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Ce n’est que récemment que la traduction a commencé à faire l’objet d’études en sciences sociales et humaines (SHS) afin d’en comprendre la dynamique propre, prenant le relais des abondants travaux qui existent déjà sur ce sujet en études littéraires[1]. Jusqu’à récemment, il était en effet admis que la traduction des oeuvres littéraires exigeait une expertise particulière, faite pour moitié de connaissance des langues et pour autre moitié de familiarité culturelle, expertise qui n’avait pas son équivalent dans les domaines scientifiques où la technique l’aurait emporté sur le style, ou encore, si l’on préfère, le fond sur la forme. Pourtant, force est d’admettre que la circulation plus ou moins fluide des idées en SHS ne dépend pas seulement de la relative polyglossie des chercheurs, mais aussi de leur capacité à intégrer des systèmes de pensée différents et des réseaux de promotion (scientifiques ou intellectuels) spécifiques (Gingras, 2002; Bourdieu, 2002). Comme le note avec justesse Gisèle Sapiro, les obstacles aux échanges entre chercheurs tiennent autant, sinon plus, à des facteurs culturels ou politiques qu’à des facteurs économiques, les principes de sélection et les critères de jugement changeant d’une région à l’autre au point de compromettre la réception en langues vernaculaires des oeuvres initialement publiées dans une langue étrangère (Sapiro, 2012a; 2012b; Bosser, 2012; Heilbron et Sapiro, 2002).

À l’évidence, la dynamique de la traduction est différente selon qu’il s’agit d’articles ou de livres. Peu d’articles scientifiques sont traduits et publiés tels quels dans des revues évaluées par les pairs. Soit les articles scientifiques traduits sont reproduits dans des ouvrages collectifs (anthologies ou autres), sans évaluation externe, soit ils subissent des remaniements importants afin de les adapter aux règles éditoriales de la nouvelle revue qui les accueille, ce qui en facilite la réception. Pour qui s’intéresse à la traduction en SHS, il est par conséquent préférable de prendre pour corpus les ouvrages (Larivière, Archambault, Gingras et Vignola-Gagné, 2006)[2], lesquels sont confrontés à des traditions culturelles et éditoriales d’autant plus fortes qu’elles ne sont pas médiatisées par la grille de lecture (implicite ou explicite) imposée par les revues (grille qui comprend l’historique du périodique, la thématique du numéro, l’introduction générale au dossier, etc.), traditions qui n’ont pas leur équivalent dans le monde de l’édition des livres, et ce, malgré l’existence, entre autres, de collections ou de préfaces. Cela dit sans minorer ou banaliser les facteurs externes qui conditionnent, dans un cas comme dans l’autre, la réception des travaux des chercheurs et qui ont pour résultat de pondérer, voire d’annuler dans certains contextes, « la force intrinsèque de l’idée vraie », pour reprendre les mots de Spinoza (Gingras et Mosbah-Natanson, 2010, p. 306)[3].

Le Canada représente un cas de figure particulièrement intéressant. Pays bilingue où se côtoient deux langues centrales dans le champ international des SHS, le Canada s’est doté depuis plus de 40 ans de leviers institutionnels afin d’encourager le dialogue entre les deux communautés linguistiques. Il importe donc de revenir sur les réalisations concrètes des programmes mis en place afin, d’une part, de mieux cartographier le réseau des échanges qu’ils dessinent et, d’autre part, de mesurer leur impact réel dans l’espace général des SHS. Pour ce faire, nous avons suivi deux méthodes. Dans un premier temps, nous présentons un historique de l’aide à la traduction des oeuvres savantes au Canada afin de comprendre les motifs de cette initiative du gouvernement fédéral et les répercussions qu’elle a pu avoir sur les oeuvres sélectionnées. Dans un deuxième temps, nous mesurons la fréquence approximative des références aux ouvrages traduits tout en cherchant, vu la faible quantité de notre échantillon, à jauger le rayonnement qualitatif que ces oeuvres ont eu dans le champ savant à partir du contenu des comptes rendus. Reprenant une grille simple définie à partir des capitaux symboliques et sociaux en jeu, nous tâchons de présenter une meilleure appréciation de l’impact des sommes investies dans la traduction d’ouvrages scientifiques canadiens dans le domaine des SHS.

Brève histoire de l’aide à la traduction des oeuvres savantes au Canada

Dans le manifeste « Pour une édition en sciences humaines réellement européenne », lancé en 2009, des universitaires, éditeurs et lecteurs en sciences humaines et sociales affirmaient leur volonté de « participer collectivement à la construction d’une Europe des savoirs et de la connaissance » : « Participer à une circulation européenne des idées, c’est prendre toute la mesure des effets de l’élargissement de l’Union européenne dans le champ des sciences sociales. Cela implique aujourd’hui de faire entendre des voix et des textes de l’Europe centrale et orientale et d’intégrer la pluralité des manières de faire des sciences sociales » (EHESS, 2009). Au Canada, cette volonté de bâtir une maison commune des SHS n’est pas neuve, c’est le moins que l’on puisse dire. Il y a plus de 40 ans, dans la foulée de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (commission qui abordait la question des conflits entre le groupe francophone et le groupe anglophone dans un moment de grandes tensions nationalistes), le gouvernement canadien avait accepté de subventionner la traduction des oeuvres savantes. Le présupposé était alors comme maintenant que les savants pouvaient servir la cause de l’unité nationale (construire « un Canada plus fort », ce qui annonce les mots du manifeste de 2009, « une Europe plus forte ») en démontrant la nécessité de faire entendre la voix de la raison par-delà les particularismes locaux, en inspirant des politiques publiques plus tolérantes et transparentes et en éduquant les générations canadiennes plus jeunes aux vertus du dialogue.

En 1971, le Secrétaire d’État du Canada, Gérard Pelletier, avait reconnu le besoin d’un meilleur encadrement de la traduction des grands ouvrages canadiens dans une des deux langues officielles du pays parce que, espérait-il, [traduction] « la traduction servirait de véritable pont entre les deux cultures » (Archives, 1971)[4]. Il s’agissait de permettre aux deux communautés d’entrer en contact et d’engager un véritable dialogue après avoir trop longtemps évolué en parallèle, le nombre de traductions par année étant resté jusque-là extrêmement bas (la Belgique, à titre d’exemple, publiait alors 8 fois plus de traductions que le Canada) (Stratford, 1977, p. x). L’idée était d’encourager d’abord (mais point exclusivement) la traduction d’ouvrages signés par des auteurs canadiens et qui portaient sur des sujets considérés comme importants d’un point de vue canadien. [traduction] « La priorité sera accordée aux livres qui se rapportent à une thématique ou un contenu canadien. Toutefois, les livres portant sur d’autres sujets et écrits ou traduits par des résidents canadiens seront acceptés » (Archives, 1972, p. 4). Parmi ces publications, la traduction des ouvrages de vulgarisation devait en particulier servir à bâtir des passerelles et amener progressivement le public cultivé à s’ouvrir aux réflexions et opinions de l’autre groupe linguistique. Les ouvrages privilégiés n’étaient donc pas ceux qui faisaient avancer la connaissance dans un domaine de spécialisation, mais davantage ceux qui faisaient oeuvre de synthèse ou de vulgarisation, tel qu’y invitait au même moment l’UNESCO, un organisme qui avait fait le choix de traduire les oeuvres qui « facilit[aient] la bonne intelligence par le lecteur cultivé non spécialisé » (UNESCO, 1959).

[traduction] Qu’on le veuille ou non, la société canadienne est divisée selon des clivages linguistiques. Très peu de Canadiens, même parmi ceux ayant bénéficié des avantages d’une formation universitaire, sont capables de lire de larges quantités de textes dans l’autre langue officielle ou disposés à le faire. Si nous voulons encourager la compréhension mutuelle et améliorer concrètement le niveau plutôt superficiel de contact actuel, nous avons besoin d’une politique de traduction officielle. La politique devrait s’attaquer aux domaines qui favoriseront l’échange de connaissances entre le public instruit. À l’évidence, les travaux les plus pertinents seront ceux qui ont une grande pertinence sociale dans le contexte canadien et présentent un large intérêt intellectuel en termes de méthodologie et de sujet. On sait bien que l’absence d’une politique de traduction cohérente pour de tels travaux savants ou pour les oeuvres de haute vulgarisation [en français dans le texte] a été préjudiciable à la compréhension mutuelle des traditions historiques et des approches contemporaines de l’étude de notre société, de ses institutions et de sa littérature. Afin d’assurer notre survie intellectuelle en tant que nation unifiée, il est essentiel que les étudiants universitaires et les lecteurs éduqués aient accès à des éditions à prix raisonnable des oeuvres écrites dans l’autre langue officielle qui sont devenues des oeuvres majeures ou qui sont susceptibles de le devenir, comme, par exemple, des études méthodologiques importantes ou ayant une grande pertinence sociale. (Archives, 1972, p. 2)[5]

Tout le monde s’entendait pour dire que le marché de la traduction n’était en général pas viable pour des livres savants à faible tirage et que, pour cette raison, de grands classiques de la littérature scientifique canadienne demeuraient inaccessibles dans l’autre langue officielle. On se lamentait par exemple que The Bush Garden de Northrop Frye, The Fur Trade in Canada de Harold Innis, The Conflict of European and Eastern Algonkian Cultures par A. S. Bailey, Économie et société en Nouvelle-France de Jean Hamelin, Histoire de la littérature française de Pierre de Grandpré ou Société politique : la vie des groupes de Léon Dion ne soient pas disponibles en traduction (Archives, 1972, p. 3). Il existait bien, depuis 1941, un programme de subvention pour le livre scientifique qui, géré par la Fédération canadienne des sciences sociales, était financé en rapport avec sa mission d’« appuyer l’édition de travaux d’érudition individuels » (Fisher, 1991). Cependant, il ne touchait pas la traduction. Quant au programme de traduction géré depuis 1960 par le Conseil des arts (qui avait pour mandat de favoriser et de promouvoir l’étude et la diffusion des arts ainsi que la production d’oeuvres d’art), il s’avérait nettement insuffisant. C’est en réponse à ces lacunes que, en 1972, le Conseil des arts bonifiait son budget et améliorait l’encadrement du processus d’octroi des subventions destinées à couvrir les honoraires des traducteurs. L’impact se fit immédiatement sentir. De 1971 à 1977, 200 nouvelles traductions furent subventionnées, pour un montant total de plus d’un demi-million de dollars (Stratford, 1977, p. xvi). En 1974, soucieux de contribuer à la reconnaissance du statut de traducteur, le Conseil des arts inaugurait la remise de deux prix de traduction littéraire destinés aux meilleures traductions de l’année, l’une en français et l’autre en anglais. En 1983 fut également créée la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), une société d’État relevant du ministre de la Culture et des Communications du gouvernement du Québec, laquelle avait pour rôle de favoriser la production et la diffusion de la culture québécoise dans le champ des industries culturelles.

Le penchant nettement littéraire de ces initiatives gouvernementales laissait les chercheurs en SHS insatisfaits[6]. Comme la Fédération canadienne des sciences sociales et le Conseil canadien de recherches sur les humanités visaient les oeuvres savantes, et le Conseil des arts les oeuvres littéraires, des malentendus surgirent rapidement, et des éditeurs se plaignirent d’une faible harmonisation entre les deux organismes. En 1977, au moment de la création du CRSH par une loi du Parlement fédéral, les plaintes, qui dénonçaient l’absence d’une politique spécifique de traduction pour les ouvrages savants, s’accumulaient. « Il est essentiel, disait-on, qu’une politique de traduction d’oeuvres en sciences sociales et humanités soit présentée et éventuellement adoptée par le nouveau Conseil en sciences humaines [CRSH] » (Archives, 1977b). On pressait les autorités publiques de procéder à des réformes. Répondant à ces attentes, le gouvernement fédéral accepta de créer, en 1977, un programme autonome de traduction pour les SHS à l’intérieur du Programme d’aide à l’édition savante (PAES, devenu depuis le Prix d’auteurs pour l’édition savante), lequel est aujourd’hui géré par la Fédération des sciences humaines[7].

On était alors conscient que « tout ouvrage n’est pas bon à traduire » (Archives, 1978b). En 1977, la Fédération canadienne des sciences sociales et le Conseil canadien de recherches sur les humanités se donnaient donc trois larges critères pour évaluer la pertinence d’une subvention à la traduction. En premier lieu, le contenu et la qualité du manuscrit original. En deuxième lieu, l’intérêt pour une traduction en langue française ou en langue anglaise. En troisième lieu, la qualité de la traduction elle-même. Si le premier critère était assez aisément appliqué, puisque l’ouvrage devait suivre, si ce n’était déjà fait, la filière normale de l’évaluation par les pairs, les deux autres critères donnaient lieu à plus de difficultés. Par exemple, en 1977, un comité ad hoc avait établi la liste des 216 titres approuvés par le Programme d’aide à l’édition savante du 1er juin 1976 au 31 octobre 1977, liste qui avait été subséquemment transmise aux membres de la Fédération canadienne des sciences sociales et du Conseil canadien de recherches sur les humanités afin que ceux-ci puissent juger parmi les ouvrages subventionnés lesquels seraient susceptibles, selon eux, d’être traduits dans l’autre langue officielle. Trente personnes avaient pris le temps de répondre à ce sondage. La moitié environ des ouvrages en humanités et en sciences sociales avaient été proposés pour une traduction (soit, respectivement, 64 sur 133 pour les humanités et 46 sur 83 pour les sciences sociales), mais seulement 8 titres en humanités et 14 titres en sciences sociales avaient été proposés au moins quatre fois (Archives, 1977a). Le consensus était donc loin d’être atteint. Une tendance générale se dégageait pourtant : les 22 ouvrages proposés par 4 personnes et plus avaient un fort contenu canadien et relevaient, en majorité, de l’histoire ou de la science politique. Ces textes répondaient donc bien au souhait de privilégier une perspective nationale.

Les ouvrages susceptibles de faire connaître une des deux cultures nationales à l’autre ont été sélectionnés en priorité. Pour certains, la méconnaissance mutuelle des deux entités culturelles provient du fait qu’elles ont toutes deux une vue différente de l’histoire. Il serait donc essentiel de chercher à traduire en priorité des ouvrages historiques. Pour la même raison, la traduction d’ouvrages en sciences politiques, en philosophie, en anthropologie et en littérature serait souhaitable. Les répondants sont presque unanimes pour reconnaître que seuls les ouvrages d’intérêt national devraient être traduits […].

Archives, 1977a, p. 5

En dehors de ce critère, on privilégiait les ouvrages de synthèse et de vulgarisation et ceux qui touchaient à l’actualité. « Dans l’ensemble, on souhaite que les ouvrages traduits puissent atteindre le grand public cultivé et les étudiants diplômés et de premier cycle, plutôt qu’un petit cercle restreint de spécialistes » (Archives, 1977a, p. 6).

Les livres acceptés dans les 5 premières années (1979-1984) par le programme de subvention à la traduction respectent assez fidèlement les intentions des promoteurs. C’est le cas du livre de Jorge Niosi, La Bourgeoisie canadienne. En 1981, un des évaluateurs insistait sur les ponts que la traduction de l’ouvrage permettrait de jeter entre les deux communautés linguistiques : [traduction] « J’appuie très fortement la publication du travail de Niosi en anglais. À mon avis, il représente une des meilleures études issues de la jeune génération de sociologues francophones. De plus, le sujet abordé facilite l’amorce d’un dialogue important entre sociologues anglophones et francophones » (Archives, 1981a). Le même évaluateur insistait plus loin dans sa lettre de recommandation :

[traduction] Comme je l’ai déjà mentionné, je suis très enthousiaste à l’idée de rendre ce travail disponible en anglais. Il existe encore trop peu d’échanges entre les traditions sociologiques francophones et anglophones; un nombre d’anglophones tristement limité a accès à la littérature savante dans les deux langues. Si nous tenons à traduire des oeuvres, il est important de le faire dans des domaines où il y a beaucoup d’intérêts et de débats. C’est exactement le cas du travail de Niosi. [...] Je m’attends à ce que son livre ouvre un débat utile et fasse connaître une bonne part des travaux francophones au public anglophone.

Archives, 1981a

On retrouve des commentaires semblables dans les autres lettres de recommandation écrites par les évaluateurs qui sont conservées dans les archives de la Fédération canadienne des sciences sociales et du Conseil canadien de recherche sur les humanités.

Très rapidement, malgré l’enthousiasme initial, le programme de traduction mis en place s’est buté à des problèmes majeurs et n’a eu qu’un succès mitigé. Pendant les quatre premières années (1979-1980 à 1982-1983), seulement 28 manuscrits savants ont été traduits pour l’ensemble des disciplines des SHS. Ce chiffre doit être mis en comparaison avec les 600 ouvrages savants publiés dans le même laps de temps (ce qui revient à dire que les traductions représentaient moins de 5 % des ouvrages parus). La raison de ce faible résultat tient aux énormes difficultés que présentait une traduction dans le domaine des SHS. En effet, les sept manuscrits traduits en moyenne par année avaient constitué autant de casse-tête pour les membres du programme d’aide à l’édition.

Parmi les problèmes les plus récurrents qui se posaient à la traduction, on note le difficile équilibre entre une traduction trop littérale et une traduction trop libre du texte original. Le traducteur de Canadian Multinationals, de Jorge Niosi, se lamentait : [traduction] « Vous remarquerez que je n’ai pas fait tous les changements suggérés par les évaluateurs. Cela tient principalement au fait que le lecteur A est d’avis que la traduction est trop littérale, tandis que la critique du lecteur B est essentiellement que la traduction ne l’est pas assez » (Archives, 1984). Alors qu’on aurait pu croire que les oeuvres de fiction seraient plus difficiles à traduire que les oeuvres en SHS, c’est plutôt l’inverse que l’on observe. Les premières offrent une certaine latitude aux traducteurs, qui peuvent davantage improviser en respectant l’esprit du roman ou le sens du poème. À l’autre bout, les oeuvres purement technoscientifiques ou désincarnées du contexte, comme en sciences naturelles ou appliquées, peuvent être traduites dans un langage plus technique ou formel. En SHS, il ne suffit pas au traducteur de posséder une culture générale assez étendue pour percevoir les allusions, doubles sens et paraphrases des textes, il lui faut en plus restituer la « mémoire » et la « culture première » de l’auteur dans le contexte d’un nouveau lectorat qui fonctionne à partir de références et sous-entendus différents, tout en sauvegardant la précision scientifique du texte original (Rochlitz, 2001). « Libéralisme », « laïcité » ou « nation » sont des termes qui sont reçus fort différemment en France ou aux États-Unis, ce qui peut fausser la lecture d’une traduction et conduire à de regrettables contresens. Dans le « Translator’s note » que les traducteurs de Gérard Bouchard ont cru bon d’inclure dans The Making of the Nations and Cultures of the New World: An Essay in Comparative History, on trouve une longue justification de la traduction des expressions « rupture et continuité », « culture savante », « classes populaires » et « américanité », ces termes étant loin d’être transposables directement dans la langue de Shakespeare (Weinroth et LeducBrowne, 2008, p. xi-xiv). Au-delà de l’utilisation de ce que Barbara Cassin (2004) appelle des « intraduisibles », la « logique interne de la langue » elle-même creuse un écart irréductible avec les autres langues, écart que le meilleur traducteur ne pourra jamais combler et qui confirme le proverbe italien archiconnu « Traduttore, traditore ».

En plus des défis liés à la traduction, d’autres problèmes surgissaient, tout aussi épineux. En 1978, par exemple, l’éditeur Harvest House co, basé à Montréal, avait voulu traduire l’ouvrage de Serge Gagnon, Le Québec et ses historiens. Depuis quelque temps, l’éditeur cherchait un livre qui puisse introduire les lecteurs canadiens de langue anglaise à l’historiographie canadienne-française, de François-Xavier Garneau à Lionel Groulx. Pour les besoins de Harvest House co, il était préférable de traduire seulement le quatrième chapitre et la conclusion du livre original de Gagnon, et de rajouter une introduction inédite afin de fournir aux lecteurs anglophones des éléments de contexte général. Les responsables du programme de traduction accordèrent la subvention à la traduction sur la base de ce compromis. Seulement, l’introduction soumise par Gagnon fut refusée par l’éditeur, qui la trouvait beaucoup trop longue (45 pages, au lieu des 15 pages promises) et l’on fut devant le choix déchirant de refuser une subvention accordée parce que l’introduction ne répondait pas aux attentes.

[traduction] Dans l’état actuel des choses, [l’introduction] semble diminuer les chances que le livre soit de quelque utilité. Ce que l’auteur a essayé de faire, c’est de résumer l’orientation générale de son livre. Le résultat est une discussion confuse, souvent abstraite et répétitive, de certains problèmes très complexes [...]. Bref, je trouve peu de mérite à ce texte vaseux. Le livre serait mieux sans lui. Cela dit, je ne serais pas d’accord de publier le livre sans une introduction véritablement utile.

Archives, 1981c

Cela laissait le comité dans une impasse. L’éditeur de Gagnon n’était pas d’humeur à rire et les lettres envoyées à la Fédération canadienne des sciences sociales trahissent un légitime sentiment de frustration. Une fois la traduction du manuscrit finalement acceptée, l’éditeur écrivait : [traduction] « J’espère que le processus se poursuivra rondement. La production générale du livre de Gagnon nous tient en arrêt, et chaque mois qui passe coûte environ 2 000 $ en frais généraux, que nous publions ou non un mot. Ce montant ne comprend pas mon salaire. Le temps est, dans le cas présent, une donnée fondamentale » (Archives, 1981b).

Les retards constituent la plus grande hantise des éditeurs. La traduction d’un ouvrage savant impose un rythme peu compatible avec le fonctionnement ordinaire des éditeurs commerciaux. Le processus de traduction est long et incertain, pouvant prendre parfois plus de trois ans. En 1975, la University of Toronto Press voulut publier en langue anglaise les deux tomes de Léon Dion, Société et politiques : la vie des groupes, que l’Université Laval avait lancés en 1971 et 1972; mais devant les retards qui s’accumulaient, la décision s’imposa de laisser tomber le projet. [traduction] « Je regrette de devoir vous dire que nous avons finalement perdu notre intérêt pour la publication en anglais de l’étude de Léon Dion, La Vie des groupes, et que nous lui rendons donc son manuscrit. [...] Pour nous, la plus grande leçon est probablement que la traduction devrait être tentée pour des oeuvres plus courtes [...] » (Archives, 1976). Les cas de traductions entamées et non terminées, sans être courants, ne sont pas rares. Par exemple, Berlin chantiers - essai sur les passés fragiles, de Régine Robin, qui reçut un avis favorable en 2001, ne fut jamais publié en anglais. Même chose pour l’ouvrage de Patrick Imbert, Trajectoires culturelles transaméricaines : médias, publicité, littérature et mondialisation, qui a été accepté pour traduction en 2004. Les délais ne font pas que hausser les coûts de production d’un livre. Ils empêchent l’ouvrage de se situer dans le prolongement de la littérature la plus récente. Le délai entre la publication de la version originale et de sa traduction, qui s’étire souvent sur plus de 5 ans (Chenu, 2001, p. 105)[8], explique que, ailleurs dans le monde, la traduction vise des ouvrages considérés comme classiques (Weber, Simmel, Goffman), ceux-ci étant plus susceptibles de servir de références pour les étudiants (ce qui assure un certain chiffre de ventes) et ayant subi le tri du temps (ce qui permet de ne pas être prisonnier de l’événement).

Au Canada, l’opinion s’imposa peu à peu auprès des éditeurs que la traduction d’une oeuvre savante était une aventure jonchée d’obstacles et très peu alléchante. Afin de refléter cette baisse d’intérêt, le nombre admis de traductions passa de 7 à 5 par année dans les années 1990 et, en réalité, les candidatures furent moins nombreuses que ce qu’elles auraient pu être en théorie. Si l’on prend une liste courte recensant les titres de 1997 à 2014 et comprenant 45 titres subventionnés, et que l’on en retranche 13 projets n’ayant jamais ou pas encore abouti, on en arrive à 32 titres publiés, soit 15 publiés en anglais dans leur version originale et 15 en français, à quoi s’ajoutent deux traductions du russe vers l’anglais qui ne seront pas analysées dans le présent article. Ainsi, de 1997 à 2014, 32 subventions à la traduction ont été accordées et réalisées, ce qui donne une moyenne de moins de deux traductions par année (1,78 pour être exact), un chiffre qui est loin de correspondre aux espoirs caressés par les pionniers du programme d’aide à l’édition savante.

En conclusion, l’histoire des politiques de traduction du gouvernement canadien dans le domaine des SHS nous offre un aperçu des volontés des acteurs et actrices du milieu. Elle offre l’occasion de réfléchir aux défis concrets qui se présentent à ceux et celles qui cherchent à disséminer la connaissance savante dans l’autre langue officielle du Canada. D’une part, le programme d’aide à la traduction a été établi afin de faire connaître aux Canadiens anglais la production des chercheurs francophones, et vice versa. Cet objectif n’a pas changé avec les années. En 2004, Paul Ledwell, alors directeur général du PAES, reconnaissait toujours « l’importance qu’au Canada, le savoir circule dans les deux langues officielles » (Bordeleau, 2004, p. 15-18). Comme naguère, on visait moins l’avancement des connaissances dans des secteurs de spécialisation précis que ce qu’on appelait la « haute vulgarisation », c’est-à-dire une littérature destinée en priorité aux étudiants de premier cycle ou des cycles supérieurs, de même que, plus largement, au public cultivé. On privilégiait les ouvrages qui avaient un ancrage national, ce qui faisait pencher la balance vers les oeuvres historiques ou politiques. Néanmoins, la réalité même du travail de traduction a passablement compliqué le travail des éditeurs. Peu à peu, les éditeurs ont réalisé la lourdeur de la démarche et la plupart ont compris qu’il valait mieux éviter cette avenue à moins d’un projet réellement prometteur. Cela explique sans doute pourquoi, de 1997 à 2014, la quantité annuelle des traductions d’ouvrages savants effectivement réalisées est si famélique, soit 0,83 par année pour les ouvrages anglais traduits en français.

Quand on connaît la somme des ouvrages publiés au Canada dans les champs des sciences sociales et humaines, le total des traductions a de quoi laisser songeur. Aujourd’hui, le Prix d’auteurs pour l’édition savante (PAES) gère un budget de 1,5 million de dollars qui permet l’octroi de 180 subventions de 8 000 $ pour la publication d’un ouvrage et de cinq subventions de 12 000 $ pour la traduction (FSH, 2015)[9]. Cela signifie que les traductions représentent en théorie moins de 3 % des livres savants subventionnés, et en fait moins de 1 %. On a l’impression d’une goutte d’eau perdue dans l’océan. Le Canada ne fait pas figure d’exception à cet égard. Vincent Hoffman-Martinot est arrivé à un constat semblable pour les traductions en français des ouvrages de sciences politiques et de sociologie allemands. De 1994 à 2000, à peine sept traductions par an ont paru pour ces deux disciplines, avec pour résultat que la littérature dans ces domaines est très peu connue en France (Hoffmann-Martinot, 2004, p. 215-216). Les traductions concernent au premier chef les grands classiques, comme les oeuvres désormais canoniques de Max Weber ou Georg Simmel (des auteurs qui non seulement sont disparus depuis longtemps, mais ont aussi été largement traduits dans d’autres langues), laissant dans l’ombre les auteurs contemporains. S’interrogeant sur les raisons de ce désintérêt des éditeurs français pour les sciences politiques et la sociologie allemandes actuelles, Hoffmann-Martinot propose les explications suivantes : le faible rayonnement scientifique des sciences sociales allemandes (hypothèse jugée peu crédible compte tenu de la production substantielle des chercheurs allemands dans ce domaine); l’imposition de l’anglais comme lingua franca, ce qui conduit les praticiens allemands à s’investir dans l’espace anglo-saxon au détriment du français; le faible intérêt des chercheurs français pour ce qui se fait en Allemagne. Il lui aurait fallu aussi mentionner les difficultés inhérentes au processus de traduction lui-même qui freinent l’enthousiasme des éditeurs pour les oeuvres produites dans une autre langue.

Les facteurs de réception en SHS

Il serait tentant de se consoler de la faible quantité des traductions en insistant sur leur puissant rayonnement à travers la littérature savante canadienne. En d’autres termes, le petit nombre de livres traduits serait compensé par une enviable réception par le public de l’autre langue. À ce sujet, les membres des premiers comités de traduction croyaient que les ouvrages écrits en français devaient être traduits dans une plus grande proportion, puisque les francophones sont minoritaires au pays. Les Canadiens de langue anglaise occupant une position dominante dans le champ des études savantes, il semblait normal d’encourager la diffusion des oeuvres produites dans une langue moins communément partagée (Archives, 1977a, p. 6). À se fier aux traductions subventionnées entre 1997 et 2014, la tendance se confirme, les traductions vers la langue anglaise représentant (une fois retranchées les deux traductions du russe) la moitié du total, alors que les anglophones représentent environ 75 % de la population canadienne. Cette proportion est très différente de la situation qui prévaut dans le reste du monde (Sapiro, 2012a; Voogel et Heilbron, 2012)[10] depuis les années 1980, la domination mondiale de l’anglais n’a fait que s’accentuer, les autres langues, dont le français, suivant très loin derrière (Sapiro, 2016, p. 69)[11]. Selon les données du Bureau du livre français à New York, seulement 539 titres de sciences humaines ont été traduits du français à l’anglais aux États-Unis entre 1990 et 2007, soit une trentaine de titres par année, tandis que, selon l’Index Translationum de l’UNESCO, il y aurait eu, très approximativement, plus de 10 000 traductions de l’anglais au français en sciences humaines pour la même période (Molénat, 2007)[12]. Comme on le constate au vu de ces chiffres, le PAES renverse la tendance mondiale, tout en ayant, on en convient, un poids négligeable dans la dynamique d’ensemble.

Il est évident que le contenu même d’un livre favorise (ou non) sa traduction (Montpetit, Blais et Foucault, 2008)[13]. Les arguments pour appuyer une traduction reposent, d’une part, sur l’accessibilité du livre et, d’autre part, sur la pertinence du sujet pour le public de l’autre langue. Il n’est pas surprenant de voir dans la liste du PAES des ouvrages publiés d’abord en anglais qui ont pour sujet le Québec francophone. Ainsi, l’ouvrage de Colin M. Coates (The Metamorphoses of Landscape and Community in Early Quebec) porte sur la société québécoise sous le régime seigneurial, et sa traduction en langue française semblait donc naturelle. Le livre de Donald Fyson (Magistrates, Police, and People: Everyday Criminal Justice in Quebec and Lower Canada, 1764-1837) étudie la justice criminelle ordinaire au Québec et au Bas-Canada, un sujet dont les sources archivistiques sont majoritairement françaises. Emma Anderson (The Betrayal of Faith: The Tragic Journey of a Colonial Native Convert) base son analyse sur le récit d’un homme né au sein d’une communauté d’Innus le long du fleuve Saint-Laurent dans ce qui est aujourd’hui le Québec et ayant été envoyé en France par des missionnaires catholiques pour y être éduqué pendant cinq ans. En 1991, un des deux évaluateurs de On the Move: French-Canadian and Italian Migrants in the North Atlantic Economy, de Bruno Ramirez, soulignait la nécessité de soutenir financièrement la traduction en insistant sur la propension des locuteurs français de s’en tenir à des ouvrages parus dans leur langue : « Vous me demandez […] un avis “quant à l’opportunité de faire paraître une version en français”. Sans aucune hésitation, je dis oui. […] Bien sûr, des spécialistes pourraient se satisfaire du texte anglais, mais sans la traduction française, un nombre important d’étudiants francophones, même de niveau universitaire, et beaucoup de lecteurs éclairés n’y auraient pas accès. Pour eux, la traduction française s’impose » (Archives, 1991a). L’autre évaluateur insistait quant à lui sur le sujet même du livre, qui intéresserait au premier chef un public franco-québécois. « Il ne fait pas de doute qu’une version en langue française s’impose. D’abord, l’ouvrage concerne très directement le Québec, et notamment un chapitre important de son histoire générale et socio-économique. Ensuite, son contenu apporte un éclairage incontestablement neuf sur certains aspects de cette histoire […] » (Archives, 1991b). Les deux évaluateurs du livre de Ramirez s’entendaient pour croire qu’une version en langue française avait la chance de toucher un vaste public.

À l’inverse, des ouvrages publiés originellement en français et traduits en anglais ont un sujet qui n’appartient pas en propre à l’univers francophone. Sylvie Poirier a initialement publié Les jardins du nomade en français; toutefois, le sujet en est l’Australie, et sa traduction s’imposait donc, ce qui sera fait sous le titre A World of Relationships. Itineraries, Dreams, and Events in the Australian Western Desert. D’autres ouvrages traduits signés par des auteurs francophones ont des sujets transnationaux. L’ouvrage de Louise Ladouceur avait, déjà en français, un titre bilingue : Making the Scene. La traduction du théâtre d’une langue officielle à l’autre. Pensons aussi aux ouvrages qui adoptent une perspective comparative, dont Redécouvrir l’histoire mondiale, sa dynamique économique, ses villes et sa géographie de Luc-Normand Tellier (traduit sous le titre Urban World History), Les majorités fragiles et l’éducation. Belgique, Catalogne, Irlande du Nord, Québec, de Marie Mc Andrew (traduit sous le titre Fragile Majorities and Education. Belgium, Catalonia, Northern Ireland, and Quebec), ainsi que Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde de Gérard Bouchard (traduit sous le titre The Making of the Nations and Cultures of the New World: An Essay in Comparative History). L’ouvrage de Jane Jenson et Mariette Sineau traduit sous le titre Who Cares? est issu d’une étude appuyée notamment par les Caisses nationales des allocations familiales, une branche de l’État français, et analyse les politiques sociales en France, en Italie, en Suède et plus généralement au sein de l’Union européenne. Un ouvrage paraît invalider ce penchant, celui de Manon Tremblay, intitulé Québécoises et représentation parlementaire, mais la traduction a justement choisi de cacher ce Québec qu’on ne saurait voir et Palgrave l’a fait paraître sous le titre Women and Legislative Representation, Electoral Systems, Political Parties, and Sex Quotas.

On peut dresser la règle très générale selon laquelle les traductions vers le français touchent le plus souvent à des sujets locaux, tandis qu’il arrive plus régulièrement que les traductions vers l’anglais portent sur des thématiques comparatives ou mondiales, comme Dérive globale de Dorval Brunelle, qui aborde la question de la mondialisation marchande. Autrement dit, l’indexicalité est plus forte pour les oeuvres traduites en français, alors que l’enracinement local est moins perceptible dans le cas des traductions vers l’anglais. Déjà, en 1977, Philip Stratford avait relevé que 60 % des essais traduits de l’anglais au français portaient sur le Québec, tandis que seulement 20 % des traductions du français vers l’anglais traitaient de sujets touchant au reste du Canada (Stratford, 1977, p. xvi). Il semble que la tendance s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. L’idée selon laquelle la traduction nourrirait un meilleur dialogue entre les deux communautés linguistiques canadiennes n’est donc pas évidente : les ouvrages extraduits de l’anglais parlent surtout du Québec, et les ouvrages extraduits du français abordent des sujets plus internationaux que canadiens. Le Canada n’est pas le seul exemple où se joue, à l’intérieur des dynamiques de traduction, une tension entre le local et l’international. Le phénomène a aussi été noté pour la France par Gisèle Sapiro et Ioana Popa, les deux chercheures observant que « les ouvrages d’histoire ayant le plus de chance d’être traduits en français sont en effet ceux qui traitent de la France ou de l’Europe » (Sapiro et Popa, 2016, p. 122). Sapiro et Popa ne nous disent pas si les auteurs français qui ont le plus de chances d’être traduits publient sur des sujets délocalisés ou des thématiques qui s’offrent à des questionnements abstraits, mais la réception de la French Theory aux États-Unis semble abonder en ce sens (Cusset, 2003).

À l’évidence, le capital social d’un auteur ne peut être négligé dans le processus qui mène à la traduction d’un livre savant. Par rapport à leurs collègues canadiens, les auteurs subventionnés par le PAES ont davantage de chances de graviter dans les deux communautés linguistiques à la fois, ayant acquis une familiarité plus forte avec les mondes de l’édition anglophone et francophone. Bernard Lonergam, dont on a traduit le livre sur l’éducation, est un prêtre jésuite né au Québec et ayant enseigné au Loyola College, à Montréal. D’ailleurs, la maison d’édition Guérin, qui l’a traduit, est l’un des rares éditeurs franco-québécois à avoir aussi un catalogue en langue anglaise. La traduction du livre collectif dirigé par Jane Jenson et Mariette Sineau a sûrement bénéficié du fait que Jenson a étudié à l’Université McGill et a soutenu son doctorat à l’Université Rochester. Professeure invitée à l’Université Harvard où elle a occupé, en 1988-1989, la Chaire Mackenzie King en études canadiennes, ainsi qu’à l’Université d’Augsburg, à l’Université libre de Berlin et à la European University Institute de Florence, Jenson est solidement intégrée à un réseau académique nord-américain et européen. Quant à lui, Colin Coates est président d’une association bilingue, la Canadian Studies Network – Réseau d’études canadiennes –, et il est un spécialiste de l’histoire du régime français au Canada. Emma Anderson, qui a fait son doctorat à Harvard, est professeure au Département d’études anciennes et de sciences des religions de l’université d’Ottawa, une université officiellement bilingue. Donald Fyson est un anglophone qui enseigne au Département des sciences historiques de la très française Université Laval, tandis que, à l’inverse, Michel Ducharme est un francophone qui enseigne l’histoire à la University of British Columbia. Bref, la traduction est facilitée par l’appartenance des auteurs aux deux communautés linguistiques à la fois.

La réception de l’ouvrage traduit de Daniel Dagenais, The (Un)Making of the Modern Family, illustre l’importance de s’inscrire dans des réseaux scientifiques nationaux pour qui cherche à s’imposer dans un champ linguistiquement étranger. Le seul compte rendu paru sur la traduction insistait sur le fait que l’auteur avait négligé de discuter des travaux des chercheurs canadiens-anglais, et tout particulièrement des chercheures, qui se trouvaient étonnament absents de la bibliographie. « Le livre nous donne une merveilleuse illustration de l’existence pérenne des “deux solitudes” au Canada. Pratiquement aucun des chercheurs de langue anglaise qui ont travaillé sur la famille au cours des trente dernières années n’est même mentionné dans ce livre » (Baker, 2009, p. 237-239). Le fait de ne pas débattre avec les chercheurs qui assurent la réception d’un livre empêche en retour l’auteur de devenir un interlocuteur. Un ouvrage écrit pour un public de langue française, avec des références francophones, une bibliographie principalement francophone et des dialogues avec des auteurs francophones a peu de chances d’intéresser un public anglophone. Cela est d’autant plus vrai que les lieux de médiation sont rares. Il n’y a pas, chez les éditeurs de langue anglaise, de collections dédiées à la littérature en SHS francophone. Du côté des éditeurs de langue française, la seule collection qui existe est celle dirigée par Guy Laforest aux PUL, appelée Prisme, laquelle entend réserver « une place de choix […] à des traductions d’essais importants écrits par des auteurs anglophones du Québec et du Canada ». Cette « place de choix » consiste pour l’instant en 3 traductions sur un total de 40 titres[14]. Il n’y a pas de programmes d’échanges systématiques entre professeurs des universités canadiennes-anglaises et canadiennes-françaises. Il existe toutefois, comme on le verra plus loin, des revues bilingues qui servent de lieux importants de médiation afin de briser quelque peu l’isolement des deux groupes linguistiques.

Le capital symbolique, voire le capital tout court, jouent un rôle dans la capacité d’un auteur d’être traduit. On trouve une surreprésentation dans notre échantillon des titulaires de chaires de recherche. Les chaires de recherche procurent des facilités pour la recherche, mais aussi un capital symbolique et, ce qui est loin d’être anodin, des moyens financiers pour faciliter la dissémination de leurs travaux en d’autres langues, la subvention du PAES étant, dans la plupart des cas, loin d’être suffisante pour un éditeur (les coûts de traduction sont prohibitifs, atteignant souvent plus de 20 000 $). « Pour un éditeur, un ouvrage traduit est d’abord et avant tout un livre plus cher » (Ganne et Minon, 1993, p. 56). Mais il importe d’ajouter immédiatement que les titulaires de chaires de recherche sont aussi en général plus présents sur la scène médiatique (définie ici dans un sens très large qui englobe les événements publics du champ académique), ce qui n’est pas sans influencer la réception de leurs oeuvres. On le sait depuis longtemps pour la littérature, mais la démonstration n’a jamais été tentée, à notre connaissance, pour les travaux savants (Hoffmann-Martinot, 2004, p. 217)[15]. Le romancier québécois qui cartonne au Québec a souvent droit à un traitement plus tiède ailleurs, et cela ne tient pas seulement au fait que ses romans auraient une résonance plus forte dans le terreau de la culture qui les a produits, mais aussi à des stratégies de mises en marché qui gouvernent la réception des oeuvres.

Pour tester cette hypothèse en ce qui concerne les SHS, nous avons établi la liste des 430 titres publiés en science politique, en sociologie, en histoire, en anthropologie et en économie par les Presses de l’Université Laval, une maison d’édition basée à Québec. Le résultat est conforme aux attentes (voir Tableau 1). Plus on s’éloigne de la scène québécoise, plus les chances d’être discuté dans Érudit sont minces – ce qui n’empêche pas, bien sûr, d’obtenir une meilleure réception ailleurs. Les références à des livres publiés par des Québécois (incluant les chercheurs de l’Université d’Ottawa) sont environ deux fois plus nombreuses que celles à des livres publiés par des auteurs du reste du Canada et près de trois fois plus nombreuses que celles à des livres publiés par des auteurs de l’extérieur du Canada. On constate qu’un auteur qui n’est pas intégré dans les réseaux locaux a du mal à percer le marché académique et à s’imposer comme interlocuteur valable. Certains cas sont assez évocateurs. Aucun des trois livres publiés par Fabien Venon sur les paroisses québécoises n’avait été recensé avant que nous ne demandions à un de nos étudiants de doctorat de faire une note critique sur les travaux de cet auteur d’origine française (Desautels, 2014, p)[16].

Tableau 1

Rayonnement dans Érudit des livres selon l’aire géographique des auteurs publiés par les Presses de l’Université Laval dans les domaines de la science politique, de la sociologie, de l’histoire, de l’anthropologie et de l’économie (2000-2010)

Rayonnement dans Érudit des livres selon l’aire géographique des auteurs publiés par les Presses de l’Université Laval dans les domaines de la science politique, de la sociologie, de l’histoire, de l’anthropologie et de l’économie (2000-2010)

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Le fait que l’auteur à traduire ne soit pas assez présent, et donc connu, sur la scène locale, peut refroidir les volontés des éditeurs d’en assurer la traduction, que celle-ci soit subventionnée ou non. Fernand Dumont, intellectuel longuement discuté au Québec, n’a pas de rayonnement médiatique dans le reste du Canada, et la traduction de ses oeuvres risque donc de sombrer dans l’indifférence, ce qui explique pourquoi un seul de ses titres a été traduit, celui portant sur la crise d’Octobre (un sujet politiquement chaud en 1971). Au contraire, l’historienne Esther Delisle, dont les travaux sur l’antisémitisme québécois trouvaient dans les années 1990 un écho immédiat dans les débats canadiens-anglais, a été traduite avec empressement (quoique sans l’appui du PAES), son livre Le traître et le juif : Lionel Groulx, Le Devoir, et le délire du nationalisme d’extrême droite dans la province de Québec (1929-1939) ayant paru, chez une maison d’édition anglaise de Montréal, avec une préface de Ramsay Cook, une année après sa sortie en français (Delisle, 1992). À noter que son ouvrage suivant a paru d’abord en anglais, puis dans une traduction en français (Delisle, 1998), ce qui est un indicateur du public cible de l’auteur. La visibilité d’un chercheur est donc conditionnée par sa capacité à s’inscrire dans des controverses qui débordent le strict champ scientifique et lui assure une visibilité qui n’est pas purement universitaire. Nous arrivons par conséquent au constat que, entre les ouvrages de vulgarisation et les essais à caractère plus polémique, le reste de la production scientifique tend à attirer peu de traducteurs[17] (Sapiro et Popa, 2016, p. 137). Le cas de Gérard Bouchard, coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles en 2007-2008, est particulièrement intéressant à cet égard. Dans son compte rendu de The Making of the Nations and Cultures of the New World, Kit Dobson écrit : [traduction] « Gérard Bouchard a récemment acquis une grande notoriété au Canada anglophone à cause de son rôle de coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, au côté du philosophe Charles Taylor. Communément appelée Commission Bouchard-Taylor, la Commission a attiré pas mal d’attention de la part de ceux qui étudient les questions liées au multiculturalisme » (Dobson, 2010, p. 132-133). Dans un compte rendu du même ouvrage paru dans la revue Nations and Nationalism, Matthew Hayday prend soin de mentionner que l’auteur est [traduction] « le coprésident de la Commission québécoise sur l’adaptation raisonnable des nouveaux immigrants à la province » (Hayday, 2009, p. 181). C’est donc l’intellectuel public, tout autant que le savant, qui est lu par les interlocuteurs de langue anglaise.

Rayonnement des ouvrages

L’étude des traductions subventionnées par le PAES nous a permis d’arriver à un cadre interprétatif général. Le sujet des études (indexicalisé dans le cas des auteurs anglophones, globalisé dans le cas de leurs compatriotes francophones), le capital social des auteurs et le caractère politique, voire polémique, des oeuvres sont des facteurs qui favorisent la traduction des travaux savants. On peut toutefois se demander si ces conditions sont suffisantes pour assurer le rayonnement des oeuvres traduites dans le champ scientifique de langue française ou de langue anglaise. Pour mesurer leur impact, nous avons compilé les références qui apparaissent dans le Web of Science, nettement anglocentrique, et la plateforme Érudit, très majoritairement francocentrique (Tableau 2). Nous avons respecté une fenêtre de 5 ans entre la période correspondant aux originaux et celle correspondant aux traductions, afin de compenser le plus grand âge moyen des publications originales.

Disons d’emblée que les données compilées sur les références aux traductions constituent un indicateur partiel de l’impact d’un ouvrage en SHS. Il faut être prudent en interprétant ces chiffres. On sait que certaines traductions servent d’abord et avant tout aux étudiants et au public savant, tombant dans la catégorie des livres de « haute vulgarisation » explicitement encouragés par le PAES. Comme les domaines dont relèvent les SHS sont accessibles aux non-experts, il ne faut pas tout ramener à un fétichisme du facteur d’impact. Pour contrebalancer ce biais, nous avons dressé la liste des comptes rendus des traductions des ouvrages subventionnés par le PAES. Nous avons également analysé quelques autres comptes rendus qui nous semblaient particulièrement utiles pour éclairer la dynamique de la réception des oeuvres dans le champ scientifique canadien. En outre, nous devons prendre en considération deux autres faits importants avant de présenter les chiffres du Tableau 2. Premièrement, il nous a été impossible de compiler les tirages pour les ouvrages originaux et traduits, ce qui veut dire que nous ne pouvons évaluer comment les chiffres de vente des livres en SHS varient en fonction de la langue. On sait toutefois que, bien que le marché de l’édition en SHS francophones soit plus petit que celui en SHS anglophones, ce dernier est aussi plus fragmenté, ce qui tend à produire un résultat semblable en termes de vente. Deuxièmement, les lecteurs francophones de livres en SHS sont habituellement bilingues, tandis que leurs vis-à-vis anglophones parlent rarement le français (ce qui ne les empêche pas de parler bien d’autres langues). Un chercheur de langue française a plus de chances de citer un ouvrage en anglais que l’inverse.

Que nous apprennent les données du Tableau 2? Dans le Web of Science, les références aux ouvrages originaux en langue anglaise, qui atteignent 11,6 par ouvrage en moyenne, tombent à 1,7 en moyenne une fois ceux-ci traduits en français (voir Tableau 2). On pourrait croire que cette baisse s’explique uniquement par le biais anglocentrique du Web of Science, mais, en fait, les ouvrages originaux en langue anglaise sont aussi plus cités (1,8 fois contre 1,4) que leurs traductions dans Érudit, une plateforme pourtant constituée presque exclusivement de revues franco-canadiennes. Une observation semblable peut être faite pour les traductions vers l’anglais. Les ouvrages originaux en français sont cités 4,1 fois en moyenne dans Érudit et leurs traductions 2,0 fois. Dans le Web of Science, la moyenne des références aux traductions dépasse légèrement celle aux ouvrages originaux, ce qui est contre-intuitif quand on connaît l’immense suprématie de l’anglais dans le Web of Science (Gingras et Mosbah-Natanson, 2010, p. 316)[18]. Les traductions semblent par conséquent être nettement désavantagées par rapport à leur version originale, puisque, dans le Web of Science, la moyenne des références aux ouvrages traduits en anglais est de 6,0, un chiffre à mettre en comparaison avec une moyenne de 11,6 pour les ouvrages originaux en anglais. La même tendance se vérifie pour Érudit : la moyenne des références aux ouvrages traduits en français est de 1,4, et celle aux ouvrages originaux en français s’élève à 4,1. Les titres originaux sont donc approximativement 3 fois plus cités que les traductions des titres subventionnés par le PAES. Ces données sont d’autant plus intéressantes qu’on aurait pu s’attendre à un résultat inverse, dans la mesure où la traduction indiquerait que le public cible du livre original n’était peut-être pas d’abord, ou au moins exclusivement, celui constitué par les locuteurs de la langue dans laquelle il a été écrit. Par exemple, dans l’introduction de son livre, Sylvie Poirier confie que l’édition anglaise était souhaitable afin que les populations aborigènes australiennes, qui faisaient justement l’objet de son étude, puissent avoir accès à ses analyses (Poirier, 2005, p. xi)[19].

Tableau 2

Références (sans les autocitations) aux ouvrages subventionnés par le PAES dans le Web of Science et Érudit, originaux (origine à 2010) et traductions (origine à 2015)

Références (sans les autocitations) aux ouvrages subventionnés par le PAES dans le Web of Science et Érudit, originaux (origine à 2010) et traductions (origine à 2015)

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La première chose qui frappe dans le Tableau 2, c’est la faible pénétration des oeuvres traduites dans le champ scientifique. Or, non seulement les références sont clairsemées, mais le nombre de comptes rendus qui leur sont consacrés est très bas. Certains ouvrages traduits n’ont jamais été recensés (c’est le cas de celui de Manon Tremblay sur la représentation parlementaire des femmes au Québec). Comme si ce n’est pas assez, la réception des traductions n’est pas toujours élogieuse. Prenons le cas du livre de Daniel Dagenais, La Fin de la famille moderne, qui a fait l’objet d’un débat dans les pages de la revue d’idées Argument et s’est mérité le prix Jean-Charles Falardeau. Marie-Blanche Tahon écrivait au sujet de l’édition originale : « Le jury du prix Jean-Charles Falardeau a été bien inspiré de consacrer La fin de la famille moderne comme le “meilleur livre en sciences humaines” paru en 2000. Il s’agit d’un livre rigoureux dans la construction de son objet et dans son exposition » (Tahon, 2002, p. 628). Un seul compte rendu de la traduction du livre de Dagenais a paru dans les revues savantes. Signée par Maureen Baker, maintenant professeure émérite de sociologie à la University of Auckland, la critique est cinglante : [traduction] « Le livre est basé sur une vision monolithique de la famille que la plupart des chercheures féministes trouveront assez inquiétante » (Baker, 2009, p. 238). Baker ne peut que se demander pourquoi un livre qui lui paraît inutilement abstrait, ethnocentrique et androcentrique a pu recevoir un accueil favorable dans la communauté de langue française.

Ce dont on s’aperçoit quand on analyse non plus le contenu des comptes rendus mais leur lieu de publication, c’est que la question des réseaux reste encore ici essentielle. Plusieurs des lieux de publication des comptes rendus des traductions sont des revues bilingues, comme la Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, Canadian Public Policy / Analyses de politiques, Scientia Canadensis, ou Canadian Jewish Studies / Études juives canadiennes (Baeur, 1996-1997)[20]. Très souvent, les auteurs des comptes rendus sont bilingues et opèrent à la charnière des deux communautés linguistiques. Le livre de Sylvie Poirier, A World of Relationships, en est une illustration probante. L’ouvrage qui visait, au dire de l’auteure elle-même, à mieux diffuser ses résultats dans le monde anglophone, n’a connu, à notre connaissance, que deux comptes rendus, dont l’un dans une revue française, le Journal de la Société des océanistes, et l’autre dans l’Australian Aboriginal Studies, signé par Stéphane Lacam-Gitareu, membre du Centre de recherches et de documentation sur l’Océanie de l’Université de Provence (Mayer, 2009; Lacam-Gitareu, 2007). Le fait que la réception des traductions en anglais passe souvent par des canaux « francophiles », pour ne pas dire francophones, indique à quel point les frontières nationales des champs scientifiques demeurent étanches en SHS. Le faible nombre de références aux traductions ne fait que quantifier, même à l’heure de l’internationalisation de la science, l’isolement des chercheurs appartenant à des communautés linguistiques distinctes (Gingras, Godin, et Foisy, 1999).

Le voeu pieux d’une traduction plus soutenue des SHS se bute à un obstacle majeur, celui des dynamiques propres aux champs scientifiques de chaque aire nationale (Gingras, 1984; Berrichi, 2012). La traduction d’un auteur ne suffit pas à faire connaître une oeuvre. Celle-ci a besoin, projetée hors de son contexte originel de production qui lui donne son sens premier, d’être soutenue par des réseaux institutionnels qui en facilitent la réception. L’histoire des subventions à la traduction du gouvernement canadien offre une belle illustration de l’opacité relative des champs scientifiques nationaux. Depuis 40 ans, le nombre de traductions qui passe par le PAES est extrêmement modeste, l’empressement des éditeurs à traduire un ouvrage savant déclinant même depuis les années 1980. Il s’avère également que l’impact de la traduction tel que mesuré à partir des citations et des comptes rendus, deux mesures très partielles, nous en convenons d’emblée, est aussi plutôt mince, surtout si on considère que les ouvrages traduits l’ont été parce qu’ils auraient répondu à une réelle demande potentielle. Les deux traductions du français les plus citées dans le Web of Science parmi la liste fournie par le PAES portent l’une sur l’Australie, et l’autre sur quatre régions, dont l’une est exclusivement anglophone (Belgique, Catalogne, Irlande du Nord et Québec).

La situation aurait sans doute été différente pour des communautés linguistiques qui entretiennent des rapports de collaboration étroits (comme les États-Unis et Israël) ou, à l’opposé, qui ont établi des rapports de domination académique qui favorisent l’extraduction à sens unique (Sapiro, 2012c; 2011)[21]. Les États-Unis occupent une position dominante dans le monde, position dominante qui profite aux chercheurs américains, ceux-ci étant plus facilement traduits en de multiples langues. De tels rapports de force n’existent pas aussi clairement au Canada. Aussi, on ne peut pas dire que le Canada anglais représente la métropole scientifique des SHS du Québec francophone – et encore moins l’inverse. La production québécoise en français est, pour les Canadiens anglais, un espace scientifique négligeable, et la réciproque demeure vraie : les Québécois francophones considèrent le Canada anglais comme un champ scientifique très peu important par rapport aux États-Unis et à la France. Nous rejoignons ici la conclusion d’une étude pionnière réalisée il y a une dizaine d’années par François Rocher sur la science politique canadienne. Cherchant à savoir si les auteurs canadiens-anglais prenaient en compte les écrits de leurs collègues francophones, Rocher a analysé les bibliographies de 79 livres afin d’en extraire (une fois expurgés les articles de journaux et les documents gouvernementaux) 26 040 références. Les chercheurs canadiens francophones représentaient seulement 5 % des références bibliographiques, une sous-représentation qui ne pouvait s’expliquer ni par leur poids démographique, ni par leur faible performance en recherche, ni par leurs sujets d’étude, ni encore par leurs approches méthodologiques. Pour Rocher, la persistance des « deux solitudes » entre les deux communautés linguistiques s’expliquait bien davantage par les relations de pouvoir à l’intérieur du champ universitaire (Rocher, 2007, p. 849)[22]

Pour Rocher, ces relations de pouvoir étaient l’indice d’une situation néocoloniale, les auteurs canadiens-anglais traitant avec indifférence les chercheurs situés en périphérie. Mais le facteur identifié par Rocher est, selon nous, loin d’être exclusif. En effet, la persistance des « deux solitudes » dépend aussi des habitus de recherche développés au cours des études, des réseaux institutionnels et des capacités de diffuser les oeuvres. Les sciences sociales canadiennes demeurent francocentriques ou anglocentriques pour d’autres motifs que le simple préjugé. C’est aussi faute de s’inscrire dans des réseaux de diffusion efficaces que les auteurs traduits, à la merci des capacités de publication d’éditeurs sans ressources (les essais savants représentant le domaine le moins lucratif du marché de l’édition), se retrouvent isolés et perdus dans un champ où ils peuvent difficilement s’établir comme interlocuteurs. Les rapports de force dans le monde académique relèvent en grande partie de capitaux sociaux et symboliques qui donnent aux oeuvres leur visibilité en dehors très souvent de leur valeur scientifique intrinsèque. Par exemple, les auteurs polémiques ont plus de chance d’être discutés dans un champ scientifique qui chevauche, dans les domaines des SHS, le champ politique, nonobstant la teneur académique de leurs écrits. Traduire un livre en s’imaginant qu’il peut établir sa crédibilité et sa notoriété simplement grâce à « la force intrinsèque de l’idée vraie » est par conséquent un leurre auquel cèdent trop facilement les organismes subventionnaires.