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Dans Les hauts et les bas de l’imaginaire western, paru en 1997, Paul Bleton constatait une recrudescence des manifestations du western dans le monde médiatique, mentionnant pêle-mêle de grands succès de l’industrie cinématographique étatsunienne (Dances with Wolves et Unforgiven s’étaient tous deux mérité l’Oscar du meilleur film, le premier en 1991 et le second en 1993[1]), l’émission de télé Country centre-ville, présentée à Radio-Canada, et un numéro hors série de la revue Autrement sur le « mythe de l’Ouest[2] ». Vingt ans plus tard, il semble que le western se porte encore très bien dans « la Belle Province ». Le Musée des beaux-arts de Montréal lui a récemment consacré une grande exposition[3], le Musée de la culture populaire de Trois-Rivières souligne les cinquante ans du Festival western de Saint-Tite[4], Télé-Québec a proposé une série de douze épisodes inspirée du livre Québec Western paru aux éditions Les Malins[5], Pour l’amour du country en est à sa quinzième saison au petit écran, et on ne compte plus les artistes qui confessent leur amour de la culture western[6]. Même le monde de la bande dessinée a expérimenté des voies inédites en métissant western et science-fiction avec les albums Far Out[7] ou en y allant d’un spécial western de la Ligue québécoise d’impro BD[8]. La littérature n’est pas en reste. Les romans Griffintown de Marie Hélène Poitras[9] et À la recherche de New Babylon de Dominique Scali[10] s’inscrivent tout à fait dans l’horizon générique du western et empruntent largement à son imaginaire. Alors que Poitras transpose les codes du western à l’époque actuelle, plus exactement dans le monde des cochers du Vieux-Montréal, Scali situe quant à elle son récit au xixe siècle, en pleine période de l’expansion du territoire américain vers l’ouest et ses promesses.

Si l’ensemble de ces exemples invite à interroger le western à travers ses diverses manifestations médiatiques, ses récupérations idéologiques et son évolution, c’est moins ce phénomène que j’aimerais explorer dans le cadre de mon étude que l’usage en quelque sorte sémiotique ou rhétorique du western dans les romans de Poitras et de Scali. Autrement dit, au-delà de ce que ces romans nous disent du western, c’est plutôt ce que le western peut nous dire qui m’intéresse et, de façon plus précise, comment cet imaginaire[11] issu en grande partie d’une autre époque peut traduire un rapport au temps proprement contemporain. Entre la nostalgie pour un temps épique fondé sur la croyance en l’avenir et la conscience désabusée des effets de cette croyance, le western est ouvert à bien des appropriations : que nous révèlent les costumes d’époque dont il revêt le présent ?

Il faut admettre que le western est d’abord associé à l’espace plus qu’au temps, celui de l’Ouest et d’une frontière en constant déplacement. En 1893, l’historien Frederick Jackson Turner affirmait l’importance de cette frontière et voyait la conquête de l’Ouest comme « explication de l’histoire et du caractère américains[12] ». Terre promise, terre primitive, l’Ouest est l’incarnation d’un monde naturel que le cinéma aura contribué à magnifier et à présenter dans toute sa démesure. Comme le rappelle Denis Mellier à propos du genre western, l’espace y « excède les limites du simple décor, fût-il spectaculaire[13] ». Il est l’expression d’un imaginaire environnemental qui permet d’explorer « le rapport épique ou ouvertement critique de l’homme américain à l’espace naturel[14] ». À ces « paysages-figures » (désert, montagne, canyon, rivière, prairie), pour reprendre l’expression de Mellier[15], s’ajoutent d’autres lieux types, signes d’une habitation de cet espace : le ranch isolé, les chariots bâchés, les camps miniers, le chemin de fer, le fort militaire, la petite ville et sa rue principale, le saloon, la banque, etc. Les personnages paraissent entièrement définis par ces éléments spatiaux, au point qu’ils semblent surgir de nulle part, être sans passé, comme si leur vie se déroulait dans une sorte de présent éternel[16].

Le western n’est pas pour autant dépourvu de déterminations temporelles. Il renvoie à une époque précise, celle de la conquête de l’Ouest, qui s’est déroulée de 1840 à 1890, des premières incursions dans le territoire jusqu’à une occupation suffisamment importante pour mettre un terme à l’idée même d’espace à conquérir[17]. Cette période a connu des événements historiques majeurs : les vagues de prospection, les guerres de résistance indiennes, la guerre de Sécession, le conflit avec le Mexique, etc. Le western repose en outre sur la confrontation d’un monde nouveau et d’un monde ancien, ce dernier étant tout aussi bien l’est du pays que l’Europe d’où sont venus les immigrants. Quant au monde nouveau, il incarne tout à la fois une vision progressiste ou utopiste (la possibilité d’un monde meilleur), une sorte d’élan vers la modernité (en regard d’un monde ancien laissé derrière), mais également un monde sauvage, naturel, et en cela menacé par la modernité (car l’Est est aussi un univers urbain, civilisé et industrialisé[18]). Ces caractéristiques contradictoires touchent à la dimension mythique du western et de la conquête de l’Ouest, devenue « une geste fondatrice » du peuple américain presque simultanément aux faits historiques :

Le genre western, comme forme d’expression, est la mise en histoire de la conquête de l’Amérique, une mise en histoire qui se détache d’une réalité bien circonscrite et fait fi, d’un côté, du passé européen de la société blanche et, de l’autre, de la primauté, sur le continent américain, d’un passé autochtone. Il est une construction historique qui, pour constituer ses propres racines, prend sa source dans un nouveau mythe des origines. Il s’agit, en effet, de la mise en valeur d’origines imaginaires aux dépens d’origines historiques, celles de l’ancien monde et celles des autochtones, balayées par la Conquête[19].

À ce temps mythique, fondé sur la suspension de l’historicité, s’ajoute un sentiment de nostalgie lié à la perte de l’Ouest, en tant que « terre vierge et disponible[20] ». Le western convoque ainsi une temporalité complexe, capable de cumuler l’élan vers l’avenir, le regret de ce qui n’est plus, un rapport ambigu à la modernité en même temps qu’un mythe des origines.

On peut supposer, à la lumière de ces caractéristiques, que le western dans les romans de Poitras et de Scali constitue un matériau particulièrement riche pour prendre en charge une expérience, voire une conscience du temps. Je verrai donc à montrer comment chacun des romans s’approprie cet imaginaire pour raconter une histoire, certes, mais aussi pour fonder une représentation plus particulièrement contemporaine du temps. Les figures de la répétition et du légendaire donnent forme, nous le constaterons, au mouvement qui marque les deux romans et qui semble emprisonner les personnages. Le présent peut-il échapper à l’appel de l’Ouest ? Cette question que posent les deux romans conduit à se demander où porte alors le regard des personnages : vers ce qui ne sera plus ou vers ce qui peut encore advenir ?

GRIFFINTOWN ET L’OUEST CYCLIQUE

La page couverture de l’édition originale de Griffintown arbore au premier plan un revolver surdimensionné surplombant l’usine de Farine Five Roses, enseigne emblématique du Vieux-Port de Montréal. La deuxième de couverture présente quant à elle le texte suivant : « Recherché : Homme avec une seule botte, un tatouage de track de chemin de fer sur le bras gauche et peut-être un trou de balle dans le front. Mort ou vif. Rançon offerte $$$ ». La réédition du livre supprimera l’enseigne et remplacera le revolver par un cheval, seul au milieu d’une rue sombre et brumeuse, mais le principe reste le même : les signes du western viennent se superposer à un univers urbain contemporain.

Les premières lignes du roman confirmeront que cet univers est celui des cochers du Vieux-Montréal. Hommes et chevaux reprennent leurs activités « après le temps de survivance, les mois de neige et de dormance » (G, 13). Cependant, l’assassinat de Paul Despatie, l’homme de l’avis de recherche et le propriétaire de l’écurie, vient renverser « l’ordre des choses, jusque-là immuable » (G, 41) :

Il y aura des questions d’honneur à soupeser, peut-être une vengeance à orchestrer et probablement un message à décoder. Les hommes de chevaux vont devoir rétablir la justice ou s’en fabriquer une et l’imposer. En règle générale, les policiers ne viennent pas au Far Ouest ; les autorités laissent les hommes de chevaux régler leurs affaires entre eux, en autant que leurs histoires ne débordent pas les frontières du territoire. Ce qui se passe à Griffintown reste à Griffintown ; il en a toujours été ainsi.

G, 41-42

Laura Despatie, dite la Mère, veillera à venger son fils, dans une scène de duel où ne manque aucun des éléments attendus du western : les regards qui s’affrontent, l’enchevêtrement de brindilles séchées (le tumbleweed) qui roule sous l’effet du vent, le coup de fusil, le vainqueur qui souffle sur l’embout fumant de son arme… À cette trame s’en entremêle une autre, celle d’une jeune femme prénommée Marie, initiée au monde de la calèche par un cocher d’expérience, John, cowboy solitaire et respecté « qui sépare les hommes dans une bagarre et qui met fin aux duels » (G, 20). Désignée comme une « pied tendre », Marie reprend les traits de cet autre personnage typique du western, celui de l’habitant de l’Est arrivant au Far West avec le lustre de la civilisation et une ignorance des us et coutumes de ce nouveau territoire, qui suscite aussitôt la méfiance sinon le mépris[21]. D’autres topoï s’ajoutent. Le lieu de rencontre des « hommes de chevaux » a tout du saloon avec ses portes battantes, sa façade « ornée de trois petits trous de balles perdues » (G, 49) et, à l’extérieur, son « poteau où attacher les chevaux ainsi qu’un abreuvoir en laiton » (G, 49). Parmi les cochers, ces hommes de peu de mots, on retrouve « L’Indien », la « Grande Folle », avec sa robe à corset et son ombrelle, et Evan, le cowboy déchu dont la part d’ombre inquiète.

L’imaginaire western ne fournit pas qu’un décor au monde des caléchiers, il lui offre aussi l’argument de son intrigue. De fait, c’est bien un territoire qui est en jeu et qui sert de mobile au meurtre de Paul Despatie. Si « la rumeur veut qu’il y ait encore de l’or là-bas » (G, 23), ce n’est toutefois pas pour les hommes de chevaux dont les beaux jours semblent révolus, mais pour « Ceux de la ville », promoteurs d’un grand projet immobilier qui convoitent le terrain occupé par l’écurie. Griffintown rejoue ainsi la rencontre d’un monde ancien et d’un monde nouveau, les avancées d’une modernité et les sirènes de la ruée vers l’or. Bien que ce quartier de l’ouest de Montréal soit loin d’être un grand espace naturel, il incarne néanmoins un espace primitif appelé à disparaître[22]. En effet, la Mère a peut-être vengé son fils, mais elle ne gagnera pas le combat. Un incendie criminel va détruire l’écurie, et la matriarche mettra fin à ses jours afin de ne pas connaître la suite. La sentence tombe à la fin du récit : « la Conquête de l’Ouest a finalement entraîné la dissolution de la petite société cochère » (G, 208).

Comme on peut le constater, le roman ne met pas en valeur le conquérant, ou plus exactement la figure du juste ou du justicier en quête d’un monde meilleur, mais les victimes du « progrès » et de son avancée inexorable. Dès lors, on pourrait se demander à quelles fins sert au juste l’imaginaire western dans Griffintown. Vise-t-il à porter un regard mélancolique ou nostalgique sur un monde appartenant au passé ? Cherche-t-il plutôt à mythifier ce passé pour qu’il échappe à la disparition ? Condamne-t-il nécessairement la vision progressiste de la modernité ?

Il faut reconnaître qu’en recourant aussi largement aux topoï du western, Griffintown parvient à tirer le monde des cochers hors du temps présent. Même si le récit fournit des signes de son ancrage dans l’époque de rédaction du roman (le mont Royal et sa croix, les enjoliveurs et les chaînes de vélos révélées par la fonte des neiges, les lofts et les condos qui poussent dans le quartier, les travaux de réfection des rues, etc.), la plongée dans l’univers des cowboys est si forte qu’on en arrive presque à oublier que l’action se déroule aujourd’hui. Le coeur de Griffintown est d’ailleurs désigné comme « l’arrière-scène vétuste » du Vieux-Montréal touristique, pour bien signifier son retrait à la fois de la modernité urbaine et de ses décors historiques.

Le monde des cochers est associé dès le début du récit à un temps cyclique. En effet, le cours des saisons ramène inexorablement les uns et les autres à l’écurie de Paul Despatie : « On revient toujours à Griffintown, là où la rédemption est encore possible. » (G, 15) Même si l’on ne sait pas ce qu’il advient des hommes une fois la période des calèches terminée, même si certains d’entre eux « perdent le duel contre eux-mêmes » (G, 18) et disparaissent pour de bon pendant l’hiver, le récit met en scène le retour auquel il est difficile d’échapper. C’est le cas de John, qui espère chaque année que sa saison sera la dernière, mais qui, incapable de se soustraire à cet éternel retour, rejoint à nouveau la « fraternité bourrue » des cochers. La figure de la procession reprise au fil du récit[23], bien qu’elle soit hétéroclite, « boiteuse » et bruyante[24], renforce la dimension cyclique et même rituelle de ce monde. Si la roue poursuit son mouvement, on voit pourtant que tout se dégrade : écurie, hommes et chevaux. Le métier ne rapporte plus comme avant. Billy, le palefrenier, contemple l’état de délabrement du « château de tôle » et se dit qu’il « doit bien y avoir une limite au rafistolage, un point de non-retour, un moment où l’on est forcé de baisser les bras et d’abdiquer devant le passage du temps, devant le travail de la gravité et de l’érosion » (G, 141). Avec la mort de Paul, les signes de la fin s’imposent et pourraient mettre un terme à la répétition des saisons. Comme l’affirme le narrateur : « Un jour — et ce jour approche —, cette tradition et tout le legs de connaissances cochères qui l’accompagne disparaîtront. » (G, 18) Les lofts et les condos haut de gamme poursuivront leur avancée.

Ancrée dans le présent, la narration du récit enchevêtre quant à elle la description des événements en cours et l’énoncé de maximes ou de règles : « À Griffintown, on ne parle pas de la saison rude, impitoyable pour ceux dont on ne voit pas l’ombre se profiler au loin, ceux dont on n’entendra plus ni les bottes ni les sabots marteler le sol. Hors la calèche, point de salut. » (G, 19) Elle présente son savoir avec autorité : « [L]a dernière saison de la calèche peut commencer. » (G, 40) Cette façon de faire tranche avec l’habituelle restriction de champ de la narration simultanée et sa faible amplitude temporelle. D’une certaine façon, tout semble déjà écrit, impression à laquelle contribuent bien sûr les topoï de l’imaginaire western ; la disparition face à la modernité et à la « civilisation » semble inévitable.

La narration incorpore d’autres voix, celles de la rumeur collective. On les retrouve sous la forme d’histoires enchâssées et titrées qui offrent un sommaire de la vie de certains personnages. Ces histoires cristallisent en quelque sorte ce qui se raconte et devient légende. La première d’entre elles, « Le cheval fondateur », porte sur Boy, dont le buste empaillé trône à « l’Hôtel Saloon » : « On raconte qu’avant l’arrivée du premier cheval, Griffintown était un village fantôme, une ville morte abandonnée à sa poussière de rouille, à ses spectres. » (G, 68) Ces histoires donnent une épaisseur temporelle au présent de Griffintown en révélant des éléments de la vie passée des personnages, mais aussi du territoire : l’enfance du Rôdeur, qui dort à l’écurie et fait diverses commissions pour les cochers ; la jeunesse de la Mère, ancienne tenancière de bordel ; le passé militaire d’Evan et sa rencontre du Windigo pendant la guerre en Afghanistan ; la présence sous l’asphalte d’un ancien village irlandais ; les débuts de la « business de la calèche » ; l’arrivée de la mafia ; etc. Elles constituent plus largement la mémoire de Griffintown et du monde des cochers, une mémoire populaire où « [f]iction, fabulation et réalité se confondent » (G, 148). La part que ces histoires occupent dans le récit est beaucoup plus importante que les quelques échos aux informations historiques que les cochers doivent livrer aux touristes pendant les promenades en calèche dans le Vieux-Montréal[25]. Les dates et les bribes d’histoire ne forment qu’un bric-à-brac dans la tête de Marie, qui déclame « comme une automate l’histoire de la ville » (G, 133). De toute évidence, elles ne font pas le poids en regard des légendes sur Griffintown et du mythe fondateur que ces légendes contribuent à nourrir.

On le constate : les nombreux topoï de l’imaginaire western présents dans Griffintown contribuent à mythifier le monde des cochers du Vieux-Montréal, à l’inscrire dans une sorte de hors-temps épique[26]. La société cochère échappe ainsi au simple anachronisme auquel « Ceux de la ville » voudraient bien la réduire pour mieux justifier le « Projet Griffintown 2.0 » et laisser toute la place au progrès. Cependant, ce monde, même mythifié, n’échappe pas à l’usure. Il porte les signes de sa propre fin. L’Ouest est destiné à être conquis et dès lors à disparaître en tant que lieu de tous les possibles. C’est là son destin malgré le temps cyclique qui, au départ, le détermine. L’imaginaire western dans le roman de Poitras ne sert donc pas à instituer un mythe des origines, c’est-à-dire à ramener le monde des cochers à un temps premier observé avec nostalgie, même si les légendes nées de la rumeur collective racontent parfois les débuts de la calèche et son âge d’or[27]. Il incarne plutôt la marche irréversible de la modernité et son perpétuel recommencement. En effet, dans Griffintown, l’Ouest n’est pas une frontière qui se déplace sous la poussée des migrations. Il est un lieu où se superposent les temps nouveaux et disparus, à l’image du village irlandais caché sous l’asphalte[28]. Il est ce lieu où l’on revient toujours. Si l’Ouest survit, c’est par la répétition d’une conquête sans cesse relancée à laquelle il semble tout aussi difficile d’échapper qu’au cycle des saisons.

À LA RECHERCHE DE NEW BABYLON ET L’OUEST FUGACE

Le légendaire et la répétition sont également présents dans le roman de Dominique Scali. Cependant, on les retrouve dans un cadre tout à fait différent. Alors que Griffintown prête les traits du western à une histoire se déroulant à l’époque actuelle, le roman À la recherche de New Babylon situe son intrigue pendant la période de la conquête de l’Ouest et dans le territoire même où elle a eu lieu. On y trouve quatre personnages principaux typiques de cet imaginaire : un incendiaire et hors-la-loi nommé Charles Teasdale, un prêcheur itinérant, le révérend Aaron, une femme originaire de l’Est, Pearl Guthrie[29], ainsi que Russian Bill, un cowboy mythomane qui ne se sépare jamais de son arme. Un chasseur de primes mexicain, ancien matador, croisera également le destin de ces personnages. Si l’imaginaire western a une forte dimension mythologique et topique dont on retrouve de multiples éléments dans le roman de Scali, À la recherche de New Babylon s’intéresse aussi à ses fondements historiques. Les datations y sont nombreuses, les lieux nommés et plusieurs événements de l’histoire des États-Unis évoqués. On le constate dès la première page du roman, qui présente trois armes accrochées à un mur de la maison d’une famille de colons : « une baïonnette utilisée par l’arrière-grand-père pendant la guerre de l’Indépendance », « un mousquet qui avait servi au grand-père pendant la guerre contre le Mexique » et « une carabine qu’avait maniée le père pendant la guerre de Sécession » (NB, 9).

La structure du roman ne reprend toutefois pas la progression chronologique esquissée par la description des armes. Elle juxtapose plutôt une série de brefs récits regroupés dans quatre carnets eux-mêmes encadrés par un prologue et un épilogue : le Carnet I (« Les dix pendaisons de Charles Teasdale »), le Carnet II (« Les trente mariages que n’a pas vécus Pearl Guthrie »), le Carnet III (« Les cent personnes qu’a tuées Russian Bill ») et le Carnet IV (« Les quatre carnets du révérend Aaron[30] »). La page titre de chaque carnet indique, en plus du titre, une liste de lieux, tous accompagnés d’une date. La lecture des carnets permet de constater que la liste constitue une sorte de table des matières puisque chaque lieu chapeautera un récit. La liste du premier carnet présente par exemple quinze lieux où se sera rendu Charles Teasdale au fil de ses déplacements : Bullionville, 1880 ; Panamint, 1873 ; Potosi, 1861 ; San Francisco, 1849 ; Eureka, 1866 ; Aurora, 1866 à 1871 ; Cherry Creek, 1874 ; Virginia City, 1860 à 1875 ; etc. Les récits se promènent ainsi dans l’espace et dans le temps sans répondre à un principe clair d’organisation chronologique ou narratif, au point où il est difficile pour le lecteur d’en arriver à une représentation de l’espace géographique, du cadre historique et de l’avancée des personnages. En effet, les lieux ne sont pas situés les uns par rapport aux autres de façon à former un itinéraire ou un territoire. L’Est et l’Ouest finissent eux-mêmes par se confondre au sein de la diégèse et l’idée de frontière par s’embrouiller, d’une part parce que la poussée vers l’Ouest fait se déplacer continuellement la séparation entre civilisation et espace vierge[31], mais aussi parce que l’Est et l’Ouest finissent par partager les mêmes caractéristiques : on les désire comme on souhaite les quitter. Par ailleurs, les indications d’années, quoique nombreuses, ne sont pas vraiment associées à des moments significatifs ou à des événements historiques, de sorte que la trame temporelle reste floue. Le seul véritable repère est la guerre civile, fréquemment mentionnée (il est question par exemple des « cuites d’après-guerre », de ceux qui ont connu « la vraie guerre », de l’état d’une ville avant ou après la guerre, etc.), mais sa durée exacte n’est jamais précisée, pas plus que ses bornes temporelles.

Contrairement à ce qu’on pourrait attendre d’un roman qui se déroule pendant la conquête de l’Ouest, la succession des lieux ne sert pas à montrer l’avancée de la civilisation vers un espace vierge plein de promesses et appelé à se transformer. D’un récit à l’autre, on suit plutôt un mouvement aléatoire qui peut mener d’une ville naissante à une autre déjà abandonnée ou en ruine, pour aller ensuite vers « une bourgade sans passé ni avenir » (NB, 33) ou une ville minière qui a atteint sa maturité (NB, 64), avant d’arriver à une « contrée trop jeune pour avoir marqué les esprits et déjà trop vieille pour qu’on souhaitât s’y enraciner » (NB, 168). L’impression générale est celle d’un bougé incessant. La vie de Charles Teasdale incarne d’ailleurs très bien ce mouvement :

Il allait de campement minier en campement minier, mais jamais il ne prospectait. Il ne retournait pas deux fois dans la même ville, sauf par nécessité ou pour y mettre le feu. Il ne couchait jamais deux fois avec la même fille. Chaque soir il se soûlait autant que la veille. Au-delà du fait qu’il était recherché dans plus de huit comtés, on ne voyait pas trop pourquoi il tenait à bouger autant. Passé un certain degré d’ivresse, tous les endroits du monde devaient se ressembler.

NB, 48

Au coeur du mouvement, c’est en effet une impression de pareil au même, sinon de vide, qui prend forme. On la retrouve dans le destin de Pearl Guthrie, qui ne cesse elle aussi de se déplacer en quête d’un mari et d’une vie forte en émotions, prête à « se rend[re] dans toutes les villes jusqu’à trouver la bonne » (NB, 212). Or, d’un endroit à l’autre, tout se ressemble : « Encore une ville qui ne vous accueillait qu’avec froideur et suspicion. […] Les mêmes noms de commerce que partout ailleurs. Le même manque d’originalité, alors que chacun se croyait unique. » (NB, 303) Aucune ville n’est à la hauteur des attentes de Pearl Guthrie, aucun homme non plus, condamnant ainsi la jeune femme à poursuivre sans cesse son périple. Si elle échoue finalement dans un bordel, condition qui semble à mille lieues de Shawneetown, sa ville natale en Illinois où elle menait une existence de jeune fille de bonne famille, cette apparente déchéance la ramène pourtant à son point de départ : « Elle avait fui un village de pleureuses, fatiguée de n’être entourée que de femmes. Et tout ça pour finir dans une maison close, peuplée entièrement de femmes qui, lorsqu’elles n’étaient pas soûles, passaient leurs journées à pleurer. » (NB, 161) Comme le constate Charles Teasdale : « Des fois, y’a pas de différence entre avancer tout le temps et tourner en rond. Comme tout le monde, je suis là parce que j’ai voulu vivre mille vies en une, mais j’ai fini par vivre mille fois la même[32]. » (NB, 153)

Si le mouvement incessant au coeur de la mise en récit et de la diégèse confine à la répétition[33], il traduit aussi un sentiment d’urgence. La ronde des lieux montre que rien ne dure et qu’il faut s’empresser de profiter de l’Ouest et de ses promesses : « Eldorado Canyon aurait pu être une ville minière comme les autres. Harcelée par les pics et les pioches dès sa naissance, abandonnée dès les premiers signes de tarissement. » (NB, 106) De fait, une contrée peut être « trop jeune […] et déjà trop vieille ». Il faut donc être là au bon moment : « Premier arrivé, premier servi. L’histoire ne passerait pas deux fois. » (NB, 168) Comme le souligne le récit : « L’Ouest avait une date d’expiration[34]. » (NB, 114)

Pearl Guthrie et Russian Bill illustrent bien la difficulté de gagner pareille course. Leur périple pour trouver le site idéal pour fonder New Babylon, une ville où « les gens viendront de loin pour pouvoir dire qu’ils y sont allés » (NB, 257), sera un échec. L’ambition de Russian Bill[35] est d’inverser le mouvement habituel qui domine dans l’Ouest : « Les hommes d’intelligence moyenne courent après l’or, mais les vrais visionnaires courent au-devant de la foule. Afin d’être là pour l’accueillir et répondre à ses besoins. » (NB, 257) Or, Pearl et Russian Bill semblent condamnés à la lenteur, au détour et même à la compromission puisque, pour trouver les ressources nécessaires à leur projet, ils doivent « courir après l’or », c’est-à-dire se précipiter dans les villes nouvelles qui promettent « un terrain et une maison gratuits » (NB, 269) au premier couple qui s’y mariera. S’ils remportent parfois la course et cumulent ainsi les mariages blancs et l’argent de la vente de leurs biens, leur quête du lieu parfait pour établir New Babylon montre qu’il leur est impossible de « courir au-devant de la foule ». Ils arrivent « en même temps que tout le monde » (NB, 292) ou ils arrivent après, dans des lieux qui portent les traces d’anciens occupants. C’est le cas du site désertique que finira par retenir Russian Bill pour sa future ville, mais où gisent sur le sol un squelette et d’autres ossements, « [p]robablement les restes d’un convoi d’immigrants » (NB, 310), de sorte que le premier endroit que Russian Bill projette dans sa ville nouvelle est le cimetière.

Le révérend ne parvient pas non plus à gagner la course, plus particulièrement celle qui l’oppose à Vicente Aguilar, dit le Matador, et comprend qu’il aura toujours un temps de retard. Faux pasteur, le révérend Aaron ne veut pas sauver des âmes par le secours de la religion, mais rendre immortel un être d’exception en créant sa légende. Ses carnets ne contiennent donc pas de sermons, mais un manuscrit tiré des confessions que lui a faites Aguilar quand il pratiquait encore la tauromachie au Mexique, et que le révérend prévoyait publier à la mort du Matador afin d’assurer la gloire et la postérité de ce héros[36]. Or la découverte des carnets révélera les intentions du révérend à Aguilar, devenu un redoutable chasseur de primes, bien déterminé à empêcher la révélation de ses confessions et de sa vie d’assassin. Le pasteur fuit, mais constate que le Matador parvient toujours à le précéder dans ses moindres déplacements. Il lui faudra alors admettre qu’il « n’y avait aucune fuite possible puisqu’il n’était pas traqué, mais devancé » (NB, 435). Il comprend aussi, encore une fois trop tard, que c’est Russian Bill qui avait l’étoffe d’un objet de légende et que c’est sur lui qu’il aurait dû écrire quand il en avait la possibilité. Dès lors, si le titre du roman de Scali évoque clairement celui de Proust, il donne un tout autre sens à la « recherche du temps perdu ».

Bien qu’ À la recherche de New Babylon cultive une forte indétermination temporelle en disséminant les dates et en brouillant tout développement téléologique, on n’y retrouve pas pour autant le hors-temps épique à l’oeuvre dans Griffintown. En fait, la répétition annule toute mise en relief. Aucune ville, aucune action, aucun être ne semble en mesure de marquer les esprits et d’échapper à l’oubli. Même l’Ouest n’existe pas, comme l’affirme Charles Teasdale à Pearl Guthrie[37], impression qu’éprouve d’ailleurs le lecteur au fil des récits et des lieux dont il ne sait plus très bien où ils se trouvent ni où ils mènent : dans l’Ouest ou dans l’Est ? Alors que dans Griffintown l’Ouest constitue un point fixe où convergent et s’accumulent tous les recommencements (et toutes les fins), il est évanescent dans le roman de Scali. C’est que le temps passe et même file à toute vitesse. Tous semblent condamnés à être devancés, à l’exemple de Pearl Guthrie qui se retrouve veuve sans avoir été vraiment mariée (NB, 345). Le sentiment d’urgence qui anime plusieurs personnages montre que rien ne dure, sinon peut-être l’élan irrépressible vers l’Ouest, cet obscur objet du désir. En cela, l’Ouest échappe paradoxalement à la disparition, car, comme l’affirme Pearl Guthrie à propos de New Babylon : « [U]n endroit qui n’a jamais existé ne peut pas mourir. » (NB, 446)

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L’imaginaire western peut donner lieu à des représentations et à des expériences temporelles extrêmement variées. Une incursion du côté du roman contemporain français montrerait, par exemple, que l’esthétique filmique des westerns de Sergio Leone a inspiré différents essais de dilatation du temps. C’est le cas dans Pas le bon, pas le truand de Patrick Chatelier[38] et dans Western de Christine Montalbetti[39], dont la narration intègre de façon particulièrement ostensible la lenteur et les jeux de focalisation (notamment le gros plan) du cinéaste italien. Ces fictions puisent toutefois moins au mythe de la conquête de l’Ouest qu’à la relecture du langage filmique du genre western proposée par Leone.

Les romans de Marie Hélène Poitras et de Dominique Scali s’intéressent quant à eux à l’appel du désir incarné par la ruée vers l’or et les promesses de l’Ouest. Toutefois, c’est la répétition qui structure l’expérience du temps et le parcours des personnages au sein de ces fictions. Dans Griffintown, le cycle des recommencements agit telle une fatalité à laquelle on ne peut échapper, alors que, dans À la recherche de New Babylon, la répétition s’emballe et tourne à vide. On ne s’étonnera sans doute pas que l’Ouest se révèle être beaucoup plus une chimère qu’un véritable avenir dans ces romans contemporains. Il paraît en effet difficile au xxie siècle d’endosser le « double sentiment de disponibilité toujours renouvelée et de mission créatrice[40] » devant un monde vierge incarné par le mythe de l’Ouest. Le western a perdu son innocence, comme le montrent bien l’usure de l’écurie dans le roman de Poitras et le retard des personnages dans celui de Scali. Le présent est-il pour autant condamné à répéter inlassablement le passé et une quête perdue d’avance ?

En détruisant l’écurie et en mettant un terme au commerce des calèches, l’incendie criminel qui clôt Griffintown semble indiquer qu’une rédemption est malgré tout possible. Dans cette scène finale, le Rôdeur vient faire ses adieux aux cochers : « Il ne reviendra pas à Griffintown au printemps. » (G, 208) Au coeur de « ce paysage de ruines et de désolation » (G, 209), il entend le chant des morts qui lui intiment de quitter les lieux. Cet enfant de Duplessis qui avait jusque-là cherché à oublier son enfance malheureuse semble en bon chemin de faire la paix avec son histoire et parviendra peut-être à ne pas se « réincarner en cheval » (G, 210). Dans À la recherche de New Babylon, le révérend Aaron finit par abandonner sa quête du héros légendaire après être tombé sur une affiche présentant Buffalo Bill Cody, « célèbre d’un bout à l’autre du continent et par-delà l’Atlantique » (NB, 451). C’est alors qu’il deviendra « écrivain de romans d’aventure » (NB, 452) et dictera à Pearl Guthrie le contenu des quatre cahiers qui nous sont donnés à lire[41]. L’errance se termine quand le révérend renonce au mythe et choisit la fiction.

Sortir le présent de la répétition est donc possible, si l’on en croit les romans de Poitras et de Scali, ce qui ne signifie pas que cela se fasse sans heurts. Car, on l’aura constaté, deux ordres du temps se confrontent ici de façon violente : d’un côté, la course folle de la marche du progrès (bien souvent désincarnée et impitoyable) et, de l’autre, un temps cyclique et organique qui est le propre des personnages comme des villes de Scali, incapables, qu’ils le veuillent ou non, de « rattraper » ce progrès, de le prendre de vitesse, de l’empêcher d’accomplir son oeuvre ; bref, de dominer le temps. Accepter sa propre insignifiance, se laisser avaler sans lutter par la course du temps futuriste, ou bien tenter de « se retirer » du temps — disparaître du récit lui-même pour se mettre à en écrire, renoncer à son passé traumatique, etc. — semblent être les seules options pour créer un nouvel ordre du temps. L’imaginaire western réinvesti par ces deux romancières parvient ainsi, d’une part, à conjoindre en un même univers la linéarité et la répétition, le sentiment aliénant d’« avancer tout le temps et [de] tourner en rond » (NB, 153) puis, d’autre part, à exprimer la violence de cette rencontre, l’impossibilité même de leur coexistence. Il y parvient parce qu’à l’aune du xxie siècle, l’appel de l’Ouest a été maintes fois entendu, vécu et ressassé.