rattachant le détenu à son réseau de parenté.

En outre, les proches souhaitent parer les effets déréalisants des institutions carcérales qui s’expliquent par la faiblesse des échanges en détention et la méconnaissance réciproque des détenus (Chauvenet, 2006). Animés par la volonté de maintenir le détenu dans « la réalité » de la vie quotidienne, certains proches, dont le détenu est condamné à une longue peine, lui envoient, par exemple, des publicités de supermarchés, afin qu’il conserve une idée juste des prix. Ainsi, les proches se présentent comme les garants de l’identité du détenu qu’ils s’efforcent de préserver et (re)légitimer.

Soutien substitutif : agir pour le détenu

Enfin, les proches assurent un soutien substitutif qui doit combler l’incapacité d’action du détenu. Les proches s’efforcent d’être le bras agissant des détenus, assurant un rôle essentiel de relais avec l’extérieur.

Le combat de mon frère, sans porter son fardeau, est devenu mon combat. Je veux bouger dehors, être son porte-parole.

France, 46 ans, soeur d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois

Ils agissent en lieu et place des personnes détenues incapables d’effectuer elles-mêmes de nombreuses démarches administratives et financières. Celles-ci sont particulièrement importantes dans les premiers mois du placement en détention, les proches se chargeant par exemple de couper une ligne de téléphone, rendre un appartement, organiser un déménagement, prendre rendez-vous auprès des banques, etc. L’objectif est de régulariser la situation sociale et financière du détenu, ce qui témoigne une nouvelle fois de leur rôle principal de caregivers : « La position du responsable [du care] se définit alors comme celle qui assure la continuité entre public et privé, gère les affaires administratives, fait le lien avec les autres institutions » (Damamme et Paperman, 2009).

Le problème, c’est que j’ai dû faire de nombreuses démarches parce qu’il travaillait, j’ai dû aller voir son patron, alors ça cela a été un moment difficile pour moi. Donc j’ai dû faire des démarches, il m’a dit qu’il fallait faire une lettre de démission, je l’ai faite pour lui. J’ai fait pour lui toutes les démarches qu’il fallait faire, j’ai fait tout pour lui, tout ce qu’il faut faire à l’extérieur, j’ai tout fait.

Jeanne, 58 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois

Le soutien substitutif peut également s’apparenter à une aide économique, les proches payant ce que le détenu ne peut plus assumer.

Moi, il ne m’aurait pas, je ne sais pas comment il ferait et ses gamins ils seraient en train de mourir de faim. Ma belle-fille attend toujours son RMI, elle n’a rien, alors on paye le loyer, je paye les cantines des enfants, je lui paye ses voyages pour les parloirs, on habille les enfants, on paye EDF, le supermarché… Bon ben, c’est énorme, c’est énorme. (…) On fait un sauvetage, c’est un sauvetage, on est complètement impliqué dedans.

Christine, 59 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 18e mois

Les proches s’efforcent aussi de préparer sa vie postcarcérale en réalisant un soutien insérant devant lui permettre de retrouver une place dans la société. Ils effectuent aussi nombre de démarches pour trouver un logement et un travail ou une formation.

Pour moi, ce n’est pas un devoir, c’est une évidence d’être là. En tout cas, on est pleinement et complètement impliqué dans la réhabilitation, dans la tentative de rebâtir quelque chose.

Perrine, 70 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois

L’expérience carcérale élargie témoigne de l’implication très différenciée des hommes et des femmes dans le travail de care. Les soutiens décrits sont bien ceux réalisés par des femmes (mères, compagnes, épouses) auprès d’hommes.

Soutenir… sans recevoir ?

Le soutien s’inscrit-il dans une logique de réciprocité ou est-il purement altruiste ? Si le care participe d’une invisibilité de la peine vécue par les proches, nous verrons qu’au-delà d’une vision altruiste qui renverrait la présence des proches à un engagement sacrificiel, le soutien au détenu ne se réalise pas en dehors de toute logique d’échange.

Une invisibilité liée au care

L’expérience carcérale élargie accentue l’inscription des femmes dans des rôles dits féminins. Si l’expérience carcérale élargie accroît le domaine de compétences des femmes et leur rôle au sein du foyer puisqu’elles doivent pallier l’absence de l’autre, elles restent inscrites dans des rôles familiaux traditionnels. Le fait que les femmes s’occupent du linge du détenu constitue un exemple de leur maintien dans des rôles fortement sexués. Outre le poids du stigmate, la naturalisation des pratiques du care, définies comme relevant de dispositions féminines, n’aide pas les proches soutenant le détenu à se rendre visibles socialement. Les théoriciens du care soulignent le discrédit des places et des activités assignées aux femmes alors même que leurs actions permettent de se maintenir dans une posture autonome et indépendante valorisée dans notre société. En se centrant plus spécifiquement sur les activités dites féminines et donc plus particulièrement sur la problématique du genre, Joan Tronto (2009) donne au care une dimension politique en montrant les enjeux de pouvoir qui tendent à marginaliser les principales responsables du care. La reconnaissance du care apparaît d’autant plus complexe que « ces soins et services ont été pour la plus grande part fournis dans la sphère domestique, évitant ainsi de s’interroger publiquement sur leur source, leur qualité, leur abondance, leur distribution » (Paperman, 2005, p. 291). Ainsi, la multiplicité des tâches réalisées par les proches à l’attention du détenu est ignorée, sous-estimée, voire méprisée, parce que privée, intime, et « naturelle », parce qu’elles relèvent du care. La charge de solidarité et son invisibilité accentuent alors les inégalités des rapports de genre. Néanmoins, l’implication des proches n’induit pas pour autant une pleine soumission aux détenus.

Une logique de contre-don ?

Dans les récits, des attentes de réciprocité sont très souvent énoncées par les proches sans pour autant être jamais explicitement reconnues, afin de préserver l’idée d’une abnégation de soi et de la force des liens. En effet, si les proches rencontrés insistent sur l’évidence de leur présence auprès du détenu, qui est présentée comme un don n’appelant pas de contre-don (Mauss, 1966), les proches ne sont pas exempts d’attentes. Malgré l’apparence naturelle et altruiste du care réalisé à l’attention du détenu, il n’en demeure pas moins qu’il s’apparente à un don qui donne droit à un contre-don.

Deux changements essentiels sont attendus, autant par les partenaires que par les parents de détenus, en échange de leur soutien. D’abord, ils attendent de la personne incarcérée qu’elle change de comportement à leur égard en devenant plus affectueuse, plus attentionnée et plus respectueuse. En outre, à l’exception de ceux qui sont convaincus de l’innocence du détenu, l’arrêt de la délinquance est pensé comme une contrepartie légitime du care, il est attendu comme un remerciement, une reconnaissance des efforts fournis à l’extérieur pendant sa détention. Les proches espèrent que l’attachement (Hirchi, 1969)[12] qu’ils expriment au détenu en se positionnant ainsi en caregivers l’amène à ne pas dévier à nouveau.

Il faut être là, essayer, même un minimum. S’il se sent soutenu, cela peut quand même l’aider… Et puis bon, j’espère qu’il va se dire, ma mère était là, elle ne m’a pas laissé tomber, je ne vais pas lui faire subir ça une seconde fois, j’espère…

Jeanne, 58 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois

Par ailleurs, le rôle de caregivers, s’il maintient les proches dans une certaine invisibilité, peut, dans le même temps, se révéler gratifiant. L’expérience carcérale élargie est souvent l’occasion de se découvrir des compétences insoupçonnées. Leur gestion des situations difficiles vécues engendre fierté et confiance en soi. La pluralité des soutiens apportés constitue une source de valorisation. Plus généralement, l’aide apportée à quelqu’un en situation de difficultés est toujours gratifiante, les individus prouvant alors qu’ils ne sont pas lâches ou égoïstes. Pour Comfort (2007), « en se posant ostensiblement « à côté de leur homme », les femmes se voient conférer une rigueur morale et renforcent l’image de partenaire fidèle et aimante qu’elles ont d’elles-mêmes » (p. 35). Ainsi, en soutenant le détenu, les proches affichent leur loyauté, et ainsi se voient reconnaître des qualités socialement valorisées.

Ensuite, à travers leur engagement fort auprès du détenu se tisse une relation de dépendance forcée et quasi exclusive. Pour les proches, il y a un enjeu à revendiquer une exclusivité qui leur permettrait d’être en position de « fixer les règles ». Par exemple, pour les partenaires, la reconnaissance de leurs efforts et de leurs sacrifices les rend légitimes selon elles pour prendre une part croissante dans la définition du fonctionnement conjugal ou familial et d’imposer leurs conditions.

Alors moi, j’ai toujours voulu le suivre pendant ces années de prison mais à partir du moment où j’acceptais de le suivre, c’était avec mes conditions et mes conditions, c’était que j’allais travailler, bouger, me débrouiller, et me dépatouiller à ma manière, il ne fallait pas qu’il cherche pourquoi, ni comment et c’est vrai que maintenant il l’accepte, il n’a pas le choix, il n’a pas le choix, c’est aussi ça travailler sur lui-même.

Samia, 38 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 20 ans, 11e année

Contre leur présence et leur soutien multidimensionnel, les proches entendent aussi obtenir un contrôle sur les affaires de l’autre.

Voilà, je lui ai dit « maintenant tu vas agir et puis maintenant tes comptes en banque je les vérifierai, c’est moi qui vais gérer et puis tes courriers je ne les ouvrirai pas forcément mais je les verrai ». Donc voilà c’est une autre vie et je ne lui laisse pas le choix.

Céline, 33 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois

Et les proches, encore une fois, essentiellement de sexe féminin, expriment leur intention de renforcer leur surveillance sur les agissements de leur partenaire ou fils à sa sortie de prison. Les mères pensent ainsi parvenir à reprendre prise sur leur fils, en réinvestissant pleinement leur rôle parental et en exerçant leur autorité.

Quand il va ressortir, il sait que je ne vais pas le lâcher, c’est ou au boulot ou à l’école. Là déjà je suis en train de faire une promesse d’embauche au cas où il doit passer et que la juge demande qu’il travaille, donc la promesse d’embauche en principe c’est bon, et je lui ai dit la dernière fois « si je te trouve un travail, que ce soit n’importe quoi, du ménage, de la plonge ou n’importe quoi, je m’en fou, tu le fais » et il m’a dit oui, donc on verra bien.

Djamila, 40 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 1er moiss, tu le fais » et il m’a dit oui, donc on verra bien

Ainsi, les inscrivant dans un rôle principal de caregivers, l’expérience carcérale élargie met en question la place des proches, des femmes en particulier, de manière ambiguë. D’abord en tant que « travail féminin invisible et relégué à la sphère familiale et domestique » (Nicole-Drancourt et Jany-Catrice, 2008), le care jouit de peu de reconnaissance, de même que celles qui en ont la charge. L’épreuve maintient les femmes dans une posture traditionnelle sans visibilité sociale. Néanmoins, l’expérience carcérale élargie contribue à une valorisation des femmes dans la mesure où leur plein engagement dans une démarche de care participe à un processus de reconstruction de soi. Inscrite dans une logique de don, leur présence auprès du détenu les place aussi dans une posture où elles s’octroient la légitimité de définir les conditions de leur soutien et d’imposer des attentes que le détenu se doit de combler. Cependant, ces « prises » semblent fragiles, elles devront être mises à l’épreuve de la sortie. En effet, le droit d’ingérence que les femmes entendent exercer risque d’être mis à mal à ce moment-là. Par ailleurs, les femmes (les partenaires comme les mères) vivent également fortement sous le contrôle du détenu qui peut étendre son pouvoir dans la définition des activités qu’il leur est possible de faire, sur la manière dont elles peuvent se vêtir en leur absence, sur qui elles sont autorisées à fréquenter. Ainsi, l’expérience carcérale élargie témoigne de la mobilisation des femmes inscrite dans un travail de care et des effets ambivalents de l’incarcération sur les rapports de genre qui se jouent par-delà les murs.

Conclusion

L’expérience carcérale élargie rend compte de la dimension collective de la sanction judiciaire d’incarcération prononcée à l’encontre de celui qui a outrepassé la loi. Les nombreuses répercussions de la peine d’emprisonnement sur les familles de détenus laissent supposer que d’autres formes de condamnations judiciaires ont aussi un impact, par ricochet, sur l’entourage des justiciables. Comment la vie familiale est-elle atteinte quand l’un de ses membres est en semi-liberté ou en liberté conditionnelle ? Comment le quotidien des proches est-il mis en question quand la peine se réalise hors des murs de la prison avec le port d’un bracelet électronique ?

Si l’expérience carcérale élargie est une épreuve, elle amène les proches à s’engager dans un rôle de caregivers. L’engagement des proches à l’égard du détenu a pour ambition principale de neutraliser les effets néfastes de l’incarcération sur celui-ci et l’inciter à ne pas récidiver. L’importance du care réalisé interroge le fonctionnement des institutions carcérales : permettent-elles de construire des relations familiales qui n’accroissent pas la déresponsabilisation des détenus ? En outre, les effets différentiels du care selon l’appartenance sociale des individus soulèvent d’autres questions. Si l’aide familiale est une ressource essentielle pour les acteurs, elle participe à la reproduction des inégalités sociales. Les capacités différenciées des proches selon leurs ressources et leur milieu social à réaliser un care efficient pour le détenu génèrent très probablement des inégalités dans les parcours post-carcéraux. En effet, le care est un « processus qui se déploie comme un enchaînement complexe d’activités dont l’organisation varie selon de nombreux facteurs (notamment socio-économiques) et produit des inégalités diversifiées : d’accès aux soins, mais aussi de chances, de capacités de vie et de pouvoir » (Damamme et Paperman, 2009). La capacité des institutions à lutter contre les inégalités sociales est alors interrogée. Les institutions carcérales ne pourraient-elles pas réduire la disparité entre les individus en prenant une part plus grande dans la préparation de la réinsertion des détenus, allégeant par là même la charge de solidarité impartie à leur entourage ?

Enfin, si les proches s’efforcent de parer les effets de la prison sur leurs détenus, on peut se demander s’ils sont dès lors à même d’exercer un contrôle de l’institution. Sont-ils en capacité de peser sur le fonctionnement carcéral en jouant un contre-pouvoir et en impulsant une dynamique de réformes des institutions carcérales, en se saisissant notamment du mouvement d’extension des droits des détenus et du poids croissant des instances de contrôle extérieures de l’institution ? Si la question mérite d’être soulevée, les récits laissent penser que si une minorité des proches de détenus parviennent à s’inscrire dans une posture militante visant à faire évoluer les conditions de détention imposées aux détenus comme les modalités de maintien des liens familiaux afin d’alléger leur propre peine, la grande majorité des proches expriment une peur de l’institution qui limite considérablement le pouvoir d’action qu’ils pourraient avoir. Par ailleurs, leurs difficultés à se constituer en groupe social (Touraut, 2012) complexifient leur inscription dans une position d’acteurs du changement institutionnel, attestant une nouvelle fois de la prise du pouvoir de l’institution carcérale sur les proches de détenus.