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Présenter un regard nouveau sur le combat pour l’accès des femmes au droit de vote en exposant les stratégies rhétoriques mobilisées dans l’espace public et en mettant de l’avant la diversité des tactiques et des militantes, voilà l’objectif de l’ouvrage Suffragistes et suffragettes : la conquête du droit de vote des femmes au Royaume-Uni et aux États-Unis, présenté par Béatrice Bijon, de l’Australian National University et spécialiste du domaine britannique, et Claire Delahaye, maîtresse de conférences en civilisation et histoire américaines à l’Université de Paris Est. Le livre, qui recense une diversité d’écrits d’activistes pour le droit de vote des femmes, revisite l’historiographie de la lutte pour obtenir ce droit de vote en proposant de donner la parole à ses activistes, certaines dont l’histoire a parfois perdu la trace, permettant de mieux apprécier la combinaison d’actions de la part de politiques et d’activistes ainsi que l’hétérogénéité des enjeux qui ont marqué cette lutte.

Les premières pages du volume sont consacrées à des précisions lexicales au sujet de l’emploi des termes suffragistes et suffragettes, traduits de l’anglais, qui marquent la distinction entre les branches plus radicales du mouvement (suffragettes) et les personnes sympathisantes pour le droit de vote des femmes (suffragistes). L’ouvrage se divise ensuite en trois principales sections : une introduction présentant les quatre thèmes à partir desquels les textes ont été sélectionnés, un cahier d’illustrations, puis l’anthologie. Un tableau de plus d’une vingtaine de pages recensant les réalisations et les moments marquants des différents mouvements pour le droit de vote des femmes aux États-Unis, au Royaume-Uni et sur la scène internationale complète l’ouvrage.

L’introduction de plus de cent pages annonce la volonté d’offrir un regard contemporain, plus neutre que les courants précédents qui proposent une historiographie que les auteures qualifient d’« hégémonique ». Celle-ci est marquée par des préoccupations de présenter les différents points de vue, parfois contradictoires, et un intérêt pour la dimension intersectionnelle qui a animé le parcours des militantes au sein du mouvement pour le droit de vote. La sélection du corpus a été réalisée selon une approche chrono-thématique de laquelle quatre thèmes ont été retenus : le contexte politique, social et culturel ; l’organisation du mouvement ; les manifestations du mouvement dans l’espace public ; les modalités du militantisme des suffragettes à la fin du mouvement. Ces thèmes sont d’abord développés en introduction, ce qui contribue à une compréhension en deux temps de la lutte : une compréhension globale des enjeux et de la perspective adoptée par les auteures d’abord, suivie d’une appréciation de la singularité des textes.

Entre les deux principales sections se trouve le cahier d’illustrations composé de photographies et d’images mettant de l’avant le rôle de lobby politique joué par les suffragistes, les différentes façons mises en oeuvre pour rendre la cause visible, ainsi que les oppositions à la lutte, dont les campagnes anti-suffrage. Il est toutefois regrettable que cette section ne soit pas plus volumineuse (on ne compte que 17 illustrations) et qu’elle ne porte que sur trois sous-thèmes abordés dans l’ouvrage, d’autant plus que les auteures insistent en introduction sur le rôle des stratégies rhétoriques non verbales dans la lutte.

L’anthologie, composée de 28 textes traduits par Gérard Gâcon et Floriane Reviron-Périgny et les deux auteures, a été constituée dans un souci de ne pas écrire qu’une histoire des grandes femmes, mais de présenter une diversité des actrices, des styles et des points de vue présentés, suivant les quatre thèmes, combinant des textes de personnages connus et des textes de militantes dont l’histoire a oublié de rappeler les contributions.

Les auteures explorent d’abord le contexte politique, social et culturel dans lequel se présente la lutte pour le droit de vote. Cette présentation permet de comprendre les différents principes philosophiques et idéologiques propres au contexte qui ont pu être déployés dans l’argumentaire des suffragistes. Ces argumentaires – principalement au Royaume-Uni – se sont articulés autour d’un féminisme égalitaire d’une part, et d’un féminisme identitaire d’autre part. Le premier, duquel est issue la branche plus radicale du mouvement, est marqué par une conception de l’universalité des droits (texte d’Helen Taylor), alors que le second, basé sur une conception de la spécificité des femmes, repose sur une lutte davantage sociale (texte de Millicent Fawcett). Ces tensions, qui ont animé les premières discussions sur le droit de vote des femmes, trouvent toujours écho dans les débats au sujet de l’enjeu de la représentation politique des femmes aujourd’hui. Aux États-Unis, les auteures présentent le rôle de trois axes philosophiques : celui de l’évangélisme chrétien, celui de l’héritage des Lumières, et un féminisme socialiste. Le discours de Susan B. Anthony, arrêtée pour avoir tenté de voter en 1872, démontre d’ailleurs l’importance de l’interprétation de la Constitution américaine au profit de la cause des femmes et le rôle de la guerre de Sécession dans l’ancrage du mouvement.

La section « Voix plurielles et regards croisés » expose l’organisation du mouvement, faisant ressortir les procédés par lesquels le mouvement constituait à la fois une forme d’émancipation pour les femmes et une forme de reproduction de formes de domination et de marginalisation entre les femmes. Celles-ci sont exposées sous l’angle du radicalisme des suffragettes en opposition aux campagnes plus modérées en Grande-Bretagne, et à partir des oppressions multiples vécues par les Afro-Américaines. Le texte de Julia Cooper (États-Unis), qui défend une approche universaliste, est révélateur du sexisme des hommes afro-américains et du racisme des femmes blanches. Le rôle des ouvrières des deux côtés de l’Atlantique est également abordé, rappelant la vigueur et l’engagement des ouvrières qui ont donné une force importante au mouvement en Grande-Bretagne.

La place de la lutte au sein de l’espace public dans un contexte où les femmes ont d’abord dû se battre pour obtenir le droit de s’y exprimer constitue le troisième thème de cet ouvrage. Bijon et Delahaye insistent sur cet aspect en introduction en expliquant que le « droit à la parole et à l’écriture des femmes fut en soi un combat antérieur et concomitant de celui pour le droit de vote des femmes » (p. 15). Pour mener leur campagne, les suffragettes ont joué un important rôle de lobby politique, malgré de graves répressions. Les textes de Christabel Pankhurst et Sylvia Pankhurst rappellent tous les deux ce combat difficile. Les suffragistes ont également cherché à obtenir le soutien de l’opinion publique en vue d’exercer une plus grande pression sur la classe politique. Elinor Byrns expose, du côté américain, les différentes stratégies en vue de convaincre la classe politique et l’opinion publique, évoquant entre autres la tenue de défilés où les femmes déambulaient dans les rues pour se faire entendre, tout en accordant de l’importance à l’esthétisme – vêtements blancs et grande coordination. Si ces défilés avaient pour objectif de briser l’image de la militante radicale en vue d’acquérir une plus grande crédibilité lors des revendications, ces stratégies ont paradoxalement contribué à évacuer le contenu politique des actions des suffragistes, les médias ayant d’ailleurs commenté l’apparence et les actions plutôt que les idées des femmes.

L’anti-suffragisme constitue le dernier thème de l’ouvrage (texte « Plaidoyer contre le droit de vote aux femmes » de Mary Humphry Ward et al.), ce qui englobe la violence des répressions policières des deux côtés de l’Atlantique, illustrant la résilience des militantes. La Guerre de 1914-1918 constitue également un important moment de la lutte. Le soutien de l’Union nationale des sociétés pour l’égalité citoyenne (NUWSS) et du Mouvement social et politique des femmes (WSPU) à l’effort de guerre et la décision de suspendre leurs revendications pour le droit de vote sont perçus comme des facteurs qui ont contribué à l’obtention du droit de vote des femmes en Grande-Bretagne. Les suffragistes américaines, n’ayant pas l’assurance que leur participation à l’effort de guerre se traduirait par des gains, ont choisi pour la plupart de poursuivre la lutte.

Présenter une lutte menée sur deux continents, pendant plusieurs décennies et dans sa diversité, constitue un ambitieux projet que Béatrice Bijon et Claire Delahaye relèvent brillamment. Le dialogue entre les femmes marginalisées et opprimées au cours de cette lutte et ces « grandes dames » dont l’histoire a documenté la contribution constitue l’un des principaux apports de l’ouvrage où se côtoient le projet scientifique de présenter une historiographie plus inclusive – ou moins « hégémonique » – et le projet militant de donner la parole aux femmes. Penser la lutte en termes d’action politique permet aussi d’envisager un dialogue entre ce combat pour la cause des femmes et les combats actuels, notamment en ce qui a trait aux difficultés de sensibiliser l’opinion publique aux enjeux d’égalité – par le biais des médias – et les débats sur l’acceptabilité sociale des tactiques militantes dans la lutte des femmes pour l’égalité.