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Quelle organisation peut licencier des centaines de milliers de personnes sans risquer le chaos ? On imagine mal un gouvernement ou même une grande entreprise procéder à une opération du genre. Pourtant, deux fois au cours du XXe siècle les Forces armées procédèrent à l’opération, la première en 1919, la seconde en 1945, étant bien compris qu’en fait la démobilisation se déroule sur une période plus longue, disons 1916-1922 et 1944-1947. Dans le premier cas, il s’agissait de retourner chez eux quelque 550 000 mobilisés, l’équivalant de plus ou moins 5 % de la population du pays, 1 090 000 dans le second, presque 10 % de la population. Ce sans compter le congédiement des ouvriers des industries de guerre qui ne bénéficièrent pas de la reconversion vers la production civile, et sans compter celui des fonctionnaires du gouvernement en 1919-1921 (cette dernière situation épargnée aux fonctionnaires de 1945 parce que l’expansion de l’État fédéral revêt cette fois un caractère permanent).

On sait qu’en 1919 la démobilisation et la fin de la production de guerre se firent sur un fond de troubles sociaux (mutineries militaires en France et en Angleterre, grèves violentes et manifestations au pays, crises chez les vétérans qui ne se résorbent qu’à la fin des années 1920 après l’adoption de lois sur la santé et les pensions[1]), alors que celle de la fin du second conflit mondial s’est passée sans grands problèmes. C’est qu’on a tiré certaines leçons de l’échec de 1919 à Ottawa, notamment la nécessité de planifier la démobilisation dès la mobilisation totale qui suit le vote du service militaire obligatoire en juin 1940[2].

Ce sont des phénomènes connus, du moins en ce qui concerne la masse des soldats. Je voudrais m’intéresser ici à certains détails concernant un groupe réduit de démobilisés, démobilisées en fait. L’examen des mesures les concernant donne une bonne idée du chemin parcouru depuis 1919, et des transformations sociales en cours, transformations accélérées par la mobilisation exceptionnelle à laquelle a donné lieu la Seconde Guerre mondiale.

* * *

Alors que la Première Guerre s’achevait, mais sans qu’on en soit vraiment conscient, le ministère de la Milice et de la Défense avait préparé la constitution d’un corps d’auxiliaires féminines sur le modèle de celui qui existait en Grande-Bretagne. Les lenteurs propres à l’administration militaire, peut-être les préjugés des hommes aux commandes (militaires et politiciens) et surtout la fin abrupte du conflit firent que ce Corps auxiliaire, approuvé en principe le 25 septembre 1918, ne vit pas le jour[3].

En 1939, les préjugés probablement plus que les défauts de l’administration expliquent qu’en dehors des infirmières militaires, aucune Canadienne ne put revêtir un uniforme, en dépit du fait qu’à nouveau les Britanniques avaient choisi de recréer pareille organisation dès avant le début de la guerre. C’est seulement en 1941 que certains au ministère de la Défense du Canada changent d’avis et que la décision est prise d’offrir à des femmes volontaires l’opportunité de s’enrôler. Si l’on suit C.P. Stacey, c’est d’ailleurs du fait d’une initiative de la Royal Air Force (RAF) britannique que le cabinet de Mackenzie King s’est prononcé sur le principe d’enrôler du personnel auxiliaire féminin. En effet, le 25 avril, une requête de la RAF est présentée au cabinet des ministres : elle demande la permission d’employer du personnel féminin en uniforme – il s’agissait de WAAF britanniques devant fournir des services aux nombreux aviateurs britanniques en entraînement au Canada[4]. Le 13 mai 1941, le cabinet approuve le principe. Mais il hésite à procéder. On lui force la main en juin, lorsque l’Aviation royale du Canada (ARC) puis l’Armée de Terre présentent chacune un projet de corps féminins, la Marine royale du Canada (MRC) attendant l’année 1942 pour imiter les autres services[5].

On remarque le rôle pionnier des aviations militaires, ce qui fait penser que le service féminin de l’ARC est le plus progressif des trois. Il est certainement le premier (de peu), mais il est aussi le plus progressif pour quelques autres raisons : le recours aux femmes proportionnellement plus important dans l’ARC que dans l’Armée et la Marine ; la paye qu’elles reçoivent ; et deux mesures particulières de licenciement dont elles vont bénéficier. Je vais rapidement examiner ces quatre points, surtout dans l’optique de la politique de licenciement des femmes membres de la Division féminine de l’Aviation royale du Canada, plus connue sous son acronyme anglais de RCAF (WD). J’exclus les mesures générales de démobilisation dont bénéficiaient toutes les personnes en uniforme, les plus connues étant la « gratuité de guerre » proportionnelle à la durée totale du service avec supplément pour les jours passés outre-mer, et la somme forfaitaire de 100 $ remise pour acheter des vêtements civils.

La mobilisation dans les services canadiens d’auxiliaires féminines, 1942-1947

On s’attendrait à ce que l’Armée de Terre emploie plus de femmes étant, des trois services, le plus important (67,2 % de tous les enrôlés portent l’uniforme de l’Armée). À première vue, c’est le cas, sauf que, à un moment donné, il y avait plus de femmes aviatrices que de soldates (voir Tableau 1). En proportion de l’effectif, c’est clairement l’ARC qui emploie le plus de femmes.

Tableau 1

Effectifs militaires féminins de la Seconde Guerre mondiale[6]

Effectifs militaires féminins de la Seconde Guerre mondiale6
Sources : MDN, DHP, « Canadian Armed Forces Wartime Statistics », ancienne cote 72/99 ; C.P. Stacey, Armes, hommes et gouvernement…, op.cit., p. 458

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La planification de la démobilisation avance décisivement lorsque le QG de l’Armée de Terre à Londres forme un comité de démobilisation au début de 1943 et qu’en février suivant le Quartier général de la Défense à Ottawa ordonne la constitution de directions de démobilisation pour les trois services, donc avant qu’on puisse juger du moment de l’effondrement du Reich allemand et de l’Empire japonais. Mais la démobilisation des femmes est lente à être réalisée[7], peut-être à cause de leur utilité administrative et logistique, particulièrement auprès des quartiers généraux d’Ottawa, de Londres et des différents districts militaires du Canada, ainsi que leur présence dans les grandes bases par lesquelles les démobilisés doivent passer avant de rentrer chez eux[8]. Je ne sais pas à quel rythme la RCAF (WD) a procédé à la démobilisation finale, mais le Tableau 2 illustre la situation pour les CWAC encore dans les cadres en mars 1946.

Tableau 2

Démobilisations prévues des CWAC entre le 1er mars et le 30 septembre 1946[9][10]

Démobilisations prévues des CWAC entre le 1er mars et le 30 septembre 1946910
Source : BAC, RG24, boîte 2094, HQ-54-27-7-450-2, dossier « No 2 W.S.H.C.-R.C.A.M.C., Oakville Ont., General file », annexe à une lettre de l’Adjudant général à tous les districts militaires, 22 mars 1946

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J’ai dit que la Division féminine de l’ARC était le service le plus populaire auprès des chercheuses d’emplois. Je crois qu’une paye plus généreuse attirait les jeunes femmes vers l’Aviation et la Marine. Pour la même raison, l’Armée de Terre avait peut-être un problème de rétention avec ses employées. (Le cas des infirmières est différent : leur éducation et leur place centrale dans les soins en faisaient des incontournables. Leur paye devait être élevée, car les infirmières étaient recrutées dans le civil, comme les médecins d’ailleurs.)

La paye dans la RCAF (WD) : une petite étude interservices

On peut évaluer la paye sur la base des ordres financiers des trois services. Celui de l’Armée de Terre (Tableau 3) montre clairement la discrimination entre hommes et femmes.

Tableau 3

Solde de base dans l’Armée de Terre

Solde de base dans l’Armée de Terre
Source : Règlement et instructions d’ordre financier applicables à l’Armée active (Canada), révision du 15 octobre 1943

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Le principe de cette discrimination est le suivant : au début de la guerre, on estimait la capacité de travail d’une femme aux deux tiers de celle d’un homme. On leur déniait également le droit de faire verser à un ayant droit une allocation familiale. À la suite de critiques, cette position est revue à l’été 1943 : la solde est alors portée à 80 % de celle de l’homme et le droit à l’allocation familiale est rétabli[11].

Cette méthode a le grand défaut de ne pas nous dire ce que reçoivent réellement les enrôlé (e) s, car outre la solde, il y a des indemnités et des retenues. Et plus que dans l’Armée de Terre, les soldes dans l’Aviation et dans la Marine sont augmentées par des primes de métier. J’emploierai donc une autre méthode : un échantillonnage venant des dossiers du personnel militaire[12] (voir Tableau 4).

Tableau 4

Moyennes de la rémunération (incluant indemnités et prime de vie chère) et de la paye assignée par mois de 30 jours

Moyennes de la rémunération (incluant indemnités et prime de vie chère) et de la paye assignée par mois de 30 jours
Source : BAC, Dossiers du personnel militaire dans R112 et RG24

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L’Aviation et la Marine paient donc mieux leurs membres, hommes ou femmes. La question de la discrimination salariale se pose bien, le personnel masculin travaillant en bureau (ou en cafétéria, en buanderie, etc.) étant mieux payé que le personnel féminin effectuant un travail similaire.

Cependant tout aussi frappante est la faiblesse générale des rémunérations dans l’Armée de Terre. En effet, les rapports de la rémunération moyenne des femmes Armée-Aviation et Armée-Marine sont respectivement de 1,68 : 1 et 1,49 : 1. Pour prendre un exemple de métier requérant peu de qualification, Evelyn Cecilia Connor, CWAC buandière, reçoit 1,20 $ par jour de solde, tandis que la WRCNS Olive Lepape obtient 1,45 $/j. Rappelons qu’un fantassin entraîné est payé au tarif de 1,50 $/j. Les trois reçoivent la même indemnité de vie chère, 1,25 $/j, celle-ci étant plus égalitaire, n’étant pas calculée sur la base de l’éducation ou de la fonction.

C’est grave compte tenu du fait que l’Armée de Terre compte beaucoup, près de 70 % de tous les enrôlés des deux sexes et 43 % des enrôlées féminines. Et comment ne pas être mal à l’aise devant cet autre fait simple : si un fantassin entraîné[13] gagne plus qu’une buandière de l’Armée de Terre, il a un revenu très inférieur à celui d’une infirmière, payée elle au même tarif que le lieutenant d’infanterie (solde de 5 $/j). On aura beau dire que le travail d’infirmière est des plus pénibles, reste que les risques inhérents à l’exposition aux intempéries et au feu de l’ennemi, sans compter les accidents fréquents avec les jouets militaires, ne sont de toute évidence pas pris en compte dans la paye des membres masculins de l’Armée de Terre[14], alors qu’ils le sont pour les aviateurs, tous les membres d’équipage recevant une paye d’officiers ou de sous-officiers seniors sans pour autant vraiment commander à beaucoup d’hommes (un lieutenant d’infanterie commande 30 ou 40 hommes, pour lesquels il doit être un exemple au feu ; et il doit en prendre soin vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, une responsabilité écrasante quand on a plus ou moins 25 ans).

Un autre aspect est celui des responsabilités familiales, qui illustre bien les attentes sociales de l’époque. En fin de compte, les forces armées et la société considèrent la femme comme un individu qui n’atteindra jamais la majorité. Aussi, l’assignation de paye, obligatoire pour tous ceux qui ont une responsabilité familiale, est la règle pour les hommes, l’exception pour les femmes[15]. Un homme est censé subvenir aux besoins de son épouse et de ses enfants, de ses parents invalides ou de ses frères et soeurs mineurs s’il est leur tuteur. Une femme n’est jamais responsable que de ses parents ou frères et soeurs mineurs (mais je n’ai jamais rencontré ce cas). Si elle a de grands enfants incapables de subvenir à leur besoin, c’est son mari (civil ou militaire) qui est présumé en avoir charge. Cela explique que le revenu disponible puisse être plus élevé pour une femme que pour un homme, et ce même si la femme gagne moins que l’homme. En moyenne, un membre de l’Armée de Terre dispose ainsi de 71,89 $ par mois, tandis qu’une CWAC n’a que 47,70 $ ; mais les RCAF (WD) disposent en moyenne de 84,29 $ par mois. Or, les occupations des RCAF (WD) ressemblent à celles des CWAC ; c’est dire qu’encore ici ce qui frappe c’est non seulement la discrimination sexuelle, à laquelle on s’attend, mais l’écart entre la paye du fantassin et d’une membre de la Division féminine de l’ARC ou une WRCNS, pour la plupart des sténodactylos, buandières ou préposées de cafétéria.

Les CWAC souffrent donc doublement : discrimination contre leur sexe et discrimination contre l’Armée de Terre affectent négativement leur paye. Ces discriminations ont une répercussion à la démobilisation. Tous, hommes ou femmes, peu importe le service, ont droit à l’indemnité vestimentaire de 100 $ pour s’acheter des vêtements de pied en cape. Cependant, le calcul de la prime de démobilisation, dite « gratuité de guerre », instaurée par une loi de 1944, reflète les deux discriminations, car la prime de démobilisation est proportionnelle à la rémunération, à la durée du service et au déploiement outre-mer. Comme la solde des femmes est plus petite (sauf les infirmières), comme les trois corps féminins n’enrôlent en grand qu’à partir de 1942 et comme les femmes sont moins souvent déployées outre-mer (sauf peut-être à nouveau les infirmières), leur prime de démobilisation est plus faible que pour les hommes. Pour une fois, un fantassin engagé en 1939 ou 1940, déployé en 1940 ou 1941, est ici financièrement avantagé.

Le licenciement des auxiliaires de l’ARC enceintes

Les licenciements n’attendent pas la fin de la guerre ni pour les hommes ni pour les hommes : blessures, accidents, maladies conduisent les forces armées à multiplier les congés bien avant la démobilisation de la fin de la guerre. On possède des statistiques pour les trois corps féminins (Voir Tableau 5).

Tableau 5

Licenciements avant démobilisation, 1941-1945

Licenciements avant démobilisation, 1941-1945
Source : Carolyn Gossage, Greatcoats and Glamour Boots : Canadian Women at War (1939-1945), Toronto, Dundurn Press, 1991, p. 119 pour les chiffres bruts

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Clairement, les deux plus gros services ont un problème de rétention. Le fait que la Division féminine, malgré la bonne paye, connaît cette difficulté, suggère que ce problème a des causes qui dépassent la rémunération. Si on exclut les congés médicaux consécutifs à des maladies comme la tuberculose, les cancers et les accidents de la route ou aériens, assez nombreux[16], les causes de licenciements prédémobilisation seraient les problèmes psychologiques ou psychiatriques, les maladies vénériennes, les grossesses, probablement dans cet ordre, les premiers étant la cause la plus commune. Carolyn Gossage estime que l’on exagérait l’instabilité mentale ou les difficultés d’adaptation à la vie militaire des femmes, parce que beaucoup de médecins militaires avaient peu de considération pour les femmes en uniforme, s’accordant en cela avec le préjugé général que la place d’une femme est à la maison[17]. C’est probable, mais il faudrait s’en assurer par une recherche exhaustive dans les sources primaires. Ce qui en revanche est sûr, c’est que le licenciement pour problèmes mentaux ou manque d’ajustement à la vie militaire, s’il est fréquent chez les deux sexes, est une fois sur deux la cause d’un congé médical définitif pour une CWAC (chez les conscrits masculins, une fois sur trois ; chez les autres soldats de l’Armée de Terre, une sur quatre). Dans l’ARC, c’est 35 % de plus de congés médicaux pour cause psychologique chez les femmes[18].

Une injustice flagrante soulignée par Carolyn Gossage concerne le sort réservé aux femmes en uniforme qui deviennent enceintes[19]. C’est une situation qui n’existe, cela va de soi, que pour les femmes. Dans tous les cas, le licenciement est prévu (voir le Tableau 6), avec une possibilité qui apparaît assez théorique de retour dans le service après l’accouchement pour les femmes mariées, ou le maintien dans le service pour une mère célibataire qui refuse le mariage, ce pourvu que la garde de l’enfant soit assurée. En clair, il s’agit à cette époque d’une adoption légale. Tout ceci n’a en fait rien de vraiment surprenant.

Ce qui en revanche l’est, ce sont les conditions précédant le licenciement pour raisons médicales (la mention au certificat de libération), qui paraissent très avantageuses. En effet, l’ARC (et sans doute les deux autres services[20]) licencie soit en assumant directement les soins médicaux, y compris l’hospitalisation, avant et immédiatement après l’accouchement, soit en confiant les frais au ministère qui gère alors les pensions des anciens combattants (voir le Tableau 4), le premier cas de figure étant financièrement avantageux. Au licenciement final, les unes et les autres ont bien entendu droit aux primes prévues lors d’un congé final des armées. Ces mesures n’étaient certainement pas une chose commune ailleurs dans la société.

L’histoire médicale de la RCAF donne un total de 532 aviatrices hospitalisées pour grossesse (448 au Canada, 84 outre-mer), ce qui veut dire que le nombre de membres de la Division féminine devenant enceintes dépasse sûrement ce chiffre[21]. Par règle de trois[22], on peut donc estimer, pour les trois services, soit quelque 50 000 femmes enrôlées, qu’il y aurait eu environ 2 500 grossesses ayant requis l’hospitalisation. On parle donc ici d’au moins 5 % de démobilisations causées par les « maladies de grossesse », pour reprendre une catégorie de morbidité dans l’histoire officielle médicale[23].

Tableau 6

Procédures de licenciement des membres de la Division féminine enceintes

Procédures de licenciement des membres de la Division féminine enceintes
Source : BAC, R112, boîte 32 804, dossier S-393-100-98-3, d’après un tableau daté du 23 octobre 1942. N.B. J’ai simplifié considérablement le tableau pour les besoins de cet article

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Le fait d’être mariée (17,5 % des femmes de l’échantillon, contre 19,1 % pour les hommes), s’il présente socialement l’avantage de n’être pas mal vu, ne constitue pas en lui-même un avantage financier. Lorsqu’avantage il y a, il résulte du mariage, si l’homme assume sa paternité. En ce qui concerne les sommes versées et les soins fournis, c’est plutôt le fait d’être « défavorisée » qui procure des bénéfices. En effet, les mères célibataires sont financièrement prises en charge par le service ou par le ministère des Pensions (des Vétérans après la loi organisant le ministère en 1944) jusqu’au licenciement, et pour une période variable par la suite, mais qui peut atteindre et même dépasser l’année si je me fie aux quelques dossiers sur des femmes enceintes que j’ai pu consulter. Les femmes mariées perdent plus rapidement ou obtiennent plus rarement ses bénéfices, car c’est le mari qui doit les prendre en charge. Comme les sommes et les soins en uniforme sont plus généreux que ceux procurés par le ministère des Pensions, le fait de retarder le licenciement est avantageux. D’où l’étrange situation, particulièrement pour l’époque, de mères célibataires en uniforme[24] plutôt favorisées financièrement. De plus, dans la mesure où elles refusent la condition de femmes mariées, elles bénéficient de la possibilité de suivre un cours de formation professionnelle avant ou après le congé du service. Néanmoins, seules les femmes mariées ayant accouché et dont l’enfant a été adopté ou dont la garde est assurée peuvent prétendre à un réenrôlement, une possibilité théorique qui ne se vérifiera pas après la guerre, car les trois services féminins seront abolis.

Cet avantage financier n’est pas théorique ; il a été rapidement connu, d’où le petit fait curieux, mais significatif suivant : il existe au moins quelques dizaines de cas de jeunes enrôlées qui étaient en début de grossesse lors de l’enrôlement, connaissant parfaitement leur état, mais désireuses d’obtenir le soutien financier et hospitalier de l’ARC durant la grossesse et dans les mois suivants l’accouchement[25]. Le licenciement manu militari recouvre donc des significations variables selon les cas…

Une proportion inconnue, mais significative des soldats se marient après l’enrôlement, ce qu’ils doivent faire en demandant une permission écrite de se marier à leur commandant d’unité, presque toujours accordée. Cependant, cette procédure ne s’applique qu’aux hommes ; je n’ai lu qu’un dossier de jeune femme, une infirmière, mais j’ai oublié laquelle, avec demande de permission de se marier, mais on voulait plutôt qu’elle démissionne[26]. Les femmes mariées l’étaient donc à l’enrôlement. Ici aussi, la situation est sexuellement discriminatoire.

L’attitude à l’égard des rapports sexuels est à première vue plus pragmatique dans les forces armées que dans la société. Les forces armées ayant d’abord le souci de maintenir l’effectif en capacité d’accomplir ses missions, les rapports sexuels et les grossesses sont considérés comme des facteurs de risques ou une maladie. L’incidence des maladies vénériennes est grande chez les militaires, et parce que ces maladies sont souvent traitées en hôpital à l’époque (la moitié des cas pour l’Armée de Terre, en moyenne 12 jours d’hospitalisation pour le traitement de la gonorrhée), ce qui en faisait l’une des premières causes d’incapacité temporaire après les problèmes respiratoires (y compris rhume et grippe) et les accidents[27]. « L’éducation » constitue par conséquent un trope de la formation militaire[28]. Et c’est vrai des hommes et des femmes, même si celles-ci sont bien moins sujettes aux maladies vénériennes que ceux-là si l’on s’en tient aux statistiques de l’ARC, la seule à avoir publié des statistiques par sexe détaillées : 31,4 par 1000 membres de sexe masculin contre 6,5 pour les membres féminins, ce au Canada, les statistiques pour les Canadiennes en Grande-Bretagne étant lacunaires[29].

Terminons cette section par un souhait. Toute la question des rapports amoureux est un sujet en soi difficile à aborder, car les archives ne sont pas indexées en fonction des attachements romantiques et de leurs conséquences heureuses et malheureuses. Mais deux décennies de fréquentation des archives militaires[30] me font croire, m’assurent, qu’une enquête du genre est possible. Elle peut être intéressante en ce siècle de guerre des sexes.

Le reclassement des auxiliaires féminines de la RCAF en 1945-1947

Enfin, passons à la démobilisation des femmes en termes généraux[31]. De nombreuses femmes, cadres et simples employées de la Division féminine, espéraient que quelques centaines de postes féminins feraient partie des 25 000 postes militaires prévus pour la Force permanente d’après-guerre. Ce fut une déception pour beaucoup d’hommes que les effectifs de retour à la paix fussent aussi faibles, étant donné le nombre de mobilisés, plus de 1,1 million, d’autant que ce chiffre de 25 000 ne sera même pas atteint. Pour les membres des corps féminins, la déception fut encore plus amère : ils furent tous dissous en 1947. On a une bonne idée des réactions des femmes grâce aux nombreux témoignages publiés[32].

Cependant, au moins plusieurs dizaines conservèrent un emploi au sein du gouvernement fédéral, car elles quittèrent l’uniforme pour travailler aussitôt comme fonctionnaires. Les conditions dans lesquelles ce passage s’est fait sont intéressantes. Je m’en tiens à nouveau au cas de membres de la Division féminine de l’ARC, ici plus spécifiquement à celles qui travaillent à Ottawa, où se trouvait la plus grande concentration de femmes militaires.

Dans un bref ordre écrit daté du 11 septembre 1945 – on remarque la date tardive, claire indication que jusque-là on voulait retenir des femmes à l’emploi du ministère —, le chef d’état-major de l’ARC, l’Air Marshal Robert Leckie, demande au directeur du personnel de l’ARC de procéder rapidement au licenciement des membres de la Division féminine. Cependant, il appert qu’il ne s’agit pas seulement de les mettre au chômage, mais plutôt de faciliter leur passage à la fonction publique, car, ajoute-t-il, il lui apparaît nécessaire de procéder le plus tôt possible à une tournée d’information des membres de la Division féminine aux fins de leur préciser les conditions d’emploi et surtout la classification (principal déterminant de la paye), de manière à rendre aussi « attrayant que possible leur nouveau statut[33] ».

La fonction publique fédérale étant strictement régulée, il fallut négocier avec la Commission de la Fonction publique un protocole de transfert. En voici l’essentiel :

  • Aux fins de comparaison, la solde journalière plus l’indemnité de subsistance multipliées par 365 sont utilisés comme salaire annuel reçu par les membres de la Division féminine.

  • La Division de l’Organisation de la Commission de la Fonction publique accepte de recommander la création d’emplois civils à un salaire qui ressemble aux rémunérations les plus proches de sa grille salariale, par exemple

    •  Une caporale commise d’administration du groupe A qui reçoit une solde de 2,10 $/j plus l’indemnité de 1,25 $/j reçoit un salaire annuel de 1 222,75 $. La Commission accepte de lui verser la paye d’une commise de classe II soit 1200 $ par année ;

    • Une sergente (assistance administrative) de l’Air du groupe A présentement rémunérée au salaire de 1 460 $ par année se verra offrir un poste de commise de classe III au taux de 1 500 $ l’an ;

    • Une soldate de 1re classe commise d’administration du groupe B payée annuellement 1076,25 $ sera classée dans le groupe IA avec un salaire de 960 $ par an.

  • Les salaires de la Commission de la Fonction publique des exemples précédents seront augmentés d’un bonus de coût de la vie valant 17 % du salaire de base pour les salaires inférieurs à 1 300 $ par an et d’un boni fixe de 18,48 $ par mois pour les autres. […]

  • Toutefois, il est entendu que dans tous les cas la Commission de la Fonction publique accepte ces transferts sur une base provisoire, et qu’une fois l’opération réalisée, chaque poste fera l’objet d’une enquête devant déterminer si la classe salariale est appropriée[34].

Les droits acquis des aviatrices sont donc préservés, tout en respectant autant que faire se peut les règles de la Commission de la Fonction publique (mais pas ses règles d’embauche !).

Cependant, les règles ne veulent rien dire si on les sort du contexte de l’époque ; ce qui compte, c’est l’attitude des intéressées. La possibilité d’un transfert vers le civil existe, mais a-t-elle été saisie ? J’ai pu retrouver trente-quatre listes du personnel de l’ARC pour lequel une offre a été faite en septembre 1945[35], dans la foulée de l’ordre de Leckie du 11 du mois. Sur certaines de ces listes se trouve la décision de l’employée. À des centaines, aucune offre ne semble avoir été faite, ou très peu, notamment aux travailleuses de cafétéria et de cantines, mais pour les listes où une décision est inscrite, surtout des employées de bureau du Quartier général de l’Air à Ottawa, on trouve 28 offres acceptées et pas moins de 325 refusées. Essentiellement, il s’agissait de commises de bureau, de sténos-dactylos, d’assistantes administratives et d’opératrices de télétypes. Les motifs de refus ne sont pas indiqués sur les listes, mais pour les opératrices de télétype, des explications sont fournies dans une note de service : sur un personnel de 80, seulement trois manifestent le désir de demeurer à l’emploi du gouvernement fédéral. L’auteur de la note indique les quatre raisons suivantes : fatigue et désir de changement ; l’emploi avant enrôlement étant garanti, elles pensent qu’elles auront de meilleures chances de promotion en retournant chez leur ancien employeur ; désir de rentrer dans le patelin et de quitter un Ottawa surpeuplé ; finalement, une offre salariale plus élevée dans les compagnies de téléphone et de télégraphe[36]. On a ici une catégorie de personnel recherché pour laquelle les conditions de vie à Ottawa, la pénurie de logements causée par l’expansion du gouvernement et des forces armées, restent un problème quatre mois après la fin de la guerre. On ne sait malheureusement pas pourquoi les autres, plus nombreuses, en particulier les commises de bureau de les sténos-dactylos, refusaient les offres : paye ? retour au patelin ? désir de mariage et d’enfants ?

* * *

Il n’existe toujours pas d’histoires fouillées et satisfaisantes des corps féminins des trois services armés[37]. Mais on peut dire sans risque d’errer que l’opinion voulant que la RCAF (WD) fût le plus progressif des trois corps militaires féminins est justifiée. Il paie mieux que les fameuses CWAC, beaucoup mieux. Dans la MRC aussi c’est le cas, mais la RCAF se distingue par la proportion élevée de membres féminins ; les mesures de licenciement de membres enceintes sont, semble-t-il, prises surtout à l’initiative de la RCAF (WD), ce qui conduit à l’adoption de mesures similaires dans l’Armée et la Marine ; les grilles salariales de conversion de l’Aviation militaire au civil sont également généreuses. J’admets que ces deux derniers points ne sont pas vraiment prouvés ici, faute d’information facilement accessible sur la démobilisation des CWAC et des WRCNS. Finalement, la RCAF (WD) a été lente à licencier ses dernières membres et a pris la peine d’immortaliser le moment sur pellicule photographique[38].

La suite de l’histoire est connue dans ces grandes lignes : reformation de corps d’auxiliaires féminines dans le cadre de l’expansion des Forces canadiennes après la formation de l’OTAN, la Guerre de Corée et le déploiement en Europe ; crise avec la réduction des effectifs sous Diefenbaker, Pearson et Trudeau dans les années 1960 ; disparition des corps d’auxiliaires et intégration (avec effet de la Commission Bird) dans les années 1970 ; puis ouverture progressive de tous les métiers militaires, y compris dans les armes de combat à partir des années 1980, ce sous la pression sociétale, mais aussi par besoin, le recrutement d’individus qualifiés restant difficile malgré la petite taille des Forces armées canadiennes.

J’admets que les détails manquent. Mais cette chronique, et toutes celles parues depuis 1998, ayant d’abord pour fonction de soulever l’intérêt des chercheur(e)s, je laisse à d’autres l’éclairage des zones d’ombres. Les notes fournissent les pistes de départ…