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Introduction 

En France, la question du harcèlement des filles et des femmes est apparue massivement à la suite de la remise du rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) en avril 2015, lequel relève que 100 % des femmes[1] ont été victimes de harcèlement sexiste. Ce "terrorisme sexuel" (Kissling, 1991) engendre un fort sentiment d’insécurité pour les femmes et les filles qui se restreignent dans leurs déplacements. Dans le même avis, le HCEfh relevait, concernant le "harcèlement sexiste et sexuel dans les transports en commun", que les femmes occupent l’espace public plus par besoin que par plaisir (en lien généralement avec les enfants, les tâches domestiques, etc.), et les hommes y stationnent quand les femmes ne font que le traverser. L’actualité récente l’aura maintes fois répété : les femmes vivent régulièrement des agressions verbales ou non verbales à connotation sexuelle. Toutefois, le harcèlement de rue est un sujet encore très peu documenté dans la recherche en sciences sociales (Gourarier, 2017). Pour Carol Brooks Gardner, cette invisibilité peut être expliquée par l’omniprésence du harcèlement de rue, qui s’intègre dans « la fabrique sociale de la vie publique » (Gardner, 1995) le faisant apparaître comme naturel, donc non questionnable. Difficile, dès lors, d’en faire un sujet d’étude. Les recherches françaises s’y sont donc intéressées plus tardivement (Lieber, 2008).

D’emblée, deux points méritent d’être soulignés. Le premier revient à entendre la question des discriminations, des agressions et des limitations sexistes non comme un enjeu uniquement juridique, mais plus encore comme un marqueur subjectif (Dubet, 2016). Pour le dire autrement, la question de la lutte contre les discriminations est, dans un processus d’interprétation par l’espace et l’usage de l’urbain, une question dont nous devrons discuter dans une perspective plus interactionniste. Un second élément doit être stipulé : celui de la spécificité d’une approche par l’espace de la ville et de ses objets. Alors que la question des discriminations a de nombreuses fois été saisie du côté du droit et, plus tardivement, du côté de la sociologie, cette approche des discriminations et des empêchements dont sont victimes les jeunes filles dans la ville nécessite, méthodologiquement, l’emploi d’un double poste d’observation. D’une part, un regard macrosociologique, permettant de quantifier et décrire les caractéristiques des usages différenciés de la ville. Ce chiffrage détaillé donnera à voir des faits saillants ainsi que des nuances à souligner. D’autre part, un regard plus microsociologique et biographique ouvrant grand la voie à une interprétation plus précise des logiques et stratégies des déplacements des jeunes filles (dans leur diversité) dans la ville. Dans cette optique, des témoignages, des éléments sensibles, pourront être mobilisés.

Dans un même mouvement, nous prenons appui sur les avancées des travaux qui mettent en avant l’intersection des rapports de pouvoir pour ne jamais limiter la catégorie « femme » à des représentations uniques et homogènes. De ce point de vue, la perspective féministe (Perrot, 1997 ; Bard, 2004) a su rebattre fondamentalement la question de la place des femmes dans la ville et, depuis peu, est même devenue une problématique centrale dans les études de genre comme dans les études urbaines (Gourarier, 2017 ; Lapalud et al., 2016). Toutefois, les enquêtes précitées ont surtout eu pour méthode des apports bien souvent qualitatifs, observationnels et, pour celles se dotant d’un dispositif quantitatif (Aurba, 2011 ; FNAUT, 2016), la notion de « femme » tendait à subsumer d’autres caractéristiques parfois tout aussi décisives comme celles de l’orientation sexuelle, de l’âge ou de l’origine ethnique et sociale (Dagorn et al., 2016).

Pour cet article, il s’agira donc de revenir sur une récente enquête (Alessandrin et al., 2016) sur les déplacements des femmes à Bordeaux et sa Métropole qui emprunte une méthode mixte d’investigation sur un très large panel de répondantes et d’observations. Méthodologiquement, cette enquête est constituée de 5.210 questionnaires (N = 2870 jeunes filles de moins de 25 ans), auxquels viennent s’ajouter des focus groups (N = 3), des marches exploratoires (N = 9) et des observations dans les transports et espaces publics de la ville étudiée (N = 21). Pour les besoins de cet article seront mobilisées les données provenant du questionnaire et de son verbatim, ainsi que quelques entretiens et observations réalisées dans le cadre de cette recherche.

Si l’étude ci-décrite nous invite à saisir la centralité des notions d’âge et de genre dans l’appréhension de l’environnement urbain et dans les déplacements qui en découlent, elle souligne surtout les ambivalences qui marquent les subjectivités des jeunes filles dans leurs rapports à la ville. C’est pourquoi cette contribution aura pour objectif de répondre à un double enjeu : celui de la mesure des événements sexistes auxquels sont confrontées les jeunes filles dans la ville et celui de la restitution des expériences et des stratégies individuelles et collectives.

Les jeunes filles et la ville : quantifier le sexisme

Dans une première partie, nous reviendrons sur les usages de la ville par les jeunes filles en nous concentrant sur la fréquentation des espaces publics et des transports. À la lecture de ces chiffres, nous traduirons différentes expériences du sexisme en fonction des heures et des espaces fréquentés et des profils des victimes, en mettant en lumière que les jeunes filles ne sont pas absentes de la ville, mais plutôt qu’elles en ont un usage marqué par les craintes liées au sexisme et par l’expérience du sexisme. Cette mesure chiffrée viendra contrebalancer les ambivalences et les manques en matière de recherche et de restitution de la parole des victimes.

Au-delà du chiffre noir du sexisme subi par les jeunes filles en ville.

Du point de vue conceptuel comme méthodologique, s’il apparaît clairement que le phénomène ne peut être nié, il est particulièrement difficile à mettre en exergue de manière chiffrée sans amalgamer les interpellations sexistes et les tentatives de viols et minimiser l’impact subjectif et émotionnel de ce qui a longtemps été perçu comme anodin (un sifflement, un regard insistant). Entre non prise en compte et relativisme des victimes et témoins, une approche quantitative permet de mettre en lumière l’importance du croisement entre « âge » et « genre » des victimes de sexisme dans la ville, notamment du point de vue des jeunes filles et des étudiantes. Si les médias se font l’écho du sexisme vécu par les jeunes filles dans la ville et si des propositions de loi sont discutées en Belgique et en France pour pénaliser les interpellations sexistes, une hypo-efficacité du droit en la matière crée, jusque-là, une réelle « boîte noire » des expériences, à l’instar du chiffre noir de la délinquance, où le delta entre les faits autorévélés et ceux des institutions reste encore abyssal.

Par la saisie chiffrée des usages de la ville et la captation des expériences, cette recherche triangule les informations recueillies : 1- Que font les femmes ? 2- Que disent-elles de ce qu’elles font ? 3- Que pensent-elles faire ? Mais pour les faits les plus fréquents, ceux relevant des incivilités et difficilement identifiables tels que les bruitages à l’oreille, les sons, les regards, etc., c’est l’ambivalence des sentiments qui prime. Les jeunes filles déclarent massivement : ai-je bien entendu ces mots ? M’est-il bien arrivé ce qui semble m’être arrivé ?

« C’est sans arrêt des comportements banals « de harcèlement », classiques tels que des sifflements, ou des remarques sur mes tenues, mon maquillage... » (Étudiante de 22 ans)

« Chaque jour quasiment, mes déplacements font l’objet d’un truc qui m’arrive, sifflements, conversations forcées... » (Jeune femme de 21 ans.)

L’enquête fut plutôt l’occasion de souligner alors que le premier espace du sexisme urbain est celui du furtif, de l’entraperçu, de la suspicion, de l’incertain, le manque de preuve, les hésitations, les doutes. Mais plus que l’entraperçu ou le subodoré, ce sont les situations habituelles ou, pour le dire plus justement, des situations banalisées, qui apparaissent le plus fortement. La répétition des faits, l’immobilisme des témoins, les tensions ou sollicitations inhérentes à la ville et la naturalisation des comportements font bien souvent passer sous le radar des attentions individuelles les phénomènes de sexismes urbains. « Ça ne sert à rien », « ce sont des choses qui arrivent tous les jours », « je devrais porter plainte tous les mois », « on ne porte pas plainte pour ça ». Toutes ces réponses donnent une coloration relativiste au sexisme, pas tant dans ses effets sur la personne que dans l’importance que ces évènements semblent revêtir aux yeux des proches comme des institutions. Évidemment, cette banalisation et ce relativisme face à la gravité décrivent évidemment mieux les incivilités que les crimes.

Dans notre étude, les étudiantes connaissent pourtant le plus fort risque de multivictimation. La focale mise sur les jeunes filles est de ce point de vue tout à fait central dans l’analyse des expériences du sexisme urbain. Dans notre enquête, nous observons un pic de la fréquence des victimations et du sexisme subi entre 17 et 25 ans. Mais, comme nous l’avons déjà observé, la répétition des actes et des propos fait basculer les faits d’incivilité et le sentiment de discrimination sexiste vers une certaine banalité. L’évènement devient un brouhaha, ce qui blesse ou angoisse devient partie prenante des déplacements et des interactions du quotidien. Cette interpénétration de l’important et du banal peu par ailleurs considérablement amoindrir le coût subjectif des écueils relevés : des jeunes filles se faisant siffler dans la rue, mais qui refusent de rester chez elles, qui « ne vont pas s’arrêter de vivre pour autant », des étudiantes qui évitent certains lieux ou « écoutent de la musique » pour se couper des apostrophes sexistes. Du point de vue symbolique, la violence n’en est pourtant pas moins grande. À force de comportements discriminants, de remarques, de gestes, de harcèlements, de renforcements négatifs, les personnes discriminées et/ou discriminables ont intériorisé ces agressions multiples à tel point que certaines ne perçoivent pas ou plus les pratiques exercées à leur encontre.

Habitudes de déplacement, lieux et temporalités

Les femmes et les jeunes filles de moins de 25 ans n’ont pas le même usage de la ville. Si les déplacements des adultes sont beaucoup plus contraints par les obligations familiales et les horaires de travail, les déplacements des plus jeunes sont marqués par les rythmes scolaires et universitaires ainsi que par l’occupation d’espaces de loisirs, notamment nocturnes en ce qui concerne les étudiantes. Même si les étudiantes ne sont pas les seules à avoir une vie nocturne, cet élément apparaît très fortement dans leurs témoignages. Elles sont également plus nombreuses à passer plus d’une heure par jour dans les transports. Si 40 % des femmes déclarent passer plus d’une heure au quotidien dans les transports, ce chiffre atteint 50 % chez les jeunes filles, les étudiantes et les mineures. Mais les jeunes filles ne se confrontent pas à la même ville, aux mêmes heures et aux mêmes modalités de transport. Les fantasmes urbains de la grande ville comme de la petite sont d’ailleurs pétris de représentations qui, alternativement, rendent l’une ou l’autre effrayante ou attractive, anxiogène ou séduisante. Plus encore, les différents quartiers d’une même ville ne sont pas colorés des mêmes réputations ni même pensés pour les mêmes usages. Ce faisant, une généralisation de l’usage de « la ville » doit d’emblée être interprétée avec prudence. Au-delà des horaires et des modes de déplacement, trois grandes nuances peuvent être apportées (Faure et al., 2017) : 1- les villes universitaires et les petites villes non universitaires devraient se distinguer dans leur géographie et leur sociologie des actes et propos sexistes (dans les espaces festifs, les campus…). 2- les quartiers d’une même ville sont également marqués par des usages différents en fonction des offres de services qui s’y déploient, mais aussi des réputations qui les accompagnent. 3- les espaces rénovés et les espaces détériorés infusent des sentiments urbains spécifiques qui donnent aux craintes liées au sexisme des tonalités différentes (l’absence ou la présence de lumière par exemple). Les représentations urbaines et les parcours dans la ville sont, de même, soumis aux caractéristiques d’âge des répondantes. Par exemple, si la voiture est l’espace dans lequel les femmes se sentent le plus en sécurité, ce n’est pas ce mode de déplacement qui permettra d’analyser le sentiment de sécurité ressenti par les jeunes femmes. Cependant, un mode de déplacement très utilisé par les plus jeunes doit attirer notre attention : le vélo. S’il est vrai que la vitesse de déplacement limite les interpellations sexistes, les femmes qui font du vélo en ville, pour leurs loisirs ou pour leurs déplacements professionnels, témoignent très souvent de remarques sur leur apparence lorsqu’elles franchissent des feux, des passages piétons ou sont au repos. Si ce sont les bus et tramways qui arrivent en tête du nombre de déclarations en ce qui concerne les lieux relatifs aux événements, c’est proportionnellement parmi celles qui sont à vélo que les commentaires sexistes sont les plus fréquents. Les jeunes filles, plus souvent usagères du vélo, ont relaté massivement des agressions à caractère sexiste, notamment à l’arrêt.

« Sur le trottoir d’en face, un groupe de jeunes garçons » a commencé à m’insulter et à me crier "réponds quand on te parle salope". Je les ai ignorés et j’ai fait comme si j’appelais quelqu’un. Ils ont continué leur chemin, j’ai grillé le feu sur mon vélo et j’ai pédalé le plus vite possible, portable à la main et en regardant derrière moi toutes les 2 minutes. » (Étudiante, 21 ans)

Il en va de même en ce qui concerne les horaires du déplacement : les jeunes, au même titre que les adultes, fréquentent massivement l’espace public et les transports entre 7h et 9h, puis entre 17h et 19h. Toutefois, les étudiantes fréquentent beaucoup plus la ville la nuit et les espaces festifs, les bars, les boîtes rappellent une partie de leurs socialités. Ce faisant, elles s’exposent à des appréhensions particulières. Le soir et les lieux festifs sont particulièrement pointés comme anxiogènes par les jeunes filles en raison d’hommes qui stagnent et de la consommation d'alcool pouvant favoriser les interpellations sexistes et sexuelles à leur encontre. Néanmoins, leur sentiment global traduit une anxiété réellement moindre que celle des adultes. Parce que les loisirs permettent de choisir les trajets et donc d’influer davantage sur le contexte, parce qu’Internet est un lieu massivement utilisé par les jeunes pour témoigner[2] et donc partager les craintes et les expériences, parce que leur santé est massivement meilleure que celle de leurs aînées ou parce que les déplacements en groupe sont plus nombreux : les jeunes filles, survictimisées par rapport à la moyenne des femmes en ville, témoignent d’un sentiment d’anxiété moindre. D’ailleurs, elles évitent davantage les lieux que leurs aînées puisqu’elles peuvent se « l’autoriser » lors de déplacements non contraints.

Fig. 1

Tableau 1. Avez-vous évité des lieux au cours des 12 derniers mois ?

Tableau 1. Avez-vous évité des lieux au cours des 12 derniers mois ?

La dépendance est très significative. chi2 = 70,65, ddl = 8, 1-p = >99,99 %. Les cases encadrées en bleu sont celles pour lesquelles l’effectif réel est nettement supérieur à l’effectif théorique tandis que les cases encadrées en rose sont celles pour lesquelles il est nettement inférieur. Les valeurs du tableau sont les pourcentages en ligne établis sur 4964 observations. Autre élément : 77 % des filles de moins de 25 ans déclarent éviter certains lieux de la ville la nuit, mais seulement 17 % des faits relevés se déroulent en soirée. Ce paradoxe incite donc à une analyse transversale, aussi bien objective que subjective, des phénomènes.

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Les écueils du sexisme : faits relevés et fréquences du harcèlement

Au-delà des spécificités des horaires et des territoires, quelles grandes tendances ressortent de l’enquête ? Si les questions posées relevaient de choix multiples (au cours de vos déplacements en ville, qu’avez-vous subi au cours des 12 derniers mois ?), nous avons opté pour une classification pénale des actes et des délits. Notons également que nous ne pouvons jamais préfigurer de l’impact des faits sur les personnes. Pour le dire autrement, la gravité pénale et les conséquences en termes de séquelles psychiques ne suivent pas toujours une même courbe. Ainsi, les incidents relevés peuvent être classés comme suit.

Tableau 2. Au cours de vos déplacements en ville, qu’avez-vous subi au cours des 12 derniers mois ?

Tableau 2. Au cours de vos déplacements en ville, qu’avez-vous subi au cours des 12 derniers mois ?

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Les jeunes filles sont massivement plus interpellées puisque seulement 2 % d’entre elles déclarent n’avoir jamais été confrontées à des interpellations sexistes durant les 12 derniers mois (contre presque 18 % pour l’ensemble des répondantes). La confrontation avec des exhibitionnistes est nettement plus marquée chez les jeunes filles, tout comme les « frotteurs » dans les espaces publics et transports. Ces différences excessivement marquées mettent en exergue la figure de la jeune fille (plus étudiante que lycéenne et collégienne d’ailleurs) comme victime principale des gestes et propos sexistes.

Si nous nous intéressons aux témoignages relatifs aux différents faits, nous observons, premièrement, concernant les incivilités, qu’il s’agisse de regards insistants, de sifflements, de bruitages, ou d’une présence envahissante. Viennent ensuite les infractions. Il s’agit de commentaires non désirés sur l’apparence physique notamment, d’injures à caractères sexistes ou discriminants dans bien des cas.

« Une femme se fait insulter sur son apparence alors que le tram est plein, je suis à un wagon d’écart et personne ne fait rien ». (Jeune femme de 23 ans)

« À pied, une voiture s’arrête ; comme je ne me suis pas écartée il m’a insultée, lui et les autres occupants de la voiture sur mon apparence. » (Jeune femme de 25 ans)

Enfin, le dernier axe retenu est celui des délits. Ces derniers prennent la forme de menaces, de masturbation, d’exhibitionnisme. Il est important de rappeler ces derniers points, car rares sont les témoignages qui les relatent. À bien des reprises, lors des entretiens collectifs, la question a été posée : « Avez-vous déjà eu affaire à des exhibitionnistes ? ». Si la première réaction, spontanée, est de s’interroger, dubitatives, les filles interrogées ont presque toutes témoigné d’un acte exhibitionniste subi au cours de leur vie.

« Un homme est monté à l’arrêt du tram et s’est masturbé ouvertement (par la poche de son pantalon) en observant notre groupe de copines tout le long du trajet » (Jeune femme de 19 ans)

« Nous étions avec une amie dans le tram et un homme (plutôt vieux) s’est masturbé devant nous » (Jeune femme de 23 ans)

Enfin, la recherche a permis l’expression de crimes, deux viols relevés dans les commentaires libres à la fin du questionnaire. Plus fréquents sont les témoignages relatifs aux tentatives de viols.

« À 22h, je fais la route pour rentrer chez moi, et un groupe de 15 hommes alcoolisés nous arrêtent, nous crient dessus, nous menacent de viol » (étudiante de 22 ans).

« Une tentative de viol en rentrant de soirée -3h du matin- dans le quartier de la V. » (étudiante de 25 ans).

Aussi, la fréquence avec laquelle ces dernières sont harcelées est nettement plus importante que le reste de la population interrogée (tableau 3).

Tableau 3. Combien de fois avez-vous été confrontée à ces actes ou propos au cours des 12 derniers mois

Tableau 3. Combien de fois avez-vous été confrontée à ces actes ou propos au cours des 12 derniers mois

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Fatalement, du point de vue des effets, la fréquence des agressions et harcèlements sexistes marque l’expérience urbaine et les relations qui s’y déploient. Les entretiens réalisés donnent une triple indication du phénomène. Premièrement, ils insistent sur la banalisation des faits, y compris lorsque ces derniers sont bien perçus par les témoins. 

« Ça arrive tout le temps, c’est pour ça qu’on ne le remarque même plus ! » (Étudiante de 24 ans).

Il en découle, deuxièmement, un certain relativisme des victimes du fait même de la quotidienneté.

« C’est pas méchant » (Lycéenne de 17ans).

Mais ce qui frappe est aussi le sentiment d’une impunité des agresseurs

« À quoi ça sert que je porte plainte ? Même la police ne nous écoute pas » (Jeune femme de 25 ans).

Le « non-rôle » des témoins

Lors d’évènements en public, les actrices et acteurs ne sont jamais seul.e.s. Il n’y a donc pas, d’un côté, les auteurs et de l’autre les victimes. Les interactions sexistes sont traversées par des regards, des croisements de corps, des oreilles qui écoutent -ou détournent l’attention. Du côté des témoins justement, « l’effet spectateur passif » est un thème récurrent des témoignages que nous avons recueillis : « Il y avait des gens à une dizaine de mètres derrière moi, d’autres à quelques mètres en face de moi : aucun n’a réagi ». « Les témoins n’ont rien fait ». « Je demandais de l’aide en criant autour de moi, personne n’a bougé ».

Aussi, notre questionnaire révèle que 88,6 % des témoins d’incidents n’ont eu aucune réaction. Ce chiffre ne varie pas en fonction de l’âge de la répondante ni même de la taille de la ville[3]. Comme dans toutes les enquêtes relatives aux insultes, aux violences ou aux discriminations, le rôle des témoins, ou plus précisément leur absence de réaction sont soulignés avec insistance. « Il y avait des gens autour, mais personne n’a rien fait », témoigne une femme qui a surpris un homme en train de se masturber derrière une dame au marché. Si le rôle des témoins n’a pas été étudié (sinon en droit ou dans quelques enquêtes relatives aux violences scolaires), nous pouvons toutefois formuler quelques hypothèses face à cette absence de réaction. Premièrement, face à l’évènement, les témoins peuvent être aussi surpris que la victime. Ce faisant, leur temps de réaction ne leur permet pas d’agir sur le coup. Deuxièmement, les témoins, encore plus parfois que les victimes, doutent de la réalité des propos ou des gestes et n’interviennent donc pas, sauf en cas de demandes expresses de la victime ou lors de violences spectaculaires ou paroxystiques. Ce mécanisme s’observe par ailleurs concernant le harcèlement à l’école où les témoins demeurent immobiles jusqu’au moment où les faits sont excessivement sévères (coups, blessures...) ; c’est à ce moment-là, et non en amont, qu’ils dénoncent les brimades : « Je me suis arrêtée dans un bar et l’on m’a protégée », « J’ai crié sur le mec qui se frottait à moi et un groupe de jeunes garçons l’ont mis en dehors du tram ». Troisièmement, les témoins ont peur. À cet égard, quelques témoignages dans le verbatim de l’enquête restituent cet élément : « les gens à côté de moi avaient peur ». Enfin, si la banalisation du sexisme atteint les victimes, elle touche aussi les témoins qui, habitués aux interpellations routinières, ne réagissent plus. Cette gestion sociale des comportements s’inclut dans un ordre des rencontres de la vie quotidienne (Goffman, 1974) à la fois habituelle, routinier et surprenant. Cette « inattention civile » des témoins pour reprendre les termes de Goffman (2013 [1963] :74) signale, dans certains cas, que la victime s’apparente plus à une « non-personne » tant le détournement du regard peut être fort.

Enfin, un dernier point mérite d’être souligné. Un glissement apparaît peut-être depuis quelque temps. Même si l’expérience du sexisme dans la ville est commune à toutes les femmes et se vit relativement seule, les jeunes en parlent et le dénoncent un peu plus que leurs aînées puisqu’elles sont près de 15 % à demander de l’aide (amies, famille, police, associations ou via les réseaux sociaux), contre moins de 13 % pour les autres. Cela peut augurer une prise de conscience progressive. Trois canaux peuvent être interrogés : 1- les canaux numériques, avec les nombreuses productions féministes sur YouTube, Tumblr, etc., qui diffusent des outils de préventions nouveaux et facilement partageables (Lamamra et Messant, 2016) ; 2- les campagnes de prévention récentes qui ont peut-être trouvé dans les jeunes publics une cible adéquate ; 3- l’infusion lente des outils féministes amoindrissant la culpabilité des jeunes filles (Lamoureux, 2006 ; Gaspard, 2002). Les vagues de témoignages sur les réseaux sociaux (#metoo ou « balance ton porc ») donnent alors une indication non seulement sur la capacité des victimes à témoigner, à s’insurger, mais aussi sur la capacité des témoins à réagir et à soutenir les victimes (ne serait-ce que sur les réseaux sociaux). Si cette perspective n’est à ce stade qu’une hypothèse, le rôle des témoins dans ce nouvel environnement médiatique mérite une attention particulière.

Sentiment urbain – expérience du sexisme et discriminations

Afin de ne pas émietter les expériences, nous avons tenté de mesurer « le sentiment urbain » général des femmes. Il s’agissait pour nous de mesurer le lien entre l’appréhension globale de la ville, le sentiment de sexisme ressenti et les faits relevés. L’ambiance urbaine perçue renseigne en partie sur le sentiment d’insécurité des femmes, mais ne saurait pleinement se substituer à lui. Cette comparaison donne à voir des spécificités propres aux différentes catégories de femmes. À la suite de ces observations, il convient d’interroger les conséquences du sexisme, appréhendé ou vécu, sur les comportements des femmes et leurs déplacements.

Quel sentiment urbain ?

Trois grands critères permettent de différencier l’appréhension de la ville par les femmes. Le premier, de manière très significative, est la classe sociale. Cet élément, qui donne souvent des indications sur les quartiers habités et sur les éloignements à la ville, trace une ligne de répartition nette entre celles qui trouvent l’ambiance urbaine « plutôt bonne » et celles qui, au contraire, perçoivent la ville comme anxiogène. Mais cette partition ne fonctionne pas directement chez les jeunes filles, car pour les plus jeunes d’entre elles, c’est bien la CSP (Catégorie Socioprofessionnelle) des parents qu’il faut prendre en considération pour mesurer le sentiment qui traduit que la ville soit ou non accueillante. L’âge demeure toutefois le second critère de différenciation de ce sentiment urbain. Le troisième, que nous aborderons ultérieurement, fait référence aux critères de discriminations qui viennent s’ajouter au fait d’être une femme dans la ville.

Fig. 2

Tableau 4. Comment trouvez-vous l’ambiance urbaine lors de vos déplacements ?

Tableau 4. Comment trouvez-vous l’ambiance urbaine lors de vos déplacements ?

La dépendance est très significative. chi2 = 44,56, ddl = 20, 1-p = 99,87 %. Les cases encadrées en bleu (rose) sont celles pour lesquelles l’effectif réel est nettement supérieur (inférieur) à l’effectif théorique. Les valeurs du tableau sont les pourcentages en ligne établis sur 5210 observations.

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Les jeunes filles ont ce sentiment paradoxal que la ville est plutôt agréable alors même qu’elles sont celles qui témoignent avoir subi le plus de faits d'agression (surtout les étudiantes). Ce sont aussi elles qui sont le plus souvent la cible de propos et de comportements sexistes. Dans les enquêtes mobilisées, ce sont aussi elles qui se déplacent le plus en groupe et, ce faisant, déploient des stratégies collectives de protection. L’impact subjectif en termes de craintes et d’appréhension s’en voit diminué même si, pour cela, elles préfèrent éviter certains lieux et réduire leur champ spatial.

Fig. 3

Tableau 5. Lors d’expériences sexistes, vous étiez le plus souvent ?

Tableau 5. Lors d’expériences sexistes, vous étiez le plus souvent ?

La dépendance est très significative. chi2 = 35,36, ddl = 5, 1-p = > 99,99 %. Les valeurs du tableau sont les pourcentages en ligne établis sur 5210 observations.

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Le verbatim dévoile l’ambivalence de l’expérience dans les trajets et le sentiment général des filles dans la ville. Simultanément, elles répondent qu’elles occupent (quand même) la ville, certes moins que les hommes, et qu’elles expérimentent le plus souvent un sentiment peu serein. « Je ne suis pas constamment sereine, mais je ne suis pas non plus tout le temps sur le qui-vive », résumera une des participantes. Comment, dès lors, expliquer ce paradoxe d’une perception anxiogène de la ville et d’une présence et d’un usage de la ville par les jeunes filles et les femmes.

Trois explications peuvent être mobilisées. La première hypothèse tient à l’intériorisation de la domination sexiste. Si les jeunes filles utilisent la ville malgré une certaine appréhension de cette dernière, c’est que la répétition des faits, l’habitude des gestes et des propos sexistes transforment les incivilités en bourdonnement, en potentialité urbaine constante. Ce faisant, les filles intériorisent ce sexisme comme une éventualité toujours déjà présente. Le sexisme fait littéralement la ville. Les jeunes filles ont de ce point de vue une approche des lieux festifs, lesquels sont pourtant très marqués par les agressions à caractères sexuels, qui témoignent bien de cette relativisation.

Une deuxième hypothèse relève quant à elle de déploiement de stratégies de déplacement. Si les filles utilisent la ville, c’est à la condition d'employer des stratégies nombreuses qui les autorisent à se déplacer : écouteurs sur les oreilles, faire attention à ses vêtements, sortir en groupe, éviter certains quartiers. Les lycéennes et étudiantes rencontrées relatent avec précision ces stratégies comportementales qui permettent des contournements et des isolements : « je prends mon portable »,« je mets mes écouteurs comme ça on ne vient pas m’embêter »,« je me la joue garçon manqué, ça les calme [en parlant des hommes] ».

Les attitudes d’évitement impliquent donc des changements dans les activités de la vie quotidienne afin d’éviter des remarques, des agressions, des sifflements, etc. D’autres privilégient le fait de sortir accompagnées et se déplacent souvent en groupe. Afin d’éviter le harcèlement, elles peuvent prétendre avoir un mari ou un compagnon dans le cas où un homme les aborderait. Elles évitent de « stationner » seules, s’obligent à être toujours en mouvement afin de sembler moins accessibles. Elles évitent de regarder les inconnus dans les yeux, mettent un casque sur leurs oreilles, tentent de devenir invisibles, sourdes, muettes. Ainsi dit, la condition d’utilisation de la ville est une segmentation des déplacements et un usage réel, mais partiel de l’environnement urbain.

Une troisième hypothèse attire notre attention : celle des résistances non pas comportementales, mais subjectives. Très marquée dans les témoignages des plus jeunes, l’idée qu’il ne faut pas « avoir peur » de la ville, c'est-à-dire résister, apparaît régulièrement. Il s’agit bien souvent de jeunes filles qui « font avec », « font contre » ou bien « font quand même » avec les peurs, les écueils et les empêchements réels ou appréhendés, car leur vie est urbaine. Dans ce contexte, et parce que la vie urbaine ne serait être qu’angoisses et peurs, les filles utilisent « malgré tout » la ville pour ne pas réduire leurs appréhensions à de la crainte et pour ne pas se priver des services qu’offre la ville (loisirs, services publics etc..)

Les conséquences du sexisme : évitements, « appréhension totale » et consentement

Au total, l’une des premières conséquences de ce sexisme est que les jeunes filles doivent « faire avec », chacune à leur manière. Néanmoins, d’autres conséquences apparaissent. Nous en spécifierons trois. L’une d’entre elles, à savoir la reviviscence de l’événement traumatique, renvoie à des souvenirs répétitifs et envahissants. Les déplacements contraints sont un théâtre privilégié à l’apparition de ce stress. Les jeunes filles et les étudiantes qui sont confrontées à des hommes frotteurs ou exhibitionnistes, à des groupes de garçons harcelants ou à des dragueurs répétés, et qui prennent quotidiennement les mêmes transports et les mêmes rues, sont nombreuses à témoigner de cette crainte lancinante de revoir ces hommes harceleurs.

L’évitement est une seconde conséquence du sexisme dans laquelle la personne se détache, sinon de certains lieux, aussi de certains groupes et de certaines activités. L’évitement devient progressivement un isolement qui, s’il est parfois une stratégie ponctuelle, peut s’enraciner de façon plus durable.

Enfin, l’incertitude des faits, leur apparente banalité, leur répétition également, rend parfois les jeunes filles qui subissent du sexisme, « paranoïaques ». Dans cette perspective, les interviewées considèrent que la ville dans son ensemble est un lieu sexiste, un lieu « fait par et pour les hommes » (Raibaud, 2015), c’est-à-dire un espace inscrit dans le patriarcat total. Or, les chiffres relativisent cette vision complète d’une ville sans femmes. L’incorporation de la peur combine également un renversement de la culpabilité. « Je sais bien que la ville est sexiste. Je me demande pourquoi je mets encore des jupes ». La fréquence des faits provoque chez les filles une vigilance particulière quant à leurs tenues, leurs démarches ou leurs fréquentations, dans une posture qui abdique face à la lutte contre le sexisme et qui se résout à des aménagements personnels avec le harcèlement. Nous sommes ici face à ce que l’on constate concernant le viol, où l’on reporte la responsabilité et la culpabilité sur la victime.

Enfin, tout au long de cette enquête, la notion de consentement a plané sur les entretiens et les observations, particulièrement avec les étudiantes. Au cœur des revendications féministes et des tensions dans les interactions entre les individus violentés ou violentables, le concept du « consentement » éclaire tout particulièrement notre recherche. Nous distinguerons de ce point de vue plusieurs spécificités. Dans de nombreux entretiens relatifs aux espaces festifs notamment, il est apparu que pour une majorité de jeunes filles, consentir n’est pas désirer. L’individu peut désirer une relation sans forcément consentir à la voir se déployer dans un endroit ou à un instant précis. Il peut, à l’inverse, consentir à quelque chose qui ne relève ni du désir ni du plaisir (« pour avoir la paix », entendrons-nous). La question de l’autonomie et de la volonté sont au cœur de cette interrogation : le « je » qui consent est-il pleinement autonome, dans quelle mesure (n’) a-t-il (pas) le choix ? (Marzano, 2006). Il semblerait que cette notion de consentement n’apparaisse réellement qu’en régime de « non-consentement » justement, c’est-à-dire a posteriori d’une action, mais très peu au cours de l’action et jamais en amont. Or « consentir » n’est pas un « fait », mais un « processus » qui relève toujours du contexte, ce qui doit être saisi entre des éléments objectivables (un « non ») et des éléments sensibles (regard détourné).

Dans ce contexte de prise en compte du consentement dans l’unique cadre des actions « non consenties », les femmes apparaissent comme celles qui n’ont pas su dire face à des hommes qui n’ont pas su comprendre. L’interprétation du « non-consentement » comme une incompréhension domine alors malheureusement. Un risque d’essentialisation des relations réside aussi à cet endroit du non-consentement si l’on considère les femmes comme uniquement victimes d’hommes soumis à leurs pulsions. Ceci ne soustrait en rien le poids de la réalité statistique : les femmes sont les cibles très majoritaires d’hommes qui n’interrogent pas leur consentement. Mais deux caractéristiques demeurent. La première, en ce qui concerne les étudiantes, est celle des espaces festifs qui relativisent les interactions consenties sous l’effet de l’alcool et de la sociabilité de groupe (Condon et al.,2005).

« Une fois, le soir de la fête de la musique, j’étais avec mon frère et quelques potes (5 en tout), un type a commencé à nous tripoter » (Lycéenne de 18 ans).

« Outre les regards et les insultes, je me suis faite agressée il y a deux ans en sortant de boîte par une bande de jeunes. Ils étaient saouls et j’ai eu très peur » (Étudiante de 25 ans).

La seconde, en ce qui concerne les étudiantes et plus particulièrement les lycéennes, concerne les agressions scolaires qui se déclinent dans la ville et inversement. Les jeunes filles incorporent très vite la peur de l’agression et de la rue pour des raisons éminemment culturelles. La peur du viol est ancrée très tôt chez les jeunes filles, et ce quel que soit le contexte social, urbain, avec un contrôle social plus fort pour les filles (Blanchard, 2009) et une incorporation dès la prime enfance de la sphère privée et de la construction de la dangerosité de l’espace public. Cet ancrage est renforcé une fois jeune fille et femme par les pratiques courantes d’interpellation et d’atteintes routinières (harcèlement ordinaire) qui « laissent une marque durable sur l’appréhension des espaces publics et qui leur rappellent qu’elles ne sont pas « tout à fait à leur place » : ces comportements masculins sont en quelque sorte des rappels à l’ordre sexué » (Condon et al., 2005 : 287).

Se sentir discriminée

Dans cette dernière partie, nous reviendrons sur les expériences de la discrimination sexiste des jeunes filles en ne nous focalisant plus seulement sur la question du sexe des victimes, mais en prenant en compte d’autres critères comme le racisme, les discriminations à l’encontre du physique, du handicap, mais aussi les homo/transphobies (Tableau 6). Cette lecture donne à voir un élément central : 42 % des victimes de propos injurieux, de harcèlement, d’agressions et discriminations sexistes dans les espaces publics et les transports ne mettent pas spontanément en avant la question du sexisme, mais plutôt ce qui relève d’une autre caractéristique, sexuelle, ethnique, de genre ou de santé. Voici la répartition générale des réponses si l’on s’intéresse aux critères de discriminations subies que les répondantes âgées de moins de 25 ans retiennent dans ces situations :

Tableau 6. Types de discriminations vécues au cours des douze derniers mois en % (N = 2166)

Tableau 6. Types de discriminations vécues au cours des douze derniers mois en % (N = 2166)

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Les discriminations ne sont jamais, ou rarement, rabattables uniquement sur un seul critère. Par conséquent, l’expérience des discriminations se fait toujours au croisement de plusieurs éléments.

Plusieurs points doivent donc être soulignés : les personnes victimes de discriminations racistes, homophobes, transphobes, handiphobes ou liées à l’apparence sont plus nombreuses à trouver les déplacements urbains anxiogènes. De ce fait, l’expérience de la discrimination dans les déplacements nuit à une bonne perception de l’ambiance générale dans les transports et espaces publics. Si elles sont en moyenne 33 % à trouver l’ambiance urbaine « bonne » ou « assez bonne », elles ne sont qu’un tiers dans les catégories sus-citées.

Les remarques liées à l’apparence physique sont très souvent citées (notamment chez les lycéennes) et peuvent se recouper en deux grandes réalités différentes. La première est relative à la police de genre (Husson, 2014), c’est-à-dire au contrôle doublement exercé, de l’extérieur comme de l’intérieur, sur la bonne application des « normes de genre ». Les auteurs d’agressions sexistes sont très majoritairement des hommes et des garçons qui jugent la « bonne » ou la « mauvaise » féminité des personnes agressées en fonction de leur apparence.

« Deux hommes dans une voiture, et moi à pieds, en train de rentrer chez moi. Ils roulaient fenêtres ouvertes et en passant la tête, arrivés à ma hauteur, ils me crient que je suis moche : « t’es grosse, t’es moche, rentre chez toi ». C’est terrible d’entendre ça »

(Jeune fille de 21 ans).

Dans la rue comme à l’école, l’apparence et le poids revêtent une importance stigmtisante. Le phénomène de dégoût dont sont victimes les corps gros (Toulze et Alessandrin, 2017) souligne le harcèlement des personnes en surpoids. Mais rares sont les filles à s’en plaindre. Dans notre enquête, ce sont généralement les tiers présents qui relatent les incidents :

« Une femme se fait insulter sur son apparence alors que le tram est plein, je suis à un wagon d’écart et personne ne fait rien, je me déplace pour aller voir l’homme et lui dire qu’il n’a pas à parler comme cela » / « Mon surpoids (je ne suis pas obèse, mais …) Certains se permettent de me rabaisser parfois par des regards déplaisants, des remarques méchantes sur moi… », (Étudiante de 24 ans).

Toutefois, la police de genre et les questions de poids se rejoignent également en ce sens qu’elles marquent, sur le corps féminin, un stigmate du côté du désirable, de l’attirance, de la mode et de la disponibilité pour les hommes. Parmi les moins de 25 ans qui déclarent avoir été discriminées du fait de leur apparence, 65 % disent l’avoir été plus de 5 fois au cours des 12 derniers mois, là où « seulement » 30 % des répondantes en moyenne, dans cette enquête, déclarent cette fréquence. Parallèlement à cela, nous notons des cas d’homophobie et de transphobie (10 % des témoignages de notre enquête). Ils regroupent des cas parfois tout à fait différents du point de vue de l’identité des victimes comme de la perception qu’en ont les discriminants : les jeunes filles trans (Alessandrin, 2016a ; 2016b) ne se confrontent pas toujours aux mêmes aléas que les lesbiennes et bisexuelles dans leurs déplacements. Très significatifs sont les chiffres relatifs aux espaces évités : alors qu’en moyenne 42 % des répondantes évitent des lieux, les lesbiennes, bisexuelles et trans sont 57,7 % à éviter des lieux au cours de leurs déplacements, de peur de discriminations, d’insultes, d’agressions… Toutefois, contrairement aux autres types de réponses, les personnes homosexuelles et trans ne sont pas particulièrement touchées en fonction des moments de la journée. L’insulte LGBTphobe se répète alors à toute heure de la journée et dans tous les lieux, rendant les personnes concernées stressées et inquiètes dans leurs déplacements pour 45 % d’entre elles (les réponses « détendues » et « sereines » n’étant cochées que par 29 % des répondantes).

« Y’a pas vraiment de moments, je sais pas, c’est n’importe quand en fait. La dernière fois, c’était devant l’école de ma fille, avec ma femme, et un couple hétérosexuel nous a dit « pauvre enfant, je la plains », en nous regardant. On s’y attendait pas, vraiment ! »

(Jeune maman de 25 ans).

À l’image des expériences homophobes, les expériences du sexisme ne se départissent pas non selon des expériences mélangées. Si l’actualité permet de souligner les écueils vécus par les personnes asiatiques, arabes, noires et surtout voilées, les résultats n’indiquent toutefois pas, dans les témoignages recueillis, un profil de victime en particulier. C’est donc, assez généralement, le fait d’être racisée qui produit un sentiment d’anxiété dans la ville, un sentiment de discrimination, et conséquemment un usage différent de l’urbain.

« La semaine dernière, une personne plutôt âgée a caressé mes cheveux en me disant que c’était bien que j’assume mes cheveux crépus. Comme si on se connaissait, comme si c’était moins important d’avoir le consentement d’une femme noire pour la toucher » (Jeune femme de 23ans).

Du point de vue des acteurs de violences, le fait que la victime soit en groupe semble être un problème moindre que pour les personnes blanches. En effet, plus d’une femme racisée sur cinq ayant vécu des brimades, insultes ou agressions dans l’espace public, n’était pas seule lors des événements. L’accès à la parole est une nouvelle fois à souligner. Les attentats « Charlie » reviennent également très souvent comme un instant de bascule dans une augmentation ressentie des actes et des propos racistes. Les lycéennes et les étudiantes voilées en témoignent tout particulièrement. Les témoignages vont en ce sens : « Avant on peut pas dire qu’on était complètement tranquilles, mais quand même aujourd’hui on sent les regards sur nous » nous raconte Marina, 20 ans. Elle souligne l’augmentation des contrôles policiers et la violence des altercations qu’elle peut subir, notamment lorsqu’elle fait la manche dans la rue. S’il existe une catégorie de filles racisées qui connaît une augmentation particulière du racisme, c’est bel et bien, selon les témoignages recueillis, les filles voilées. Les étudiantes concernées sont nombres à avoir témoigné sur ce phénomène : « On m’a craché dessus dans la rue » ; « Devant la mairie, une femme a fait le signe de croix en me voyant ».

Ces éléments nous semblent excessivement révélateurs de la complexité d’une entrée genrée qui ne doit en rien oblitérer les altérités qu’elle comprend.

Conclusion : l’invisible visibilité

La question du sexisme dans la ville s’avère être une problématique excessivement complexe à saisir dans son ensemble, dans les plis des expériences singulières et des déplacements changeants, dans la multiplicité des profils de victimes et dans la variété des environnements urbains, périurbains, etc. En ce sens, l’expérience du sexisme urbain demeure pour partie une invisible visibilité à la conjonction de plusieurs phénomènes. D’une part, en rendant compte d’une spécificité locale, fût-elle dans une comparaison entre des zones urbaines ou même dotées d’un très fort effectif, nous rendons invisibles d’autres contextes de vies, d’autres aires géographiques. Pour le dire plus nettement encore : que pouvons-nous décrire de la spécificité des zones urbaines prioritaires ? De la spécificité des très petites villes ? D’autre part, si le phénomène du sexisme urbain relève de l’invisible visibilité, c’est qu’il met en exergue des expériences du quotidien, des sons et des gestes répétés, mais qui, en tant qu’ils sont répétés, deviennent consubstantiels de la ville. Désencastrer le sexisme de la banalité de la ville est un enjeu non seulement pour les victimes, mais aussi pour les témoins. Enfin, la notion d’invisible visibilité renvoie très clairement à l’idée que si les filles perçoivent parfois, souvent même, ce sexisme, elles ont le sentiment que personne autour d’elle ne s’en émeut, ne réagit, bref, ne le voit.

Toutefois, nous ne saurions conclure sur une note aussi défaitiste. En effet, les réponses des plus jeunes et leurs mobilisations numériques nous donnent espoir : les plus jeunes portent davantage plainte et qualifient plus les faits sexistes que les autres femmes. Les actions en faveur de l’égalité et de la lutte contre toutes les discriminations ne pourront être pérennes qu’avec la mobilisation de toutes et de tous ; quel que soit le sexe, l’origine ou le milieu social d’appartenance. Si l’on peut faire l’hypothèse qu’ « augmenter le degré de liberté de choix des filles/femmes et des garçons/hommes c’est parvenir à une société où mixité rimera avec égalité » (Vouillot, 2002 :494) nous insistons pareillement sur la centralité des expériences de la discrimination, dans sa complexité et sa valeur heuristique. Les identités contemporaines sont particulièrement sensibles à ces mises à l’écart (Dubet, 2016). Les oublier ferait passer les objectifs d’une lutte efficace contre les sexismes en deçà d’une reconnaissance pleine et entière des singularités, y compris chez les plus jeunes.